1. Apparue dans le cadre de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui permet à un État confronté à un danger public menaçant son existence de déroger aux exigences de la ConventionFootnote 1, la marge nationale d’appréciation a gagné peu à peu l’ensemble des droits garantis par la Convention, en commençant par ceux organisant un régime de restriction (notamment le droit à la vie privée, la liberté de pensée, de conscience et de religion ou la liberté d’expression) pour finir par atteindre les droits indérogeables (essentiellement le droit à la vie)Footnote 2.
Dès son arrêt « Affaire linguistique belge » de 1968, la Cour affirme qu’elle
ne saurait se substituer aux autorités nationales compétentes, faute de quoi elle perdrait de vue le caractère subsidiaire du mécanisme international de garantie collective instauré par la Convention. Les autorités nationales demeurent libres de choisir les mesures qu’elles estiment appropriées dans les domaines régis par la Convention. Le contrôle de la Cour ne porte que sur la conformité de ces mesures avec les exigences de la ConventionFootnote 3.
Dans son arrêt Handyside de 1976, la Cour précise l’origine et les contours de la marge d’appréciation à l’occasion d’une affaire mettant en jeu la liberté d’expression consacrée par l’article 10 de la Convention :
on ne peut dégager du droit interne des divers États contractants une notion européenne uniforme de la « morale ». L’idée que leurs lois respectives se font des exigences de cette dernière varie dans le temps et l’espace, spécialement à notre époque caractérisée par une évolution rapide et profonde des opinions en la matière. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences comme sur la « nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à y répondre.
La Cour précise toutefois que la Convention « n’attribue pas pour autant aux États contractants un pouvoir d’appréciation illimité ». Chargée d’assurer le respect des engagements des États ayant adhéré à la Convention, la Cour est compétente pour apprécier « si une “restriction” ou “sanction” se concilie avec la liberté d’expression (…). La marge nationale d’appréciation va donc de pair avec un contrôle européen. Celui-ci concerne à la fois la finalité de la mesure litigieuse et sa “nécessité”. Il porte tant sur la loi de base que sur la décision l’appliquant, même quand elle émane d’une juridiction indépendante »Footnote 4.
2. Il résulte de ces arrêts de principe que la marge nationale d’appréciation est indissociable du principe de subsidiarité qui gouverne le droit international des droits de la personne. Le principe de subsidiarité se déduit immédiatement de la Convention. Ce sont en effet les États qui doivent au premier chef prendre les mesures qui s’imposent, en organisant un recours effectif au profit de toute personne qui estime ses droits violés (article 13 de la Convention). La subsidiarité préside également à l’organisation des relations entre la Cour et le juge national, la Cour n’intervenant qu’après l’épuisement des voies de recours interne (article 35). La marge nationale d’appréciation est légitimée par la « meilleure position » qu’occupent les autorités nationales qui, davantage au fait des nécessités du terrain, disposent d’un surcroît d’expertiseFootnote 5.
Il se déduit encore de ces arrêts que la Cour doit ériger un socle de droits fondamentaux sur lequel va se développer la marge nationale d’appréciation. Selon le préambule de la Convention, « le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres, et l’un des moyens d’atteindre ce but est la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». « Animés d’un même esprit et possédant un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit », les États membres sont résolus « à prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle ». Si, en 1949, on pouvait envisager un patrimoine commun aux dix États fondateurs concentrés dans l’Europe du Nord‑Ouest, qui venaient pourtant de se déchirer atrocement, il faut désormais une forte dose de conviction pour déceler l’idéal commun qui anime les 49 États membres, de la Russie à l’Europe de l’Ouest en passant par la TurquieFootnote 6. La Cour déduit néanmoins de l’objectif assigné à la Convention par les États membres qu’elle doit assurer la promotion et le développement des droits. Elle doit donc adopter une interprétation évolutive du catalogue des droits qui renforce continuellement les exigences pesant sur les États membres. Pour imposer cette interprétation évolutive, la Cour s’appuie sur le consensus des États membres partageant ce patrimoine commun, lequel permet des avancées collectivesFootnote 7. Plus il y aura consensus, moins grande sera la marge d’appréciation, moins il y en aura, plus large elle seraFootnote 8. C’est ce que rappelait la Cour dans son arrêt de Grande Chambre S.H. c. Autriche du 3 novembre 2011 :
lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte (…). En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est plus large.
(§ 94)L’on voit ici apparaître une corrélation entre l’absence de consensus et la sensibilité nationale, qui verra telle société plus sourcilleuse à l’égard de certaines questions en raison de sa tradition politico-culturelleFootnote 9. Ainsi, comme on le verraFootnote 10, la Cour met en avant l’enchâssement dans la Constitution de certains États du principe de laïcité pour accroître la marge d’appréciation dans le domaine religieuxFootnote 11.
Qui dit socle dit également marge… de progression, les États étant autorisés, voire invités, à conférer à leurs citoyens un standard de protection supérieur au minimum établi par la Convention et précisé par la Cour, ainsi que le rappelle l’article 53 de la Convention en vertu duquel « aucune des dispositions de la présente Convention ne sera interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales qui pourraient être reconnus conformément aux lois de toute Partie contractante (…) »Footnote 12.
