C'est elle [la philosophie de Bergson] qui m'a fait personnellement renoncer à la méthode intellectualiste et à l'idée reçue selon laquelle la logique fournit une mesure adéquate de ce qui peut être ou ne pas être. (William James, cité dans Bergson, Reference Bergson2011a, p. 989)
La logique serait tout entière pour Henri Bergson l'apanage de l'entendement et de son langage, par opposition à l'intuition métaphysique silencieuse, laquelle nous replonge dans la durée et la réalité (Bergson, Reference Bergson2011g, p. 484).
Cela pose au moins quatre problèmes : d'abord, quelle est cette logique de l'entendement et comment la caractériser ? Se dit-elle en plusieurs sens ? Ensuite, peut-on parler de « logique » pour d'autres domaines que la science ou d'autres facultés que l'entendement ? En outre, est-il envisageable de qualifier de « logique » une durée qui ne s’écoule pas n'importe comment, une évolution créatrice qui n'est pas livrée au chaos, voire des sources de la morale et de la religion qui frappent par leur dualité ? À la limite, Bergson irait-il jusqu’à soutenir que la « réalité » — laquelle ne se confond pas selon lui avec la « durée réelle » (Reference Bergson2011f, p. 482) qui l'exprime de façon mouvante et substantielle — demeure en elle-même étrangère à toute forme de logique ?
Je voudrais tenter de répondre à ces questions, lesquelles touchent à la scientificité, à la rationalité et à l'intelligibilité même de la démarche bergsonienne.
1. En toute logique
Ce que nous faisons, c'est remonter à la vie, c'est briser de toutes nos forces la glace de l'habitude et du raisonnement qui se prend immédiatement sur la réalité et fait que nous ne la voyons jamais, c'est retrouver la mer libre. Pourquoi cette coïncidence entre deux impressions nous rend-telle la réalité ? Peut-être parce qu'alors elle ressuscite avec ce qu'elle omet, tandis que si nous raisonnons, si nous cherchons à nous rappeler, nous ajoutons ou nous retirons. (Proust, Reference Proust1983, p. 303)
1.1. Une logique simple et apparente
Dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson écrit des états psychologiques « inertes, traduisibles en mots » :
Nous raisonnons sur ces états et leur appliquons notre logique simple : les ayant érigés en genres par cela seul que nous les isolions les uns des autres, nous les avons préparés pour servir à une déduction future. Que si maintenant quelque romancier hardi, déchirant la toile habituellement tissée de notre moi conventionnel, nous montre sous cette logique apparente une absurdité fondamentale, sous cette juxtaposition d’états simples une pénétration infinie de mille impressions diverses qui ont déjà cessé d’être au moment où on les nomme, nous le louons de nous avoir mieux connus que nous nous connaissions nous-mêmes. Il n'en est rien cependant, et par cela même qu'il déroule notre sentiment dans un temps homogène et en exprime les éléments par des mots, il ne nous en présente qu'une ombre à son tour : seulement, il a disposé cette ombre de manière à nous faire soupçonner la nature extraordinaire et illogique de l'objet qui la projette ; il nous a invités à la réflexion en mettant dans l'expression extérieure quelque chose de cette contradiction, de cette pénétration mutuelle, qui constitue l'essence même des éléments exprimés (2007a, p. 99, je souligne).
Bergson enchevêtre ici trois positions à propos de ce qu'on doit nommer une réalité psychologiqueFootnote 1, faite d’états, d'impressions et d’éléments, mieux, se faisant au-travers d'eux.
La première phrase correspond à un raisonnement orchestré par l’entendement. On trouve là une première caractérisation de sa logique : une « logique simple » qui isole, généralise, classifie et déduit les états d’être du moi conventionnel. Elle est dite « simple » car : 1) Elle ne respecte pas la complexité de la réalité psychologique. Bergson opposera plus généralement une « logique trop simple » à une « pensée qui veut s'assouplir, s’élargir, se modeler sur la réalité » (Reference Bergson2011i, p. 549 ; voir Reference Bergson2011a, p. 730). 2) Elle obéit à des principes de la conscience, celui d'identité en tête (état A = état A) (Reference Bergson2007a, p. 156), que cette réalité conteste. 3) Soucieuse d’ériger les états en « genres », elle s'avère trop formelle, avant même d’être conceptualisée comme « logique formelle ».
Dans la deuxième phrase, Bergson passe aux audaces de l’art chez le « romancier hardi », lequel parvient à montrer « sous cette logique apparente » de l'entendement la réalité absurde et évanescente propre à « nous-mêmes ». L'art révèle que la logique de l'entendement n'est pas seulement (trop) simple, mais bien « apparente », puisqu'elle apparaît en priorité et dissimule la réalité des impressions. D'où la deuxième caractérisation : la logique, en toute logique, dissimule.
Or, qu'est-ce que le romancier parvient à montrer de cette réalité ? Qu'elle échappe à la logique de l'entendement et à sa version du sens, qu'il y a en dessous d'elle « une absurdité fondamentale », écrit Bergson. La logique simple, apparente et statique, juxtapose les états isolés, classifiés, généralisés et déduits (« juxtaposition d’états simples »). Mais dans l’écriture hardie, elle cède la place à une réalité durable et durante (« pénétration infinie de mille impressions diverses »). Ce faisant, ce romancier nous aurait « mieux connus que nous nous connaissions nous-mêmes », motif kantien (voir Dalissier, Reference Dalissier2017b, p. 348). Il nous ferait passer du « moi conventionnel » que tisse besogneusement l'habitude et que recompose avec peine la logique simple, à notre réalité intime.
La troisième phrase rappelle pourtant qu'ici comme ailleurs (2007a, p. 123), l'art ne réalise pas cette connaissance psychologique si intime : le langage constitue la croix du romancier hardi, ses « mots » expriment et dé-priment tout à la fois les « éléments » du « sentiment ». Ce dernier devient un artiste de « l'ombre », qui tente de faire voir non pas la lumière, mais l'original qui projette cette ombre, variation sur la fameuse allégorie platonicienneFootnote 2. Bergson souligne ainsi l'aspect fort peu logique de la réalité sentimentale, qu'exprime la « nature extraordinaire et illogique de l'objet qui la projette ». Une telle réalité n'obéit plus au principe (ontologique) d'identité des états et relève donc d'une essence pétrie de « contradiction » et de « pénétration mutuelle » d'impressions « diverses qui ont déjà cessé d’être au moment où on les nomme ».
Le romancier peut néanmoins nous inviter à une « réflexion », non logique en un sens simple et formel, qui ouvre au contradictoire et à la pénétration mutuelle, lesquels font l'essence des éléments de la vie psychologique. Il ne fait toutefois qu'y inviter et ne réfléchit pas encore en ce sens (de même qu'il montre l'absurdité et la pénétration, fait soupçonner l'illogisme). Tout reste à faire aux philosophes guidés par l’Essai : il s'agit de remonter des « éléments » du sentiment, « exprimés » fallacieusement par les « mots », à leur essence même dans « notre sentiment ». Si une telle essence se fond en leur pénétration mutuelle dans la « durée toute pure » (2007a, p. 74–75 ; voir aussi p. 172), une logique d'entendement tend à annuler la durée dans le rapport de causalité (2007a, p. 157).
La réflexion philosophique reconduit donc à la durée que l'artiste suggère. La durée ne constitue toutefois que la « caractéristique essentielle » d'une « réalité d'un tout autre genre » que les faits psychologiques, laquelle « ne peut être reconstituée adéquatement par aucune de nos images ni aucun de nos concepts » (Husson, Reference Husson1947, p. 10). En symbiose avec la durée, c'est d'une attention à la réalité dont témoigne l’Essai (Bergson, Reference Bergson2007a, pp. 40, 49, 82–83, 95, 132, 143–146 et 167 ; voir Dalissier, Reference Dalissier2017a, pp. 22, 46, 55–59, 72 et 151). Il s'agit d'une attention à la « réalité elle-même »Footnote 3, qu'il ne faut pas confondre avec la chose en soi chez Kant ou la « réalité “en soi” » chez Maine de Biran (Bergson, Reference Bergson2011a, pp. 263, 341, 464 et 518). Il est même frappant que William James parle de réalité ou de « devenir réel » plutôt que de durée chez Bergson (Reference James, Brun and Paris1928, pp. 255 et 354). En bref, ce qui précède revient à dire que la réalité psychologique est mal nommée : elle n'est pas logique en un sens simple, établi pour des états.
1.2. Une logique faite par trop habituelle
Bergson démasque ainsi une logique simple, de l'apparence, laquelle conspire, dit-il encore dans l'extrait cité, à tisser « habituellement » notre moi conventionnel. Il y a là sa troisième caractérisation de la logique comme ratiocination, qui revient en 1922 :
Je reconnais que notre logique habituelle proteste. Elle dit : “Du moment que les sensations de jaune et de rouge entrent aujourd'hui dans la composition de celle de l'orangé, elles y entraient toujours, même s'il y a eu un temps où aucune des deux n'existait effectivement : elles y étaient virtuellement” (2009f, p. 19).
La logique machinale et conformiste de l'entendement et de son langage se révèle donc « habituelle ». Qu'est-ce à dire ? Bergson poursuit : une telle logique habituelle
[e]st une logique de rétrospection. Elle ne peut pas ne pas rejeter dans le passé, à l’état de possibilités ou de virtualités, les réalités actuelles, de sorte que ce qui est composé maintenant doit, à ses yeux, l'avoir été toujours. […] Elle ne veut pas croire que, si ces éléments n'avaient pas surgi comme réalités, ils n'auraient pas existé antérieurement comme possibilités, la possibilité d'une chose n’étant jamais […] que le mirage, dans le passé indéfini, de la réalité une fois apparue (2009f, p. 19).
Comment démêler un tel écheveau entre logique (A), vérité (B) et réalité (C) ?
(A) La logique recherche la vérité, selon une de ses définitions habituelles. Elle a l'habitude de rendre éternel en rejetant le présent dans le passé, y rejetant « ce qui est composé maintenant » et faisant comme s'il avait toujours été. Cela précise la deuxième caractérisation : la logique est apparente en ce qu'elle dissimule et se fait rétrospective. Logique de l'illusion, elle fausse l'accès à la réalité d'un « monde qui dure » (Thibaudet, Reference Thibaudet1923, pp. 10 et 125 sq.). Ces traits d'apparence et d'illusion devront être justifiés (voir section 3.2).
(B) La vérité est ce que cherche habituellement cette logique illusionnée. Bergson vient en effet de déployer sa thèse célèbre : une fois posée, la vérité exécute un « mouvement rétrograde », lequel ressemble tellement à la rétrospection quant à la réalitéFootnote 4 qu'il écrivait à James : « Réalité et vérité seraient des termes de même ordre » (Reference Bergson2011k, p. 762).
(C) La réalité, a contrario, ne fonctionne pas selon notre logique habituelle « de rétrospection » de l’étant, laquelle gratifie d'une existence éternelle « les réalités actuelles », qui se réalisent telles des vérités éternelles. C'est au contraire « la réalité une fois apparue » que la « possibilité de la chose » existe antérieurement (mirage). Et une telle apparition (ou surgissement : « surgi ») n'a rien d'une apparence.
