Je n'ai jamais rencontré W. A. Brown, mais il est pour moi quelque peu un frère de lait, comme tous les chercheurs qu'Almamy Maliki Yattara a accompagnés lors de leurs travaux dans la Boucle du Niger. Celui-ci, rattaché à l'Institut des Sciences Humaines de Bamako, fut pour nous un véritable initiateur autant qu'un compagnon attentif, et joua dans notre entreprise un rôle sans commune mesure avec son modeste statut de technicien de recherches. Or, dans les souvenirs qu'Almamy a publiés avec mon concours, ses missions de recherches avec W. A. Brown occupent un chapitre entier et prennent par moment l'aspect d'une véritable épopée.
C'est pourquoi je voudrais ici, à partir des Mémoires d'Almamy Maliki Yattara,Footnote 1 évoquer quelques points forts de ce compagnonnage, exemple saisissant de partenariat entre un chercheur venu d'une université lointaine et un érudit africain de haut niveau. Mais je tenterai également de voir, en scrutant cette fois le doctorat rédigé par W. A. Brown, comment ce dernier a pu être influencé, dans ses recherches et dans sa compréhension de l'histoire du Califat de Ḥamdallāhi, par son accompagnateur érudit, en soulignant les connivences intellectuelles qui apparaissent entre les deux hommes.
Présentation
Le contexte de la rencontre entre W. A. Brown et Almamy Maliki Yattara
W. A. Brown a séjourné longuement au Mali, entre 1966 et 1968, et fut un des premiers chercheurs à travailler avec Almamy Maliki Yattara. Ce dernier avait été engagé en 1964 à l'Institut des Sciences Humaines de Bamako, sur la recommandation d'Amadou Hampâté Bâ, avec qui il avait auparavant séjourné un peu plus d'un an à Abidjan. Amadou Hampâté Bâ lui avait demandé essentiellement de travailler avec lui sur des manuscrits anciens du Mali en langue arabe.
Auparavant, Almamy Maliki Yattara avait passé son enfance au Guimballa et poursuivi également dans les régions avoisinantes de la Boucle du Niger des études pendant lesquelles il avait acquis un niveau approfondi, en particulier en matière de fiqh et de langue arabe. Il était également devenu au fil des temps un immense traditionniste, dépositaire de considérables connaissances en matière d'histoire et de culture locale, et son séjour à Abidjan l'avait sans doute aidé à prendre conscience de l'importance de ce capital intellectuel. Mais cet érudit n'avait jamais suivi l’école française et parlait alors un français très approximatif, qui devait par la suite s'améliorer considérablement. C'est donc la voix de l'Afrique qui s'exprimait directement par son intermédiaire, ce qui le distinguait d'autres grands connaisseurs de la culture malienne et en particulier d'Amadou Hampâté Bâ, qui avait été à la fois formé ‘à l’école de la brousse et des baobabs’ – comme il aimait le dire – et à l’école développée par les Français.
W. A. Brown évoque en fait assez brièvement Almamy Maliki Yattara dans son ouvrage. Dans la liste de ses ‘informateurs’, il le présente ainsi: ‘Descendant d’âge mûr d'un lignage touareg casté acculturé aux Peuls pendant la période du Califat. Instruit en arabe et dans les sciences islamiques des étudiants débutants et d'un niveau intermédiaire. Particulièrement bon connaisseur des traditions du Māsina’.Footnote 2 Il précise également qu'Almamy Maliki Yattara ‘descend d'un des lignages bella appartenant initialement à des maîtres touaregs avant la bataille de N'dukkuway’,Footnote 3 qui ont après la défaite des Touaregs ‘quitté leurs maîtres pour entrer dans l'obédience du Califat’ et dont ‘les descendants s'acculturèrent en conséquence à la société peule’.Footnote 4
La recherche sur le Māsina dans les années 1960
Au moment où W. A. Brown arriva au Mali, très peu d'ouvrages avaient été consacrés spécifiquement au califat de Ḥamdallāhi. La grande référence était évidemment L'Empire peul du Macina d'Amadou Hampâté Bâ.Footnote 5 On peut également citer, quoiqu'il s'agisse d'un ouvrage d'une importance bien moindre, L'Enigme du Macina de Ouane;Footnote 6 mais Ouane ne s'est en fait intéressé qu’à la période de la conquête oumarienne et à celle de la colonisation.