3. Les droits fondamentaux et la démocratie sont interdépendants, « équiprimordiaux »Footnote 13, si bien que le progrès des uns renforce nécessairement l’autre. Bien comprise, la subsidiarité est un concept éminemment démocratique. Mais elle peut être pervertie si elle est utilisée pour rogner l’intervention de la Cour européenne des droits de l’homme en tant que protectrice des minorités, notamment religieuses. Comme le relève Gérard Gonzalez, le principe de subsidiarité fait consensus en cultivant une ambiguïté : « pour la Cour, ce principe permet de mettre en avant la responsabilité première des États dans l’effectivité de la Convention. Pour certains États, au contraire, le principe de subsidiarité devrait générer une plus grande réserve de la Cour à l’égard de mesures étatiques entrant dans une marge d’appréciation qu’ils souhaitent la plus large possible »Footnote 14.
Cet article se déclinera en deux parties qui retraceront l’évolution chronologique de la jurisprudence de la Cour. Il fut un temps où elle mobilisait, voire manipulait, le consensus afin d’épaissir le socle des droits de la personne et renforcer ainsi la démocratieFootnote 15 (Démocratie…). Le sentiment est toutefois partagé que, depuis une bonne dizaine d’années, elle se retranche derrière l’absence de consensus pour renoncer à son interprétation évolutive et amorce une période de reflux préjudiciable à la démocratie (c. Démocratie).
C’est dans ce contexte qu’au Québec, les promoteurs de la loi 21 sur la laïcité de l’ÉtatFootnote 16 prônent l’importation de la doctrine de la marge nationale d’appréciation de la Cour suprême du Canada. Par exemple, « l’ancien député et professeur Daniel Turp a suggéré que, si la loi portait effectivement atteinte à la liberté de religion contenue dans la Charte canadienne, le Québec pourrait se prévaloir de la marge d’appréciation à la manière des pays européens vis‑à-vis de la CED »Footnote 17. Il n’est toutefois pas certain que cette greffe prendrait, tant elle est peu compatible avec la jurisprudence libérale développée par la Cour suprêmerFootnote 18.
DÉMOCRATIE…
4. Aux yeux de la Cour, la marge d’appréciation fait peser une lourde responsabilité sur les épaules des autorités nationales. Selon Dean Spielmann, alors Président de la Cour, bien loin de signifier que « Strasbourg doit s’en remettre aux autorités nationales ou couper court à son contrôle », cette marge implique que « le niveau interne doit assumer sa part de responsabilité pour s’assurer du respect des droits de l’homme »Footnote 19. Ainsi, la marge d’appréciation n’est pas « un cadeau ou une concession », mais au contraire « une incitation à destination des juridictions nationales pour qu’elles procèdent à l’examen conventionnel requis, mettent en balance des droits concurrents, évaluent le poids de droits au regard d’autres intérêts publics, examinent la proportionnalité des ingérences au sein des droits »Footnote 20. Il appartient alors à la Cour de veiller à ce que les juridictions nationales assument leurs responsabilités, notamment en assurant au justiciable le recours effectif requis par l’article 13 de la Convention. Elle rappelle ainsi qu’une
application incomplète des garanties de l’article 13 gênerait le fonctionnement du caractère subsidiaire de la Cour au sein du mécanisme de la Convention (…). Partant, un contrôle incomplet de l’existence et du fonctionnement des recours internes affaiblirait et rendrait illusoires les garanties de l’article 13, alors que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (…). Dès lors, et contrairement à ce que le Gouvernement soutient, le principe de subsidiarité ne signifie pas qu’il faille renoncer à contrôler les recours internesFootnote 21.
5. Dans des périodes fastes, la Cour assaisonne le consensus pour épicer à sa sauce l’interprétation évolutive de la Convention.
Lorsqu’un large consensus rassemble les États membres du Conseil de l’Europe, il est relativement aisé pour la Cour d’imposer un socle de droits fondamentaux qu’elle interdit à une Partie de rogner. Au terme d’un tour d’Europe des écoles afin d’avoir « un aperçu général de l’enseignement religieux en Europe », la Cour constate que, dans cinq pays, « l’obligation de suivre un enseignement religieux est absolue », ce qui ne l’empêche pas de conclure que, « malgré la diversité des modalités d’enseignement, la quasi-totalité des États membres offrent au moins un moyen permettant aux élèves de ne pas suivre un enseignement religieux (en prévoyant un mécanisme d’exemption, en donnant la possibilité de suivre une matière de substitution, ou en laissant aux élèves la liberté de s’inscrire ou non à un cours de religion) »Footnote 22. Dès lors, la Turquie ne dispose d’aucune marge d’appréciation, elle doit offrir un mécanisme de dispense des cours de religion qui préserve efficacement les convictions des parentsFootnote 23.
6. Faute d’un consensus dûment établi, il est arrivé à la Cour de jongler avec la notion pour faire avancer certaines causes. Elle ne prend plus en compte l’existence ou l’absence de consensus pour moduler l’ampleur de la marge, mais elle invoque certaines convergences dans des évolutions sociétales pour les soutenir.
