La prostitution possède une fausse évidence. Dans cet ouvrage, Gwénaëlle Mainsant montre en effet que la qualification de la prostitution a été l’objet d’un ensemble de dilemmes pratiques pour les agents de l’ordre social et sexuel auxquels pourraient s’apparenter les policiers et policières qu’elle a suivis en 2007, à Paris, lors d’une immersion de plusieurs mois au sein de la brigade de répression du proxénétisme (BRP). La prostitution n’étant pas définie en droit français, une enquête sociohistorique et interactionniste de cette ampleur s’imposait pour comprendre les mécanismes concrets de la « gestion différentielle des illégalismes sexuels » (p. 30), dans la mesure où « certaines formes d’indisciplines sont davantage associées à certains groupes sociaux et que la tolérance et le traitement institutionnel qui leur sont réservés varient selon les groupes sociaux et les périodes concernées » (p. 31).
Sur le plan empirique, on ne peut que saluer la grande variété des dispositifs d’enquête mobilisés, car ils mêlent observations participantes, consultations de dossiers policiers, d’archives, de sources de presse et de fictions, entretiens avec les principaux protagonistes de la police de la prostitution, et enfin analyses de débats et de rapports parlementaires en ce domaine.
Le premier des trois volets que comporte cet ouvrage nous apprend pour quelles raisons, à partir de la fermeture des maisons closes en 1946, la « Mondaine », désormais connue sous le nom prosaïque de brigade de répression du proxénétisme (BRP), a progressivement perdu de son prestige dans la hiérarchie policière. Gwénaëlle Mainsant retrace ainsi « l’histoire d’une dépossession » (p. 86), celle du champ d’action étendu de l’ancienne police des mœurs, si bien qu’au tournant des années 2000 la BRP s’occupera essentiellement de lutte contre le proxénétisme. Or, comme l’explique l’auteure, la loi pour la sécurité intérieure (LSI) de 2003, qui a consacré en France une forme d’abolitionnisme sécuritaire, en prévoyant des sanctions pour racolage actif et passif ainsi que des mesures de protections (comme des titres de séjour provisoires) pour les victimes de la traite dénonçant leurs proxénètes, a mis à mal ce dernier privilège. En effet, la LSI aurait perturbé le travail d’information de la BRP auprès de ses indics, en plus de déclencher des luttes intestines entre les différents services de la police du sexe, d’où l’importance de s’interroger sur les défis concrets que pose à l’institution policière tout changement de cadre juridique en matière de gouvernement de la prostitution.
Dans le second volet de cet ouvrage, l’auteure s’intéresse aux opérations de qualification de la prostitution qu’effectue la BRP. L’analyse qu’elle propose est tout à fait originale. Elle montre que celles-ci sont inséparables du privilège masculin de contrôle de la sexualité, la « virilité policière » étant perçue à la BRP comme une performance indispensable au travail policier, en ce qu’elle permettrait de faire avouer des suspects et de recruter des prostituées comme indics. Selon Gwénaëlle Mainsant, ce service de police continue ainsi de fonctionner sur un « modèle viril » (p. 170), malgré la féminisation de ses effectifs. Il en résulte que le travail émotionnel accompli par les policiers et les policières ne peut s’effectuer que dans le cadre de « configurations de genre bien délimitées » (p. 147), au point que ces dernières contribuent pleinement à définir les actions et cibles prioritaires de la BRP. Gwénaëlle Mainsant explique par exemple qu’avec « les jeunes femmes prostituées, belles et blanches, originaires d’Europe de l’Est, et considérées comme de "vraies victimes", les policiers se montrent plus facilement familiers et investis émotionnellement » (p. 171), tandis qu’ils rechignent généralement à traiter les plaintes des victimes transgenres, qui sont pourtant de plus en plus nombreuses depuis les années 2000, tout en entretenant à leur égard une vraie distance émotionnelle. En effet, à la BRP, la plupart des policiers et, quoique dans une moindre mesure, des policières craignent que leur prestige policier (voire leur personne) ne soit contaminé par une identité de genre stigmatisée et donnent ainsi la priorité aux prostituées de genre féminin hétérosexuel quand il s’agit de conduire de nouvelles enquêtes de lutte contre le proxénétisme. La police du sexe est aussi une police du genre.
Plus classiquement, le dernier volet de cet ouvrage s’intéresse à que dit la police d’elle-même, en tant qu’institution, à ce qu’on dit sur elle, ainsi qu’à la manière dont les agents de la police du sexe conçoivent leur action, en tant qu’héritiers de la mémoire et de l’imaginaire de la « Mondaine » et face aux représentations médiatiques du travail de l’actuelle BRP. On remarquera que « les policier.e.s ont un intérêt institutionnel à être médiatisés », les faits divers (ainsi que les fictions) participant « de la construction d’une mémoire institutionnelle locale » (p. 269), alors qu’en revanche les débats publics concernant la prostitution ne sont que très peu suivis.
L’ensemble de cet ouvrage constitue une remarquable réflexion sur la « fabrique policière de la prostitution », quand elle est le fait de « street-level bureaucrats, qui qualifient la prostitution là où le droit ne le fait pas » (p. 287), en usant des catégorisations émotionnelles, sociales et morales spécifiques à la police du sexe, à son histoire et son imaginaire. Le caractère novateur de l’ouvrage de Gwénaëlle Mainsant, en plus de stimuler notre curiosité pour les recherches comparatives portant sur les différentes formes évolutives et complexes de contrôle de la prostitution, ne peut qu’inviter le lectorat canadien à se saisir davantage des questions émotionnelles dans les recherches. Par exemple, il serait utile de réfléchir plus amplement au vécu des personnes ciblées par le travail émotionnel de certains agents des institutions répressives (police, tribunaux, institutions pénales) dans le cadre de leurs pratiques professionnelles, une émotion se communiquant tout autant qu’elle se reçoit (parfois pour y résister) selon des modalités sociales, morales et émotionnelles qui mériteraient sans doute d’être mieux comprises.