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Stéphane Van Damme, Les voyageurs du doute. L’invention d’un altermondialisme libertin (1620-1820), Paris, Fayard, 2023, 368 p.

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Stéphane Van Damme, Les voyageurs du doute. L’invention d’un altermondialisme libertin (1620-1820), Paris, Fayard, 2023, 368 p.

Published online by Cambridge University Press:  14 February 2024

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Abstract

Type
Histoire des savoirs à l'époque moderne (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Peut-on relativiser l’idée d’une globalisation triomphante qui se serait imposée au temps des conquêtes coloniales et qui aurait été alimentée par la pensée des Lumières ? Peut-on définir cette entreprise autrement que de manière négative, par une forme de contestation, consciente ou non, de la pensée dominante, à valeur politique ou religieuse ? C’est le but que se donne le livre de Stéphane Van Damme : penser les origines intellectuelles d’une forme d’« altermondialisation », entre les xvie et xviiie siècles, comme un « régime des savoirs qui a cherché à élaborer une véritable épistémologie » (p. 11). S’appuyant alors sur l’idée que l’approche des savoirs lointains a toujours été associée aux manifestations du scepticisme, idée qu’il trouve déjà chez Claude Lévi-Strauss, l’auteur revient sur les travaux d’un ensemble de savants et de voyageurs de la période moderne pour explorer les trois formes d’un « altermondialisme géographique, naturaliste et philologique » (p. 286). Ceux qu’il présente alors comme des « voyageurs du doute » sont donc des auteurs (voyageant ou non) d’inspiration sceptique, libertine, matérialiste qui, dès le xvie siècle, élaborèrent de manière plus ou moins évidente une vision du monde alternative à celle proposée par le pouvoir politique et religieux (essentiellement la monarchie absolutiste française et le catholicisme des missionnaires jésuites).

Du point de vue de la méthode, l’ouvrage analyse donc un ensemble très étendu de documents rapportant des informations sur les territoires explorés par les voyageurs, ce qui fait en soi l’un des intérêts et des richesses de l’étude : récits de voyage, récits de découverte géographique, herbiers, collections de curiosités, cartes, globes et planisphères, ou encore écrits portant sur l’astronomie, la médecine et les sciences de la nature. Grâce à ce travail, l’auteur met en avant un discours savant qui repose sur d’importantes connaissances objectives, contestant non seulement l’autorité de la religion, mais aussi la toute-puissance politique de la monarchie française, incarnée par l’idéal d’un « absolutisme universel ». Le livre vise donc à prouver l’existence d’un discours différent du récit triomphant de l’expansionnisme intellectuel, économique et politique de la monarchie française résultant de la rencontre d’une culture sceptique et de l’effet de décentrement entraîné par l’expérience viatique – discours élaboré parfois au sein même des institutions royales ou par des acteurs proches du pouvoir politique.

La première partie du livre, consacrée à la « mappemonde sceptique », s’intéresse à la naissance d’une pratique sceptique de la géographie, telle que déployée par François de La Mothe Le Vayer dans La géographie du Prince (1663), ouvrage destiné à l’éducation du jeune Louis XIV et permettant d’étudier des pratiques discursives qui sont à la fois des procédés de dissimulation de la pensée libertine et une démarche heuristique interrogeant la complexité du discours qui accompagne l’avènement de l’absolutisme. Les chapitres suivants s’intéressent à la pratique critique du voyage savant qui conduit, à l’instar de François Bernier, à une forme de discours critique de la politique royale, observée également, au tournant du xviiie siècle, chez des auteurs empruntant aux utopies et aux récits de voyages les outils d’une critique de la politique royale. L’auteur examine ensuite la méfiance, souvent légitime, que manifestent les savants, tels Guillaume Delisle ou le baron de La Hontan, à l’égard des pratiques cartographiques et des témoignages des voyageurs, notamment des missionnaires. Se généralise ainsi une forme de critique épistémique, visant d’une part le statut et les formes de la communication visuelle (cartes, mappemondes, tables ou gravures) et les enjeux des formes discursives qui portent les savoirs sur les terres lointaines (notamment les récits de voyage dans leur dimension littéraire). Cette démarche critique accompagne désormais, selon S. Van Damme, une nouvelle manière de lire et de dire le monde qui fait contrepoint au récit officiel.