L’arrêt Marckx contre Belgique du 13 juin 1979 illustre particulièrement ce phénomène. Le droit belge traitait différemment la filiation maternelle suivant que la mère était mariée ou non. Dans le premier cas, l’établissement de la filiation était automatique, dans le second, l’enfant devait être reconnu par la mère, ce qui avait une incidence négative sur sa capacité successorale. Le gouvernement belge reconnaissait qu’une évolution législative vers davantage d’égalité était nécessaire, mais arguait que cette nécessité n’était apparue que récemment, avec la conclusion de conventions internationales tendant à régler l’établissement de la filiation naturelle. La Cour rétorque :
assurément, distinguer en ce domaine entre famille « naturelle » et famille « légitime » passait pour licite et normal dans beaucoup de pays européens à l’époque où fut rédigée la Convention. La Cour rappelle pourtant que cette dernière doit s’interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui. En l’espèce, elle ne peut pas ne pas être frappée par un phénomène : le droit interne de la grande majorité des États membres du Conseil de l’Europe a évolué et continue d’évoluer, corrélativement avec les instruments internationaux pertinents, vers la consécration juridique intégrale de l’adage « mater semper certa est ».
Si elle concède que seuls quatre États du Conseil de l’Europe ont ratifié les deux conventions internationales adoptées en 1962 et 1975, la Cour estime que l’on
ne saurait cependant invoquer cet état de choses à l’encontre de l’évolution constatée plus haut. Les deux conventions se trouvent en vigueur et rien ne permet d’attribuer le nombre encore limité des États contractants à un refus de reconnaître l’égalité entre enfants « naturels » et « légitimes » sur le point considéré. En réalité, l’existence de ces deux traités dénote en la matière une communauté de vues certaine entre les sociétés modernesFootnote 24.
En réalité, cet arrêt a provoqué un véritable séisme dans le droit civil de nombreux États membres. La France fut encore condamnée en 2019 avec une motivation très similaireFootnote 25. En adoptant une interprétation largement évolutive de l’article 8 de la Convention qui consacre le droit à la vie privée, notamment en considérant que la notion de famille inclut les liens hors mariage et en déduisant de cette disposition une obligation positive à charge de l’État de permettre au citoyen de mener une vie familiale normale, la Cour européenne des droits de l’homme fut accusée d’être sortie de son rôle. Aux yeux de l’ancien Président de la Cour constitutionnelle belge, Marc Bossuyt, « il n’appartient pas à une juridiction internationale, mais au législateur national (et subsidiairement au législateur international) d’élargir la protection juridique des sujets de droit. La fonction propre d’une juridiction internationale consiste dans l’exercice inébranlable du contrôle sur ce noyau de droits fondamentaux soumis à sa compétence »Footnote 26.
… CONTRE DÉMOCRATIE
7. C’est en conjuguant le principe de proportionnalité et la théorie de la « meilleure position » du juge national que la Cour parvient à reconnaître à l’autorité de l’État une marge nationale d’appréciation. Est proportionnée une mesure qui est susceptible d’atteindre le but légitime poursuivi (critère de l’appropriation), qui ne restreint les droits et libertés que dans la mesure de ce qui est nécessaire pour atteindre le but (critère de nécessité) et qui, tout bien pesé, en vaut la chandelle (critère de la proportionnalité au sens strict ou de la balance des intérêts)Footnote 27. Selon l’analyse de Sébastien Van Drooghenbroeck, la marge nationale d’appréciation conditionne
la « géométrie variable » du contrôle exercé par le juge européen sur les aspects substantiels de la proportionnalité, et ce, par le jeu de présomptions : la concession d’une large marge d’appréciation coïncide, dans cette perspective, non seulement avec une présomption irréfragable d’appropriation et de nécessité, mais aussi avec une présomption simple de proportionnalité au sens strict, opérant de facto un renversement de la charge de la preuve de cette dernière exigenceFootnote 28.
Il est pourtant des cas où la présomption de conventionnalité semble devenir totalement irréfragable pour toutes les étapes du contrôle de proportionnalité, la Cour n’abandonnant plus seulement la marge, mais tout le cadre de l’appréciation à l’État. Or c’est précisément pour l’appréciation de la balance des intérêts, qui suppose une prise de distance pour mesurer l’ensemble des enjeux, que le regard extérieur du juge international est le plus bénéfique à la protection des droits fondamentaux, notamment ceux des minorités. Tout le paradoxe de cette marge apparaît déjà dans l’affaire Handyside. Cet arrêt est connu pour cette merveilleuse affirmation : la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et vaut pour les idées « qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population »Footnote 29. On oublie parfois que l’éditeur Handyside fut débouté, la confiscation et la destruction de son livre validées, alors qu’il avait été diffusé dans de nombreux autres États sans susciter la moindre réaction.
