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La conception kuhnienne de la science et le concept d'idéologie

Published online by Cambridge University Press:  05 May 2010

Claude Savary
Affiliation:
Université du Québec à Trois-Rivières

Extract

Il peut sembler incongru de supposer qu'il y a une identité entre l'histoire de la science et l'histoire d'une idéologie C'est pourtant ce que donne à penser, comme on le verra, une comparaison entre la notion kuhnienne de paradigme et la notion d'idéologie. Une relation a déjà été établie entre les deux notions. Nous croyons qu'elle reste superficielle et ne conduit qu'à une compréhension négative. On pose cette relation pour dire que chez Kuhn le paradigme détermine le comportement de la communauté scientifique à la manière de l'idéologie, au sens péjoratif du terme, c'est-à-dire d'une façon dogmatique, aveugle et passionnée, produisant des décisions irrationnelles et sectaires. Notre intention est d'abord d'expliciter la relation entre la notion kuhnienne de paradigme et la notion d'idéologie. Trois résultats sont visés. En premier lieu, il s'agit de donner plus de signification à cette relation et de la préciser. En second lieu, de contribuer à l'étude du problème de la justification en science, tel qu'il peut se poser à partir de Kuhn. En troisième lieu, de montrer que, dans la mesure où la description de Kuhn est convaincante, et où la relation que nous analysons est fondée, la séparation entre la science et l'idéologie est à repenser.

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Articles
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Copyright © Canadian Philosophical Association 1978

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References

Notes

1 Voir, par exemple, Watkins, J., “Against ‘Normal Science’”, dans Lakatos, et Musgrave, (éds), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge University Press, 1970, pp. 25, 37CrossRefGoogle Scholar; I. Lakatos, “Falsification and the Methodology of Scientific Research Programmes”, Ibid., pp. 92, 125, 155; P.K. Feyerabend, “Consolations for the Specialist”, ibid., p. 201. Ce que dit A. Ryan illustre bien ce type de compréhension: “But what Kuhn has done is to undermine this assumption by assimilating the status of the natural science to that of ideology …”; “For if the facts appealed to have no existence save in the theory of the scientist, then the science of social life is not to be explained as a rational attempt to understand the external world. It must be understood – if it can be understood at all – either as an ideology in some class-based, Marxist sense, or else as some wider kind of ideology whose satisfactions are cultural or aesthetic.” (Ryan, A., The Philosophy of the Social Sciences, Londres, MacMillan, 1971, pp. 233 et 236.)Google Scholar

2 Ces trois résultats concernent la science telle qu'analysée au moyen de la notion de paradigme. Celle-ci sera interprétée à l'aide de la notion d'idéologie. Ce n'est done qu'indirectement que cette étude a rapport à l'avancement de la problématique de l'idéologie.

3 Kuhn, T., The Structure of Scientific Revolutions (dorénavant SSR), Chicago, The University of Chicago Press, 1970, p. 195Google Scholar; traduction française: La structure des révolutions scientifiques (dorénavant SRS), Paris, Gallimard, 1972, p. 230Google Scholar.

4 “Logic of Discovery or Psychology of Research”, Lakatos, et Musgrave, (éds), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge University Press, 1970, p. 21CrossRefGoogle Scholar (dorénavant LDPR).

5 SSR, p. 175; SRS, p. 207 (j'ai légèrement modifié la traduction).

6 SSR, pp. 182–183.

7 Ibid., p. 184.

8 Ibid., pp. 184–186.

9 SSR, pp. 187–198.

10 C'est ce que font voir les analyses de Masterman, M., “The Nature of a Paradigm”, dans Lakatos, et Musgrave, (éds), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge University Press, 1970, pp. 5989CrossRefGoogle Scholar, notamment pp. 73, 77, 83–84.

11 Sur ce point, voir Wisdom, J.O., “The Nature of ‘Normal’ Science”, dans Schilpp, (éd.), The Philosophy of Karl Popper, La Salle, Open Court, 1974, vol. II, pp. 832838Google Scholar.

