L'Ancien Testament rapporte deux récits de résurrection apparentés entre eux: celui du fils de la veuve de Sarepta par le prophète Elie (1 R 17, 10.17–24), et celui du fils unique de la Shunamite par le prophète Elisée (2 R 4, 18–37). Si Ton excepte le bref récit de la résurrection d'Eutyque par Paul (Ac 20, 9–10.12), le Nouveau Testament relate quatre récits détaillés de resurrection des morts: trois d'entre elles sont accomplies par Jésus: le fils de la veuve de Naïrn (Lc 7, 11–17), la fille de Jaïre (Me 5, 21–24a; 35–43 et par.), et Lazare (Jn 11, 1–46). La quatrième, celle de Tabitha à Joppé, est effectuée par Pierre (Ac 9, 36–43). Ces différénts recits ont entre eux des analogies frappantes qu'une synopse met clairement en évidence, même si la disposition en parallèle de six récits oblige à ne pas reproduire chaque texte intégralement et fait subir au récit de la résurrection de Lazare plusieurs transpositions de versets. Le répertoire des correspondances entre ces récits servira grandement, dans les chapitres suivants, à montrer la genése littéraire du récit de la résurrection du fils de la veuve de Naïrn et du récit de la résurrection de Lazare. La synopse des récits s'avére d'une grande utilité aussi pour deceler les traits communs qui sont propres aux récits du Nouveau Testament.

INTRODUCTION

Nous avons interprété les récits de résurrection des morts que nous a transmis le Nouveau Testament. Interpréter un texte biblique c'est redécouvrir l'intelligibilité du langage d'un univers culturel et religieux disparu, que Ton a reconstitué hypothétiquement par la pensée; c'est faire apparaître le sens trans-événementiel que ce langage véhicule et l'horizon vers lequel celui-ci fait référence; c'est transposer le sens trans-événementiel du texte, et l'horizon qu'il ouvre et découvre, dans notre propre univers culturel. Par 1'interpretation, nous avons tenté d'apprivoiser le sens des récits en les situant dans le monde culturel et réligieux des premieres communautés chrétiennes; le message de foi en Jésus, d'espérance en la résurrection des morts, dont ces récits étaient porteurs, s'est dévoilé à nos regards interrogateurs et nous a invités à dépasser l'horizon temporel et fermé avec lequel nous avanςons. La parole de ces textes est devenue appel é l'adhesion de foi; Interprétation de ces récits nous a conduits au seuil de la conversion.

Cet appel à la foi, à la conversion ne perd-il pas pourtant toute sa valeur, toute crédibilité dans l'hypothèse oû les récits qui portent cette invitation ne relateraient pas des événements historiques? Sur quoi fonder le message de ces récits si ces récits n'ont été cré és que pour transmettre le message? Comment expliquer sérieusement la genése de ces récits si aucun événement historique ne les sous-tend?

Quiconque met en doute l'historicité des recits de résurrection des morts ne saurait dédaigner l'urgence et la gravité de ces questions.

Luc n'a pas recopyé le texte de Marc, il l'a récrit et réinterprété. Nous allons tenter de cerner cette nouvelle interprétation par une double approche: en comparant tout d'abord le récit de Luc à celui de Marc et en analysant les changements, puis en essayant de percevoir la signification lucanienne de ce miracle par la place qu'il occupe dans son Evangile, et d'aprés sa conception de l'histoire de Jésus. Mais, si la comparaison des récits de Marc et de Luc montre clairement que Luc a pour source le récit de Marc, les accords mineurs, que présentent les récits de Luc et de Matthieu contre le texte de Marc, posent la question: Luc ne depend-il pas aussi de Matthieu? Ou à l'inverse, Matthieu n'a-t-il pas connu le texte de Luc? La démarche que nous allons suivre sera alors la suivante:

1. Comment Luc a-t-il récrit Marc?

2. Les accords mineurs de Luc et de Matthieu contre Marc.

3. Sens et portee de ce miracle chez Luc.

Comment Luc a-t-il récrit Marc?

Le récit de Luc est plus concis que celui de Marc: il ne comporte que 152 mots contre 191 du récit de Marc. Le rapport du vocabulaire indique déjà que Luc et Marc sont trè;s proches: ils ont en effet 84 mots en commun, et 28 fragments de mots ou synonymes.