Plus précisément, une fois la réalité apparue, la logique — habituellement entendue comme science de la vérité mais aussi de la possibilité — envisage la possibilité. En bref, la logique apparaît possible à partir de la réalité apparue. Autrement dit, il n'y a pas de logique — du moins en un sens habituel — selon laquelle la logique surgit de la réalité. La réalité relève-t-elle d'un régime logique inhabituel, de faveur ? Non pas ; Bergson conclut ainsi son analyse de la logique habituelle : « Il ne s'agit certes pas de renoncer à cette logique ni de s'insurger contre elle. Mais il faut l’élargir, l'assouplir, l'adapter à une durée où la nouveauté jaillit sans cesse et où l’évolution est créatrice » (2009f, p. 19). Qu'est-ce à dire ? Que cette logique est trop simple pour être reçue comme telle mais aussi abandonnée, trop habituelle pour être conservée mais aussi bannie. Bergson lui-même l'utilise en certains de ses raisonnements (2011a, p. 79, p. 116, p. 287). Dès lors :
1) Premièrement, écrit-il, il convient de l’élargir. Ainsi, la rétrogradation est à conserver qua rétroaction, mirage réel et véritable qui va de la réalité même à la possibilité ; et à rejeter qua rétrospection d'une réalité actuelle dans le passé comme déjà possible, et qua rétrogradation d'une vérité toujours vraie une fois posée. Or jusqu'où va l’élargissement ? Bergson constate les limites de la logique formelle (Reference Bergson2008b, p. 291) qu'il a enseignée à Clermont-Ferrand (Bergson, Reference Bergson2003), sans rejoindre celle, transcendantale et kantienne, qu'il évoquera plus tard (Reference Bergson1995, p. 153 sq.). Un tel élargissement mène-t-il au rejet du principe du tiers exclu (During et Miquel, Reference During and Miquel2015) ? J'y reviendrai.
2) Deuxièmement, il faut assouplir, poursuit-il, une logique si rigide. Ainsi verrons-nous que la conceptualité est à refondre sous une forme plus souple. Dans cette introduction, elle se plie à l'exigence de précision, à savoir suivre « la réalité dans ses articulations » plutôt que d'user de « concepts déjà faits » (Reference Bergson2009f, p. 23 ; voir Reference Bergson2011a, p. 234).
3) Troisièmement, il s'agit d'adapter cette logique « à une durée où la nouveauté jaillit sans cesse et où l’évolution est créatrice » (2009f, p. 19). Or si l'imprévisibilité, l'irréversibilité et la créativité caractérisent essentiellement la durée et l’évolution, elles semblent ne relever d'aucune logique stricto sensu. Concernant la création, nous allons voir que c'est bien plutôt la confection intellectuelle ex nihilo qui relève d'un « paradigme démiurgique » et justement d'une « logique fabricatrice » (Jankélévitch, Reference Jankélévitch1989, pp. 211 et 218). Elles peuvent certes donner lieu à des problèmes logiques (Dalissier, Reference Dalissier2015, p. 33), mais la logique à adapter ici demeure bien celle de l'intelligence, cette intelligence élargie qui, confie Bergson à Agénor Petit, est capable « d'atteindre l'absolu » « dans le domaine de la matière » (Bergson, Reference Bergson and Riquier2012), là où l'entendement échoue à saisir la réalité (Dalissier, Reference Dalissier2017a, p. 76). Faut-il parler alors d'une « attention philosophique qui consiste à s’écarter de la logique habituelle de l'homme et à fusionner avec la logique de la nature présente, sans concept, par le seul percept » (Kremer-Marietti, Reference Kremer-Marietti1959, p. 179) ? Dès lors, ou bien la logique, même élargie, demeure celle de l'entendement (ou du sujet comme chez Jean PiagetFootnote 5), et non celle de la durée, voire de la réalité même ; ou bien il existe une logique réelle de la nature perceptible.
Il est trop tôt pour en décider. En tout cas, on peut s'attendre à ce qu'une logique s'applique à la réalité afin d'en expliquer le fonctionnement. Or c'est bien ainsi qu'il en va ordinairement, mais pour le pire. Nous venons de constater les ravages d'une telle hypothèse quant à la rétrospection du réel : la logique habituelle, obsédée par la nécessaire présence de l’être, peuple alors le passé d'une réalité qu'il ne possède pas encore, afin d’être bien sûr qu'il l'aura (eue). Corrélativement, une semblable logique se révèle transie d'une hantise du non-être, et en considère de nouveau la réalité extérieurement. D'où ce faux problème que Bergson fustige plus loin dans l'introduction : « Nous croyons nous figurer, que l’être est venu combler un vide et que le néant préexistait logiquement à l’être : la réalité primordiale — qu'on l'appelle matière, esprit ou Dieu — viendrait alors s'y surajouter, et c'est incompréhensible » (2009f, p. 65). Cela ne peut s'entendre pour l'entendement, à savoir une intelligence que leste une imagination trop aveugle : « Ce n'est pas que notre intelligence ne cherche plus rien au-delà, c'est que notre imagination finit par fermer les yeux » (2009f, p. 65).
Le faux problème consiste à suivre une logique qui n'entend pas simplement opposer ontologiquement le non-être à l’être, mais selon laquelle le « néant préexisterait logiquement à l’être ». Le problème revient à comprendre comment la réalité primordiale vient s'ajouter au néant, puisque, négativement, le néant n'est rien à quoi « surajouter » quoi que ce soit, et parce que, positivement, une réalité primordiale et entière ne s'ajoute qu'elle-même. Un tel « problème » de compréhension est posé et réglé par l'entendement sur son clavier logique propre. Il est dissipé comme « faux » par l'intuition, qui cesse d'opposer logique et réalité, non pas pour saisir une logique propre à la réalité, mais pour réinvestir la réalité par la voie royale de la durée.
Toutefois, si la réalité n'apparaît pas logique (au sens intellectuel), ce n'est pas pour le pire, mais aussi pour le meilleur. Ainsi, le refus d'une certaine logique de la réalité rejoint, chez Bergson, celui d'une théorie poursuivant une vérité « déposée dans les choses et dans les faits » (2009i, p. 245), habituelle, que notre esprit n'aurait plus qu’à cueillir. Cette vérité déposée (telle une marque déposée) relève de la logique qui « étudie les choses toutes faites », quatrième caractérisation donnée par Bergson dès son cours de logique à Clermont-Ferrand (2003, p. 34, je souligne). Or la réalité sera perçue par lui comme se faisant Footnote 6, d'où un clivage entre logique du fait et réalité du faire.
Au fond, que l'entendement sépare la logique de la réalité ou inscrive la première au cœur de la seconde, il s’égare. Sans doute, écrit Bergson, « [c]ette conception de la vérité est naturelle à notre esprit et naturelle à la philosophie parce qu’il est naturel de se représenter la réalité comme un tout parfaitement cohérent et systématisé, que soutient une armature logique. Cette armature serait la vérité même ; notre science ne ferait que la retrouver. Mais l'expérience pure et simple ne nous dit rien de semblable » (Reference Bergson2009i, p. 246, je souligne). Il refuse ici que la réalité s'articule selon une logique propre. Une telle représentation relève de ce qu'il est « naturel » — voire habituel — de concevoir comme « la vérité », mais non de cette « expérience pure et simple », plus véritable : celle de la réalité, au-delà de celle « de la durée » à laquelle s'en tient Vladimir Jankélévitch (Reference Jankélévitch1989, p. 6).
1.3. Science et réalité
Cela n'empêche pas l'intellection d'avoir prise sur le réel : « Les hommes “intelligents” sont justement ceux qui, avec sang-froid inébranlable, “accommodent” spécialement pour chaque situation nouvelle et règlent leur perspective sur les choses, loin de plier les choses à leur perspective ; ils sont toujours de plain-pied avec le réel » (Jankélévitch, Reference Jankélévitch1989, p. 130). Cela n'empêche pas une « intelligence tendue vers l'action », action qui « ne saurait se mouvoir dans l'irréel », de toucher « quelque chose de l'absolu » (Bergson , Reference Bergson2008b, pp. VII et 199). Bergson reconnaît lui-même avoir évolué dans le sens d'une affirmation de la prise sur l'absolu de l'entreprise scientifique, via la logique, ce qui ne signifie pas que la réalité elle-même relève d'un tel régime logique.
Ainsi, dans l’« Introduction à la métaphysique », il déplore, dans un texte qui nous interdit de confondre la logique stricto sensu et la science : « Nous prenons si souvent l'appareil logique de la science pour la science même, oubliant l'intuition d'où tout le reste a pu sortir » (Reference Bergson2009h, p. 216). En 1922, il annote ce texte, suggérant que « l'intelligence étant sans doute faite avant tout pour manipuler la matière et par conséquent pour la connaître, mais n'ayant pas pour destination spéciale d'en toucher le fond » (Reference Bergson2009h, p. 216), l'analyse de 1903 insistait sur l'intuition oubliée. Il renvoie ensuite à l'introduction de La pensée et le mouvant, où la science se trouve alors promue à une telle fonction haptique fondamentale du réel. La métaphysique et la science reçoivent « une égale valeur. Nous croyons qu'elles peuvent, l'une et l'autre, toucher le fond de la réalité » (Reference Bergson2009f, p. 33). Mieux, la science, « en se fiant à la seule force de la logique », avance sur son propre terrain, qu'elle doit maîtriser, la « matière inerte » (Reference Bergson2009f, p. 34–35).
D'où certes des affinités : « Entre l'intelligence et la matière il y a effectivement symétrie, concordance, correspondance » (2009f, p. 35). Il y a une « parenté » (voir section 2.2) qui renvoie à la thèse de 1907 sur la genèse réciproque de la matière et de l'intelligence, qui veut qu'elles se soient « adaptées l'une à l'autre pour s'arrêter enfin à une forme commune » (Reference Bergson2008b, p. 207). Cela n'implique pourtant pas une logique de la matière, puisque l'intelligence n'impose pas « sa forme à la matière » (Reference Bergson2008b, p. 207), ce qui vaut pour la forme logique. En 1922, il écrit : « Les articulations de l'intelligence viennent s'appliquer exactement sur celles de la matière » (Reference Bergson2009f, p. 36), mais est-ce le cas de la logique ? Comment celle-ci, qui apparaîtra toujours davantage — naturelle ou artificielle − comme un produit de l'intelligence, habiterait-elle la matière en tant que telle ?
Quoi qu'il en soit, en 1907, Bergson soutient : « La science positive porte sur la réalité même, pourvu qu'elle ne sorte pas de son domaine propre, qui est la matière inerte » ; il insiste en 1922 : « Une science fondée sur l'expérience, telle que les modernes l'entendent, peut atteindre l'essence du réel. Sans doute, elle n'embrasse qu'une partie de la réalité ; mais de cette partie, elle pourra un jour toucher le fond ; en tout cas elle s'en rapprochera indéfiniment » (Reference Bergson2009f, p. 43). La science peut donc atteindre une « moitié » de la « réalité même » (2009f, p. 43), à savoir sa partie matérielle. Étrange partition, alors que la réalité se définira par son indivisibilité (voir section 2.2), ce qui inscrit d'autant plus la notion de réalité au cœur des problèmes bergsoniens.
Tout cela ne signifie pas que la science se confond avec la logique ni qu'elle peut assigner sa propre logique à la réalité matérielle, telle quelle, en tout cas nullement à la matière vivante, et certainement pas à la réalité tout entière (Reference Bergson2009f, p. 40 ; voir Reference Bergson2008b, p. 197). La logique touche certes au réel, fonctionne en lui, elle est réelle, mais en quoi en serait-elle logique du réel ?