12 A la suite de Kuhn, dans sa Postface de 1969 et dans ses écrits subséquents, et également de M. Masterman, nous n'accorderons pas d'importance à un troisième aspect qui est l'aspect métaphysique.

13 En plus du sens dit « sociologique », qui est dégagé et ainsi nommé par Kuhn, et aussi par Masterman (loc. Cit., p. 65), on distingue habituellement ce deuxième sens (Kuhn, SSR, pp. 175, 182 ; Masterman, loc. Cit., p. 65), mais il n'est jamais qualifié par un adjectif. Pour Kuhn, il s'agit du paradigme comme « exemples partagés »(“as Shared Examples”: SSR, p. 187); pour Masterman, il s'agit du paradigme comme construction intellectuelle (“artefact” ou “construct”). On trouve ailleurs. caractérisée un peu différemment, la même division ; par exemple, chez J.O. Wisdom (loc. cit., p. 830), il sera question de “Logical and Sociological Determinants”. C'est cette dichotomie, qui n'est pas nouvelle, que nous reprenons ici.

14 SSR, p. 188; SRS, p. 222.

15 Il pourrait s'agir alors de psychologie sociale. Le jugement que Gouldner porte sur ce domaine en rapport avec l'étude de l'idéologie doit également s'appliquer à l'analyse de la science: “…I confess that I found social psychology theoretically sterile for the project at hand.” (Gouldner, A.W., The Dialectic of Ideology and Technology. The Origins, Grammar and Future of Ideology, Londres, MacMillan, 1976, p. 64)CrossRefGoogle Scholar. Pour ce qui est de formaliser ce qui se produit lorsqu'il y a extension des exemplaires du paradigme, on peut se reporter aux difficultés mentionnées par Masterman (loc. Cit., pp. 84–88), notamment lorsqu'elle écrit: “In fact, when contrasted with normal simple deduction, replication, and controlling replications, is logically horrible”, (p. 87). Voir aussi Kuhn (SSR, p. 196; SRS, p. 230): « Nous n'avons pas d'accès direct à ce que nous connaissons,…»

16 SSR, p. 176; SRS, p. 208.

17 Voir surtout “Reflections on my Critics”, dans Lakatos, et Musgrave, (éds), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge University Press, 1970, pp. 231278CrossRefGoogle Scholar (dorénavant RC).

18 Pour nous, les exemplaires, et tout ce qui s'y rattache, forment le contenu cognitif du paradigme. Les valeurs sont également des éléments constitutifs du paradigme, mais leur nature particulière nous permet d'avoir accès au fonctionnement de l'ensemble. Nous reprenons les acceptions que l'on trouve chez W.G. Runciman: “…, the term ‘structure’ serves to mark off questions about the constituents of the object under study from questions about its workings.” (Runciman, W.G., “What is Structuralism?”, dans Ryan, A. (éd.), The Philosophy of Social Explanation, Oxford University Press, 1973, p. 189)Google Scholar.

19 Au plan de la méthode, nous faisons une règie de cette constatation de Runciman (loc. cit., p. 190): “The ‘structure’ of a social collectivity, therefore, is a vector whose components are whatever variables the investigator has reason to regard as best able to explain how it works.”

20 Voir SSR, p. 186, n. 9 ; SRS, p. 220, n. 9.

21 Parexemple, Whitley, R.D., “Black Boxism and the Sociology of Science : A Discussion of the Major Developments in the Field”, dans The Sociology of Science, The Sociological Review Monograph, 18 (1972), p. 81Google Scholar ; Radnitzky, G., « Philosophie de la recherche scientifique », dans Archives de Philosophie, 37 (1974), p. 14Google Scholar et Blume, S.S., « D'une perspective ‘extrinsèque’ en sociologie de la science, » dans Science et structure sociale, v. 7, no 1 de Sociologie et sociétés, (1975), pp. 2122Google Scholar.