Aucune question, parmi celles que suscite la genè se littéraire du quatrième Evangile, n'est peut-être plus embrouillée que celle du récit de la résurrection de Lazare. Et pourtant, si difficile que soit la critique littéraire de ce texte, on ne peut en faire l'économie. Car comprendre un texte évangélique c'est naître et grandir avec lui, c'est retrouver l'élan créateur de l'Esprit qui, au travers d'un prédicateur, d'une communauté, d'un ou plusieurs auteurs, d'un éditeur, a engendré et porté le texte à son point d'achèvement dans un temps, dans une langue, dans un milieu donnés. L'exégèse biblique ne peut se passer d'une certaine archéologie textuelle qui permet de dégager ou d'entrevoir les différentes étapes de la formation du texte. Ce travail d'archéologie doit être complété par l'étude de chaque couche en elle-même et dans son rapport au texte. Quelle signification nouvelle, quel éclairage original cette nouvelle couche apporte-t-elle au texte? Quelles raisons ont poussé l'auteur à ajouter tel passage, a retrancher ou modifier tel autre? Autant de questions auxquelles l'exégète doit s'efforcer de répondre avant de saisir, au delà et a l'intérieur des remaniements successifs, le sens dernier d'un texte.

Ces réflexions indiquent notre méthode et délimitent la démarche que nous allons suivre dans l'explication de ce texte. Nous essaierons dans une premiere partie de remonter par étapes successives, jusqu'à la prédication ou au texte primitifs, au moyen de la critique littéraire qui sera basée sur les apories du texte et sur les conceptions théologiques diverses qui sont impliquées dans le récit.

Les récits de résurrection parlent aujourd'hui à ceux qui espérent dans la foi. Ils corroborent et précisent Fenseignement chrétien révelé dans la résurrection de Jésus, aident à mieux percevoir qui est Jésus, qui est Dieu. Ils font savoir ce que n'est pas la mort, qui, sans la résurrection de Jésus, sans ces récits qui en sont la conséquence, resterait à jamais, selon le mot de Baudelaire, ‘le portique ouvert sur des cieux inconnus’. Ils ouvrent enfin a la vie dans Fesperance qui fait attendre la resurrection et la creation nouvelle inauguree dans la résurrection de Jésus.

Jésus

Les récits de résurrection des morts disent ce que Jésus a été de son vivant, ce qu'il est maintenant pour le croyant, et laissent présager ce qu'il sera pour les croyants à la fin des temps.

Jésus fut le prophete eschatologique, l'Elie des derniers temps (Lc 7, 16). Sa venue s'inscrit dans une histoire longuement préparée par Dieu, comme le dernier acte, le point tournant de cette histoire. On ne peut saisir Fevenement et l'événement de Jésus, qu'après avoir pris connaissance de l'histoire du salut accomplie par Dieu grâce à un peuple qu'il s'était choisi. Dieu s'était engagé dans l'histoire humaine, et au travers des échecs et des réussites du peuple qu'il avait élu, il conduisit l'histoire à un premier terme: ‘Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils’ (Ga 4, 4).

L'étude de la résurrection de la fille de Jaïre comprendra cinq chapitres:

1. – Les versets d'introduction: Me 5, 21; Lc 8, 40; Mt 9, 1.18

2. – La rédaction marcienne du récit: Me 5, 22–24a; 35–43

3. – La rédaction lucanienne du récit: Lc 8, 41–42; 49–56

4. – La rédaction matthéenne du récit: Mt 9, 18–19; 23–26

5. – L'histoire de la formation du recit

Les versets de transition sont souvent pleins d'embuches! II serait tentant, sous prétexte de se concentrer sur le récit lui-même, de ne prêter `a ces versets qu'une maigre attention et d'esquiver ainsi la difficulté. Le labeur évité pourtant serait gravement préjudiciable à l'intelligence même des textes, car ces versets, banals en apparence, sont le lieu idéal oú les Evangélistes exercent leur habileté à souder entre eux des récits disparates, et s'emploient à infléchir le sens des récits qu'ils recoivent de la tradition selon leur propre conviction théologique. Nous allons done les traiter longuement, minutieusement tant chez Marc que chez Luc et parler de la nouvelle place que le récit de la résurrection de la fille de Jaïre reςoit chez Matthieu.

Marc 5, 21

Critique textuelle

La transmission de ce verset est loin d'avoir été uniforme.

L'objet

Depuis les premiers temps du christianisme, on a considéré les récits de résurrection des morts rapportés dans le Nouveau Testament surtout comme des preuves apologétiques de la divinité de Jésus et de la véracité de la religion chrétienne. On se contente de nos jours d'opposer d'une façon générale la résurrection de Jésus à celles du fils de la veuve de Naïrn, de la fille de Jaïre, de Lazare, de Tabitha qui ne sont, dit-on, que de simples réanimations. Dans le passé comme aujourd'hui, ces récits ne trouvent leur place que dans l'infrastructure de la théologie, même si leur caractère exceptionnel incite les théologiens à les placer d'emblée au sommet de la pyramide apologétique.

L'Apologétique a ses raisons que souvent la raison et les textes euxmemes ne connaissent pas! Aussi est-ce une tout autre approche de ces textes que nous allons tenter par la méthode historico-critique. II est clair qu'il faut, pour comprendre ces recits, les réplacer d'abord dans le milieu qui les a portés, à vrai dire dans l'horizon d'une Eglise naissante et missionnaire, d'une christologie en train de se bâtir, dans la perspective d'une parousie et d'une résurrection générale que Ton croit imminentes et qui vont tarder. L'objet de notre étude est précisément d'expliquer ces textes et d'en présenter la théologie dans un rapport constant avec le milieu qui les a portes, avec le développement de la christologie et de la foi en la resurrection des morts.