2. Y a-t-il une logique des choses ?
Et voici que soudain, sans rien renier de ses convictions, il [Alexandrovitch] se sentait en face d'une situation illogique, absurde, et ne savait qu'entreprendre. Cette situation n’était pas autre chose que la vie réelle, et s'il la jugeait illogique et stupide, c'est qu'il ne l'avait jamais connue qu’à travers l’écran déformateur de ses habitudes professionnelles. (Tolstoï, Reference Tolstoï2018, p. 218)
[Lévine :] C'est la révélation de Dieu à l'univers avec ses astres et ses nébuleuses que je prétends sonder ! Et c'est au moment même où m'est révélé un savoir certain mais inaccessible à la raison que je m'obstine à vouloir faire intervenir la logique ! (Tolstoï, Reference Tolstoï2018, p. 1083)
2.1. L'onto-logique
Pourtant, dans L’évolution créatrice, Bergson introduit une « logique immanente aux nombres et aux figures ». Cette cinquième caractérisation arrime la logique à un ordre géométrique dont s’émerveille l'intelligence. Il résulte pourtant d'une « suppression de réalité positive », « inversion » qui se fait interruption et diminution (Reference Bergson2008b, pp. 209 et 211). Bergson écrit ainsi de l'espace non-homogène du sauvage et de l'animal : « Vous ne pouvez vous donner cet espace sans introduire, du même coup, une géométrie virtuelle qui se dégradera, d'elle-même, en logique. Toute la répugnance des philosophes à envisager les choses de ce biais vient de ce que le travail logique de l'intelligence représente à leurs yeux un effort positif de l'esprit » (Reference Bergson2008b, p. 213, je souligne).
Qu'est-ce qui leur répugne si logiquement (repugnare) ? Sans doute est-ce le fait que l'ordre mathématique ne soit pas positif (Reference Bergson2008b, p. 220 sq.), qu'il puisse y avoir une géométrie virtuelle avant celle du mathématicien, mais surtout le fait que la logique en résulte telle une dégradation, là où devrait prendre place selon eux un mouvement rétrograde du vrai (au plus loin de la gradation de la durée selon Bergson). Leur répugne donc que le travail logique se réduise à une vilaine chute, en bref, que la logique, censée fonder la morale (Reference Bergson2008c, p. 88, cité infra), s'avère fondée, seconde, en un sens « mauvaise », là où elle doit établir la vérité et le bien. Au fond, leur « répugnance à envisager les choses de ce biais », ces choses qui incarnent pour Bergson la réalité (Reference Bergson2009b, p. 3 ; Dalissier, Reference Dalissier2017a, pp. 31, 117 et 147 sq.), ne trahit-elle pas chez eux une opposition (repugnatio), voire une répulsion à l’égard de la réalité même, s'ils ne sont pas réellement métaphysiciens ?
Ces philosophes montrent pourtant le chemin et il existe une autre manière de voir les choses : non pas faites, mais se faisant. Car d'où peut provenir ce véritable « effort positif de l'esprit », qu'ils appellent de leurs vœux au niveau du « travail logique de l'intelligence », sinon de cette « réalité positive » que tend justement à supprimer cette logique ? Une telle positivité signifie-t-elle l'absence de logique, ce qui relancerait le topos d'un positivisme bergsonien (Cariou, Reference Cariou1976, p. 240 sq.) ? Bergson conclut plutôt : cet esprit libéré de la logique d'entendement, cette « spiritualité », constitue « une marche en avant à des créations toujours nouvelles » (Reference Bergson2008b, p. 213), la réalité étant définie comme « une croissance perpétuelle, une création qui se poursuit sans fin » (Reference Bergson2008b, p. 240).
Demeurons un peu avec ces philosophes, si épris d'une telle logique non dégradée, plus positive que la réalité positive. Une telle insistance détermine leur entente même de la philosophie première, leur fait prendre la métaphysique pour une logique de l’être (onto-logie). Il n'y a en ce sens, sixième caractérisation, de logique que de ce qui est.
Le dédain de la métaphysique pour toute réalité qui dure vient précisément de ce qu'elle n'arrive à l’être qu'en passant par le « néant », et de ce qu'une existence qui dure ne lui paraît pas assez forte pour vaincre l'inexistence et se poser elle-même. C'est pour cette raison surtout qu'elle incline à doter l’être véritable d'une existence logique, et non pas psychologique ou physique. Car telle est la nature d'une existence purement logique qu'elle semble se suffire à elle-même, et se poser par le seul effet de la force immanente à la vérité (Reference Bergson2008b, p. 276).
Cette métaphysique sacrifie la « réalité qui dure », dont l'existence empirique (indistinctement psychologique et physique) ne lui semble « pas assez forte pour vaincre l'inexistence et se poser elle-même ». Elle sacrifie la réalité à la vérité, dont l'existence pure possède selon elle une « force immanente » incommensurable de s'autoposer. Au contraire, Bergson cherche à penser une autoposition de la réalité qui dure, contre la tradition logique de l'identité autoposée (« A = A », voir Reference Bergson2008b, p. 276), voire contre la tradition ontologique de la Selbstsetzung. La métaphysique qu'il dénonce ici emprunte le vocabulaire de l'existence, plutôt que celui de la réalité qui dure. Pire, elle aborde la durée via l’« existence qui dure » et l'existence via « l'inexistence ». Elle n'arrive à l’être que par le néant. Dès lors, pour elle, une existence qui dure ne fait pas le poids devant la non-existence au même titre que l'existence en général.
De quel type d'existence doit-elle doter l’être pour le faire échapper au néant ? Méta-physiquement, elle refuse d'affubler l’être d'une « existence physique » (et « psychologique ») trop à la merci de l'inexistence. C'est pourquoi elle le gratifie d'une « existence purement logique », laquelle offre une double garantie d'existence nécessaire : 1) une telle existence « semble se suffire à elle-même », se prétend autosuffisante (substantia). 2) Elle se révèle purement logique et tire de là la force de son affirmation nécessaire (« Se poser […] vérité »). Se faisant logique de l’être, elle est historiquement philosophia prima sive ontologia et de fond en comble ontologie.
Or, Bergson refuse depuis l’Essai une logique de la continuation d’être — « Aucun effort logique n'aboutira à prouver que ce qui a été sera ou continuera d’être » (2007a, p. 156) —, et aussi un logos de l’étant (voir la conclusion de cet article). Il libère la métaphysique de ce vocabulaire ontologique — sinon de l'ontologie — (Dalissier, Reference Dalissier2015, p. 61 sq.). En clair, il ne cherche pas à atteindre l’être (par le néant ou non), mais à penser son « enrichissement ordinaire » (Bergson, Reference Bergson2007a, p. 145), grâce au concept de durée, n'en dédaignant plus justement, et par-delà, une telle « réalité qui dure ». En outre, sa métaphysique s'affranchit par-là de l'onto-logique des philosophes. Plutôt qu'un être nécessaire, elle pense une durée imprévisible et une réalité qui hésite (Reference Bergson2009a, p. 157) et choisit (Reference Bergson2011h, p. 510) — là ou l'intelligence pose des « dilemmes »Footnote 7.
Le contraste est frappant : pour la metaphysica qua ontologia, la logique porte sur l’être et doit respecter les principes de la logique formelle : identité, tiers exclus et éminemment celui de non-contradiction (Aristote, Métaphysique B, 2, 996b, Γ, 3, 1005b). Pour la métaphysique bergsonienne, la durée devient le bras agissant d'une réalité dont l'expression psychologique se nourrit de la contradiction (voir supra, section I.1), et dont la plénitude est même au-delà du (non-)contradictoire. Bergson confie ainsi à Arthur Oncken Lovejoy : « La contradiction et la non-contradiction ne peuvent se rencontrer que dans notre manière de formuler le réel. Quant à la réalité elle-même, telle qu'elle nous est donnée immédiatement, avant d’être traitée par l'intelligence discursive, elle n'est ni contradictoire ni non contradictoire » (Reference Bergson2011d, p. 404). En cela, la métaphysique dépasse la logique formelle en allant au-delà de ses principes. Deux conséquences en découlent.
1) Un tel dépassement interdit, contre Jankélévitch, de chercher dans le bergsonisme une contrariété forcenée entre esprit et matière : la matière est une réalité diminuée (voir infra, section 2.2). Il n'y a pas davantage exclusion entre logique et réalité : la logique prend place au sein de la réalité sans la dominer intégralement.
2) Cette approche logique de Bergson demeure d'actualité, en particulier en philosophie françaiseFootnote 8. Implicitement et méthodiquement, Georges Canguilhem remettra en cause le principe du tiers exclus en distinguant normal et pathologique et en introduisant la « normativité biologique » (Reference Canguilhem1998, pp. 92 et 155). Explicitement et ontologiquement, Gilbert Simondon relativisera voire rejettera l'utilisation dudit principe, en analysant l'individuation et en créant le concept de « transduction » (Reference Simondon2005, pp. 32 et 324 ; voir aussi pp. 25 et 405). Métaphysiquement, Merleau-Ponty promouvra une « contradiction féconde » (Reference Merleau-Ponty2004, p. 118, n. 1 ; Dalissier, Reference Dalissier2017b).
Le problème est que la réalité qu'approche la métaphysique bergsonienne ne relève d'aucune des caractérisations de la logique relevées jusqu'ici. Quelle obligation a-t-elle même d’être logique ou illogique ? À la différence d’ontologia, les termes φιλοσοφία et metaphysica n'impliquent pas de référence directe au logos ou à la logique.
Revenons à la section « L'existence et le néant ». Bergson s'appuie sur trois thèses : 1) L'autosuffisance est fallacieuse dans le vocabulaire de l’être, pas de la réalité (voir déjà Reference Bergson2011a, p. 550, cité supra, n. 3). 2) Une « réalité qui se suffit à elle-même » se révèle étrangère à l'onto-logique, pas à la durée qui court en elle. 3) Il faut repenser « l'existence psychologique » (que la métaphysique onto-logiciste confond avec l'existence physique qu'elle entend dépasser) comme essence psychologique de l'Absolu. Ainsi :
Une réalité qui se suffit à elle-même n'est pas nécessairement une réalité étrangère à la durée. Si l'on passe (consciemment ou inconsciemment) par l'idée du néant pour arriver à celle de l’Être, l’Être auquel on aboutit est une essence logique ou mathématique, partant intemporelle. Et, dès lors, une conception statique du réel s'impose : tout paraît donné en une seule fois, dans l’éternité. Mais il faut s'habituer à penser l’Être directement, sans faire un détour. […] Alors l'Absolu se révèle très près de nous et, dans une certaine mesure, en nous. Il est d'essence psychologique, et non pas mathématique ou logique. Il vit avec nous. Comme nous, mais, par certains côtés, infiniment plus concentré et plus ramassé sur lui-même, il dure (Reference Bergson2008b, p. 298).
Bergson ne rechute pas dans l'idiome ontologique : le glissement d’existence à essence, la majuscule à Être et le prompt passage d’Être à Absolu signalent autre chose : 1) une réalité autosuffisante, non « étrangère à la durée » (il souligne) ; 2) une « conception du réel » durant et non plus « statique » ; 3) un Absolu en majuscule, lequel n'est pas la durée, mais « dure ». En lui tient la réalité que vient trouver la métaphysique (Reference Bergson2009h, p. 177–178), « réalité absolue », dit-il ailleursFootnote 9. D'où quatre préférences insignes suggérées par Bergson : une réalité investie de la durée plutôt que la durée seule ; la réalité qui dure plutôt que la durée ; l'Absolu qui dure plutôt que l'Absolu ; l'Absolu en majuscule plutôt que l’Être.
