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Gorgias et le pouvoir de la poésie

Published online by Cambridge University Press:  18 September 2015

Jacqueline de Romilly
Affiliation:
Paris

Extract

Gorgias, le sophiste, le raisonneur, ľincrédule Gorgias, lorsqu'il veut montrer la puissance irrésistible de la parole, se réfère à deux formes de paroles, qui sont les moins rationnelles de toutes. La première pourrait, à cet égard, laisser un doute, puisqu'il s'agit de la poésie; mais la seconde n'en laisse aucun, car le texte désigne bien clairement la parole magique et les sortilèges: «Les incantations sacrées qui se font par la parole apportent le plaisir, emportent le chagrin; en effet, le pouvoir de ľincantation, se mêlant à ľopinion de ľâme, ľensorcelle et la fait changer ďavis de façon magique. Car on a trouvé deux arts de magie et de sorcellerie, qui sont les fautes de ľâme et les erreurs de ľopinion trompée» (Hélène, 9). Ľaccumulation de mots comme ἐπῳδαί, θέλγείν, γοητεία, μαγεία, montre assez qu'il s'agit de magie au sens propre du terme; elle confirme aussi que la parole poétique, mentionnée en même temps, ľest, elle aussi, pour son effet puissant et mystérieux. La rencontre ďun tel thème dans un tel contexte et chez un tel auteur pourrait avoir de quoi surprendre et offre un sujet ďétude qui semble assez approprié pour un hommage adressé à ľillustre auteur de The Greeks and the Irrational. Il le paraît plus encore si, au lieu de considérer le texte lui-même, on regarde en arrière, du côté des poètes qui ont vécu avant Gorgias: un bref examen suffit alors à montrer que la tentative du sophiste pour utiliser rationnellement ces pouvoirs irrationnels de la parole est, en fait, ľaboutissement ďune longue évolution, qui a permis et facilité cette prise de position spectaculaire.

En effet, pour que le pouvoir miraculeux de la poésie et de la magie pût se trouver annexé à parole humaine en général, il fallait que celui-ci eût profondément changé de sens. Ľexemple de la magie peut servir à illustrer cette différence de valeur: c'est pourquoi il mérite ďêtre évoqué ici, dans la mesure où il éclaire ce qui concerne la poésie.

Type
Research Article
Copyright
Copyright © The Society for the Promotion of Hellenic Studies 1973

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References

1 Cf. Dodds, E. R.: «If I am right, Empedocles represents not a new but a very old type of personality, the shaman who combines the still indifferentiated functions of magician and naturalist, poet and philosopher, preacher, healer, and public counsellor» (The Greeks…, p. 146Google Scholar).

2 Il s'agit des Perses; mais le γόος des Choéphores est, à bien des égards, comparable.

3 Cf. Rose, , ‘Ghost Ritual in Aeschylus’, H. Th. R, 43, 1950, pp. 257–80CrossRefGoogle Scholar.

4 De même, quand Achille, qui n'est point un aède, se distrait à chanter les exploits des héros, il le fait pour «plaire à son coeur» (Iliade, IX, 186 et 189: τέρπειν.

5 On peut y joindre la formule κηληθμῷ δ'ἔσχοντο, dans ľOdyssée, XI, 334 et XIII, 2.

6 Cf. Odyssée, IV, 113, 183, XVI, 215, XIX, 249, XXIII, 231.

7 Cet aspect du chant des Sirènes est bien illustré par les noms que leur donnent des traditions postérieures, et qui évoquent la séduction des mots et la persuasion: ainsi Molpè, Thelxiopè, Pisinoè, Aglaopè, Thelxiepeia.

8 Ainsi, Odyssée, XII, 52, 183, 192Google Scholar.

9 Que Mnémosyne apporte ľoubli des maux constitue un paradoxe qu'exploiteront des auteurs postérieurs.

10 Ľon a soulevé un problème ďantériorité entre les deux textes (cf. Von Fritz, «Das Prooimion der Hes. Theogonie», Festschrift B. Snell, Münich, 1956, p. 40 sqq. et, contra, Accame, S., «Ľinvocazione alla Musa e la Verità in Omero e in Esiodo», R.F.I.C., 1963, 257281 et 385–415)Google Scholar.

11 Les vers 94–7, qui introduisent le chanteur, se retrouvent aux vers 2–5 de ľhymne homérique aux Muses; ľorigine pourrait fort bien être le texte ďHésiode.