8. Comment expliquer que la Cour européenne des droits de l’homme démissionneFootnote 30, surtout depuis une quinzaine d’années, de l’une de ses missions les plus essentielles ? Elle est de plus en plus rappelée à l’ordre par des États membres qui n’acceptent plus que l’agenda des avancées dans le domaine des droits de la personne soit dicté en dehors de leur souveraineté. Frédéric Krenc pose ce terrible constat : le défi, pour la Cour, de faire accepter ses arrêts et donc d’imposer son autorité
est d’autant plus grand que la défiance manifestée par les États à son égard s’est considérablement intensifiée cette dernière décennie. Certes, les critiques à l’endroit de la Cour ne sont pas neuves. La Cour est, depuis son origine, la cible de critiques. Mais ce qu’il y a de nouveau, c’est leur caractère massif, répété, structuré même. Il ne s’agit plus seulement d’une critique ponctuelle d’un État qui se plaint d’un arrêt de la Cour rendu à son égard. Force est de constater une remise en cause profonde par un certain nombre d’États de l’existence même du contrôle pratiqué par la CourFootnote 31.
La Grande‑Bretagne n’a pas digéré d’avoir été condamnée en 2005 pour déchoir automatiquement tout détenu de son droit de voteFootnote 32. Alors qu’elle n’était encore que ministre des Affaires intérieures, Theresa May déclara en 2016 :
The ECHR can bind the hands of Parliament, adds nothing to our prosperity, makes us less secure by preventing the deportation of dangerous foreign nationals—and does nothing to change the attitudes of governments like Russia’s when it comes to human rights. So regardless of the EU referendum, my view is this. If we want to reform human rights laws in this country, it isn’t the EU we should leave but the ECHR and the jurisdiction of its court Footnote 33.
De son côté, la Russie a très mal réagi à l’arrêt Markin de 2012 où elle a été condamnée pour ne pas octroyer de congé parental aux militaires de sexe masculin. Par cet arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme condamnait une décision de la Cour constitutionnelle russe, jusque‑là fidèle porte‑parole de la jurisprudence strasbourgeoiseFootnote 34. La Constitution russe a été modifiée en 2014 afin de permettre à sa Cour constitutionnelle de faire obstacle à l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’hommeFootnote 35.
9. Cette bronca d’États poids lourds du Conseil de l’Europe (il faut y ajouter notamment la France et l’ItalieFootnote 36) s’est particulièrement exprimée lors de la troisième conférence sur la réforme de la Cour européenne des droits de l’homme qui s’est tenue en 2012 à Brighton. La Déclaration qui en est issue rappelle à la Cour le caractère subsidiaire de son intervention et la marge d’appréciation qu’elle doit reconnaître aux États : « le rôle de la Cour est d’examiner si les décisions prises par les autorités nationales sont compatibles avec la Convention eu égard à la marge d’appréciation dont disposent les États »Footnote 37.
Françoise Tulkens, sortant tout juste de sa charge de vice-présidente de la Cour, jugea cette partie de la Déclaration « préoccupante » en ce qu’elle constitue « une large concession faite aux États membres et une “première” dans l’histoire de la Convention puisqu’il s’agit d’une restriction de l’intervention de la Cour dont la mission est d’assurer la protection et le développement des droits de la Convention »Footnote 38. Elle rappela que si le principe de subsidiarité est important, la Convention repose sur un second pilier tout aussi important, « le principe de l’effectivité des droits garantis », « contrepoids du principe de subsidiarité » qui mériterait également d’être consacré dans le Préambule. Ignorer ce principe ferait sombrer la Cour dans le déni de justice. Or le respecter suppose de persévérer dans l’interprétation « téléologique pour faire de la Convention un instrument vivant »Footnote 39.
Néanmoins, dans la foulée, le Protocole n° 15, non encore en vigueur, insère dans le Préambule de la Convention un nouveau considérant : « Affirmant qu’il incombe au premier chef aux Hautes Parties contractantes, conformément au principe de subsidiarité, de garantir le respect des droits et libertés définis dans la présente Convention et ses protocoles, et que, ce faisant, elles jouissent d’une marge d’appréciation, sous le contrôle de la Cour européenne des Droits de l’Homme instituée par la présente Convention ».
Dans son avis sur le projet de Préambule, la Cour notait que l’objectif essentiel poursuivi par celui-ci est de préserver l’effectivité du recours individuel, « qui se trouve au cœur du mécanisme de la Convention » en ramenant « le nombre d’affaires pendantes devant la Cour à un volume gérable ». Selon la Cour, l’un des éléments clés pour atteindre cet objectif « est la reconnaissance accrue du fait que la mise en œuvre effective de la Convention doit être une responsabilité partagée. La Cour ne doit pas en principe, et ne peut pas en pratique, supporter seule la charge de travail inhérente à l’application de la Convention ». À cette fin, les États doivent « déployer des efforts particuliers pour résoudre les problèmes structurels qui sont à l’origine d’un grand nombre d’affaires. À cet égard, il leur faut éliminer les causes des violations, mais aussi mettre en place des mécanismes permettant aux personnes victimes de ces violations d’obtenir réparation au niveau national »Footnote 40. La Cour, qui ne cite pas le principe de subsidiarité, adopte ainsi une attitude volontariste et positive, feignant de ne pas saisir la mise en garde qui lui est adressée.