Que s'ensuit-il pour la logique ? Alors qu'une conception statique du réel impose une « essence logique ou mathématique » intemporelle, une saisie dynamique de la réalité révèle l'Absolu en nous selon une « essence psychologique, et non pas mathématique ou logique » précise Bergson. Sans doute, la collusion de l’être avec la logique (au préjudice de la métaphysique véritable), justifie de parler d'onto-logique, voire du transformisme comme d'une bio-logie fondée sur les « rapports de filiation logique » entre les formes vivantes (Reference Bergson2008b, p. 25). La différenciation essentielle entre psychologique et logique interdit pourtant d’évoquer une « psychologie » dont on exploiterait la logique pour éclairer l'essence de l'Absolu. Mutatis mutandis, pour Bergson, le logique provient du psychologiqueFootnote 10 et non pas l'inverse. S'il faut donc différencier ontologie et psychologie (Deleuze, Reference Deleuze1966, pp. 52, 62 et 76), d'autres contrastes se profilent entre psychologie et métaphysique, ontologie et logique.
Si la réalité n'est pas étrangère à la durée en elle, et si l'Absolu n'est pas un intrus et révèle en nous son essence alogique, doit-on dire la réalité a-logique ?
2.2. Logique et négation
Bergson n’évoque apparemment pas une logique propre à la réalité — ce qui ne signifie en rien que la réalité est illogique et qu'il fait l'apologie de l'irrationnelFootnote 11. Dès son fameux discours sur « Le bon sens et les études classiques », il distingue volontiers la « réalité » de la « logique » qui tente de l'approcher, qu'elle soit attentionnée ou brutale, qu'elle excelle chez le maître « personnelle et profonde, modelée sur le réel, souple comme la vie » ou qu'elle pêche par excès d'abstraction et de simplification chez son trop rigide disciple (Reference Bergson1972a, p. 370). Après James (Reference James, Brun and Paris1928, p. 247 sq.), Jankélévitch a magnifié chez Bergson une telle opposition entre logique et vie :
La série logique commence donc où finit l'ordre vécu, et l'alpha de l'une s'accroche à l'oméga de l'autre ; la logique s’évertue, en remontant à contre-courant l'ordre irréversible de la vie, à replier sur lui un schème superposable de fabrication : mais elle n'arrive ni à énumérer l'innombrable, ni à épuiser l'inépuisable, ni à reconstituer après coup les mouvements infinitésimaux de la durée. Il faut faire simplement les choses simples, c'est-à-dire : il faut faire comme fait la durée qui, par le miracle de la futurition, propulse sans effort la continuité grouillante des instants (Jankélévitch, Reference Jankélévitch1989, p. 231 ; voir pp. 14 et 110).
Mon approche envisage le contraste entre la logique et la réalité ou les choses, plutôt qu'entre la logique et la vie ou la durée (lesquelles magnétisent le paradigme herméneutique musical de JankélévitchFootnote 12). La réalité (y compris celle de la durée) n'est pas la durée, mais ce modus operandi de la durée que doit viser la simplicité : « faire simplement les choses simples […] faire comme fait la durée ». La question qui se pose est alors la suivante : selon Bergson, la réalité possède-t-elle une, voire plusieurs logiques ?
Derechef, L’évolution créatrice évoque une « logique immanente aux nombres et aux figures » (Reference Bergson2008b, p. 209). Mais cette caractérisation prend son sens dans le contexte de la critique de la fascination pour « l'ordre admirable des mathématiques », laquelle se refuse à « voir dans des propriétés d'apparence aussi positive un système de négation, l'absence plutôt que la présence d'une réalité vraie » (Reference Bergson2008b, p. 209). Or Bergson veut montrer le contraire : la logique — y compris mathématique — n'est qu'une dégradation de réalité positive, sa négation. Aussi, loin que la logique immanente aux figures et aux nombres désignât une logique propre à la réalité, elle en serait bien plutôt la négation Footnote 13.
Quid toutefois d'une telle négation, soudainement si opérante chez un Bergson qui en a tant critiqué l'idée ? D'abord, elle ne signifie pas une improbable annihilation de la réalité dans la logique, mais bien plutôt la réalité de sa relative irréalisation : en clair, la logique correspondrait à un effet irréel de réalité. Après avoir introduit la « logique immanente », il poursuit en effet à propos de l'intelligence : « Plus, en analysant son objet, elle y met de complication, plus compliqué est l'ordre quelle y trouve. Et cet ordre et cette complication lui font nécessairement l'effet d'une réalité positive, étant de même sens qu'elle. » (Reference Bergson2008b, p. 210, je souligne) Mais cet effet est illusoire s'il prétend être la réalité positive elle-même. A contrario, la réalité tient donc dans l'indivisibilité, ce qui n'empêche pas que la science n'en appréhende qu'une moitié ou une partie (voir section 1.3). Ainsi : « La même indivision du tout réel continue à planer sur la multiplicité croissante des éléments symboliques en laquelle l’éparpillement de l'attention l'a décomposé » (Reference Bergson2008b, p. 211). En bref, la réalité positive inclut indivisiblement en elle nombres, figures et leur logique immanente, mais elle n'obéit pas à cette logiqueFootnote 14.
Ensuite, la vérité de cette négation est positivement la substitution, un peu comme la négation est elle-même une affirmation redoublée (Reference Bergson2008b, p. 238). C'est le sens de la théorie des deux ordres, vital et géométrique, que Bergson introduit plus loin :
Le réel pourrait passer de la tension à l'extension et de la liberté à la nécessité mécanique par voie d'inversion. […] L'ordre géométrique n'a pas besoin d'explication, étant purement et simplement la suppression de l'ordre inverse. Et, pour cela, il était indispensable d’établir que la suppression est toujours une substitution, et même qu'elle est nécessairement conçue comme telle : seules, les exigences de la vie pratique nous suggèrent ici une manière de parler qui nous trompe à la fois sur ce qui se passe dans les choses et sur ce qui est présent à notre pensée (Reference Bergson2008b, p. 237–239).
On ne parlera pas de suppression ou de négation effectives de la réalité dans l'ordre géométrique (où triomphe la logique). Il y a substitution de l'ordre géométrique au vital par « une inversion qui est, au fond, une interruption, c'est-à-dire une diminution de réalité positive » (Reference Bergson2008b, p. 211). Ainsi, dans ce passage du « réel » « de la liberté à la nécessité mécanique par voie d'inversion », l'ordre vital apparaît positivement plus réel (moins diminué) que l'ordre géométrique, lequel n'est pas purement irréel, mais était dit « faire l'effet » d'une réalité positive. Sans doute, le réel passé dans la nécessité mécanique possède une logique (Bergson ne l’évoque pas en lien à la théorie des deux ordres) ; or ce n'est pas la sienne, mais celle de l'intelligence.
Les « exigences de la vie pratique » font néanmoins parler le langage d'une négation d'ordre à la place d'une simple substitution d'ordre. Là où Bergson mobilise la négation dans la mesure où elle se fait substitution, celles-ci hypostasient bien plutôt la négation et imposent une schématique sérielle qui trompe sur la pensée et les choses, en partant de l'in-cohérent (ou in-coordonné) prétendument réel, pour aller à l'ordre géométrique puis vital. Contre un tel doublage de l'ordre par le désordre, il convient de restituer le véritable schéma ordinal, lequel pose la réalité différenciée des deux ordres, puis « l'idée de l'incohérent » qui sourd de leur entre-deuxFootnote 15.
Revenons à la cinquième caractérisation polémique d'une « logique immanente aux nombres et aux figures ». À la fin de son « Introduction à la métaphysique », Bergson refusait plus radicalement de poser une « logique immanente aux choses ». On pourrait poser en effet « [u]ne science simple, préformée et même préformulée dans la nature, ainsi que le croyait Aristote : de cette logique immanente aux choses les grandes découvertes ne font qu'illuminer point par point la ligne tracée d'avance » (2009h, p. 223). Mais Bergson refuse cette perspective (si l'on veut « immanentiste » et « naturelle ») : rien n'est préformé dans la nature, et certainement pas la logique, ce qui fragilise la thèse d'Angèle Kremer-Marietti évoquée plus haut (1959). La logique n'est pas « immanente aux choses » en tant que logique de la réalité, mais travaillée dans les choses matérielles par l'intelligence, travail rendu possible par une diminution de réalité. En ce sens, le négatif ou substitutif logique ne saurait être attribué à la réalité même : on dira de la logique ce que Bergson dit de l'intelligence qui distingue sujet et objet : « Nous n'avons pas le droit d’élever ces points de vue sur la réalité au rang d’éléments constitutifs de la réalité elle-même » (Bergson, Reference Bergson2011c, p. 386), a fortiori le point de vue attenant à la logique.
La logique immanente aux nombres et figures n'est pas première mais seconde, tard venue dans la réalité et issue de sa négation qua inversion. Idem pour la « logique des solides » (Čapek, Reference Čapek1971, p. 72), qui occupe Bergson dès l’Essai (Reference Bergson2011b, p. 340), puis en 1907 :
Nous verrons que l'intelligence humaine se sent chez elle tant qu'on la laisse parmi les objets inertes, plus spécialement parmi les solides, où notre action trouve son point d'appui et notre industrie ses instruments de travail, que nos concepts ont été formés à l'image des solides, que notre logique est surtout la logique des solides, que, par là même, notre intelligence triomphe dans la géométrie, où se révèle la parenté de la pensée logique avec la matière inerte (Reference Bergson2008b, p. V).
Cette logique des solides serait-elle inscrite primordialement, solidement, lourdement, au cœur du réel ? Il n'en est rien. Le génitif n'est ici subjectif qu'en tant qu'objectif. « Notre logique » n'est pas inhérente aux choses, mais aux solides, qui sont des choses privilégiées par l'intelligence. La logique des solides est celle de notre intelligence.
Sans doute, dans la géométrie, écrit Bergson in fine, « se révèle la parenté de la pensée logique avec la matière inerte », mais cela n'implique pas une parenté de la logique stricto sensu avec la réalité matérielle (voir section 1.3).
D'où en tout cas un caractère second du logique par rapport au réel. Bergson parle pourtant plus loin d'une « logique naturelle ». Derechef : est-ce celle de la nature ?
C'est de l'extension d'une certaine géométrie naturelle, suggérée par les propriétés générales et immédiatement aperçues des solides, que la logique naturelle est sortie. C'est de cette logique naturelle, à son tour, qu'est sortie la géométrie scientifique, qui étend indéfiniment la connaissance des propriétés extérieures des solides (Reference Bergson2008b, p. 162).
