Dans cet article, nous nous intéressons à la lutte idéologique que suscite le modèle d'intégration québécois depuis les années 2000.Footnote 1 Plus précisément, nous nous penchons sur le sort réservé à la notion d'interculturalisme dans l'espace intellectuel québécois. Notre analyse montre que s'il a longtemps servi de point de convergence entre intellectuel.le.s néonationalistes, l'interculturalisme peine, d'une part, à rivaliser avec le multiculturalisme fédéral et il n'a pas empêché, d'autre part, la recrudescence des appels à resserrer les contrôles sur les personnes migrantes et les pratiques culturelles minoritaires.
En vertu d'une version québécoise de la médiation entre les identités majoritaire et minoritaires, l'interculturalisme cherche, dans ses principales variantes, à concilier nationalisme et pluralisme. En cela, il est en phase avec le néonationalisme québécois qui, depuis les années 1960, a rompu avec le nationalisme ethnique exclusivement « canadien-français » pour concevoir une nation civique dorénavant « québécoise ».Footnote 2 Cependant, l'adhésion apparemment forte des néonationalistes à l'interculturalisme (Lamy et Mathieu, Reference Lamy and Mathieu2020) n'a pas conduit à l'adoption d'une loi provinciale ou consolidé sa conception pluraliste de la citoyenneté. Au contraire, depuis le milieu des années 2000, ce sont plutôt les projets de loi et codes de vie réaffirmant la prérogative de la majorité qui prévaudront, tous partis confondus (Maillé, Nielsen et Salée, Reference Maillé, Nielsen and Salée2013; Haince, El-Ghadban et Benhadjoudja, Reference Haince, El-Ghadban and Benhadjoudja2014; Gagnon et St-Louis, Reference Gagnon and St-Louis2016; Celis, Dabby, Leydet et Romani, Reference Celis, Dabby, Leydet and Romani2020).
Notre analyse tend à démontrer qu'il s'agit d'une tendance de fond. Cette dernière tient à la fois des ambiguïtés intrinsèques à l'interculturalisme–en tant que concept normatif et projet idéologico-politique–ainsi qu’à l'ascendant indubitable de courants rivaux en matière de pluralisme. Pour soutenir cette thèse, notre article documente l’éclipse de l'interculturalisme québécois au profit d'autres blocs idéologiques formés par le multiculturalisme fédéral et le nationalisme conservateur. Après avoir cerné, dans la première partie, les contours de notre démarche méthodologique ainsi que la contribution que nous avançons, la deuxième partie situe l'interculturalisme par rapport au multiculturalisme canadien. La troisième fait état de la mise à mal de l'interculturalisme par la montée du nationalisme conservateur depuis le milieu des années 2000. La quatrième propose une analyse des querelles qui ont eu lieu autour du « Manifeste pour un Québec pluraliste » en 2010, moment qui correspond selon nous à la rupture du consensus intellectuel visant à réunir pluralisme et nationalisme. La dernière partie traite en deux temps des conséquences que ce changement provoque dans le champ intellectuel : l’éclipse de l'interculturalisme révèle, d'abord, les contradictions déjà soulevées par les théoricien.ne.s marxistes et féministes quant à l'ambiguïté de la relation qu'entretiennent les progressistes avec l’État et le néonationalisme québécois. Ensuite, ces contradictions dont l'interculturalisme est également porteur sont rendues saillantes à travers le débat autour de la Loi sur la laïcité de l’État entre 2018 et 2021. La percée concomitante des critiques antiracistes et décoloniales–visant le démantèlement des institutions, savoirs, pratiques et rapports de pouvoir relevant du racisme systémique et du colonialisme–pointe même, selon nous, vers une reconfiguration des forces en présence.
1. Méthodologie, contribution et corpus
Dans cet article, le terme idéologie revêt le sens que lui confère le sociologue Karl Mannheim (Reference Mannheim2006). Loin de voir dans les idéologies une pathologie du discours ou une erreur à dissiper, Mannheim considère qu'elles sont le mode d'existence concret des visions du monde (Weltanschauungen) partagées par des groupes sociaux (Mannheim, Reference Mannheim2006). Comme le résume Michael Freeden, cette conception considère l'idéologie comme « an interdependent structure of thinking, typical of social systems » (Freeden, Reference Freeden2003 : 14). Dans cette veine, notre argumentaire adopte également une conception spatiale et relationnelle des idéologies (Freeden, Reference Freeden1996; Bourdieu, Reference Bourdieu2002). Cela signifie que le sens et la définition de celles-ci relèvent moins de leur substance intrinsèque (le contenu doctrinal ou l'autodéfinition des agent.e.s) qu’à leurs interrelations (le jeu d'alliances et d'oppositions qui les situe objectivement).Footnote 3 Un tel espace est évidemment en constante redéfinition, et les positions s'y redistribuent constamment au gré de la reprise partielle, de l'absorption ou de la mise hors-jeu de positions antérieures.