10. Il n’est pas certain que les rappels à l’ordre formalisés aient été nécessairesFootnote 41. La Cour sait très bien jusqu’où elle peut déplaire sans prendre trop de risque, sinon pour sa survie, à tout le moins pour continuer à influencer l’évolution de la définition des droits de la personne en Europe. Bien avant la Déclaration de Brighton, elle a actionné deux volants dont elle disposait pour mener sa jurisprudence dans des eaux plus calmes, à l’abri d’une ire trop vengeresse des États membres.
Le premier volant permet de manipuler le critère du consensus qu’il arrive à la Cour de dévoyer sans vergogneFootnote 42. Le second actionne un robinet qu’elle peut fermer. Il est en effet des espèces où la Cour ne procède plus qu’à une mascarade de contrôle de proportionnalité, abandonnant ainsi la conduite de l’affaire à l’État partieFootnote 43.
La plupart du temps, la Cour actionne ces deux volants lorsqu’elle est confrontée à des questions de société particulièrement controversées où la question religieuse occupe une place centraleFootnote 44. Elle l’avoue dans son arrêt Murphy c. Irlande du 10 juillet 2003, où elle était confrontée à l’interdiction de diffuser des publicités religieuses à la télévision et à la radio :
l’article 10 § 2 de la Convention laisse très peu de place aux restrictions qui visent les discours politiques ou les débats sur des questions d’intérêt général (…). Toutefois, les États contractants ont généralement une plus grande marge d’appréciation lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression dans des domaines susceptibles d’offenser des convictions personnelles intimes relevant de la morale ou, plus particulièrement, de la religion. Du reste, comme dans le domaine de la morale, et peut-être à un degré plus important encore, les pays européens n’ont pas une conception uniforme des exigences afférentes à « la protection des droits d’autrui » s’agissant des attaques contre des convictions religieuses. Ce qui est de nature à offenser gravement des personnes d’une certaine croyance religieuse varie fort dans le temps et dans l’espace, spécialement à notre époque caractérisée par une multiplicité croissante de croyances et de confessions. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leurs pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences par rapport aux droits d’autrui comme sur la « nécessité » d’une « restriction » destinée à protéger contre ce genre de publications les personnes dont les sentiments et les convictions les plus profonds en seraient gravement offensés.
La Cour précise que, dans une autre affaire d’interdiction de publicité où la religion n'était pas impliquée, « une faible marge d’appréciation s’appliquait » Footnote 45.
Il est pourtant frappant de constater que ce n’est pas en investissant le domaine de la religion que la Cour a été la plus critiquée. Pour rappelFootnote 46, les Britanniques n’ont pas digéré qu’elle pénètre dans les prisons, les Russes qu’elle débarque dans les casernes et les Français qu’elle soupèse les lois antiterroristes.
11. La Cour s’appuie sur l’absence de consensus pour accroître, parfois considérablement, la marge d’appréciation dont bénéficie un État.
L’on sait qu’elle se refuse à déterminer le début de la vie humaine :
le point de départ du droit à la vie relève de la marge d’appréciation des États dont la Cour tend à considérer qu’elle doit leur être reconnue dans ce domaine, même dans le cadre d’une interprétation évolutive de la Convention, qui est un instrument vivant, à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles (…). Les raisons qui l’ont poussée à ce constat sont, d’une part, que la solution à donner à ladite protection n’est pas arrêtée au sein de la majorité des États contractants et, d’autre part, qu’aucun consensus européen n’existe sur la définition scientifique et juridique des débuts de la vie (…). En revanche, la Cour estime qu’il existe bien, dans une majorité substantielle des États membres du Conseil de l’Europe, une tendance en faveur de l’autorisation de l’avortement, et que la plupart des États contractants ont résolu le conflit entre les droits concurrents du fœtus et de la future mère dans le sens d’un élargissement des conditions d’accès à l’avortement (…).
Les droits revendiqués au nom du fœtus et ceux de la future mère étant inextricablement liés, dès lors qu’on accorde aux États une marge d’appréciation en matière de protection de l’enfant à naître, il faut nécessairement leur laisser aussi une marge d’appréciation quant à la façon de ménager un équilibre entre cette protection et celle des droits concurrents de la femme enceinte. En l’absence de communautés de vues sur la question des débuts de la vie, l’examen de l’application des solutions juridiques nationales aux circonstances d’un cas donné revêt une importance particulière pour répondre à la question de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre les droits individuels et l’intérêt généralFootnote 47.
Ce faisant, toutefois, la Cour refuse de se prononcer sur le champ d’application de l’article 2 de la Convention, qui consacre le « droit de toute personne à la vie ». Or, conformément à l’article 32 de la Convention, il lui appartient d’interpréter le texte fondateur, et donc de définir ce qu’il y a lieu d’entendre par « personne ». Elle renonce même à fixer un socle, puisqu’elle n’établit aucun seuil à partir duquel le fœtus a droit à une protection, laissant cette définition à la seule appréciation de l’ÉtatFootnote 48. Pour éviter d’avouer concéder une marge d’appréciation dans l’application de l’article 2, la Cour place le débat exclusivement sur le terrain de l’article 8, relatif à la vie privée, qui, autorisant des restrictions, se prête davantage à l’usage de la margeFootnote 49. Toute autre est évidemment la question de la mise en balance du droit à l’autodétermination de la femme et du droit à la vie du fœtus, où la théorie de la marge d’appréciation trouve très légitimement à s’appliquer.