Les autres études sur lesquelles pouvait s'appuyer W. A. Brown étaient essentiellement les classiques de l’époque coloniale, au premier rang desquels les ouvrages de Paul Marty, ou ceux d'administrateurs africanistes comme Charles Monteil ou Maurice Delafosse, abordant directement ou indirectement l'histoire du Māsina. Il avait eu également accès aux travaux de Maliens comme Mamby Sidibé (1891–1977) – dont il cite les archives – pionniers alliant à leur formation d'instituteur la connaissance approfondie du milieu local dont ils étaient issus.
Mais l'immense appareil critique de son ouvrage montre la quantité des sources en français ou en anglais qu'il a épluchées, en particulier chez les voyageurs du dix-neuvième siècle comme Mungo Park,Footnote 7 René CailliéFootnote 8 ou Heinrich Barth.Footnote 9
L'originalité de son étude réside également dans son recours conjoint aux sources primaires orales et aux sources arabes.
Un moment privilégié
Il me semble que les années 1960 pendant lesquelles se sont déroulées ces enquêtes de terrain furent un moment privilégié:
- C'est d'abord une période de commencement: certes les premiers pas avaient déjà été accomplis lors de la décennie précédente avec notamment L'Empire peul du Macina. Mais la première décennie des Indépendances, où se faisait sentir en Afrique un fort besoin d'histoire – une histoire qui fût avant tout une histoire des Africains, et non plus des Européens en Afrique – fut également celle où pour la première fois l'histoire locale était étudiée par des universitaires de profession.
- C'est également pour la Boucle du Niger une période où, en particulier dans les zones rurales, les chaînes de transmission du savoir étaient suffisamment préservées pour garantir une conservation fidèle des sources orales. Au contraire, à l’époque (le milieu des années 1980) où j'ai visité avec Almamy les mêmes lieux, je fus surpris par le petit nombre des traditionnistes rencontrés là où ils étaient auparavant légion, et par la modicité des informations qui pouvaient être recueillies en comparaison avec celles figurant dans le livre de William A. Brown.
Bien entendu, on peut donner à cette relative raréfaction des sources une explication conjoncturelle: Almamy Yattara, depuis son départ pour Bamako, vivait loin de son milieu d'origine, et n'avait donc pas eu la possibilité de fréquenter les connaisseurs des générations postérieures à la sienne, alors que les traditionnistes qu'il avait connus dans sa jeunesse se raréfiaient peu à peu.
Mais on peut aussi expliquer cette rupture par les effets de l'exode rural, qui s'est accéléré à cette époque, par l'ouverture sur le monde (le transistor apparaît précisément à la fin des années 60), par la concurrence d'autres systèmes d'enseignement, arabes et français – dans une société où les milieux lettrés en arabe sont les principaux détenteurs de sources historiques – et, dans le cas précis de la Boucle du Niger, par les effets dévastateurs des grandes sècheresses de 1973 et 1984. Cette rupture semble approfondir une autre rupture définie par Amadou Hampâté Bâ, qui date des bouleversements de la première guerre mondiale la disparition de ce qu'il appelait ‘la vieille Afrique’.
W. A. Brown dans le Regard de son Compagnon
Un grand respect
Almamy manifestement a été impressionné par l'opiniâtreté et la patience de William A. Brown dans sa quête du savoir, qui prend parfois dans son témoignage un caractère presque religieux – on pense ici à la phrase du Prophète: ‘Allez chercher le savoir jusqu'en Chine’ – elle devient une véritable ascèse, on pourrait presque dire une sorte de zuhd. Ainsi, écrit-il:
M. Brown était très simple. Voilà quelqu'un qui supporte la fatigue avec tellement de patience! Il avait une bourse qui n’était pas très élevée. Il venait de New York et sans doute connaissait-il bien le confort. Pourtant il acceptait de l'abandonner. À San, nous passions la nuit sur la natte ensemble, nous mangions … ce que les Africains et les pauvres habitants de San mangent. Il m'accompagnait au marché, aux endroits où on vend des plats de riz.Footnote 10
M. Brown est prêt à voyager dans les conditions les plus difficiles, il envisage même un moment de partir à dos de chameau et de traverser le désert jusqu’à Arawan à la recherche de manuscrits, ce que trouve trop imprudent ‘le commandant de cercle de Tombouctou’ qui ‘refusa carrément de le laisser monter à dos de chameau’.Footnote 11
Aussi Almamy aide ce voyageur impécunieux dépourvu de véhicule personnel, en utilisant toutes les ressources de ses relations et de sa débrouillardise. Ainsi un de ‘ses amis administrateurs du Mali … accepta de nous faire voyager dans une Jeep Ga[z], c'est-à-dire une Land Rover russe fonctionnant à l'essence’.Footnote 12
Une grande complicité
Ainsi s’établit entre les deux hommes une grande complicité.
