Suspendue comme une Jérusalem céleste entre ciel et eau, Venise apparaît dans la littérature politique et apologétique de la fin du Moyen Age et des Temps modernes comme un donné immémorial. Placé sous le signe du mythe providentiel (” Sopra le acque salse »),le livre d'Elisabeth Crouzet Pavan conduit son lecteur vers cet horizon d'une « ville achevée », glorifiée par la vision d'une « création dans la Création » (p. 60) ; mais il le fait passer par la boue fondatrice et toutes les étapes d'un processus historique inscrit au ras du sol conquis.
Un savant parcours analyse les traces physiques qui attestent l'énergie créatrice et les mutations au fil du temps d'un organisme vivant, dont toutes les parties ne furent pas construites, habitées, quadrillées au même rythme, et qui, atteignant au début du 16e siècle sa forme pleine, confond dans les mêmes espaces une communauté urbaine forte de son histoire collective et de ses traditions religieuses, une société sûre d'elle-même et dominatrice, et la capitale d'un État territorial. Elisabeth Crouzet Pavan a un incontestable talent d'écriture, et il arrive que la vertu du style porte, comme une cariatide, l'ambition lyrique d'une vision globale des forces enjeu. Des formules telles que « la trajectoire d'une société dans l'espace » (p. 6), « la ville à la recherche de la ville » (p. 55), « dans l'espace s'écrit la métaphore du pouvoir » (p. 902) désignent les protagonistes d'une nouvelle « geste » : un pouvoir, une société, un espace en mouvement (p. 6). Les trois grands thèmes qui organisent la matière de l'ouvrage sont en effet la conquête de l'espace, son usage social et sa régulation politique. Jamais la description du sol qui se construit, jamais l'évocation du parcellaire et du cadre de vie des Vénitiens ne sont séparées des relations et des enjeux qui sous-tendent la formation, la maturation et la gestion des espaces.