Concrètement, nous concevons qu'il est possible d'objectiver le rapport de force entre ces positions à la fois par l'analyse bibliométrique et par l'analyse des polémiques intellectuelles. La première mesure l'amplitude de la circulation des mots de manière longitudinale et donne prise à l'objectivation du poids relatif d'un concept ou d'une notion dans l’économie d'une arène discursive donnée. La deuxième se concentre sur les événements de discours qui confrontent des positions entre elles et, le cas échéant, redistribuent les places entre les discours dominants et dominés. À ce chapitre, notre analyse demeure interprétative et ne peut seulement invoquer au motif d'une « logique de la preuve » qu'une série d'indices de changement plausibles quant à ce qui peut être dit et pensé en matière de pluralisme et de modèles d'intégration au Québec. Pour les fins de cet article, nous considérons le pluralisme comme une orientation normative favorisant la mise en place d'institutions et de pratiques inclusives et sensibles à la pluralité des cultures et des modes de vie au sein d'une collectivité, et ce, en opposition aux approches prônant l'assimilation ou l'exclusion. Dans le contexte québécois, l'interculturalisme désigne une interprétation particulière de cette orientation, qui se traduit le plus souvent en une approche ou un modèle visant l’« intégration » dans une perspective qui concilierait l’éthique pluraliste avec les visées du nationalisme québécois.Footnote 4 Dans cette étude, nous établissons à travers l'examen d'un très large éventail de textes que les élites intellectuelles et nationalistes québécoises sont de moins en moins bien disposées envers la possible conjonction du nationalisme et du pluralisme.
Le corpus analysé dans cet article se limite au champ intellectuel (recherche universitaire, ouvrages spécialisés et destinés au grand public et revues d'idées) qui reflète, selon nous, les transformations qui surviennent dans le champ médiatique et dans le champ politique partisan et vice-versa. C'est pourquoi nous considérons, en définitive, qu'en sus de leurs dimensions spatiale et relationnelle, les idéologies sont des discours en lutte. Les idéologies examinées dans cet article participent d'une compétition discursive en vue du contrôle du langage politique,Footnote 5 c'est-à-dire qu'elles luttent pour imposer leurs catégories et leurs visions du monde afin de servir d'instruments pour la prise de décisions collectives. L'issue possible d'une telle compétition consiste en la reprise d'une idéologie à titre de position de gouvernement.
En procédant à cette analyse de la position de l'interculturalisme dans le discours québécois, notre contribution se distingue de la littérature savante à plusieurs égards. Cette littérature peut être divisée en trois groupes. Premièrement, la part la plus importante des travaux sur l'interculturalisme au Québec est d'ordre conceptuel et normatif. Elle vise d'abord à contribuer soit à la définition du concept (Gagnon et Iacovino Reference Gagnon, Iacovino and Gagnon2003, Reference Gagnon, Iacovino, Meer, Modood and Zapata-Barrero2016; Bouchard Reference Bouchard2011, Reference Bouchard2012), soit à l’évaluation de son potentiel en tant que « modèle d'aménagement de la diversité », souvent en comparaison avec le multiculturalisme canadien (Karmis, Reference Karmis and Gagnon2003; Rocher et White, Reference Rocher and White2014; Taylor, Reference Taylor2012). Si cette littérature place généralement la relation Canada-Québec au cœur des dynamiques menant à la définition d'un pluralisme « spécifiquement québécois », les débats qu'elle met en scène ne sont pas propres à cet espace et s’étendent à l'ensemble des territoires où le multiculturalisme a été débattu, comme le Royaume-Uni (Cantle, Reference Cantle2012), l'Europe (Meer, Modood et Zapata-Barrero, Reference Meer, Modood and Zapata-Barrero2016) et l'Australie (Mansouri et Modood, Reference Mansouri and Modood2021). Ces considérations normatives servent souvent de plateforme aux travaux d'analyse et d’évaluation des pratiques et politiques publiques qui sont associées à l'interculturalisme, notamment dans le milieu municipal (Rocher, Reference Rocher2018; White, Reference White2018) et dans le domaine de la santé et de l’éducation (Potvin, Reference Potvin2018). Deuxièmement, le foisonnement des discussions publiques au sujet de l'interculturalisme a également motivé différentes études analytiques ou descriptives visant à cerner le sens de ses différents usages et leurs diffusions dans divers milieux : les énoncés gouvernementaux, l'action communautaire, les revues d'idées, les journaux, les débats à l'Assemblée nationale, etc. (Davaille, Reference Davaille2007; Emongo et White, Reference Emongo and White2014; Lamy et Mathieu, Reference Lamy and Mathieu2020). Troisièmement, un corpus minoritaire d’études critiques cerne les limites des principaux discours se revendiquant de l'interculturalisme, à l'aune du recul des sensibilités pluralistes qui s'observe au Québec depuis le milieu des années 2000 (Salée, Reference Salée2010; Bilge, Reference Bilge2010, Reference Bilge2013; Benessaieh, Reference Benessaieh2019).
Notre article s'accorde avec plusieurs diagnostics de ce corpus critique, en particulier quant à la persistance du topique affirmant la préséance de la majorité au sein des conceptions dominantes de l'interculturalisme. Il contribue surtout à mettre en évidence la trajectoire déclinante de l'interculturalisme sur cette période. Plutôt que de répertorier les usages du terme dans la sphère publique, notre article s'intéresse à la position ambigüe que l'interculturalisme occupe dans l'espace discursif québécois. L’éclipse actuelle de l'interculturalisme peut ainsi se comprendre à la lumière des assauts continus qu'il a essuyés, en raison de cette ambiguïté, au cours des vingt dernières années. En déplaçant l'interculturalisme dans l'arène des visions du monde en lutte pour la prise de décision politique, nous donnons priorité aux luttes qui surviennent dans le champ intellectuel. Pour ce faire, l'article établit que les polémiques intellectuelles sont des marqueurs de changement dans les rapports de force entre les tenants et les adversaires du pluralisme. Depuis les premières remises en question, au milieu des années 2000, jusqu’à l’élection de la Coalition avenir Québec (CAQ) en 2018 et l'adoption de la Loi sur la laïcité de l’État en 2019, nous retraçons la consolidation d'une conception nationaliste conservatrice de « la nation » qui éclipse pour l'avenir prévisible les visées pluralistes investies dans l'interculturalisme. Ce mouvement de ressac à l’égard des formes de pluralisme même les plus modérées, s'il table sur certaines caractéristiques propres à l'espace intellectuel québécois, s'inscrit plus largement dans une montée–en Amérique du Nord, en Europe et ailleurs–des populismes nationalistes (Brubaker, Reference Brubaker2017).