M. Brown assiste à son tour son ami atteint à Tombouctou d'une ‘très grave dysenterie’, et ils rentrent ensemble précipitamment en avion à Bamako. Un peu plus tôt, à Mopti, il avait – c'est en tout cas la version d'Almamy – convaincu ce dernier d'accepter la demande en mariage de Oumou, veuve d'un parent d'Almamy, qui avait ‘besoin de protection’. Almamy estimait n'avoir pas suffisamment de ressources pour contracter ce mariage de convenance par ailleurs purement platonique. C'est alors que M. Brown lui fit la proposition suivante: ‘Je peux te trouver cinquante mille francs tout de suite, en dehors de ton salaire. Tu vas célébrer ce mariage. C'est une chose qui me tient beaucoup à cœur’.Footnote 13
Almamy laisse également deviner l’étonnement de la population de voir un Noir américain enquêter sur l'histoire du Māsina: cet étonnement s'exprime d'une manière cependant assez inattendue:
Je vis un spectacle extraordinaire dans le village de Néné: apprenant l'arrivée d'un Américain noir, toute la population sortit rapidement pour nous dire que voilà, ils rencontrent maintenant un de leurs parents parti il y a longtemps sans qu'on sache où il était allé. Or Monsieur Brown lui ressemble tellement! Ils dirent donc que M. Brown n’était pas un Américain noir, mais un originaire du Māsina. Et ainsi nous avons trouvé de nombreux amis dans le village de Néné.Footnote 14
Des Connivences Intellectuelles entre ees Deux Hommes?
Il me reste enfin à m'interroger, à travers ce témoignage, sur la manière dont Almamy, auxiliaire de son compagnon dans sa recherche, a pu également influencer son travail.
Les sources orales
Il n'y a peut-être pas lieu d'insister sur la nature des sources orales collectées par W. A. Brown: qu'il suffise de rappeler que pour ce qui concerne l'histoire du Califat de Ḥamdallāhi, intrinsèquement liée à un projet musulman, cette recherche se faisait essentiellement à l’écoute des milieux lettrés en islam détenteurs de traditions historiques, par ailleurs assez unifiée dans l’État de Ḥamdallāhi; en cela, elle ne pouvait pas apporter de renouvellement fondamental après celle de Amadou Hampâté Bâ, qui s’était mis à l’écoute des mêmes milieux.
Ici les informateurs sont essentiellement le réseau de relations d'Almamy Yattara, lui-même positionné, malgré ses origines touarègues, comme héritier de la tradition de Ḥamdallāhi, moins méfiant que Amadou Hampâté Bâ par rapport aux Kunta, mais surtout très opposé à la conquête oumarienne, et assez peu intéressé par les questions confrériques. Je remarque seulement le souci évident de William A. Brown de diversifier autant que possible ses sources.
On peut donner un exemple qui paraît montrer comment les curiosités et les conclusions du chercheur ont pu être influencées par les positionnements de son guide, qui le poussent à remettre parfois implicitement en question la doxa présente chez de nombreux informateurs et créditée par certains passages du texte d'Amadou Hampâté Bâ.
C'est en particulier le cas à propos de reconstruction historique créditant Aḥmad, le fondateur de l'empire, d'une affiliation qādirī.Footnote 15 W. A. Brown montre clairement que cela est peu crédible, en s'appuyant sur le témoignage des descendants d'Aḥmad Lobbo, qui démentent fermement une telle initiation. Ici je retrouve clairement des propos qui m'ont été tenus par Almamy, qui m'a également fait visiter les ruines de Ḥamdallāhi en présence de représentants de la famille. Un jour où je l'interrogeai sur l'identité du fameux Kabara Farma qui, selon Amadou Hampâté Bâ, aurait fait connaître au jeune Aḥmad Lobbo les enseignements de ʿAbd al-Qādir al-Jilānī, il m'a fait très vigoureusement part de son scepticisme à ce propos.
Sciences occultes et histoire
Certains aspects sur lesquels insiste W. A. Brown sont en résonance avec les centres d'intérêt et les connaissances de son guide.
