Depuis quelques années déjà, l'orientation des études et des recherches d'histoire littéraire fait l'objet de nombreuses discussions en France et partout où la littérature française est étudiée. C'est à Professor Spingarn, de Columbia University, que revient, semble-t-il, l'honneur d'avoir accroché le grelot. Son article de la Romanic Review où il mettait en cause la thèse de M. Magendie marqua en 1926 le début d'une controverse assez confuse, tantôt sommeillante et tantôt animée, à laquelle prirent part, non seulement des universitaires, tels que MM. Mornet et Van Tieghem à Paris, M. Bernard Faÿ à Clermont-Ferrand, M. Bray à Lausanne, M. Dragorimescou à Bucarest, mais aussi quelques francs-tireurs de marque, M. Valéry, l'abbé Bremond, M. Ramon Fernandez, par exemple. L'article de M. Bray dans la Revue d'histoire littéraire d'octobre-décembre 1930 donne peut-être la meilleure vue d'ensemble du débat et des positions des divers adversaires. L'histoire littéraire, plus soucieuse des idées que de leur expression artistique, de l'auteur que de ses idées, de l'époque et du milieu que de l'auteur, continuera-t-elle, par son contenu comme par ses méthodes, à se rapprocher de l'histoire tout court jusqu'à se confondre avec cette discipline, ou bien en reviendra-t-elle enfin à l'étude esthétique et critique de l'œuvre d'art elle-même? Sans doute n'est-ce pas là un dilemme, et la meilleure preuve en est que M. Mornet et M. Bray, partis de points de vue opposés, emploient à peu près les mêmes formules pour dire que l'histoire littéraire doit “nous conduire à la critique” et qu'il faut “connaître pour goûter.” Cependant, cet accord est plus apparent que réel, comme d'ailleurs M. Bray semble s'en douter. La véritable question est de savoir qui l'emportera, qui doit l'emporter, de connaître ou de goûter, de l'histoire ou de la critique. A chacun de choisir selon ses préférences, répondrait sans doute M. Mornet. L'ouvrage qu'il va bientôt publier sur les origines intellectuelles de la Révolution française indique assez que les siennes vont toujours du même côté. La plupart des universitaires montrent un semblable penchant. Cependant une réaction très nette se dessine contre les empiétements de “l'histoire historique” sur “l'histoire esthétique” de la littérature. Des thèses récentes s'attaquent à des problèmes de style et de mise en œuvre, au lieu de se consacrer à la recherche des “courants de pensée,” ou de débrouiller tels points obscurs de biographie. Les idées de Valéry sur l'histoire et sur la “littérature pure” ont fait des disciples un peu partout. Au moment où certains esprits, las de tant de travaux auxiliaires qui risquent à leur avis de faire oublier le principal, ne veulent plus que considérer l'œuvre d'art en elle-même, sans se soucier en rien des circonstances qui ont pu entourer son origine, il peut sembler mal à propos de vouloir rapprocher la littérature d'un ordre de connaissances qui paraît avoir beaucoup moins de rapport avec elle que l'histoire, de chercher à la compromettre encore en la faisant voisiner avec la géographie. Engagés sur une pareille pente, où nous arrêterons-nous? N'arrive-t-il pas à tel ou tel écrivain de nous représenter quelque phénomène de la nature, quelque industrie humaine? A quand: physique et littérature, chimie et littérature, technique et littérature, et ainsi de suite? Ne nous sommes-nous pas déjà assez éloignés du véritable objet de l'histoire littéraire, qui est la littérature? Nous voudrions montrer que ce nouvel ordre de recherches n'est pas utile seulement à la compréhension plus complète de beaucoup d'œuvres, mais qu'il peut aussi aider à résoudre ou, du moins, à mieux circonscrire le problème de la création littéraire, et nous introduire au cœur même de l'élaboration mystérieuse de la beauté. Par un détour, nous arriverions ainsi là où l'histoire ne paraît pas avoir été capable de nous mener, là vers où la critique purement esthétique s'efforce avec plus d'enthousiasme que de méthode.