2. L'interculturalisme contre le multiculturalisme
Après la Deuxième Guerre mondiale, la lutte au racisme et à la discrimination force la révision des discours nationalistes à l’égard des minorités et des personnes migrantes dans plusieurs États occidentaux. Les nouvelles formes de gouvernementalité qui en sont issues prendront dans les décennies suivantes le nom de « multiculturalisme ». Elles reconnaissent que des pratiques minoritaires peuvent subsister pour autant qu'elles n'entrent pas en contradiction avec les règles, lois et valeurs dites de « la nation » (Hage, Reference Hage and Gaita2011). Ce changement de paradigme redéfinit tant la citoyenneté que l'immigration qui deviennent des instruments centraux de nation-building (Sharma, Reference Sharma2020 : 3–4). À l’échelle canadienne, c'est le « multiculturalisme dans un cadre bilingue » qui sera mis de l'avant par le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau en 1971 (Haque, Reference Haque2012).
La naissance du multiculturalisme à titre d’élément central dans la refondation de l'identité canadienne (Igartua, Reference Igartua2007) met à mal le mythe des deux peuples fondateurs du Canada. Le gouvernement du Québec le rejette depuis le premier jour et il suscite une critique presque unanime chez les intellectuel.le.s francophones du Québec. Les nation-building canadien et québécois s'affrontent conséquemment quant à cet enjeu précis. Au multiculturalisme canadien, les néonationalistes québécois.e.s opposeront différentes approches censées être mieux adaptées au contexte de la société québécoise : la francisation, la convergence culturelle, la culture publique commune, la citoyenneté et, éventuellement, l'interculturalisme (Labelle et Rocher, Reference Labelle, Rocher and Zapata-Barrero2009; Rocher et White, Reference Rocher and White2014; Juteau, Reference Juteau2015).
L'interculturalisme s'inscrit donc dans un mouvement d'affirmation néonationaliste québécois envers le pouvoir fédéral. Il vise à répondre aux enjeux soulevés par la formulation d'une identité nationale plurielle (Karmis, Reference Karmis and Gagnon2003). Il en vient à désigner, dans plusieurs documents officiels et pour plusieurs intervenant.e.s, le modèle québécois d'intégration, malgré les ambiguïtés qui le caractérise. Selon Micheline Labelle, les orientations contenues dans le plan d'action de 1981, Au Québec pour bâtir ensemble, posent les bases d'un interculturalisme québécois qui se met à la recherche d'un « modèle différent de celui du creuset américain, du multiculturalisme canadien ou de l'assimilation à la française » (Labelle, Reference Labelle2008 : 43). Bien qu'il y ait débat sur la question, la consolidation de la culture francophone et l'affirmation du Québec comme « nation » semble être les principaux aspects distinctifs de l'approche québécoise en matière de « gestion de la diversité ». Dans un énoncé qui se voulait programmatique d'une nouvelle campagne d'affirmation du Québec au sein de la fédération canadienne, le Secrétariat aux affaires intergouvernementales canadiennes (aujourd'hui Secrétariat du Québec aux relations canadiennes) en cernait ainsi l'originalité :
La Nation québécoise est forte d'une grande diversité culturelle qui s'intègre à la trame historique commune dans le cadre de l'interculturalisme. Le modèle de l'interculturalisme développé au Québec vise à assurer l’équilibre entre, d'une part, l'ouverture à la diversité et, d'autre part, le maintien du caractère distinct et francophone du Québec. (SAIC, 2017 : 132)
Malgré ces ambitions, l'interculturalisme ne jouit d'aucune assise législative comparable à son pendant fédéral. Cet écart est important, car il explique pourquoi cette approche « n'a pas un caractère structurant dans les activités du gouvernement québécois » (Rocher, Reference Rocher2015 : 42). Bien plus, la faiblesse de l'interculturalisme fait contraste avec le caractère fondateur du multiculturalisme fédéral, qui est devenu un « référent identitaire » au Canada anglais (Rocher, Reference Rocher2015 : 41). En l'absence d'assises institutionnelles et d'une place forte dans la définition de l'identité québécoise, l'interculturalisme témoigne d'une fragilité certaine. Cette donne initiale favorisera l’éclipse de cette approche au profit d'autres courants idéologiques en matière d'intégration et de pluralisme.
Pour documenter plus avant le fait que la rivalité entre l'inter- et le multiculturalisme s'apparente au duel de David contre Goliath, une analyse bibliométrique sommaire permet de comparer la circulation des deux termes dans le discours québécois francophone.Footnote 6 Si le multiculturalisme est un terme qui apparaît au début des années 1970, les plus anciennes occurrences de l'interculturalisme remontent à 1985, dans les revues savantes, et à 1986, dans la presse écrite. Que ce soit dans les sciences sociales ou dans le débat public, l'interculturalisme (318 textes et 555 textes) est beaucoup moins présent que le multiculturalisme (2146 textes et 4787 textes).