12 Nous laissons ici de côtê le fragment 106 D ďArchiloque (κηλεῑται δ'ὃτις ἐστὶν ἀοιδαῑς), trop court et imprécis pour prêter à une comparaison rigoureuse (et, à plus forte raison, ľinscription de Paros sur la rencontre ďArchiloque avec les Muses).

13 Le mot κατασχόμενος est celui que reprendra Platon pour la «possession» poétique.

14 Cet effet «calmant» fait penser à la musique magique qui charme les serpents: cf. Platon, , République, 358bGoogle Scholar.

15 Ces chants peuvent agir comme un «philtre» (Pyth. III, 64).

16 Cf. Duchemin, J., Pindare poète et prophète, p. 90Google Scholar. Le poète est inspiré et guérisseur.

17 La bibliographie sur le sujet est considérable et assez peu homogène. On retiendra entre autres (par ordre chronologique): M. Pohlenz, «Die Anfänge der gr. Poetik», G.G.N., 1920, 2, 142–178; Sikes, E. E., The Greek View of Poetry, Londres, 1931, p. 248Google Scholar; Sperduti, A., «The divine Nature of Poetry in Antiquity», T.A.P.A., 81, 1950, 290 sqq.Google Scholar; Marg, W., Homer und die Dichtung, Münster, 1957, 44 p.Google Scholar; Kranz, W., «Das Verhältnis des Schöpfers zu seinem Werk in der althellenischen Literatur», N. Jhb., 53, 1924, 6586Google Scholar (repris dans Studien zur antiken Literatur und ihrem Nachwirken, Heidelberg, 1967, pp. 7–26); et surtout R. Harriott, dans ľouvrage cité à la note 27.

18 Cf. ľarticle de S. Accame, cité plus haut.

19 Cela est dit nettement dans ľIliade, II, 484. Le premier vers de ce groupe se retrouve en XI, 218, XIV, 508, XVI, 112.

20 Peut-être est-ce aussi le sens de ľexpression de VIII, 499: ὁρμηθεὶς θεοῦ; mais la construction est controversée.

21 En fait, ce qui se développe est ľattention du poète à la création poétique.

22 «Hesiods Dichterweihe», Antike und Abendland 2, 1946, 152–63.

23 Cf., pour le thème qui nous intéresse, 22: καλήν ἐδίδαξαν ἀοιδήν; ľexpression du vers 31, ἐνέπνευσαν ἀοιδὴν θέσπιν, est plus neuve; Homère emploie le verbe avec des compléments comme μένος ou θάροος. Pour le plaisir poétique, cf. de même les formules homériques à 8, 10, 37, 40, 41, 63, 68, 69, 70, 84, 97, 104, et, naturellement, τέρπουσι au vers 51.

24 Une revue complète devrait naturellement considérer Bacchylide, qui a des formules parallèles à celles de Pindare, mais beaucoup moins frappantes.

25 Cf. le titre du livre de J. Duchemin cité plus haut.

26 On trouve la même valeur de σοφός dans la Pythique I, 12 et dans la Néméenne IV, 2, où, cette fois, il s'agit des Muses.

27 De même au début de la troisième Néméenne: «Que grâce à toi mon génie le dispense avec largesse» (τᾱς ἀφθονίαν ὄπαζε μήτιος ἁμᾶς ἄπο). Harriott, R. (Poetry and Criticism before Plato, Londres, 1959Google Scholar) arrive aux mêmes conclusions par ďautres analyses (cf. p. 60, où Pindare est appelé ‘joint worker with the Muses’, et. p. 94, où est signalé le nombre des métaphores empruntées aux activités techniques).

28 A la limite, la Muse elle-même peut prendre une valeur figurée, comme dans la Pythique V, 65, où Apollon «donne la Muse à ceux qui lui plaisent»; la traduction Puech a, de façon révélatrice, reculé devant ce sens indiscutable. On remarquera de même que «la Muse» peut être vénale (Pyth. XI, 41–2).

29 La notion apparaît chez Pindare et chez Épicharme (fr. 40 et 33); mais elle est alors neuve.

30 Cf. une opposition analogue dans la Néméenne III, 40.

31 On trouve quelques indications sur le rapport entre Gorgias et la tragédie dans Th. Duncan, S., ‘Gorgias' Theories of Art’, Class. Journal, 33, 1938, pp. 402–15Google Scholar; mais celles-ci reposent surtout sur des arguments indirects; de même, le rapport établi par Reich, K., Der Einfluss der griechischen Poesie auf Gorgias den Begründer der attischen Kunstprosa, Würtzbourg, I, 1907Google Scholar et II, 1909 se réduit à ľexamen de quelques figures de style: cf. note 41.