22 Tout ceci in SSR, p. 185 ; SRS, pp. 218–219.

23 Dans RC, pp. 242–243 ; voir également p. 248.

24 Voir note 21.

25 LDPR, p. 21 : “That being the case, it is also important that group unanimity be a paramount value, causing the group to minimize the occasions for conflict and to reunite quickly about a single set of rules for puzzle solving even at the price of subdividing the specialty or excluding a formerly productive member”.

26 RC, p. 248 : “…and their lack of unanimity may then be what saves their profession”. Voir également SSR, p. 186.

27 En d'autres mots, ce qu'il pense là-dessus, est, à ses yeux, à la fois descriptif et prescriptif; voir RC, p. 237.

28 La description qui suit s'inspire de Wisdom, op. cit., pp. 831–832.

29 RC, pp. 234, 235 et 238 ; SSR, p. 186.

30 Voir n. 23.

31 SSR, p. 186 ; SRS, p. 220.

32 “Given examples of what a scientific theory does and being bound by shared values to keep doing science, one need not also have criteria in order to discover that something has gone wrong or to make choices in case of conflict”. (RC, p. 275 ; je souligne).

33 RC, p. 238. Voir également LDPR, p. 21, cité ci-haut, p. 267.

34 Kuhn utilise le mot, entre autres lieux, dans le texte que nous citons à la p. 267 et dans un passage que nous citerons à l'instant.

35 Kuhn prétend souvent que c'est par persuasion que les scientifiques font accepter des théories par les membres du groupe.

36 “… confronted with the problem of theory-choice, the structure of my response runs roughly as follows: take a group of the ablest available people with the most appropriate motivation; train them in some science and in the specialties relevant to the choice at hand; imbue them with the value system, the ideology, current in their discipline (…); and, finally, let them make the choice. If that technique does not account for scientific development as we know it, then no other will.” (RC, p. 238).

37 Ceci est particulièrement le sens des remarques de Lakatos dans Criticism and the Growth of Knowledge.

38 Mortimore, Voir G.W. et Maund, J.B., “Rationality in Belief”, dans Benn, S.I. et Mortimore, G.W. (éds), Rationality and the Social Sciences. Contributions to the Philosophy and Methodology of the Social Sciences, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1976, p. 30Google Scholar. Une telle thèse peut s'étayer par des textes comme SSR, p. 191.

39 Ou, pour mieux dire, les plus raisonnables.

40 Stegmüller, W., The Structure and Dynamics of Theories, Springer-Verlag 1976CrossRefGoogle Scholar, ch. 13, “What is a Paradigm?”, p. 178. Pour Stegmüller il y a là des « visèes » qui sont des objets possibles pour une reconstruction logico-métascientifique.

41 À cet égard il me semble qu'un article récent de Machan induit fortement en erreur, Cf. Machan, T.R., “Kuhn's Impossibility Proof and the Moral Element in Scientific Explanations”, in Theory and Decision, 5 (1974), 355374CrossRefGoogle Scholar.

42 SSR, p. 191; SRS, p. 226.

43 D'une manière globale, « par suite de la découverte de certaines désadaptations par rapport à l'environnement » SSR, p. 196 ; SRS, p. 231.

44 Naess, A., Christophersen, J.A., Kualo, K., Democracy, Ideology and Objectivity, Oslo Univ. Press, Blackwell, 1956, pp. 181 sqGoogle Scholar.

45 Veron, E., “Ideology and Social Sciences: A Communicational Approach”, in Semiotica, III, 1(1971), pp. 5976Google Scholar.

46 Pour Veron, les règies qui sont l'objet de la pragmatique sont encore des règies sémantiques : “… an ideological system is (…) a set of semantic rules defining the constructions (…). The set of rules is a finite set representing the semantic properties of a given semantic universe; they state the decisions about selection and combination of the semantics units needed to construct the message.” Ibid., p. 68.

47 Backès, Voir C., « Idéologie et inconscient », in Le Centenaire du Capital, Paris-La Haye, Mouton, 1969, pp. 171172Google Scholar.