Les graphiques 1 et 2 montrent que le multiculturalisme circule 7 à 9 fois plus que l'interculturalisme. Aussi, notons que ces usages sont à géométries mutuellement inégales, car les textes qui mentionnent le multiculturalisme ignorent l'interculturalisme (dans une proportion de 90% dans les revues savantes) tandis qu'un texte traitant du dernier traitera souvent du premier (dans 60% des cas).
Ces graphiques font également état d'un pic dans la plus ample circulation des deux notions en 2006–2008, au moment où la « crise » des accommodements religieux survient et les travaux de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles (Commission Bouchard-Taylor) ont cours. Cette hausse moyenne demeure après la pointe observée, alors que nombreux projets de loi entendent, depuis 2012, donner suite aux recommandations de la Commission.
Cette mise à plat de la circulation relative des deux notions permet d'identifier deux moments dans la brève histoire de l'interculturalisme.Footnote 7 Une première période, s’échelonnant du milieu des années 1980 au début des années 2000, est celle de la gestation. La convergence des nationalistes pluralistes au sein de l'interculturalisme vise à formuler et à affirmer une approche d'intégration qui, d'une part, serait distincte du multiculturalisme canadien et, d'autre part, constituerait une formule de rechange à l'assimilationnisme de type jacobin qui inspire une partie du mouvement nationaliste (Karmis, Reference Karmis and Gagnon2003). L’échec du Forum national sur la citoyenneté et l'intégration organisé par le Parti québécois (PQ) en 2000, une proposition aux forts accents républicains, et les nombreuses initiatives visant plutôt à réaffirmer un nationalisme d'intégration pluraliste constituent en quelque sorte le faîte de l'interculturalisme. Les réflexions autour de ces idées, qui rallient universitaires, artistes et éditorialistes de divers horizons, trouvent également écho à cette époque chez une partie des membres du PQ, dans les plateformes du Parti libéral du Québec (PLQ) et même de l'Action démocratique du Québec (ADQ).Footnote 8
La deuxième période, à laquelle nous nous intéresserons dans la prochaine partie, est marquée par la remise en question radicale du pluralisme dans le champ intellectuel, le débat public et au sein du système partisan. Sur la question de l'immigration et de l'intégration, l'initiative du débat est donc reprise par des forces critiques de la diversité, qu'elles s'identifient par ailleurs comme laïques, républicaines ou conservatrices. Selon Daniel Salée, « la société québécoise pécherait à leurs yeux par excès de pluralisme » (Salée, Reference Salée, Gagnon and St-Louis2016 : 257). Cette charge sera exploitée dans l'espace médiatique élargi et dans les luttes politiques partisanes au travers d’événements catalyseurs ayant pour thèmes les « accommodements raisonnables ».Footnote 9 Dans le champ intellectuel plus restreint, point focal de notre article, ce rejet de l'interculturalisme souhaite remédier à l'apparent « éclatement des sujets collectifs ». Il cherche à ramener les référents nationaux aux figures plus conservatrices d'un « Nous » d'héritage canadien-français.
3. Le nationalisme conservateur contre l'interculturalisme
Au tournant des années 2000, la critique de l'interculturalisme participe d'un faisceau de reproches formulés à l'endroit de la Révolution tranquille et de l'enseignement de l'histoire. C'est d'ailleurs au sein de cette dernière discipline que naît une « nouvelle sensibilité historique » qui valorise l'histoire intellectuelle et s'attèle à l’étude de la tradition canadienne-française que l'on estime déformée par le progressisme et l'histoire sociale. C'est au mouvement impulsé par ce courant que se rattachent les artisans du retour du nationalisme conservateur et du rejet radical de l'approche interculturelle en matière d'immigration.
3.1 De la nouvelle sensibilité à la critique de l'immigration
Entre le souci de renouveler l'intérêt historiographique pour les idées d'une époque peu ou mal étudiée et l'amorce d'un combat contre les excès de la modernité, la nouvelle sensibilité historique jouit, pour un temps, d'une aura d'ambiguïté et ses travaux adoptent un registre davantage savant que militant.Footnote 10 Chedly Belkhodja (Reference Belkhodja2008) et Martin Petitclerc (Reference Petitclerc2009) sont les premiers à en documenter la portée voire la souche conservatrice. En se penchant sur les revues Argument et L'Action nationale qui se partagent plusieurs auteurs de ladite école, Belkhodja relève un « discours critique du multiculturalisme et de la reconnaissance des diversités du type de celui qui rejoint une tradition conservatrice anglophone [états-unienne et canadienne] » pour laquelle, précise-t-il, « le multiculturalisme serait responsable de la perte du sens de l'histoire commune et de la dilution du récit national » (Belkhodja, Reference Belkhodja2008 : 80–81). L'historien Petitclerc ancre pour sa part la nouvelle sensibilité historique au cœur d'une querelle d'historiens qui se servent du « prétexte d'une “crise” de la conscience historique des Québécois pour légitimer un renouveau historiographique qui se définissait contre l'histoire sociale » (Petitclerc, Reference Petitclerc2009 : 97). Il dégage ensuite les tonalités idéologico-politiques de cette manœuvre qui, passée aux mains d'historiens ou sociologues militants tels Éric Bédard ou Jacques Beauchemin, opère
le détournement (qu'on tente toutefois de présenter comme un « recentrement ») du discours nationaliste vers les valeurs conservatrices afin d'atteindre les porteurs de la mémoire nationale, les classes moyennes canadiennes-françaises à qui on aurait demandé de se nier elle-même pour s'ouvrir à « l'autre ». (Petitclerc, Reference Petitclerc2009 : 108)
L'histoire et son enseignement deviennent un champ de bataille et la nouvelle sensibilité historique prend parti, malgré sa pusillanimité de départ,Footnote 11 en faveur du primat de la mémoire canadienne-française majoritaire sur « la société des identités ».