En clair : la logique naturelle est issue de la nature et n'y préexistait pas. Elle est née de l'extension d'une géométrie naturelle et aperceptive des solides (plutôt que des choses ou du réel). Une telle geometra naturalis s'avère proche de celle dite « virtuelle », laquelle se dégrade en logique, magna repugnantia philosophis (voir section 2.1). En d'autres termes, « l'intelligence », dira Bergson, « porte en elle, sous forme de logique naturelle, un géométrisme latent qui se dégage au fur et à mesure qu'elle pénètre davantage dans l'intimité de la matière inerte » (Reference Bergson2008b, p. 197 ; voir p. V). L'approfondissement de la logique de l'intelligence se fait donc au contact de la matière inerte, mais Bergson ne dit pas que cette logique est celle de la matière. Un tel géométrisme naturel, virtuel ou latent, concerne bien « l'essentiel de l'intelligence » (Theau, Reference Theau1968, p. 487), mais il n'est pas dans les choses. Sortie toute armée des rets de l'intelligence, et non pas comme cette dernière des « mains de la nature » (Reference Bergson2008b, p. 154), la logique naturelle est devenue notre logique et c'est d'elle et « à son tour, qu'est sortie la géométrie scientifique » (Bergson, Reference Bergson2008b, p. 163). Cette logique « naturelle » n'est donc pas inhérente d'entrée de jeu à la nature, ni à la réalité matérielle, ni à la réalité totale. À la limite, elle n'est pas naturelle (Reference Bergson2008b, p. 162).
2.3. (En toute logique) Peut-on échapper à la logique ?
Dans Les Deux Sources, Bergson évoque pourtant une septième caractérisation de la logique qui semblerait devancer l'intelligence. Il s'agit d'une « logique du corps, prolongement du désir, qui s'exerce bien avant que l'intelligence lui ait trouvé une forme conceptuelle » (Reference Bergson2008c, p. 175). Il y a là une représentation instinctive de l'idée d'affinité par une « intelligence primitive », avant qu'une forme plus élevée d'intellection en formule le « principe » : « Le semblable agit sur le semblable » (Reference Bergson2008c, p. 174). Ne trouve-t-on pas là une logique primordiale et non plus dérivée ? Il n'en est rien : de même que la logique naturelle sort de l'extension d'une géométrie naturelle (de l'intelligence), cette logique du corps relève d'un « prolongement du désir ». Elle prolonge donc une intelligence primitive (non conceptuelle mais déjà causaliste), à l'instar de « l'intelligence spontanée » (voir infra), analyse que confirme le schématisme moteur de Matière et mémoire Footnote 16. Et de même que la géométrie scientifique sortira de la logique naturelle seconde, une intelligence plus évoluée conceptualisera cette logique du corps.
Un passage plus intriguant encore évoque même une « logique des choses », laquelle correspond à l'une des deux sources de la morale. Bergson stipule que la « prétention »
[d]e fonder la morale sur le respect de la logique a pu naître chez des philosophes et des savants habitués à s'incliner devant la logique en matière spéculative et portés ainsi à croire qu'en toute matière, et pour l'humanité tout entière, la logique s'impose avec une autorité souveraine. Mais du fait que la science doit respecter la logique des choses et la logique en général si elle veut aboutir dans ses recherches, de ce que tel est l'intérêt du savant en tant que savant, on ne peut conclure à l'obligation pour nous de mettre toujours de la logique dans notre conduite (Reference Bergson2008c, p. 88).
Une telle « logique des choses » serait-elle, enfin, celle de la réalité ? Quatre fois non :
1) Le contexte est celui de « notre admiration pour la fonction spéculative de l'esprit », soit de la repugnantia à brader la logique au profit d'une réalité qui prime sur elle. Dès lors, la « logique des choses » que respecte le savant se rapproche de celle immanente aux figures et aux nombres, laquelle fascine le mathématicien ; et cette « logique en général » se rapproche à son tour de la logique formelle.
2) Bergson évoque de concert « la logique des choses et la logique en général ». La logique se trouve donc envisagée du point de vue de leur conjonction. Ces dernières se soutiennent mutuellement, solidaires de l'opération et de l'ordre épistémiques.
3) La logique des choses ne trône pas devant la science, mais figure pour elle comme ce qu'elle doit « respecter » dans sa démarche, telle la « géométrie scientifique » sortant de la naturelle. Elle n'a rien d'une logique inhérente à l'ordre des choses, réalité positive devant laquelle la science devrait se sacrifier et saborder sa logique. Cette logique des choses se conçoit pour une science qui la respecte, au risque de s'y perdre elle-mêmeFootnote 17.
4) On a pu noter à ce propos un refus « de mettre “au fond des choses” un principe logique d'où “les choses elles-mêmes devront sortir comme les applications d'un axiome”. Rien, selon Bergson, n'accède à l'existence par voie de nécessité logique. C'est dire que l'existence est liberté » (Grenet, Reference Grenet1959, p. 133, citant Bergson, 2018b, p. 277)Footnote 18. Rappelons que rien ne vient logiquement à l’être comme si le néant lui « préexisterait logiquement ». Ce panorama du faux est réel pour l'intelligence seule (voir section 1.2).
Dans un texte tardif, Bergson refuse encore la vulgate qui soutient que la « pensée française » « s'en tient à la logique artificielle de l'esprit sans pénétrer dans la logique des choses, si différente, bien souvent, de la nôtre. Il faut à la pensée française, dit-on, du net et du tout fait : elle se détourne du “devenir”, et ne tient pas assez compte du caractère mouvant et changeant de l'expérience » (2011j, p. 673). Et pourtant : 1) ce refus de Bergson est la preuve qu'il met en cause cette différenciation — y compris l'idée d'une logique des choses qu'elle implique ; 2) une telle logique des choses demeure liée à la caractérisation de la pensée française plutôt que du réel ; 3) cette logique des choses, dans laquelle devrait entrer la pensée française, ne prendrait compte que « du caractère mouvant et changeant de l'expérience », non pas du mouvant et du changeant eux-mêmes ; en bref, elle serait logique de l'expérience, pas de la réalité elle-même.
Mais pourquoi Bergson s'en prend-t-il si âprement à la logique ? Quel danger recèle-t-elle ? Peut-on s'imaginer philosopher sans elle ? Dès « Le bon sens », il avance un premier argument, à savoir qu'une « logique trop brutale froisserait la délicatesse du réel » (Reference Bergson1972a, p. 363 ; voir aussi pp. 364 et 370). Un autre argument, porté par tout le corpus, s'affine dans les Deux Sources : la logique est le paradigme du faux mouvement et du mouvement faux : elle conduit à l'enfermement dans un système. En bonne logique, on ne peut s’échapper de la logique, d'où une huitième caractérisation : la logique est limitative et systématique. Ainsi, la « logique de l'intelligence » (quasi pléonasme) cherche à toute chose une explication, et, ce faisant, s'y enferme. Éminemment, pour s'expliquer l’échec de l'action, elle pose des « causes antagonistes », lesquelles fournissent certes une « garantie extramécanique de succès », mais toute l'explication relève, en définitive, du système mécanique des causes (Reference Bergson2008c, p. 146).
S'il faut écarter une certaine logique pour traiter de la réalité, a contrario, l'intelligence refuse spontanément l'illogique, et s'enferme par-là dans le logique. Par exemple, le primitif cherche autant la cause physique qui a dû avoir pour effet la destruction d'un corps humain par un rocher (tempête), que la cause magique ayant entraîné cette « mort d'un homme » (volonté maléfique). Le soldat touché cherche autant la cause physique de cette altération corporelle (éclat d'obus) que la cause supra-physique d'une blessure si grave pour lui (la malchance). Naturellement ou surnaturellement, « [i]l n'y a rien d'illogique […] dans la croyance qu'une cause doit être proportionnée à son effet » (Reference Bergson2008c, p. 151–153). « L'intelligence spontanée » (proche de « l'intelligence primitive » évoquée supra) s'enferme dans cette logique causaliste. Devenue scientifique, elle confortera cette logique en énonçant le principe de causalité.
Cette logique nous confine ainsi dans la société close de l'intelligence, spontanée ou bardée de théories. Une telle clôture peut mener au fanatisme logique. Nous avons vu qu'un tel logicisme s'applique indûment à la morale ; de même, en religion statique : « Il n'y a pas d'horreur où ne puisse conduire la logique, quand elle s'applique à des matières qui ne relèvent pas de la pure intelligence » (Reference Bergson2008c, p. 214). Mais le logicisme concerne avant tout ces savants prisonniers de leur logique, éconduits par celle de leurs hypothèses ou de leur système. Qui y échappera ?
Dès Matière et mémoire, Bergson écrit que la « plupart des psychologues » n'y échappent pas, « ne voient dans le souvenir pur qu'une perception plus faible, un ensemble de sensations naissantes. Ayant ainsi effacé, par avance, toute différence de nature entre la sensation et le souvenir, ils sont conduits par la logique de leur hypothèse à matérialiser le souvenir et à idéaliser la sensation » (Reference Bergson2008a, p. 155, je souligne). Autrement dit, si je me souviens d'une chose, c'est déjà une sensation, c'est matériel ; mais alors, si je sens quelque chose, ce n'est pas encore une véritable sensation, c'est idéal. Ces psychologues s'enferment ainsi dans un cercle logique. Les physiciens classiques en font autant : ceux qui « cherchent le principe du mouvement absolu dans la force ainsi définie sont […] ramenés, par la logique de leur système, à l'hypothèse d'un espace absolu qu'ils voulaient éviter d'abord » (2008a, p. 218). Mesurant ces forces dans l'espace, ils en font un absolu de référence. Le cas Einstein sera examiné spécifiquement plus tardFootnote 19.
Dans « L’âme et le corps », Bergson ira jusqu’à inclure les philosophes :
Avec le sens qu'il avait des réalités, il [Descartes] préféra, dût la rigueur de la doctrine en souffrir, laisser un peu de place à la volonté libre. […] Avec Spinoza et Leibniz, cette restriction disparut, balayée par la logique du système, […] [ils] formulèrent dans toute sa rigueur l'hypothèse d'un parallélisme constant entre les états du corps et ceux de l’âme (Reference Bergson2009c, p. 40 ; voir 1972a, p. 370).
C'est ainsi le sens qu'a Descartes des réalités Footnote 20 qui lui permet d’échapper, tant soit peu, à l'enfermement dans la logique du système paralléliste, dont se rendront victimes les bien ou mal nommés cartésiens ! L'auteur de la Quatrième méditation apparaît tel un miraculé, puisque Bergson soutenait un an plus tôt qu'il est naturel à la philosophie « de se représenter la réalité comme un tout parfaitement cohérent et systématisé, que soutient une armature logique. » (2009i, p. 246)
Les êtres humains qui échappent plus durablement à l'enfermement sont les mystiques (Cariou, Reference Cariou1976, p. 235 sq.). Pourtant Bergson, s'il traite dans Les Deux Sources le rapport du mysticisme avec la mécanique (Reference Bergson2008c, p. 329–330), n'aborde pas le lien entre « intuition mystique » et logique stricto sensu. On peut le développer ainsi : « La logique était inhérente à un type de mystique implicite ; et la mystique est sous-tendue, explicitée, par un type de logique. Le rapport de la mystique à la logique est celui de l'intuition au discours. Il ne peut être représenté comme linéaire car il suppose un système d'options qui se contiennent et se fécondent l'une par l'autre » (Cariou, Reference Cariou1976, p. 243). L’échappée à l'enfermement logique ne mène donc pas hors de la logique.
Les êtres humains qui échappent plus durablement à l'enfermement sont aussi les artistes (évoqués à la section 1.1), parce qu'ils jouent à leur manière sur un autre clavier « logique » — illogique à ses heures — que celui des philosophes (voir section 3.2). Mais c'est surtout le vrai métaphysicien dont la chose, la réalité, ne relève pas de la logique caractérisée jusqu'ici. Dire cela, ce n'est pas porter ombrage à la réalité, c'est bien plutôt l'ouvrir selon Bergson à une métaphysique de l'intuition (2009h, p. 226–227). Ce n'est pas non plus prêter à ce dernier un antirationalisme (Grogin, Reference Grogin1988, p. 175 sq.), ou un anti-intellectualisme auquel s'oppose son « intellectualisme ouvert », lequel intéresse « l'intelligibilité du réel » plutôt que sa logique (Husson, Reference Husson1947, p. 225 ; voir aussi p. 31).