Je suis frappé par l'importance accordée dans le livre de W. A. Brown au rôle social et historique de la détention des connaissances ésotériques dans l'islam du Māsina. Celles-ci n'y sont pas abordées ni étudiées en tant que telles, au point que même des ouvrages de base comme Šams al-Maʿārif al-Kubrā de Al-Būnī, que Almamy m'a cité à plusieurs reprises, ne sont pas évoqués. Ce que semble penser par contre W. A. Brown, c'est que leur détention est une composante importante de la fonction sociale de maints lettrés en islam, à côté de leur rôle de maîtres et de détenteurs du fiqh. Elles paraissent ainsi devenir dans son ouvrage un facteur central dans les explications et les évolutions historiques.Footnote 16
Or, Almamy Maliki Yattara ne cachait pas l'importance de ses connaissances en ce domaine – tout en restant comme il se doit très discret sur leur contenu – ni les ressources financières et le capital de prestige qu'il en tirait et les pouvoirs qui étaient les siens en la matière.
Aussi, W. A. Brown insiste fortement sur le fait que les souverains africains comme ceux de Ségou recouraient couramment aux services des magiciens musulmans. Il s'appuie en cela sur les résultats de ses enquêtes, mais aussi sur la lecture des sources anciennes comme Mungo Park, qu'il paraît ici relire en fonction de ses observations de terrain.Footnote 17 Il se demande pourquoi Ségou n'a pas davantage attaqué Ḥamdallāhi sa rivale, et une des explications les plus plausibles à ses yeux est la crainte qu'avaient les Bambara des connaissances occultes détenues par les savants musulmans.Footnote 18
Dans les passages qu'il consacre à Djenné et Dia, il est également remarquable de voir l'importance qu'il accorde à la connaissance des secrets.Footnote 19 Or ces lieux sont précisément ceux où Almamy Maliki Yattara m'a laissé entendre qu'il avait reçu une bonne partie de ses connaissances en la matière. Ce dernier m'a ainsi semblé particulièrement dans son élément lorsque nous avons visité ensemble la ville de Dia, où, dit-il à propos de sa mission avec W. A. Brown, ‘nous enregistrâmes une bonne quantité de renseignements oraux, mais récoltâmes peu de manuscrits arabes, car les habitants de Dia sont très fermés. Heureusement, c'est un endroit où je suis très connu’.Footnote 20
Le recours aux sources arabes
Un dernier point remarquable est l'attention apportée aux sources manuscrites arabes. Elle n'a évidemment rien de surprenant chez un chercheur arabisant, travaillant avec un traditionniste également bon arabisant. Mais elle conduit l'ouvrage de Brown à se démarquer fortement de celui de Amadou Hampâté Bâ, comme le laisse déjà entendre le titre de son ouvrage The Caliphate of Ḥamdallāhi.
Je retrouve parmi les principaux manuscrits cités et utilisés par W. A. Brown bon nombre des textes dont Almamy Yattara a conservé une copie faite de sa main dans ses archives personnelles. On peut citer en particulier:
- Le Kitāb al-iḍṭirār ilā-llāḥ fī iḫmād baʿḍa mā tawaqqada min al-bidaʿ wa iḥyāʾ baʿḍa mā indarasa min al-sunan, ‘Sur la Nécessité de recourir à Dieu pour abroger quelques innovations et revivifier certaines Traditions’,Footnote 21 un des rares textes attribués à Aḥmad Lobbo, dont Almamy Yattara a fréquemment repris certains thèmes devant moi. Il s'appuyait en particulier sur ce texte pour déplorer la multiplication des mosquées du vendredi dans une même ville, phénomène qu'il observait à Bamako à la fin du vingtième siècle.
- Brown cite également fréquemment le tāʾrīḫ Fittuga et un poème connu sur la bataille de Noukouma.
Ces textes sont d'ailleurs le plus souvent des chroniques historiques, et une moindre utilisation est faite par Brown des documents qui ne sont pas en soi historiques. Sans doute ces derniers sont ceux montrés le plus spontanément aux chercheurs se présentant comme historiens. Mais peut-être faut-il également voir là une l'influence de l'approche d'Almamy Yattara, qui recherchait pour Brown ces documents: plusieurs fois j'ai remarqué chez Almamy Yattara une tendance à écarter comme de peu d'intérêt des documents arabes au motif qu'ils ne s'agissait pas de textes proprement historiques: c’était, il faut le reconnaître, une de ses limitations dans la recherche.