Sur ce chemin, les travaux de Gérard Bouchard sont pris en grippe (Bédard, Reference Bédard2011; Thériault, Reference Thériault2002; Beauchemin, Reference Beauchemin2002), car ils représentent tout ce que la nouvelle sensibilité abhorre : l'histoire sociale (qui déshonore, par son matérialisme, l'histoire intellectuelle et ses « grands esprits »), l'américanité (qui dénigre la culture des élites europhiles pour valoriser la culture populaire et les mythes transaméricains) et la reconstruction de la mémoire (qui est conséquente de la reconnaissance des Premières Nations et de l'apport des migrants à la trajectoire québécoise). La centralité des thèses de Bouchard dans la charge contre l'interculturalisme se maintient sur l'ensemble de la période. Pourtant modérés et foncièrement nationalistes, les propos de Bouchard sont dépeints dans les cercles conservateurs comme un « refus de soi » et point de non-retour de l'effacement du Québec comme « nation ». Cette manœuvre anti-Bouchard réduit d'autant toute possibilité d'articulation entre pluralisme et nationalisme.
Ces multiples attaques préparent une redistribution des places. Le résultat de cette joute remportée par le nationalisme conservateur n’était évidemment pas connu dès le départ. Il n'est pas issu d'une concertation entre acteurs qui, sans être en désaccord, sont souvent rivaux. Or il est clair que le diagnostic initial de la nouvelle sensibilité quant à la faute imputée aux historien.ne.s ayant tourné le dos au Canada français est la lame de fond de la révolution symbolique accomplie dans la première décennie 2000.Footnote 12
3.2. Le rejet du pluralisme sous toutes ses formes
Jean-Marc Piotte et Jean-Pierre Couture (Reference Piotte and Couture2012) identifient le retour du nationalisme conservateur à la conjonction de ces cinq traits chez ses promoteurs : « le passéisme, la critique conservatrice de la modernité, l’épistémologie idéaliste, l'oubli ou le rejet de l'apport des sciences sociales et l'euphémisation de leur conservatisme » (Piotte et Couture, Reference Piotte and Couture2012 : 12). Bien que des différences persistent entre les figures du nationalisme conservateur, notamment quant à l'importance qu'ils accordent au catholicisme comme vecteur d'identité nationale, il y a un point de convergence que la typologie proposée ne mettait pas suffisamment en exergue : la méfiance envers les minorités et la diversité religieuse et ethnoculturelle.Footnote 13 Eu égard à l’éclipse de l'interculturalisme, l'examen de ce trait commun doit être approfondi.
La charge la plus constante et la plus radicale contre le pluralisme est le fait d'armes d'un étudiant de Jacques Beauchemin. Devenu essayiste et chroniqueur pour le compte de Québecor au Québec et du Figaro en France où il paraît également sur la chaîne télévisuelle Cnews, Mathieu Bock-Côté mène un combat contre le pluralisme sous toutes ses formes depuis la fin des années 1990.
Les parutions savantes de Bock-Côté, concentrées autour de 2008–2009, se distinguent peu de ses interventions médiatiques ou militantes, dont on doit souligner l'indéfectible cohérence dans la répétition d'un message aussi aiguisé que précis : il n'y a pas d'alliage possible entre pluralisme et nationalisme, chacun impliquant nécessairement d'annihiler l'essence de l'autre. La ruse de l'auteur fait mouche sur un point stratégique qui consiste à faire bifurquer la critique québécoise de multiculturalisme canadien vers le rejet du pluralisme tout court. Par voie de conséquence, s'il n'y a plus de distinction opératoire et conceptuelle entre multiculturalisme et interculturalisme, la voie est pavée pour un rejet complet du pluralisme dans sa seule acception « multiculturaliste ».
Bock-Côté plaide pour une cause rassemblée en formules : « la restauration du modèle classique de l’État-nation » (Bock-Côté, Reference Bock-Côté2010 : 207) et la résistance à la « désoccidentalisation de la référence québécoise » (Bock-Côté, Reference Bock-Côté2009 : 538). La première renvoie à une thèse civilisationnelle, car ce « modèle » est en fait l'Occident civilisateur (Bock-Côté, Reference Bock-Côté2009 : 544). La seconde renvoie à la résistance à l’« orientalisation », souvent représentée par le spectre fantasmé de l'islam conquérant. En résumé, pour Bock-Côté, « quoi qu'en disent les mondialistes inspirés par une vision post-traditionnelle des sociétés humaines, l'islam, pour des raisons historiques, incarne encore d'une certaine manière une forme d'altérité indéniable pour la civilisation occidentale formée dans la matrice du christianisme » (Bock-Côté, Reference Bock-Côté2008 : 111).