À la limite, on pourrait même s'aventurer à attribuer à la réalité ce motif plotinien, chez Bergson, d'un λόγος comme « puissance génératrice et informatrice » et non pas seulement « discours », avec cette limitation drastique, portant de nouveau sur la notion de réalité, qui veut que « Platon, comme Plotin, érigea les essences mathématiques en réalités absolues » (Reference Bergson2008b, p. 211, n. 1)Footnote 21. Il reste que c'est peut-être un tel λόγος qui anime l'entreprise mystique selon Bergson, laquelle vise à une prise de contact avec « l'effort créateur que manifeste la vie » (Reference Bergson2008c, p. 233). Pour l'heure, demandons-nous : les huit caractérisations ci-dessus, qui se ramènent au travail de l'intelligence (spontané et naturel ou développé et scientifique), épuisent-elles la logique ?
3. Mieux vaut en rire qu'en pleurer
On résumerait le mouvement interne du bergsonisme en disant que c'est le passage d'une philosophie de l'impression à une philosophie de l'expression. Ce que Bergson a dit contre le langage fait oublier ce qu'il a dit en sa faveur. C'est qu'il y a le langage figé sur le papier ou dans l'espace en éléments discontinus, — et la parole vivante, égale et rivale de la pensée, disait Valéry. Cela, Bergson l'a vu. Si l'homme se lève au milieu du monde et transforme les automatismes, il le doit, dit-il, à son corps, à son cerveau, « il le doit à son langage, qui fournit à la conscience un corps immatériel où s'incarner » [Bergson, Reference Bergson2008b, p. 265]. À travers le langage, c'est en général l'expression qui est ici en cause. (Merleau-Ponty, Reference Merleau-Ponty1960b, p. 36)
Le statut paradoxal de la logique, inessentielle et incontournable, institue un drame dans la pensée bergsonienne : faut-il séparer une réalité a-logique de la réalité de la logique en elle, sentiment et entendement, philosophie et science, métaphysique et physique ?
Quand on connaît l'entreprise de Bergson, une telle affirmation ne manquerait pas de faire sourire, voire plus. Ce n'est pas une coïncidence si c'est dans un écrit intitulé Le rire qu'il critique l'opposition tranchée entre, d'une part, une philosophie qui serait capable de nous faire entrer aisément « en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes » (2007b, p. 115) et, d'autre part, une science qui en serait incapable. Bien au contraire, explique-t-il, la philosophie ne parvient qu’âprement à esquisser un tel contact, et c'est pourquoi il faut bien plutôt savoir faire place à la position intermédiaire et réhabilitée de l'art, plus modérée mais aussi plus imparfaite. D'ailleurs, même si la philosophie parvenait à établir une telle communication, il faudrait quand même faire place à l'art, note-t-il avec humour, car « nous serions tous artistes » (2007b, p. 115). En clair, l'art ne disparaît pas, qu'on le veuille ou non, il imprègne plutôt la philosophie, mieux, s'invite au sein de l'opposition facile entre philosophie et science. Le dualisme est à refuser au profit d'une distinction conceptuelle plus souple et rigoureuse, plus prudente et audacieuse, en bref, plus artiste. Dès lors, il convient de revisiter la distinction de l’Essai (voir section 1.1), des trois « positions » de l'entendement, du romancier et du philosophe, et ce, au plus grand bénéfice de la logique.
3.1. Le cap du langage
Un concept clé pour commencer à sortir de l'opposition entre science et philosophie est le langage. Une position centrée sur lui relève pourtant d'une logique de la raison et de son langage — y compris économique (Reference Bergson2008c, p. 18). La raison désigne l'entendement qui raisonne et s'oppose à l'imagination en ses guises irrationnelles que nous étudierons : rêve, folie. Au sens strict, stipule Bergson dans L’évolution créatrice, « l'entendement seul a un langage » (Reference Bergson2008b, p. 258). Les autres (langages) le sont par abus ou excès de langage, à considérer les propositions acrobatiques du philosophe et les mots inouïs du poète. Voyons par exemple l'usage du verbe « devenir » que font Bergson dans la formule : « Il y a devenir de l'enfant à l'homme » (Reference Bergson2008b, p. 312) et Guillaume Apollinaire dans son vers du poème « Vendémiaire » : « Et trois fois courageux devenaient trismégistes » (Reference Apollinaire1920, p. 161). Seul le langage de la « science moderne », en sa signalétique, semble digne de ce nom (Reference Bergson2008b, p. 328).
Cela implique aussi que le langage soit déterminé grammaticalement de manière logique. Dans l'introduction de 1922, Bergson évoque « [l]a logique immanente à nos langues, et formulée une fois pour toutes par Aristote » (2009f, p. 73). Dans L’évolution créatrice, il analysait déjà les catégories essentielles du langage : adjectifs, substantifs et verbes (Reference Bergson2008b, pp. 303 et 314). Il y réaffirmait aussi la dimension symbolique de ce langage, signalée dès l’Essai (2007a, p. 96–101), selon laquelle « [n]otre logique est l'ensemble des règles qu'il faut suivre dans la manipulation des symboles » (Reference Bergson2008b, p. 161). De fait, logique et langage confluent comme les objets d'une critique énoncée en 1907 puis réitérée, celle des « exigences de la logique et du langage », lesquelles tendent partout à substituer le statique au mouvant, le solide à l’écoulement (Reference Bergson2008b, p. 4).
Mais pourquoi cette « logique immanente à nos langues », « notre logique » — qu'elle soit dite simple (Essai), habituelle (La pensée et le mouvant), des solides ou symbolique (L’évolution créatrice) — serait-elle la logique, même si elle est dominante ? Si « notre logique est surtout la logique des solides » (Reference Bergson2008b, p. V), ses paradoxes n'invitent-ils pas à dépasser celle-ci ? Si seul l'entendement a un langage, celui-ci n'engendre-t-il pas des « impasses logiques » (Reference Bergson2008b, p. 312) qui en justifient un autre, en droit celui de la métaphysique (qui s'en libère dans l'intuition), et à défaut, celui de l'art ?
Comme le perçoit Maurice Merleau-Ponty (en exergue), il faut distinguer chez Bergson le langage stricto sensu de l'entendement et le langage comme corps immatériel d'incarnation de la conscience, le « langage figé sur le papier ou dans l'espace en éléments discontinus, — et la parole vivante, égale et rivale de la pensée, disait Valéry », le langage de la pensée qui fixe les impressions et la langue de l'expression et de la littérature (valérienne ou non). C'est la langue de l'art, dès le « romancier hardi » de l’Essai, lequel « exprime » spéléo-logiquement les éléments d'un sentiment illogique en soi, mieux, invite à la réflexion en mettant « dans l'expression extérieure quelque chose de cette contradiction, de cette pénétration mutuelle, qui constitue l'essence même des éléments exprimés » (2007a, p. 99). Mais ledit romancier échouait psychologiquement à parfaire l'auto-connaissance, et devait laisser place à la philosophie.
3.2. Logiques de l'imagination et de l'absurde : image, rêve, comique et folie
La démarche d'un art plus vivant ne se place ni au niveau des choses ni des symboles, mais d'images, qui sont à distinguer de celles « perçues quand j'ouvre mes sens » à l'aurore de Matière et mémoire (2008a, p. 11). Or, si des choses il n'y a pas de logique (sauf pour l'entendement), si des symboles il n'y a que de la logique, Bergson explore dans Le rire une « logique de l'imagination » (Riquier, Reference Riquier and Riquer2012). Il suggérait très tôt ce sens de la logique, en la définissant comme « la seule science dont on puisse dire qu'elle est un art en même temps » (2003, p. 37). Elle apparaît irréductible à celle de la raison et utile à la philosophie : « Logique de l'imagination qui n'est pas la logique de la raison, qui s'y oppose même parfois, et avec laquelle il faudra pourtant que la philosophie compte, non seulement pour l’étude du comique, mais encore pour d'autres recherches du même ordre » (2007b, p. 32), qui portent sur l'image, le rêve et la folie.
Avant toute chose, une telle logique de l'imagination, qu'il serait fructueux de confronter à celle d'Ernst Cassirer (Reference Cassirer1972), doit être celle de l'image (Bergson, Reference Bergson2007b, p. 32). Un texte de l’Essai, évoquant cette fois l'art rythmique du poète, insistait sur la position si l'on veut « médiane » de l'imageFootnote 22. Le poète est « celui chez qui les sentiments se développent en images, et les images elles-mêmes en paroles, dociles au rythme, pour les traduire » (2007a, p. 11). Dès lors, étant donné que le sentiment apparaît en deçà de la logique, et que la parole tend à se logiciser dans le langage, les images forment un domaine où une logique plus libre peut s’épanouir. Elle correspond à l'art du poète, lequel ne consiste pas à faire de la prose ou bien à versifier en pagaille, mais traduit une rythmique. Bergson poursuit : « Ces images ne se réaliseraient pas aussi fortement pour nous sans les mouvements réguliers du rythme, par lequel notre âme, bercée et endormie, s'oublie comme en un rêve pour penser et pour voir avec le poète » (2007a, p. 11). Le rythme s'installe là où le sentiment n'emporte pas toute l'expression, et où les mots et concepts ne la recouvrent pas. Il obéit, mutatis mutandis, à une « logique avant la logique »Footnote 23.
Le rythme inscrit donc l'image dans une zone franche. Bergson évoque dans L’évolution créatrice « l'image pure et simple des choses concrètes », par opposition aux symboles de l'intelligence (Reference Bergson2008b, p. 161). L'image vient après ces choses qu'elle image et avant ces symboles qui perdent les choses, d'où sa réalité intermédiaire (Cornibert, Reference Cornibert, Fagot-Largeault and Worms2008, p. 521 sq.) Dès l’Essai, l'image s'invite ingénument au sein du développement « entre » sentiment et parole. Elle constitue cet événement léger où le sentiment se développe, avant qu'elle ne le développe elle-même en parole. Le sentiment s'amortit dans l'image avant de s’écraser dans les mots. L'image est flottante et libre, non contrainte à la violence de l'intuition, ni engagée dans la trempe des mots. L'imagination n'est pas ici cette faculté qui aveugle l'intelligence (voir section 1.2). Elle joue sur cette marge de manœuvre propre à l'image, ni sommée de laisser là la logique au profit du réel, ni entraînée à n'en faire cas qu'au travers des mots.
Or, si l'on pousse cette logique de l'imagination à la limite, on arrive à trois cas extrêmes et révélateurs : le rêve, le comique et la folie, qu'analyse Bergson dans L’énergie spirituelle et Le rire. Il existe d'abord une logique du rêve, dont le statut est proche de celui de l'image. L'extrait de l’Essai cité plus haut stipulait en effet que les images se réalisent dans les mouvements du rythme par lequel notre âme « s'oublie comme en un rêve » (2007a, p. 11). De l'imagination à la rêverie, il n'y a qu'un pas, lequel intéresse la logique. Dans Le rire, à la suite du texte cité ci-dessus, Bergson relie analogiquement les logiques de l'imagination et du rêve : « Quelque chose comme la logique du rêve, mais d'un rêve qui ne se serait pas abandonné au caprice de la fantaisie individuelle, étant le rêve rêvé par la société entière » (2007b, p. 32). En clair, je rêve toujours seul, mais nous pouvons produire un imaginaire collectif, lequel possède sa logique propre, à la différence du réel.