48 Harman, Voir G., “Meaning and Semantics”, dans Semantics and Philosophy (Munitz, et Unger, , éds), New York, N.Y. Univ. Press, 1974, pp. 116Google Scholar(notamment pp. 10–11).

49 C'est ainsi que G.G. Granger caractérise l'idéologie dans « Le progrès en tant qu'outil conceptuel », in Cahiers de l'I.S.E.A. (série M, 9), p. 33.

50 From Religion to Philosophy, New York, Harper, 1957Google Scholar.

51 Thucydides Mythistoricus, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1971, p. viiiGoogle Scholar: “…history cast in a mould of conception, whether artistic or philosophic, which, long before the work was even contemplated, was already inwrought into the very structure of the author's mind. In every age the common interpretation of the world of things is controlled by some scheme of unchallenged and unsuspected presupposition; and the mind …”.

52 D'une manière analogue, dans le paradigme, le contenu empirique, une ontologie et une vision du monde paraissent mêlés et interdépendants: voir Wisdom, loc. Cit., pp. 832–838.

53 À propos de la relation à établir entre l'idée de valeur et celle d'idéologie, on verra Montefiore, A., “Fact, Value and Ideology”, in British Analytical Philosophy (Williams, et Montefiore, , éds), London, Routledge & Kegan Paul, 1967, pp. 179204Google Scholar (notamment pp. 199–201) ainsi que Bergmann, G., “Ideology”, in Readings in the Philosophy of the Social Sciences, (Brodbeck, M., éd.), Toronto, Macmillan, 1969, pp. 123138Google Scholar.

54 Voir The Open Society and its Enemies, Harper & Row, 1963, ch. 23, p. 218Google Scholar.

55 RC, p. 248: “… it regularly makes Sir Karl's methodology appear more a logic, less an ideology, than it is”.

56 Voir d'ailleurs Agassi, J., “Genius in Science”, in Philosophy of the Social Sciences, 5 (1975). pp. 145161CrossRefGoogle Scholar.

57 « Balise : tout ouvrage destiné à guider le navigateur en lui signalant les endroits dangereux, la route à suivre » (Robert).

58 Elles l'annulent dans la mesure où ces valeurs entrent en conflit avec des traits habituellement conçus comme étant spécifiques de l'ideologie et où elles co-existent avec ces traits dans le système en question. Ce qui rend nécessaire une redéfinition de l'idéologie. Par ailleurs, et pour illustrer ce point par un exemple, en réintégrant la perception élémentaire, la connaissance implicite et l'intuition dans le champ de la science, à titre de constituent essentiel, nous rejoignons les critiques que de Ipola fait de la définition althussérienne de l'idéologie par le biais de l'imaginaire: voir de Ipola, E., « Critique de la théorie d'Althusser sur l'idéologie », in L'Homme et la Société, 41–42 (1976), pp. 3570CrossRefGoogle Scholar.

59 SSR, p. 191 ; SRS, p. 226.

60 SSR, p. 196 ; SRS, p. 231.

61 A.W. Gouldner, op. cit., p. 216.

62 Sur ce point, voir M. Masterman, loc. Cit. ; notamment, pp. 69–70.

63 Cf. Wittgenstein, , De la certitude, Paris, Gallimard (Idées, 344), 1976Google Scholar, §501: « Est-ce que je n'en viens pas de proche en proche à dire qu'en fin de compte la logique n'est pas susceptible de description ? Il te faut considérer la pratique du langage et alors tu la vois ». De multiples rapprochements sont à faire entre Wittgenstein et Kuhn à propos de la science ; sur Wittgenstein, voir l'article de Bouveresse, J., « Wittgenstein et l'anthropologie », in Actes de la recherche en sciences sociales, 16 (1977), pp. 4454CrossRefGoogle Scholar et, sur Wittgenstein et Kuhn, le livre de Phillips, D.L., Wittgenstein and Scientific Knowledge, Macmillan, 1977CrossRefGoogle Scholar.