S'appuyant sur une longue histoire d'altérisation des groupes racisés dans la construction de l'identité nationale au Québec et ailleurs (Larochelle, Reference Larochelle2021), ces idées se sont retrouvées explicitement à l'avant-scène des différentes sphères du débat public au cours des quinze dernières années. Le Québec n'est pas isolé à ce chapitre, car ces idées en vogue participent de la montée d'une forme de nationalisme « populiste » que Rogers Brubaker (Reference Brubaker2017) a désigné comme « civilisationniste ». Ce nationalisme se réclame du peuple et de ses intérêts, là où les élites (intellectuelles ou politiques) les auraient soi-disant « abandonnés » (Deslauriers, Reference Deslauriers2017 : 14). L'héritage judéo-chrétien y apparaît, sous une forme plus ou moins sécularisée, comme un marqueur identitaire central, et l'opposition entre « Nous et l'Autre » s'y présente en des termes civilisationnels plutôt que strictement raciaux ou nationaux. La « laïcité » et les valeurs dites libérales y sont également mobilisées de manière sélective–la première dans des projets visant principalement à invisibiliser les personnes musulmanes, les secondes comme une manière de réaffirmer le contrôle de la majorité sur les modes de vie des « autres » citoyen.ne.s.
4. Querelles autour du « Manifeste pour un Québec pluraliste » (2010)
La Commission Bouchard-Taylor et ses suites aggravent les dissensions des nationalistes à propos du pluralisme. La tension entre les partisan.e.s de l'interculturalisme ou d'une citoyenneté centrée sur les référents majoritaires, parfois dite républicaine, était déjà palpable, mais elle s'exprimait essentiellement comme un différend entre acteurs soucieux de paraître « comme faisant partie du camp pluraliste » (Deslauriers, Reference Deslauriers2017 : 12). Ce point d'accord se brouillera au gré des polémiques qui s'enchaînent.
La saga Bouchard-Taylor, depuis la formulation du mandat jusqu’à la remise du rapport, s'inscrit comme un point tournant dans l’économie des discours sur le pluralisme. La nomination de l'historien Gérard Bouchard et du philosophe Charles Taylor devait symboliser la collaboration transpartisane par-delà leurs divergences quant au statut constitutionnel du Québec. Or, pour les nationalistes conservateurs, tous deux deviennent plutôt des adversaires (intellectuels et) politiques (voir Dutrisac, Reference Dutrisac2008; Heinrich, Reference Heinrich2008). La tentative de conciliation des différents horizons au sein de l’équipe de la commission s'est finalement conclue par un échec.
En dépit des efforts des défenseur.e.s du rapport pour maintenir les distinctions entre les deux notions, les adversaires du rapport rabattent l'interculturalisme sur le multiculturalisme. L'efficacité de cette « manœuvre Bock-Côté » est telle qu'elle suscite, au début de l'année 2010, la réaction d'une dizaine d'intellectuel.le.s et plus de 200 cosignataires qui publient le « Manifeste pour un Québec pluraliste » (Bosset et al., Reference Bosset, Leydet, Maclure, Milot and Weinstock2010). Ce Manifeste souhaite réhabiliter l'interculturalisme et la laïcité « ouverte » contre la montée de deux tendances suscitant une « profonde inquiétude » : la perspective « nationaliste conservatrice » et la laïcité « stricte ». Ces deux courants partageraient « une même attitude d'intransigeance à l'endroit des minorités, exigeant qu'elles se plient à une vision de la société québécoise qu'elles n'auraient pas contribué à forger » (Bosset et al., Reference Bosset, Leydet, Maclure, Milot and Weinstock2010).
Les répliques au Manifeste donne la mesure de l'avancée en faveur du « moment majoritaire » réclamé depuis des années (Lisée, Reference Lisée2007 : 9). Afin de reprendre immédiatement la main de cet affrontement, on nie le caractère anti-pluraliste des positions en faveur de la laïcité, des valeurs ou de l'héritage de la majorité. Selon ses adversaires, le Manifeste ferait « un bien mauvais procès » à « ceux qui ne communient pas à leur vision particulière du pluralisme » (Beauchemin et Beaudoin, Reference Beauchemin and Beaudoin2010). Un contre-manifeste cosigné par une centaine d'intellectuel.le.s s'intitule « Pour un Québec laïque et pluraliste » (Baril et al., Reference Baril2010) et refuse de considérer la laïcité comme l'envers du pluralisme.
Les positions visant à discréditer le Manifeste font état de la convergence entre valeurs dites libérales et valeurs dites nationales qui caractérisent la nébuleuse des discours civilisationnistes identifiée par Brubaker. On se porte ainsi à la défense de « valeurs communes arrachées de haute lutte et devenues pour la majorité de la population des valeurs non-négociables » (Bail, Corfa et Kattan, Reference Bail, Corfa and Kattan2010). D'autres intervenant.e.s insistent plutôt sur leur inscription dans une « tradition nationale », entendue comme « la lente sédimentation des “préjugés” nationaux » qui serait à l'origine de « nos arrangements sociaux particuliers » (Thériault, Reference Thériault2010). Dans tous les cas, c'est par souci pour la communauté nationale, que l'on considère assaillie par les excès du pluralisme, que l'on justifie l'intervention accrue de l’État et le resserrement du contrôle des minorités :
Il arrive en effet que l'aménagement du pluralisme fondé sur le multiculturalisme place la majorité dans la situation essentiellement négative où elle doit consentir à s'effacer devant l'affirmation du droit à la différence, ou encore s'opposer aux droits des minorités en prêtant alors le flanc à la critique qui lui reprochera son refus du pluralisme. (Beauchemin et Beaudoin, Reference Beauchemin and Beaudoin2010)
C'est à travers ce type de formules, reprises ultérieurement à titre de position de gouvernement, que l’épisode révélateur du « Manifeste pour un Québec pluraliste » accélère la disqualification des visées pluralistes de l'interculturalisme. Dans la décennie qui s'ouvre, cette mise au ban ne donne aucun signe d'atermoiement.