Le rêve, proche de l'image, aura un statut logique bâtard, hybride, monstrueux, que signale Bergson un an plus tard, en 1901, dans sa conférence intitulée « Le rêve ». L'onirisme présente ainsi le paradoxe d’être à la fois pas assez et trop logique, sous-logique et sur-logique.
Dans le rêve, nous devenons souvent indifférents à la logique, mais non pas incapables de logique. Je dirai presque, au risque de côtoyer le paradoxe, que le tort du rêveur est plutôt de raisonner trop. Il éviterait l'absurde s'il assistait en simple spectateur au défilé de ses visions. Mais quand il veut à toute force en donner une explication, sa logique, destinée à relier entre elles des images incohérentes, ne peut que parodier celle de la raison et frôler l'absurdité (Reference Bergson2009e, p. 100–101).
Une telle logique ou cohérence du rêve relève de l'imagination, reliant des images incohérentes. Cependant, d'une part, elle n'est plus celle de la raison qu'elle parodie, en frôlant l'absurdité, car l'absurde même relève négativement de la logique de la raison. D'autre part, cette logique du rêve en est encore une puisqu'elle ne relève pas d'une réalité qui la supprimerait : elle n'est pas réelle, elle tient du rêve. Voici donc le paradoxe du rêve : nous y sommes indifférents à la logique mais capables de logique, et même trop. Ni purement illogique ni logique, notre conscience s'y révèle sous- et sur-logique. Voilà en quoi le rêve occupe — avec l'image et la fiction — une position intermédiaire « entre » la réalité et l'intelligence. Bien entendu, le référent demeure la logique de la raison, sur laquelle celle du rêve varie sans être radicalement autre.
Cette logique assez folle s'altère et se pluralise dans le comique. Bergson évoque dans Le rire « la logique propre au personnage comique et au groupe comique, logique étrange, qui peut, dans certains cas, faire une large place à l'absurdité » (2007b, p. 138). Tel le rêve qui frôle l'absurdité, le comique l'accueille, sans être lui-même absurde.
Ce point est capital. En effet, une « logique de l'absurde » pourrait d'abord s'entendre ainsi, au conditionnel : « Tout effet comique impliquerait contradiction par quelque côté. Ce qui nous fait rire, ce serait l'absurde réalisé sous une forme concrète, une “absurdité visible” — ou encore une apparence d'absurdité, admise d'abord, corrigée aussitôt — ou mieux encore ce qui est absurde par un côté, naturellement explicable par un autre » (2007b, p. 139). En bref, une telle logique de l'absurde apparaît complice de celle de la raison, cette dernière dénouant la contradiction par un côté, la dédramatisant, ainsi que rendant visible l'absurdité, la démasquant, corrigeant et expliquant. Cette logique de l'absurde apparent, corrigé, n'est en vérité ni une logique ni absurde. Car la logique de la raison préfère une absurdité franche qu'elle peut résorber à une absurdité frôlée (rêve) ou largement ménagée (comique) qui lui échapperait durablement. À un contradictoire réel ou diffus, elle préfère une contradiction clairement énoncée, mais qu'elle peut prendre de biais, par le rire, tout en la refusant pour des raisons de principe.
A contrario, une véritable « logique de l'absurde », portant sur un absurde radical et non plus contournable, semble au contraire hors d'atteinte de toute explication. Bergson y vient dans les Deux Sources, quand il aborde les « sociétés primitives qui sont restés closes » (Reference Bergson2008c, p. 144). Il fait état de « [c]ette logique qui conduit l'esprit de plus en plus loin, à des conséquences de plus en plus extravagantes, quand il part d'une idée étrange sans la rattacher à des origines qui en expliqueraient l’étrangeté et qui en empêcheraient la prolifération » (Reference Bergson2008c, p. 143). Pourtant, cette logique de l'absurde ne représente qu'une impuissance de l'esprit humain à expliquer, à arrêter le regressus. Par-là, elle se rattache non pas à la réalité, mais de nouveau à la logique de la raison, plus négativement encore que la logique de l'absurde corrigé.
Restons-en à la logique de l'absurde modéré du Rire. Il est piquant que ce soit dans ce cas limite, faussement contradictoire, absurde mais logique en soi, que la réalité possède comme une logique propre. En effet, selon cette logique, l'absurde se trouve « réalisé sous une forme concrète », écrit Bergson (Reference Bergson2007b, p. 139, je souligne). Il reste qu'une telle absurdité réalisée tient de l'apparence d'absurde, d'un absurde corrigible, explicable, et n'est pas davantage réelle en soi que la logique qui s'y attache. En outre, la contradiction qu'elle chasse est contradictoire « par quelque côté » et non réellement, alors que la réalité se perçoit dans le sillage durable d'un dépassement du principe de (non-)contradiction, en particulier sous sa forme psychologique (voir section 1.1).
C'est ainsi « l'effet comique », autrement dit « ce qui nous fait rire », qui constitue une forme d'implication admissible du contradictoire et de réalisation concrète de l'absurde. La réalité apparaît ici comme jouée, effectuée, incarnée dans l'acteur, le jeu de mots, mais ce au prix d'une contradiction de pacotille et d'un absurde qui l'est d'autant plus qu'il ne l'est pas totalement. Rieuse, la réalité se fait quand la logique perd son côté radical. Ce cas où la réalité possède une logique est donc celui où cette logique n'en est pas vraiment une, en tout cas au sens de la raison. Mieux vaut en rire qu'en pleurer, et ce n'est pas un hasard si c'est Le rire qui nous souffle presque, en 1900 et sur le ton de la plaisanterie, qu'une telle logique serait une blague pour la réalité.
Et mieux vaut surtout ne pas s'en tenir là. Car le comique réel ne flirte pas avec une « absurdité quelconque » (2007b, p. 141), mais avec une « absurdité déterminée » (2007b, p. 139). C'est celle qu'incarne Don Quichotte, lequel, s'attendant à les combattre, « verra donc des géants là où nous voyons des moulins à vent » (2007b, p. 140–141), et pas autre chose. L'absurde est déterminé en ce que le héros prend ses rêves pour des réalités. Là où le sens commun modèle « ses idées sur les choses » (2007b, p. 141), là où l'homme intelligent accommode et règle sa perspective sur elles (voir section 1.2), De la Mancha modèle les choses à son idée. Bergson l'entend ainsi : « C'est donc la réalité qui devra fléchir cette fois devant l'imagination et ne plus servir qu’à lui donner un corps. Une fois l'illusion formée, Don Quichotte la développe d'ailleurs raisonnablement dans toutes ses conséquences ; il s'y meut avec la sûreté et la précision du somnambule qui joue son rêve » (2007b, p. 141). On en tirera trois conclusions.
1) Cette incorporation de l'imagination dans la réalité se signale d'abord pour Bergson par un comportement corporel matériel de l’ingenioso caballero, une gesticulation, là où le langage fournit à la conscience un corps immatériel d'incarnation. Cela ne signifie pas toutefois, tant s'en faut, que Don Quichotte ne dissertera pas.
2) En ces « logiques para-intellectuelles » qui diffèrent de la logique normale par leur exubérance (Jankélévitch, Reference Jankélévitch1989, p. 206–207), l'imagination domine dans la production illusoire, de sorte que le régime du comique se relie à celui de l'image et même du rêve. Avec en sus la folie, les figures se réunissent et rejoignent dans la fiction. Bergson ajoute bientôt : « Il y a un état normal de l'esprit qui imite en tout point la folie, où l'on retrouve les mêmes associations d'idées que dans l'aliénation, la même logique singulière que dans l'idée fixe. C'est l’état du rêve. […] L'absurdité comique est de même nature que celle des rêves » (2007b, p. 142). Image, rêve, comique et folie participent tous d'une logique de l'imagination, qui n'est pas logique stricto sensu au sens de la raison (qui est illogique).
3) La logique du comique constitue cette « logique spéciale qui préside ici à l'absurdité » (2007b, p. 141) sans la congédier. Cette logique joueuse n'est pas non plus pour Bergson à attribuer à la durée ni à la réalité même qui dure (très sérieusement). Avec elle, nous dit-il, c'est bien plutôt la réalité qui doit « fléchir » « devant l'imagination » (2007b, p. 141). L'idée folle du héros de Cervantès modèle la chose, sans être encore rationnelle ; l'image fait ployer et incorpore la réalité, sans être encore un concept dur, associé à un mot ou à un symbole. Le comique relève bien cette position intermédiaire qui est celle de l'image.
Certes, Bergson ne parlait pas de réalité dans le texte sur le paradoxe du rêve, mais il le fait donc pour le comique, et deux fois concernant la folie, dont il a souligné la similitude avec le rêve, folie qui incarne de nouveau le paradoxe de la sous-/sur-logique déjà repéré dans la conscience onirique. Dans « L’âme et le corps », il écrit en effet du fou : « Son raisonnement peut être en règle avec la plus stricte logique : vous diriez, en entendant parler tel ou tel persécuté, que c'est par excès de logique qu'il pèche. Son tort n'est pas de raisonner mal, mais de raisonner à côté de la réalité, en dehors de la réalité, comme un homme qui rêve » (Reference Bergson2009c, p. 48, je souligne ; repris dans Reference Bergson2009d, p. 76).
Il en va de la folie « comme » du rêve, puisque Bergson, qui disait dans Le rire que le rêve imite la folie, souligne ici une analogie. La variation est toutefois sensible : le rêve consiste en une vision et concerne l'image, alors que la folie tient en une manière inhabituelle de « parler », plus saillante que dans le rêve, d'où la solidarité entre logique et langage. La logique du fou se présente, d'une part, comme sous-logique : non pas qu'elle y soit indifférente, mais parce qu'elle ne porte pas sur la réalité ni n'y prend place, à l'instar de celle de la raison (« Son tort est de raisonner à côté de la réalité, en dehors de la réalité »), même si lui et sa folie constituent des réalités. D'autre part, la logique du fou se présente comme sur-logique, parce qu'elle excède la logique de la raison et n'en fait pas seulement trop. Elle est telle celle du rêve, mais écartelée.
Ainsi la sous-logique du rêve ou de la folie est-elle au contraire sur-logique du point de vue de la logique de la raison. Une formule ultime vient alors à point nommé pour « tester » la pertinence de cette lecture. Bergson dit des gens qui nous font rire qu'ils sont
[s]urtout de grands distraits, avec cette supériorité sur les autres que leur distraction est systématique, organisée autour d'une idée centrale — et que leurs mésaventures aussi sont bien liées, liées par l'inexorable logique que la réalité applique à corriger le rêve — et qu'ils provoquent ainsi autour d'eux, par des effets capables de s'additionner toujours les uns aux autres, un rire indéfiniment grandissant (2007b, p. 11, je souligne).