12. La manière dont la Cour parvient à constater l’absence de consensus relève parfois de la magie argumentative.
Dans une affaire S.H. contre Autriche du 3 novembre 2011, avant la Conférence de Brighton donc, la Cour valide une loi interdisant le don de sperme ou d’ovule dans le cadre d’une fécondation in vitro, ce qui a pour effet de priver des couples de la possibilité d’enfanter, en développant une conception très particulière du « consensus européen » :
les États contractants ont aujourd’hui clairement tendance à autoriser dans leur législation le don de gamètes à des fins de fécondation in vitro, tendance qui traduit l’émergence d’un consensus européen. Toutefois, le consensus qui semble se dessiner correspond davantage à un stade de l’évolution d’une branche du droit particulièrement dynamique qu’à des principes établis de longue date dans les ordres juridiques des États membres, raison pour laquelle il ne peut restreindre de manière décisive la marge d’appréciation de l’ÉtatFootnote 50.
L’on est loin de l’arrêt MarckxFootnote 51. Cette fois, le consensus devrait se parer des attributs de la coutume et se forger dans la durée. Réaction de la juge Françoise Tulkens, alors vice-présidente de la Cour, dans une opinion dissidente signée avec trois autres magistrats dissidents :
De manière inédite, la Cour donne ainsi au consensus européen une dimension nouvelle et fixe à celui-ci un seuil particulièrement bas, laissant à la marge d’appréciation des États une extension potentiellement illimitée. Le climat actuel n’est sans doute pas étranger à une telle position de retrait. Les divergences dans la jurisprudence de la Cour quant à la valeur déterminante du consensus européen et le manque de rigueur des critères retenus pour contrôler celui-ci atteignent ici leur limite, créant une profonde insécurité juridiqueFootnote 52.
13. L’on peut lire dans l’arrêt Leyla Şahin contre Turquie du 10 novembre 2005, du nom d’une étudiante qui entendait porter le voile à l’université :
lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre l’État et les religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (…). Tel est notamment le cas lorsqu’il s’agit de la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement, d’autant plus, comme le démontre l’aperçu de droit comparé, au vu de la diversité des approches nationales quant à cette question. En effet, il n’est pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société, et le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse ne sont pas les mêmes suivant les époques et les contextesFootnote 53.
Que donne l’aperçu de droit comparé ? La Cour constate :
depuis plus d’une vingtaine d’années, la place du voile islamique dans l’enseignement public suscite en Europe la controverse. Dans la majorité des pays européens, le débat concerne principalement les établissements d’enseignement du primaire et du secondaire. En revanche, en Turquie, en Azerbaïdjan et en Albanie, ce débat tourne non seulement autour de la liberté personnelle mais également de la signification politique du voile islamique. En effet, dans ces trois seuls pays, le port de celui-ci est réglementé dans l’espace universitaireFootnote 54.
Même la France n’interdit pas le port du voile à l’universitéFootnote 55 ! Poussant cette logique à son extrême, la Cour pourrait constater l’absence de consensus parce qu’un seul État adopte une position différente, à savoir l’État défendeur. Il n’y aurait dès lors jamais de consensus… ou jamais de contentieux.
14. Dans son arrêt Ebrahimian contre France du 26 novembre 2015, la Cour était confrontée au non-renouvellement du contrat d’une assistante sociale travaillant dans un hôpital psychiatrique au motif que celle-ci refusait d’ôter son voile. Certes, aucun prosélytisme ne lui était reprochéFootnote 56, mais une circonstance aggravante était avancée : l’assistante sociale était en présence de patients se trouvant dans un état fragile ou de dépendanceFootnote 57. La Cour identifie le but poursuivi : la défense de la laïcitéFootnote 58. Bien qu’annonçant un contrôle de proportionnalité, la Cour octroie à la France une large marge d’appréciation, si bien que la « question principale » devient « de savoir si l’État a outrepassé sa marge d’appréciation »Footnote 59. Aux yeux de l’administration française, exhiber un voile constitue un manquement fautif grave au devoir de neutralité de tout fonctionnaireFootnote 60. Conclusion : « la réglementation de l’État concerné y fait primer les droits d’autrui, l’égalité de traitement des patients et le fonctionnement du service sur les manifestations des croyances religieuses, ce dont (la Cour) prend acte »Footnote 61.
Autrement écrit, comme il n’y a pas de conciliation possible entre la vision française de la laïcité et la volonté d’un fonctionnaire de porter un signe convictionnel, la liberté de religion doit s’effacer. Au passage, la Cour précise « qu’il ne lui appartient pas » d’apprécier le modèle français de la laïcité et les obligations qu’il fait peser sur les fonctionnaires, qu’elle qualifie pourtant de « strictes »Footnote 62. Se contentant de prendre acte de l’attitude de l’État français, la Cour renonce explicitement à tout contrôle de proportionnalité.