5. L'interculturalisme devant les critiques marxistes, féministes et décoloniales
Le rétrécissement de l'espace discursif imparti à l'interculturalisme à partir du milieu des années 2000 révèle sa fragilité face aux définitions conservatrices de la nation. La précarité de ses assises législatives et institutionnelles, en comparaison du caractère structurant du multiculturalisme fédéral, participe à cette vulnérabilité dans la mesure où son institutionnalisation partielle et informelle permet aisément sa remise en question. En clair, l'interculturalisme ne résiste pas à la montée du nationalisme conservateur comme position de gouvernement.
Dans cette dernière section, l'interculturalisme et le néonationalisme sont mis devant les limites de leur projet de transformation sociale. Même si ses orientations générales se veulent progressistes, l'interculturalisme demeure perméable aux positions néolibérales, satisfaites de la promotion de « la diversité » sur le mince horizon d’émancipation tracé par la poursuite de l’égalité en emploi et la valorisation du capital humain migrant (Gouvernement du Québec, 2008; Eid et Labelle, Reference Eid and Labelle2013). L'interculturalisme peine également à se distinguer des positions étroitement nationalistes qui tendent à conférer à la majorité nationale le monopole de l'identité légitime. Dans tous les cas, il demeure lié à la reconduction du pouvoir d’État et des pièges qui concernent ce dernier lorsqu'est posée la question de l’émancipation sociale. C'est en ce point précis, d'ailleurs, que le marxisme et le féminisme ont critiqué les contradictions du néonationalisme dans les années 1970. Les critiques antiracistes et décoloniales qui héritent de cette critique de l’État repèrent, quant à elles, ces mêmes contradictions dans l'interculturalisme aujourd'hui sur le déclin.
5.1 D'hier à aujourd'hui : les critiques marxistes et féministes du néonationalisme
Les luttes de la gauche et du néonationalisme ont été, à partir de 1968, largement confondues au Québec (Laurin-Frenette et Léonard, Reference Laurin-Frenette and Léonard1980; Mills, Reference Mills2010). Parmi les critiques les plus précoces à cet égard, notons celles formulées par la revue Parti pris (1963–1968) qui ne se satisfaisait pas du slogan « Maîtres chez nous », si ce dernier n'envisageait pas l'indépendance, la décléricalisation et le socialisme. À l’égard de la coalition formée autour du PQ en 1968, les illusions d’émancipation entretenues par un néonationalisme sans contenu social sont dénoncées par des auteurs et autrices marxistes (Piotte, Reference Piotte1974; Saint-Pierre, Reference Saint-Pierre1976).
Prolongeant ces critiques à l’égard du nationalisme et de l’État, l'analyse de la sociologue Nicole Laurin au tournant des années 1980 est celle qui problématise le plus lucidement les illusions entretenues par la gauche nationaliste quant aux représentations dites progressistes dont se drape l’État québécois. Pour Laurin, le néonationalisme québécois est ambigu, car il ne peut être réduit à l'idéologie de la bourgeoisie francophone montante, comme l'aurait suggéré la théorie marxiste classique. Plus qu'un simple projet de rattrapage socioéconomique, il est également investi des espoirs d’émancipation plus larges de la population francophone.
Le nationalisme n'empêche pas nécessairement la reconnaissance de la domination, sa critique et sa subversion. Il enferme dans les frontières de la nation et des classes dominées constituées en son sein, la solidarité qui organise cette critique et cette subversion. Il la condamne à s'investir dans les procès et dans les appareils dont la fonction est d'attacher, de contenir et de contrôler cette solidarité, de la recycler dans le système. (Laurin-Frenette, Reference Laurin-Frenette1978 : 60)
Dans cette optique, « si le nationalisme demeure une modalité du consentement à la domination de la part des classes dominées, il se présente aussi comme un refus de la domination » (Laurin-Frenette, Reference Laurin-Frenette1978 : 34). Canalisant les mobilisations contre la domination autour de « la nation », de ses intérêts et de ses institutions, le nationalisme justifie les places différenciées qu'y occupent ses membres; il limite du coup l'horizon des luttes à mener. En somme, s'il permet d'articuler une certaine forme d'aspiration à l'autonomie, l'horizon nationaliste concoure aussi et surtout, selon cette perspective, à fonder et justifier l'autorité de l’État. Il participe à normaliser les rapports de pouvoir entre les personnes dites d'une même nation, à endiguer les débordements et la subversion au nom de son unité et de la solidarité nationale.