L'étude du récit de la résurrection du fils de la veuve de Naïrn comprendra cinq parties:

1. – La place du récit dans l'Evangile de Luc

2. – Le genre littéraire du récit

3. – La rédaction lucanienne du récit

4. – Hypothése sur la formation du récit

5. – La théologie du récit

La place du récit dans l'Evangile du Luc

La place que le récit de la résurrection du fils de la veuve de Naïm occupe à l'intérieur du chapitre septiéme de l'Evangile de Luc témoigne du goût littéraire de l'auteur et de sa grande aptitude à amalgamer des récits provenant de traditions différentes pour former une unité théologique.

Luc rapporte au début du chapitre la guérison du serviteur d'un centurion de Capharnaum qui était à sa derniére extrémite. Jésus fut saisi d'admiration devant la foi de ce centurion païen qui se jugeait indigne de l'accueillir sous son toit, et il guérit à distance son serviteur malade. Poursuivant sa mission sur les routes de la Galilée, il va ressusciter le fils unique d'une veuve que Ton porte en terre, ému de compassion devant la souffrance de cette mére. II y a entre ces deux récits une certaine unité et une gradation. Jésus se montre compatissant envers un homme et une femme affligés par le malheur survenu à un être cher, mais l'un est serviteur et l'autre fils unique, l'un sur le point de mourir et l'autre deja mort. II guérit l'un et ressuscite l'autre, en chemin, par sa seule parole.

Le récit de Marc est le plus primitif: tel est le résultat de la critique littéraire que nous avons faite. II n'est pas douteux que Luc ait connu ce texte. Le récit matthéen s'explique aussi au mieux comme une réinterprétation du texte de Marc. II reste maintenant à essayer de remonter, en partant du texte de Marc, si possible, à l'événement historique, et à montrer comment le récit s'est formé dans la tradition. Reconstituer la genè se d'un récit ne va pas sans hypothèses, et avant de présenter notre solution, nous voudrions exposer et critiquer Phypothèse de M.-E. Boismard.

L'hypothèse de M.-E. Boismard

Boismard vient de présenter une nouvelle théorie destinée à expliquer a genése littéraire des Evangiles. Cette théorie suppose l'existence de quatre documents primitifs: Q, qui était déjà connu, et ABC qui auraient déjà été des évangiles. A serait d'origine palestinienne et aurait été écrit pour des judéo-chrétiens. B en serait la réinterprétation à l'usage des milieux paganochrétiens. C serait une tradition propre, différente de A et B. Ces divers documents ont influencé différemment un Marc-intermédiaire, un Matthieu-intermédiaire, un proto-Luc et un Jean. De plus le Matthieuintermédiaire aurait influencé le proto-Luc et celui-ci Jean. Ces évangiles intermédiaires seraient, d'une façon diverse, eux-mêmes é l'origine des quatre évangiles dans le stade ultime de leur redaction; l'ultime rédacteur de Matthieu ayant, de plus, pu influencer l'ultime rédacteur de Jean. L'évolution de ces différents documents serait à’ mettre au compte des rédacteurs qui avaient le souci constant d'harmoniser les sources dont ils disposaient.

La section du livre des Actes des Apôtres comprise entre les versets 9, 32 et 11, 18 forme une unité dominée par la figure de Pierré. Luc y a groupe, dans le cadre d'un voyage de Pierre, trois épisodes, de taille fort inégale, qui primitivement étaient des traditions isolées. Les sutures de ces récits éntre eux trahissent la main de Luc. Ainsi l'épisode de Tabitha est relié au récit de guérison précédent par la mention du verset 38a: ‘Comme Lydda n'est pas loin de Joppé': l'emploi de la préposition avec le datif comme en Ac 27, 8; le génitif, alors que est indéclinable en 9, 32.35 B S, laissent deviner la touche de l'historien. Le verset 43, qui rélie le récit de la résurrection de Tabitha à celui de la conversion de Corneille, contient trop de lucanismes pour remonter à la tradition: (Ac 9, 23; 18, 18; 27, 7); suivi d'un nom de ville (Ac 20, 5.15); suivi d'un datif de personnes (Ac 18, 3; 21, 7.8, ailleurs seulement en Jn 1, 39; 4, 40; 14, 17.25); la mention ‘un certain Simon tanneur’ est reprise de Ac 10, 6.32. Primitivement done, le recit de la resurrection de Tabitha était une tradition isolee qui fut recueillie par Luc et inseree dans le livre des Actes.

Ce récit de résurrection suit un schéma qui est trés proche de celui desrécits de résurrection de l'Ancien Testament, dont nous avons défini les grandes lignes dans le premier chapitre de cette étude.