15. Il ne se concevrait pas de traiter de la marge d’appréciation en matière religieuse sans évoquer l’arrêt SAS contre France du 1er juillet 2014, par lequel la Cour, en Grande Chambre, valide la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.
À l’inverse des affaires évoquées jusqu’ici, la Cour effectue un véritable contrôle de proportionnalité. Alors que la requérante invoque davantage son droit à la vie privée, la Cour place l’affaire essentiellement sous l’angle de la libre expression religieuseFootnote 63.
Le premier objectif examiné est le respect de l’égalité homme/femme. Il est écarté par la Cour qui procède à cette occasion à un heureux revirement de jurisprudenceFootnote 64 : « un État partie ne saurait invoquer l’égalité des sexes pour interdire une pratique que des femmes – telle la requérante – revendiquent dans le cadre de l’exercice des droits que consacre (…) la Convention, sauf à admettre que l’on puisse à ce titre prétendre protéger des individus contre l’exercice de leurs propres droits et libertés fondamentaux »Footnote 65.
Le deuxième but est la préservation de la dignité des personnes. La Cour « est consciente de ce que le vêtement en cause est perçu comme étrange par beaucoup de ceux qui l’observent. Elle souligne toutefois que, dans sa différence, il est l’expression d’une identité culturelle qui contribue au pluralisme dont la démocratie se nourrit »Footnote 66.
Le troisième objectif est la sécurité publique, la burqa empêchant la vérification de l’identité des personnesFootnote 67. Ce souci légitime ne justifie toutefois pas une interdiction absolueFootnote 68.
Le quatrième objectif est la promotion du « vivre ensemble », la France considérant que « le visage joue un rôle important dans l’interaction sociale ». La Cour admet cet objectif du bout des lèvres, mais prévient : « la flexibilité de la notion de « vivre ensemble » et le risque d’excès qui en découle commandent que la Cour procède à un examen attentif de la nécessité de la restriction contestée »Footnote 69. Elle estime tout d’abord que l’interdiction générale est démesurée, étant donné que seules 1 900 femmes portant le voile intégral ont été dénombrées sur une population de soixante-cinq millions d’habitantsFootnote 70. En outre, l’interdiction place les femmes qui entendent porter la burqa par conviction religieuse « devant un dilemme complexe » et « peut avoir pour effet de les isoler et d’affecter leur autonomie »Footnote 71.
La Cour va même jusqu’à relever que la loi « et certaines controverses qui ont accompagné son élaboration ont pu être ressenties douloureusement par une partie de la communauté musulmane »Footnote 72. Elle exprime sa préoccupation à l’égard des propos islamophobes tenus lors des travaux préparatoires : « un État qui s’engage dans un processus législatif de ce type prend le risque de contribuer à la consolidation des stéréotypes qui affectent certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance alors qu’il se doit au contraire de promouvoir la tolérance »Footnote 73.
Concluant à la disproportion, la Cour se refuse à condamner la France en se retranchant derrière l’ample marge nationale d’appréciation : « s’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient alors, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est “nécessaire” »Footnote 74. La France disposait d’une marge d’appréciation d’autant plus « ample »Footnote 75 « qu’il n’y a pas de communauté de vue entre les États membres du Conseil de l’Europe ». Elle reconnaît que, « d’un point de vue strictement normatif, la France est dans une situation très minoritaire en Europe : excepté la Belgique, aucun autre État membre du Conseil de l’Europe n’a à ce jour opté pour une telle mesure »Footnote 76. Toutefois, certains États envisagent une telle interdiction tandis que d’autres ne sont pas confrontés à la question, si bien « qu’il n’y a en Europe aucun consensus en la matière, que ce soit pour ou contre une interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public »Footnote 77. Dans leur opinion dissidente, les juges Nußberger et Jäderblom refont les comptes : « le fait que quarante‑cinq États membres sur quarante‑sept – donc une écrasante majorité – n’aient pas estimé nécessaire de légiférer dans ce domaine est un indicateur très fort de l’existence d’un consensus européen »Footnote 78.
Compte tenu de « l’ampleur de la marge d’appréciation » octroyée une fois encore suite à une manipulation de la notion d’absence de consensus, la Cour conclut que la loi « peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du “vivre ensemble” en tant qu’élément de la “protection des droits et libertés d’autrui” »Footnote 79. Comme le dénoncent les juges Nußberger et Jäderblom, « des droits individuels concrets garantis par la Convention sont ici sacrifiés à des principes abstraits »Footnote 80.
Certes, la Cour reconnaît depuis longtemps cette ample marge d’appréciation en matière religieuse, mais, dénonce Patrice Rolland, « avec l’arrêt S.A.S., la Cour semble pousser encore plus loin son autolimitation au point qu’il faille se demander ce que devient son contrôle juridictionnel »Footnote 81. Confrontée à un « choix de société », la Cour estime devoir « faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionnalité dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société en cause »Footnote 82. Elle abandonne ainsi le sort des minorités à la volonté majoritaire.