Bergson attribue-t-il ici une logique à la réalité ? Il n'en est rien. Les grands dis-traits, écrit-il, — el ingenioso hidalgo en tête —, s'avèrent décentrés de la réalité, ils fixent une « idée centrale » prise pour la réalité. Celle-ci est à l'origine de la logique étrange du comique, liée à celle du rêve. Quand Bergson parle de la « logique que la réalité applique à corriger le rêve », il n'entend pas que la réalité ferait usage de sa logique propre pour en critiquer une autre. Il signale bien plutôt une réalité qui emprunte les voies de la logique de la raison pour contrer celle de l'imagination. Il veut dire que la réalité (qui comprend tout) applique la logique rationnelle qui chasse l'autre. Il ne dit pas que la réalité est logique en elle-même : elle contient la logique sans l’être. Si la réalité était purement logique, il n'y aurait pas de confrontation en elle de ces « deux » logiques, le réel serait intégralement rationnel et « entendu » et il n'y aurait pas de quoi rire !
Récapitulons : la logique de l'imagination n'est pas celle de la raison qu'elle pousse à bout, parce qu'elle est à la fois pas assez et trop logique au sens de la raison. Cela prouve : 1) que la logique de la raison ne peut prétendre à l'intégralité d'une explication logique de la réalité ; 2) qu'elle tire ses caractérisations d'apparence et d'illusion de cette dimension imaginative qui l'habite ; 3) que la logique de l'imagination n'est toutefois pas autre chose qu'une variation sur celle de la raison. Cette logique que tolère Bergson, par-delà celle de la raison (multiplement caractérisée), ne fait que déformer cette dernière, sans en changer l'essence. Comme elle, elle est réelle en tant qu'elle fonctionne au cœur du réel, mais elle n'est pas la logique propre au réel. Il se peut qu'en tant qu'imagination créatrice, elle soit réellement imprégnée d'un λόγος générateur (voir section 2.3, in fine), mais cela demeure à établir.
3.3. La gloire de l'image
Image, rêve, comique et folie coopèrent : dans l'imagination, « faculté de l'entre-deux » (Riquier, Reference Riquier and Riquer2012, p. 98), ils libèrent la logique d'une négation ou d'une affirmation radicale, d'un non-dit ou d'un discours écrasant, ils la font respirer, lui offrent un espace ambigu d'expression, lui ménagent une durée, sinon une réalité. Investissons cette place royale, en reconsidérant différentes positions possibles quant au réel.
La perspective de la raison donne priorité au logique, mais rend la réalité inexplicable. Dans Les Deux Sources, Bergson montre ainsi que l'on manque le sens d'une religion que l'on a logicisée d'entrée de jeu. La religion n'est pas à rattacher « à un système d'idées, à une logique ou à une “prélogique” », en faisant « de nos plus lointains ancêtres des intellectuels », mais se rattache à une « expérience fondamentale » (Reference Bergson2008c, p. 185). Pourtant, dès L’évolution créatrice, sa critique de la philosophie grecque laissait déjà transparaître la véhémence d'une position portant le logique aux nues, avant de penser sa « chute » dans le physique : « Cela revient à dire que le physique est du logique gâté. En cette proposition se résume toute la théorie des Idées. Et là est aussi le principe caché de la philosophie innée à notre entendement » (Reference Bergson2008b, p. 319). Dès lors, reconstituons le panorama selon lequel l'entendement se représente les choses (toutes faites).
Il y a logiquement la réalité onto-logique éternelle de la Forme qua Idée, laquelle se ramasse en un « concept unique, synthèse de toute la réalité » (Reference Bergson2008b, p. 326), autrement dit, la logique absolueFootnote 24. Le monde physique en devenir n'en est qu'une dégradation, une image première. On pourrait s'en tenir à cette structure duelle, mais graduelle. Il est tentant d'ajouter, enfin, le degré de l'art, lequel produit des images secondes, encore plus indigentes et éloignées du réel, selon l'exposé de République X, 597.
Un tel « système » part d'une « réalité intégrale », intégralement logique, et y distingue autant de « degrés de réalité », jusqu’à la « réalité sensible » et le « néant » (Reference Bergson2008b, p. 326–327). Bergson incarne ces degrés au niveau d'une création poétique qui n'est plus véritable (voir section 3.1) : « L'idée génératrice d'un poème se développe en des milliers d'imaginations, lesquelles se matérialisent en phrases qui se déploient en mots » (Reference Bergson2008b, p. 319–320). La logique (de l'idée) se dégrade en celle de l'imagination pour s’échouer dans le langage, parmi des mots en lesquels elle se retrouve, triomphante.
Quelle esquisse intuitive opposer à ce panorama intellectuel ? Il s'agit de débloquer les choses. Une première exigence méthodique est de sortir du dualisme et du gradualisme, en posant une différence de nature « entre » logique et physique. L'intuition de la durée comme méthode (Deleuze, Reference Deleuze1966, p. 24–25) s'impose comme guide, et Bergson invite à la fin de L’évolution créatrice à retrouver la et notre durée agissante en ce système qui en paralyse le flux. Le ferment est alors kantien et non plus (néo-)platonicien.
Entre l'intemporel et le temps éparpillé en moments distincts, il [Kant] n'admet pas de milieu. Et comme il n'y a pas d'intuition qui nous transporte dans l'intemporel, toute intuition se trouve ainsi sensible par définition. Entre l'existence physique, qui est éparpillée dans l'espace, et une existence intemporelle, qui ne pourrait être qu'une existence conceptuelle et logique comme celle dont parlait le dogmatisme métaphysique, n'y a-t-il pas place pour la conscience et pour la vie ? Oui, incontestablement. On s'en aperçoit dès que l'on se place dans la durée pour aller de là aux moments, au lieu de partir des moments pour les relier en durée (Reference Bergson2008b, p. 361).
Au-delà du tiers-exclus, Bergson cherche ce que n'admet pas Kant, ce « milieu » à la fois intemporel et temporel, centre et domaine. Il désire faire « place » à la conscience et à la vie « entre » l'existence physique et la logique. L'aperception requise consiste à se « placer » dans la durée, à faire durer et se libérer ipso facto de l’étranglement physico-logique, à prendre à la source le temps nécessaire à l'emplacement, afin de le réinjecter dans l'existence. Mais ce n'est là qu'un début. La durée est un bon (em-)placement, à condition qu'il y ait un retour aux moments existentiels, qui ne les laissera pas indemne.
Il s'agit donc, ensuite, de remettre les choses à leur place. Une deuxième exigence méthodique demande de renoncer à une certaine « cosmologie » toujours « dominée par le même principe. Le physique sera défini par le logique » (Reference Bergson2008b, p. 327). Il s'agit de penser le monde autrement : le logique n'est pas à définir bien sûr par le simple physique éparpillé dans l'espace (ce serait seulement renverser les choses), mais par un physique éminemment anobli, à savoir le métaphysique (c'est cela, remettre les choses à leur place). Il convient pour ce faire de (re-)placer la réalité au plus haut, mais non plus comme logique (ou pas encore), et de suivre en elle l'imagination et l'entendement, l'image et le mot, l'art et la science. En dernière instance, la réalité contient à la fois l'irréalité et l'idéalité (Dalissier, Reference Dalissier2017a, pp. 97 et 118–119).
Il s'agit alors pour l'approche bergsonienne de savoir apprécier la manière dont les choses ont bougé. Une troisième exigence est de saisir les métamorphoses qui se présentent alors à une philosophie libérée de l'entendement, sans pour autant l'avoir « lâché ». Alors que dans le panorama intellectuel, la logique constituait la réalité ultime, dans l'esquisse intuitive, elle se retrouve dégradée en dernière place, « après » un art réhabilité face à la raison. Dans l'esquisse, la « nouvelle » réalité n'est plus intégrale, mais, si l'on ose dire, réelle, au sens où elle n'est plus illusoirement pan-logique. Elle correspond à « l'ancienne » physique du panorama, rendue méconnaissable, puisqu'il ne s'agit plus de l'existence spatio-temporelle. La nouvelle logique, la logique réelle, correspond alors à l'ancienne réalité. Et le nouvel art, c'est-à-dire l'art réel, correspond à l'ancienne image seconde. Notons que l'art occupe à présent un niveau intermédiaire qui était anciennement celui de la physique comme image (première) du logique.
Il s'agit enfin de prendre la mesure des choses. Une dernière exigence est de noter que même si tout se transforme, le seul lieu à peu près stable est celui de l'image. Car celle-ci apparaît à la place médiane au sein du panorama du faux : logique, physique (image première), image seconde, et au sein de l'esquisse véritable : réalité, image, logique. Elle flotte en ce milieu, permettant de faire place à la conscience et à la vie — thèmes à venir pour Bergson (Reference Bergson2009b) —, c'est-à-dire de reprendre conscience et de rendre vitale la philosophie, au sens de Frédéric Worms (Reference Worms, Fagot-Largeault and Worms2008). L'image est donc follement nécessaire : d'une part, la réalité relève d'une intuition métaphysique ineffable, et aux concepts souples les images doivent prendre part (2009f, pp. 42 et 45) ; d'autre part, la science s’égare, si ses concepts durs ne s'associent pas aux images.
N'est-ce pas dès lors l'imagination qui fait le bonheur de la métaphysique et de la science ? Au fur et à mesure qu'il les approfondit, Bergson n'explore-t-il pas toujours davantage un domaine sauvage et médian, rebelle à l'intuition et à l'intelligence pures, du rire à la société, de la morale (Marquet, Reference Marquet and Riquier2012) à la religion ? Faut-il rappeler l'importance grandissante qu'il accorde à la fiction, ce qu'illustrent Les Deux Sources ?
Conclusion
La logique selon Bergson est traversée par un drame, une tension extrême : d'une part, l'entendement possède le monopole d'une logique qui ne peut guère se déformer qu'au sein de l'imagination ; pourtant, d'autre part, une telle logique, tendue ou détendue, ne peut pas prétendre à une analyse intégrale du réel. Le paradoxe tient à ce que la logique est aussi efficiente qu'impuissante à s’étendre à toute chose, aussi véritable qu'elle n'est pas le réel. Selon Bergson, la réalité a la logique plutôt qu'elle n’est logique, dans cette mesure où elle accueille toute logique, de la raison et de l'imagination. La réalité n’est ni logique ni illogique, mais réalise en elle la réalité du logique et de l'illogique.
Toutefois, raisonner logiquement sur la logique chez Bergson, n'est-ce pas courir le risque de « logiciser » sa pensée outre mesure ? Sans doute pas s'il est vrai qu'une telle schématisation remédie à une schématique statique (laquelle oppose frontalement logique et illogique, sans tiers exclus) et propose une esquisse plus souple mettant au centre l'art et la fiction. Il s'est au fond agi ici d’étudier le lien entre logicisme et bergsonisme, lequel intéresse ce « -isme » auquel s'en prend aussi Bergson (Reference Bergson2011j, p. 673). Laissons pour terminer la parole à Jean Hyppolite :
Il me semble que Bergson est tout le contraire d'un dialecticien […]. Il ne veut absolument pas traduire ce qui se passe dans la nature et dans la vie, le traduire sous une forme logique. À cet égard, il est le contraire de Hegel, par exemple, parce qu'il ne veut pas faire au sens étymologique une ontologie, c'est-à-dire faire un logos de l’étant ; il ne veut pas, et par conséquent, chaque fois que nous nous demandons comment cela est-il possible, chaque fois que nous essayons de conceptualiser, nous trahissons un Bergson qui se trouve en présence essentiellement du conflit vital, n'est-ce pas, et pour lequel ce qui se passe dans l'intelligence humaine ne fait que transcrire d'une façon parfois adéquate, ce conflit lui-même (Hyppolite, Reference Hyppolite1959, p. 160).