32 Théognis, allant plus loin, applique ces mêmes mots à ľart même de la parole (713), préparant ainsi la voie à Gorgias. On ne peut évoquer les mensonges des poètes sans citer le nom de Stésichore et de sa Palinodie, qui implique le mensonge, ni sans rappeler les reproches faits aux poètes sur la façon dont ils presentent les dieux—reproches que leur adresse, avant Platon, Xénophane (fr. 11).

33 Par contre-coup, on découvre alors que le principe de ľépopée était déjà que le poète s'efface derrière ses personnages (cf. Aristote, , Poétique, 1460 a 11Google Scholar; et voir ibid., 19:

34 La parole a, naturellement, «trompé» Hélène (8: cἀπατήσας); mais, de même que la parole ne saurait, philosophiquement, dire le vrai (cf. B 3), de même ľart de la parole ne vise jamais le vrai (cf. 13: τέχνη γραφείς, οὐκ ἀληθεία λεχθείς). C'est ce que n'oubliera pas Platon. Sur cette notion ďἀπάτη, cf. Cataudella, G., R.F.C., 59 (1931), 382–7Google Scholar.

35 Iliade, XIV, 217; des expressions voisines se retrouvent, avec, cette fois, le nom de Peithô, dans ľHymne homérique à Aphrodite (6 sqq.) et, dans les Travaux ď Hésiode, à propos de Pandôra (78) (cf. aussi 789, à propos du garçon à la langue bien pendue). Homère emploie volontiers παραπείθειν pour cette action: cf. Odyssée XIV, 290, XXII, 213.

36 Outre le passage ďHésiode cité à la note précédente, cf. Pindare, , Pyth. IX, 39Google Scholar, fragments 122 et 123, Eschyle, , Suppl. 1040–1Google Scholar, Cho., 726–8 (Aga., 385 et Eum. 885 sont moins nets), Sophocle, , Trach., 661Google Scholar, Euripide, , fr. 170Google Scholar. Ces exemples montrent que la fonction première de Peithô êtait la séduction amoureuse.

37 Une persuasion funeste fait ainsi violence à Agamemnon lorsqu'il décide ďimmoler sa fille (Aga., 385).

38 Chagrin et joie concernent directement ľauditeur lui-même; aussi ces deux sentiments sont-ils mentionnés pour la parole et non pour la fiction poétique.

39 Thrasymaque, de même, s'entendait, nous dit Platon, à inspirer pitié, colère, apaisement (Phèdre, 267c).

40 Cf. Protagoras, 352bc, où sont cités plaisir et chagrin, amour et crainte.

41 Nous entreprenons de montrer ailleurs en quoi le figures de style de Gorgias s'apparentent aux figures des incantations magiques; il y a, ďailleurs «psychagogie» dans les deux cas. Ces figures existaient, avant Gorgias, dans la poésie (cf. K. Reich, dans ľouvrage cité ci-dessus, note 31); de même, c'est à la poésie que Gorgias emprunte le refus du hiatus.

42 Voir toutefois Isocrate, XV, 46 (entre autres).

43 Cette psychologie a été étudiée dans un long article de Ch. Segal, P., «Gorgias and the psychology of Logos», Harv. St. Cl. Phil., 1962, 99155Google Scholar.

44 The Greeks and the Irrational, p. 186. Platon conservera ľidée qu'il existe une sorcellerie des passions; ainsi dans la République, 413b: ľhomme est «violenté, lorsque le chagrin et la douleur le forcent à changer ďopinion, il est fasciné (γοητευθέντας), quand il change de sentiment sous le charme du plaisir ou le trouble de la crainte».

45 Cf. 270b: «Dans ľune et dans ľautre on doit procéder à ľanalyse ďune nature: dans la première, celle du corps, dans la seconde, celle de ľâme, si ľon ne doit pas se contenter de la routine et de ľexpérience, mais agir scientifiquement (τέχνη), en offrant à ľun des drogues et un régime qui lui donneront santé et force, au second des discours et des occupations conformes à la loi, qui lui donneront la conviction que ľon veut et la vertu.»