La deuxième partie de l’ouvrage, plus courte, porte sur « la nature du doute » et s’intéresse plus spécialement aux conceptions de la nature sous-jacentes à ces deux manières de dire le monde durant la modernité. Le « pyrrhonisme physique » (p. 177) des « voyageurs du doute » porte donc à une lecture critique des savoirs de la nature, et notamment de l’histoire naturelle, de la physique ou de la médecine, trahissant des inspirations libertines et souvent matérialistes. Ceci se traduit par un intérêt marqué pour les phénomènes extraordinaires, les singularités de la nature, les origines géologiques de la terre et pour les « monstres », qu’il ne s’agit désormais pas de refuser en tant que tels, mais bien d’examiner à partir des principes de la science moderne. Voyageurs et savants parviennent ainsi à déplacer le débat sur le surnaturel ou sur les superstitions du domaine religieux aux registres épistémique, psychologique ou politique, ce qui invite à reconsidérer le projet absolutiste et ses fondements religieux. Le discours sceptique, libertin et matérialiste ne met donc pas seulement en cause l’ordre métaphysique et moral défendu par les missionnaires, mais s’intéresse à « l’économie politique des ressources naturelles » (p. 211) propre au discours colonial.

La troisième et dernière partie, consacrée aux « sémiophores équivoques », aborde de manière critique le projet d’élaboration d’une bibliothèque universelle, notamment à travers la question de l’orientalisme. Confrontant la culture de l’accumulation livresque à la pratique de la philologie et de la copie manuscrite, de la bibliothèque universelle à usage des princes à celle, privée, réservée à l’honnête homme, S. Van Damme insiste sur l’existence de réseaux dont les mécanismes et les enjeux échappent au pouvoir politique, notamment pour ce qui est des savants qui s’intéressent aux cultures asiatiques telles qu’elles sont portées par les textes et dont la lecture permet justement une remise en cause des logiques savantes de la monarchie. Les voyages en Orient prennent alors une nouvelle dimension et s’intéressent à des aspects des cultures lointaines qui avaient jusque-là échappé aux missionnaires, notamment la question des représentations sexuelles, dont l’auteur suit la trace jusqu’au marquis de Sade. L’ouvrage opère, en épilogue, une ouverture vers l’Amérique de la fin du xviiie siècle et s’interroge sur les conséquences de la diffusion de cette pensée « altermondialiste » au moment où les répercussions de la Révolution française font craindre, dans la démocratie américaine naissante, une subversion du monde politique et moral dans la jeune nation…

Dans un livre qui déploie une érudition incontestable, mobilise des savoirs très divers et fait émerger une problématique nouvelle, S. Van Damme propose donc une lecture originale de ce qui pourrait être vu comme une forme primitive d’altermondialisme ou, du moins, la défense d’une diversité de coutumes, une forme de « cosmopolitisme savant » (p. 286), une vision non mercantiliste des savoirs, par opposition à la politique universaliste des connaissances prônée par la monarchie française. Outre l’effet anachronique de termes contemporains employés pour caractériser la période, mais défendus dès l’introduction de manière plutôt efficace par l’auteur, on peut s’interroger sur les principes qui sous-tendent la démonstration. Peut-on vraiment appliquer des concepts et des doctrines philosophiques, que la critique contemporaine ne cesse d’interroger, à des pratiques sociales et intellectuelles, certes critiques et « rationalistes », au risque d’en dénaturer le sens ? Qu’entend-on par « épistémologie sceptique », voire par « scepticisme » ? Peut-on inclure sous ces étiquettes la pratique pyrrhonienne de la suspension du jugement ou la prudence académique manifestée par certains auteurs qui, entre le xviie et le xviiie siècle, refusent de céder à « l’esprit de système » sans pour autant se fermer à la possibilité même des connaissances, y compris dans les domaines les plus sujets à caution ? La remarque vaut également pour la définition de catégories très problématiques et largement mobilisées dans le livre, telles que celles de « libertins » (et même de « libertins érudits ») ou de « matérialistes », dont les démarches sont parfois présentées de manière (nécessairement) rapides et peu justifiée, et dont le lien n’est pas toujours explicité. Certes, il est difficile de rentrer dans un tel détail d’analyse dans le cadre d’un projet dont les objectifs sont sans doute autres et suffisamment ambitieux. Il n’empêche que la réduction catégorielle entraîne une simplification dans les fondements même de l’analyse qui peut laisser sceptique (sans mauvais jeu de mots) quant au fondement de la démonstration générale ; peut-être des notes et des références bibliographiques auraient permis de davantage problématiser la question et d’étoffer l’argumentaire général du « scepticisme » des voyageurs. On peut, en revanche, savoir gré à l’auteur de mettre en avant un corpus souvent négligé et de soulever des questions méthodologiques et épistémologiques pertinentes tout en interrogeant la dimension proprement politique d’une partie de l’histoire de la modernité. Cet ouvrage ne manquera donc pas d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion et de susciter des débats passionnés et passionnants.