Le procès, pour le juge, c'est l'application d'un système de normes auto-validé par sa réputation d'universalité, et pour le juge du xixe siècle, envoyé, depuis Nîmes, siéger à la cour de Mende en Lozère, c'est la découverte stupéfaite d'une population ne parlant guère le français, violente, misérable et frustre, c'est la civilisation en mission ayant à juger la sauvagerie et l'ignorance ; pour l'inculpé, c'est quelquefois le moment de dire sa plainte, sa souffrance, sa haine, encore que 1' « individu », la « personne », cela ne veuille pas dire grand-chose dans la société des ostals du Haut-Gévaudan, et le plus souvent, pour lui — qui a agi dans son délit et qui parle au long de la procédure judiciaire comme membre de l'ostal, portant en lui toute la loi des ostals —, c'est le moment, nous le verrons, d'une stratégie ou il va perdre ou gagner ; pour la société des ostals elle-même, c'est le moyen intégré dans son système de vengeance d'exercer son jeu interne de représailles ; pour l'ethnologue ou l'historien enfin, la procédure judiciaire, et plus particulièrement les enquêtes de gendarmerie et d'instruction (depuis la justice de paix jusqu'aux Assises), c'est l'occasion de voir s'affronter, se mêler ces différents processus, de pénétrer, au fil des témoignages, dans la vie quotidienne d'une société du passé, de restituer sa présence, sa force, ses jours et ses nuits, reprenant l'enquête du gendarme qui demande : « Racontez votre journée... » ; et puis c'est aussi la découverte, par l'amoncellement des récits, des enjeux sociaux, des distributions et des effets de pouvoir, de la logique des plaintes, à lire en filigrane.