Néanmoins, au vu des nettes réticences énoncées au terme d’un contrôle de proportionnalité dûment effectué et de « l’abyssale marge d’appréciation consentie », la Cour semble avertir la France, selon les termes de Gérard Gonzalez, d’un « pour cette fois ça va! »Footnote 83. Les réticences exprimées ne sont-elles que des « conseils de prudence et de modération» adressés au législateurFootnote 84 ou oserait-on y voir l’annonce d’un futur contrôle plus effectif de la proportionnalité en matière religieuse?
CONCLUSION
16. Dans les cas qui viennent d’être évoqués, la Cour renonce à procéder à un véritable contrôle de proportionnalité ou, dans le dernier, dénonce une loi disproportionnée, mais n’ose pas l’invalider. Elle démissionne du rôle fondamental qui lui a été assigné : être la gardienne des droits consacrés par la Convention. Pourtant, lors de la Conférence de Brighton, Sir Nicolas Bratza, alors Président de la Cour, rappelait que sa Cour ne saurait renoncer à des pans entiers de sa mission de protection des droits conventionnels – laquelle « implique (…) parfois de devoir garantir les intérêts d’une minorité contre l’avis de la majorité »Footnote 85.
Faut-il blâmer la Cour européenne des droits de l’homme et donner en exemple le Comité des droits de l’homme qui, ignorant le principe de subsidiarité et sa marge nationale d’appréciation, fait une scrupuleuse application du principe de proportionnalité en requérant à chaque fois de l’État qu’il justifie toute restriction à une libertéFootnote 86? Alors qu’elle avait été absoute par la Cour, la France a ainsi été épinglée par le Comité tant pour sa loi de 2004 interdisant les signes convictionnels à l’école que celle de 2010 interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public, notamment.
Le problème est que le Comité des droits de l’homme prononce ses sentences dans l’indifférence générale. La victoire des requérants est purement platonique alors, pourtant, que les États, dont la France, ont choisi de se soumettre à l’appréciation du Comité et se sont engagés à remédier aux violations des droits fondamentaux constatées dans les communications individuellesFootnote 87. Dans ses rapports périodiques, le Comité s’époumone tous les cinq ans à inviter la France à se conformer à ses décisionsFootnote 88.
La Cour européenne des droits de l’homme a failli imploser, étant à un moment incapable de faire face à l’afflux de dossiers qui lui étaient soumis. La Russie a fait pression sur elle en refusant de ratifier le Protocole n° 14 qui permettait de renforcer considérablement son efficacité. Lorsqu’elle a engagé un bras de fer avec la Cour suprême russe, elle l’a perdu, la Russie s’étant arrogé le droit d’apprécier la constitutionnalité de ses arrêts.
Frédéric Krenc, nommé depuis juge belge à la Cour, le rappelle tristement, mais opportunément :
on ne peut, en effet, perdre de vue que la Cour européenne des droits de l’homme est une juridiction internationale qui doit son existence, mais aussi sa survie, aux États qui l’ont créée. Or, cette Cour peut se montrer particulièrement ingrate envers ses créateurs lorsqu’elle les condamne aux termes d’arrêts qui sont juridiquement obligatoires (…). Le « défi » pour la Cour est dès lors le suivant : faire accepter ses arrêts pour que ceux-ci soient exécutés et que les droits de la Convention européenne des droits de l’homme demeurent « concrets et effectifs », sans pour autant renoncer à sa mission de contrôle ni abaisser les standards de protectionFootnote 89.
C’est évidemment ce dernier élément qui rend l’équation particulièrement délicate à résoudre : comment se faire accepter sans s’aplatir ou en tout cas s’amollirFootnote 90 ? Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive, pourtant difficilement taxables de promouvoir le repli sur soi, se montraient relativement compréhensives à la lecture de l’arrêt S.A.S. :
Bien évidemment, le réalisme politique est à l’œuvre ici et il est difficile de jeter la pierre à la Cour. À l’heure où son autorité, voire sa légitimité, est remise en question par de nombreux États, avait-elle réellement la possibilité de fustiger une loi nationale adoptée à la quasi-unanimité et présentée comme un élément d’identité nationale de la patrie des droits de l’homme? Sans compter le contexte géopolitique et les actes de violence commis au nom d’un islamisme radical et sans concessionsFootnote 91.
Comme en écho, Françoise Tulkens lance ce cri d’alarme :
le rôle de la Cour est essentiel, il faut le rappeler avec force. Dans la période actuelle, qui est difficile pour les droits de l’homme, une période de déclin et de désenchantement, la Cour doit résister, dans le vrai sens du terme, car elle est, dans de nombreuses situations, la dernière ligne de protection. Elle doit maintenir des positions solides, sans céder à l’opportunisme ni accepter des compromis qui pourraient être illusoiresFootnote 92.
17. La Cour doit donc faire preuve d’une « prudente audace », selon l’expression de Nicolas Hervieu. Évidemment, on aimerait que l’audace l’emporte davantage sur la prudence et que la Cour renonce moins souvent à protéger les minorités, notamment religieusesFootnote 93. Mais pour la Cour, semble-t-il, c’est « marge ou crève ».