Ce volume, prolongement d’un colloque international quasi éponyme (Nouvelles perspectives sur l’anaphore: points de vue linguistique, psycholinguistique et interactionnel, Université de Neuchâtel, 4–5 avril 2012), a un double objectif: proposer un bilan épistémologique de la question de l’anaphore en évaluant les différents modèles proposés et déterminer les aspects qui réclameraient des investigations supplémentaires. L’interdisciplinarité est mise en avant, car il s’agit en outre, comme le précisent les deux éditrices dans l’avant-propos (VII-X), de ‘décloisonner des domaines de recherche qui trop souvent s’ignorent’. L’ouvrage, divisé en douze chapitres, réunit ainsi des études linguistiques, psycholinguistiques et acquisitionnelles, consacrées à l’anaphore ou l’indexicalité en général ou à des expressions référentielles particulières.
Dans le premier chapitre (1–28), Francis Cornish s’intéresse aux différentes procédures référentielles indexicales, procédures liées au contexte et ayant des effets sur celui-ci. L’étude de ces procédures et des marqueurs indexicaux qui peuvent les réaliser conduit l’auteur à proposer deux échelles extrêmement intéressantes: une échelle des propriétés indexicales d’un ensemble de marqueurs et une échelle des différentes procédures référentielles indexicales, de la deixis stricte à l’anaphore stricte en passant par les procédures intermédiaires de l’‘anadeixis’, plus ou moins proches des pôles déictique ou anaphorique. Dans le chapitre 2 (29–54), Frédéric Landragin souligne l’intérêt d’une linguistique de corpus outillée pour l’étude des chaînes de coréférence. Les données statistiques fournies par le logiciel ANALEC permettent notamment d’intéressantes comparaisons entre les genres textuels (proportion de telle ou telle expression référentielle dans l’ensemble de la chaîne, premier et second maillons les plus caractéristiques, etc.). Après cette présentation de l’outil d’annotation ANALEC, c’est à la tâche d’annotation des expressions référentielles elle-même, aux difficultés qu’elle présente et à ses différences avec la lecture et la compréhension ordinaires que s’intéresse Michel Charolles dans le chapitre 3 (55–98).
Les trois chapitres suivants sont consacrés à des expressions très particulières, s’éloignant des valeurs anaphoriques prototypiques, voire des valeurs anaphoriques tout court. Laure Anne Johnsen (99–136) s’attache à certains emplois du pronom ils qui n’imposent pas d’identification référentielle précise (par ex. ‘honnetement qu’est-ce qu’ils nous emmerdent avec leur changement d’heure’, relevé sur un blog). Elle souligne ainsi l’existence, à côté d’emplois encore anaphoriques, dans lesquels un référent collectif est inféré, d’emplois non anaphoriques, dans lesquels on a affaire à une espèce d’agent ‘postiche’. Le tour en ils se rapproche alors d’un tour au passif sans agent exprimé ou de constructions existentielles telles que (il y a) quelqu’un (qui) / on + V. Marie-José Béguelin (137–168) s’intéresse à des clitiques dont la référence est floue ou vide, les clitiques de locutions verbales comme y croire, en rajouter, la ramener, etc. Après avoir dressé un premier inventaire des clitiques et des verbes concernés, elle expose une série d’indices d’‘autarcie’ de ces clitiques et énumère quelques conditions favorables à la formation de ces locutions. L’étude d’anaphores pronominales qui se rapprochent à la fois d’anaphores coréférentielles et d’anaphores associatives (on y retrouve le ils à référent collectif du chapitre 4) conduit Alain Berrendonner (169–185) à postuler une dualité de certains objets-de-discours dans la mémoire discursive, des objets-de-discours qu’on peut concevoir à la fois comme un seul objet et comme deux objets solidaires.
Dans le chapitre 7 (187–212), Alan Garnham présente le modèle de traitement des expressions anaphoriques JANUS, ainsi nommé parce qu’il prend en compte le lien de l’expression anaphorique avec le contexte précédent et avec le contexte suivant (en particulier avec ce qui est prédiqué dans la proposition d’accueil). Cette nécessité de regarder des deux côtés comme le dieu Janus sera rappelée dans les deux chapitres suivants: celui de Wind Cowles et Laura Dawidziuk (213–229), dont les expériences montrent que, dans certains contextes, la répétition nominale pour référer à un antécédent focalisé ne représente plus une pénalité (se manifestant par un allongement du temps de lecture) mais un avantage; et surtout celui de Marion Fossard (231–259), qui présente une série d’expériences soulignant l’influence de ces deux dimensions sur le traitement des descriptions démonstratives, sensibles non seulement à l’accessibilité cognitive du référent mais aussi à la discontinuité du discours.
Les démonstratifs anaphoriques font aussi l’objet des chapitres 10 et 11. Un examen précis des contre-exemples avancés par les ‘anti-pluralistes’ permet à Georges Kleiber (261–286) de réaffirmer avec force la contrainte de pluralité préalable nécessaire aux emplois anaphoriques de celui-ci et de distinguer deux types d’emplois de ce pronom. Gudrun Vanderbauwhede (287–306) propose une étude contrastive des SN démonstratifs en français et en néerlandais. Elle fait notamment apparaître des différences de force instructionnelle qui expliquent certaines des erreurs commises par les apprenants francophones du néerlandais et les apprenants néerlandophones du français.
Enfin, dans le dernier chapitre (307–356), Geneviève de Weck et Anne Salazar Orvig étudient l’ensemble des expressions référentielles (en première mention, en reprise proche et en reprise éloignée) qu’utilisent les mères lors d’une activité de récit co-construit avec leur enfant (à partir d’un livre sans texte), activité dans laquelle alternent modes de référence déictique et anaphorique.
La diversité des approches et des phénomènes anaphoriques traités permet à cet ouvrage d’atteindre le double objectif annoncé par les éditrices: un bilan épistémologique avec la présentation de différents modèles et des éventuels amendements qu’il conviendrait de leur apporter; et une ouverture stimulante sur tout ce qu’il reste à faire, autant du côté des formes anaphoriques les plus classiques que du côté des formes les plus marginales.