Mais la liste des documents arabes cités par Brown est tout de même déjà impressionnante. On y trouve d'abord quelques grandes bibliothèques privées du Mali, dont les principales sont également mentionnées en bonne place par Almamy Maliki Yattara dans le récit de ses enquêtes en compagnie de W. A. Brown.
Il faut ici souligner que ces recherches se sont effectuées avant que se constitue le paysage archivistique que nous connaissons aujourd'hui, dominé à Tombouctou par une bibliothèque publique, le centre Ahmed Baba, désigné aujourd'hui sous le nom de IHERIAB (créé en 1970) et par les grandes bibliothèques privées comme la bibliothèque Mamma Haïdara, qui existait déjà certes, mais était loin d'avoir l'ampleur qu'elle a aujourd'hui. On était également avant le renouveau de l'intérêt pour les manuscrits auquel s'attache le nom de John Hunwick – qui n'a eu aucun contact avec Almamy Maliki Yattara, les actions des grandes fondations et bailleurs de fonds de la fin du vingtième siècle, et aujourd'hui les programmes de numérisation poursuivis notamment par SAVAMA.
Les grandes bibliothèques utilisées par W. A. Brown sont celles dont les portes lui ont été ouvertes par Almamy Maliki Yattara. En premier lieu, il faut insister sur la bibliothèque Boul Araf, qui était alors probablement la plus importante du paysage intellectuel tombouctien. Almamy était ami de son directeur et il écrit à son propos: ‘au total, nous inventoriâmes quinze mille manuscrits, parmi lesquels trois mille manuscrits d'un intérêt fantastique’,Footnote 22 tout en insistant sur le fait que leur propriétaire était loin de leur avoir montré tous ses trésors.
Or cette bibliothèque, d'où sont tirés la plupart des manuscrits utilisés par Brown, est aujourd'hui dispersée, et une partie des manuscrits ont été depuis intégrés dans les deux grandes bibliothèques précitées.
Almamy souligne que déjà à l’époque Boul Araf souhaitait vendre certains de ses manuscrits, et qu'il en fit la proposition à W. A. Brown, mais celui-ci refusa, préférant les photographier et donner en échange une rémunération à Boul Araf:
Puis il vint trouver M. Brown et lui signala qu'il possédait de nombreux documents en double. Si M. Brown voulait les lui acheter, il accepterait de les lui vendre. Car il n'avait plus d'argent.
M. Brown lui répondit:
— Tu es très ouvert, mais je ne veux pas que tu vendes ta bibliothèque. D'autres chercheurs que moi viendront, et si tu vends tout, ils ne trouveront plus satisfaction. Garde-les donc, et dis-moi seulement l'argent dont tu as besoin …
M. Brown lui donna alors trois mille cinq cents francs pour qu'il garde les manuscrits! Et nous travaillâmes avec lui.Footnote 23
Almamy Maliki insiste également sur le rôle dans les recherches de W. A. Brown à Tombouctou de l'aide de
notre ami commun Moulay Ahmed Baber, un grand sage. Il faisait partie des notables de Tombouctou. Étant d'une immense générosité, il distribuait sa connaissance comme un fleuve trop plein. Nous prîmes immédiatement contact avec lui et il nous donna la clef de la ville de Tombouctou … Il nous a montré le fonds des Kounta, où nous avons pu faire de nombreuses photos, en particulier des ouvrages de Šayḫ al-Bakkāʾi.Footnote 24
On peut aussi mentionner l'importance des bibliothèques consultées à Ségou et à Mopti.
Almamy Maliki Yattara insiste également sur certains échecs retentissants liés au refus des détenteurs de manuscrits de coopérer avec W. Allen Brown.
Or moi aussi, j'ai été, en particulier à Tombouctou – où plus tard d'autres portes se sont ouvertes à moi par d'autres canaux – l'objet de refus de la même nature: il me semble qu'ici, il ne s'agit pas seulement du fait que certains détenteurs ne souhaitent pas montrer leur trésor à un étranger inconnu. Il y a aussi le fait que le chercheur étranger accompagné par un originaire du lieu est inévitablement perçu à travers les sentiments éprouvés à l’égard de ce dernier. Et une forte personnalité comme Almamy Maliki Yattara n'avait pas que des amis, y compris dans le milieu des détenteurs de manuscrits, j'en ai moi-même plusieurs fois fait l'expérience à mes dépens.
Ainsi, un notable dont je n'ai pas cru devoir reproduire le nom dans les Mémoires d'Almamy Yattara, et bien connu pour l'importance de sa bibliothèque, répondit ceci à la requête de W. Allen Brown: ‘Nous n'avons pas de manuscrits. Si quelqu'un t'a affirmé le contraire, c'est faux’.Footnote 25 Il semble qu'ici le fait que M. Brown ne soit pas musulman fut une des raisons des réserves du bibliothécaire.
Almamy ajoute le commentaire suivant, laissant par la même occasion entendre la puissance de la malédiction qui peut s'abattre sur ceux qui refusent de faire circuler le savoir:
Nous dûmes donc renoncer, bien que le commandant nous eût informé de l'importance de la bibliothèque; et pendant l'hivernage qui suivit notre retour à Bamako, le bâtiment où se trouvait la bibliothèque s'est écroulé et elle a été complètement détruite.Footnote 26
Un autre bibliothécaire fait perdre aux deux chercheurs plusieurs jours par ses réponses dilatoires et finalement se limite à leur montrer un manuscrit prétendument historique qui n'est autre que la Risāla … Footnote 27
Par contre, les manuscrits conservés hors du Mali utilisés par W. A. Brown sont relativement peu nombreux. Ici aussi, on peut insister sur le fait que les richesses de dépôts comme le Fonds Gironcourt (Institut de France) ou la bibliothèque de Ségou, étaient encore sous-évaluées. Leur catalogue complet devait être dressé plus tard.Footnote 28 Mais Almamy Yattara avait déjà effectué,Footnote 29 dès son entrée à l'Institut des Sciences Humaines de Bamako, une mission où il avait essayé de retrouver les lieux et les manuscrits visités par Gironcourt au début du siècle.
Brown a été déçu, manifestement, du peu de textes en provenance ou en liaison directe avec Ḥamdallāhi qu'il a trouvés. Cela le conduit à se demander ce que sont devenus ces textes, et il avance, à propos du ‘Tarikh Ḥamdullahi’, l'hypothèse suivante:
d'après les érudits locaux, cette chronique semi-officielle rapportant les évènements survenus année après année, ainsi qu'une collection officielle d'opinions et de décisions judiciaires, furent conservées dans la capitale jusqu’à la conquête oumarienne, après laquelle ces textes, ainsi que la plus grande partie de la documentation conservée dans la capitale, furent perdues. Mais il semble probable que des copies, des fragments ou des extraits survivent. Ils ne sont pas encore venus à la lumière.Footnote 30
On peut aujourd'hui à ce sujet faire les remarques suivantes:
- L'hypothèse de la disparition de manuscrits lors de la conquête oumarienne est fréquemment citée. On pense cependant que certains d'entre eux ont été récupérés par les Oumariens, et que c'est là la raison de la présence de ce type de textes dans la Bibliothèque oumarienne de Ségou aujourd'hui conservée à Paris (Fonds Archinard).
Almamy Yattara faisait également l'hypothèse que certains manuscrits avaient été cachés par les vaincus, et il relate comment il partit un peu plus tard à Pinia à la recherche de manuscrits qui auraient été selon lui confiés aux Dogons au moment de la prise de Ḥamdallāhi, et auraient finalement disparu.Footnote 31 Aujourd'hui, on aurait sans doute une vision moins pessimiste, en lisant en particulier l’étude de Mohamed Diagayeté,Footnote 32 et en voyant tous les nouveaux textes qui affleurent.
- Il reste cependant une dissymétrie évidente entre les sources de Ḥamdallāhi et celles provenant de Tombouctou: on peut penser ici à la correspondance entre les dirigeants de Ḥamdallāhi et les Kunta, dont seule la réponse des Kunta est connue à ce jour.
Les deux missions au Mali de W. Brown ont très certainement contribué à attirer l'attention de la communauté scientifique sur l'importance des manuscrits du Mali, avec les premières actions visant à microfilmer les manuscrits, comme le Project for the Conservation of Malian Arabic Manuscripts,Footnote 33 prélude aux actions de grande ampleur menées ensuite et qui ont contribué à partir de la fin du vingtième siècle au renouveau des études sur les manuscrits arabes qui se poursuit aujourd'hui, malgré les nouveaux dangers que leur fait courir la situation géo-politique dans la région.