La « question nationale » et ses reformulations ont aussi occupé une place centrale dans les études et mouvements féministes, notamment en raison des tensions qui naissent de leur confusion fréquente dans un même récit émancipatoire (Thériault, Reference Thériault2009; Pagé, Reference Pagé, Hamrouni and Maillé2015). Suivant l'analyse de Diane Lamoureux, le mouvement nationaliste a eu propension à subordonner et à canaliser les mobilisations féministes au nom de la « quête collective » (Lamoureux, Reference Lamoureux2001 : 128) et « à revêtir des formes totalisantes, [c'est-à-dire] à taire les différences au sein de la nation, les aspirations différentes en vertu des positions de classe et de sexe » (Lamoureux, Reference Lamoureux1983 : 57). L'autrice formule sur ces bases un pronostic qui anticipe parfaitement le climat de la décennie 2000 qui lance la vogue de la nouvelle sensibilité conservatrice :
Cet ethnicisme [de dernière instance] rend le nationalisme québécois particulièrement vulnérable aux voix discordantes qui se sont multipliées au sein de la société québécoise dans les vingt dernières années, puisqu'il le pousse à insister sur l'homogénéité de la société québécoise afin de fonder la légitimité du projet politique de l’État-nation québécois. (Lamoureux, Reference Lamoureux1995 : 58)
Contre ce ressac anticipé, la critique féministe du nationalisme appelle à la désethnicisation de la culture publique québécoise. Chez Lamoureux, ce changement passe par « la lingua franca et le métissage culturel » (Lamoureux, Reference Lamoureux1995 : 66), tandis que chez Régine Robin c'est à la redéfinition même du « peuple » que cette exigence critique conduit :
Préférer le peuple des citoyens au peuple des ancêtres supposés, le demos à l’ethnos, la société civique aux débordements de la société civile ou à sa prééminence, ce qui rassemble plutôt que ce qui singularise et l'horizon d'un projet de société plutôt que la panique identitaire devant la peur de la perte de soi. Aujourd'hui, toutes les sociétés sont menacées par l'ethnicité, c'est-à-dire par l'absolutisation des différences. (Robin, Reference Robin, Caccia and Lacroix1992)
Dans le prolongement et l'actualisation de ces diagnostics, Denyse Baillargeon rappelle que « les nationalistes ont longtemps instrumentalisé les femmes dans leur combat » (Baillargeon, Reference Baillargeon, Dupuis-Déri and Éthier2016 : 98) et qu'il est par conséquent difficile de ne pas suspecter le recours rhétorique à l’égalité des hommes et des femmes d’être autre chose que « la manifestation d'un réflexe identitaire » (Baillargeon, Reference Baillargeon, Dupuis-Déri and Éthier2016 : 99). Dernier exemple en date de cette rhétorique, la Loi sur la laïcité de l’État (2019), que nous abordons à la section suivante, prend bien soin de référer à cette « valeur québécoise ». Les opposant.e.s au projet soulignent à ce titre que la transcription de ses injonctions dans le langage de l’égalité et des « valeurs nationales », menée avec l'appui de certains groupes féministes, table directement sur la consolidation d'un « fémonationalisme » québécois. « En parallèle de la précarisation économique, les féministes nationalistes (que [Sara] Farris qualifie de fémonationalistes) participent aux discours présentant les femmes migrantes et musulmanes comme soumises, donc menaçantes pour l’égalité des sexes » (Benhadjoudja et Celis, Reference Benhadjoudja, Celis, Celis, Dabby, Leydet and Romani2020 : 127).
Si l'interculturalisme ne s'est pas constitué en rempart contre le retour de cette forme décomplexée de nationalisme centré sur la majorité d'héritage canadien-français, c'est qu'il n'a jamais rompu selon nous avec les certitudes autour desquelles ce mouvement s'articule. Dans ses versions dominantes, il consolide davantage qu'il ne remet en question la préséance de la majorité sur la définition de « la nation », de ses normes et de ses règles. L'interculturalisme légitime ainsi–comme le soulignait Laurin il y a 40 ans à propos du néonationalisme–les actions et dispositifs de l’État visant à consolider et régulariser les inégalités et rapports de domination entre les citoyen.ne.s.
5.2. La Loi sur la laïcité de l’État, les critiques décoloniales et l’éclipse de l'interculturalisme
Les contradictions de l'interculturalisme relèvent à terme d'une ambiguïté quant au privilège de la majorité sur les minorités. De l'avis d’Afef Benessaieh (Reference Benessaieh2019), les deux visages de l'interculturalisme contenus dans le rapport Bouchard-Taylor mènent à des positions antagoniques, difficilement réconciliables. Une acception différentialiste de l'interculturalisme cède ainsi à « la réaffirmation du “nous” majoritaire [qui] semble aller de pair avec une extranéisation accrue du fait diversitaire » (Benessaieh, Reference Benessaieh2019 : 28). Cette version que nous pourrions nommer verticale de l'interculturalisme unit « une ligne de continuité assez déconcertante entre différents acteurs politiques » (Benessaieh, Reference Benessaieh2019 : 13) qui appartiennent à différents partis ou familles idéologiques et qui pourtant s'entendent pour conférer à la majorité le monopole de l'identité.Footnote 14 À l'opposé, une acception relationnelle de l'interculturalisme, plus fidèle à l'esprit d'une rencontre interculturelle selon l'autrice, « se charge de considérations plus complexes ayant à voir avec la naissance d'une nouvelle identité culturelle, qui ne soit ni dans le prolongement du “noyau francophone,” ni dans la logique plus particulariste d'une simple cohabitation des diversités » (Benessaieh, Reference Benessaieh2019 : 15). Cette version que nous pourrions nommer horizontale rejoint le métissage de Lamoureux ou le demos sans ethnos de Robin.Footnote 15 Ces avenues semblent néanmoins battues en brèche par la priorité que l'interculturalisme donne, en définitive, au différentialisme, ce privilège majoritaire si aisément convertible en « Nous contre eux ».Footnote 16
Entre 2018 et 2021, le débat intellectuel sur le modèle d'intégration québécois se recompose autour de la question de la laïcité telle qu'elle est portée par la CAQ dans le projet de loi 21, qui deviendra la Loi sur la laïcité de l’État. Dans le préambule de la loi, les lieux communs de la « laïcité identitaire » s'associent aux valeurs du peuple qui est le juge de la pratique des « Autres ». Pour fins de démarcation culturelle, le texte flirte stratégiquement avec l’égalité des genres et évoque « l'importance que la nation québécoise accorde à l’égalité entre les femmes et les hommes ». Il invoque aussi « des valeurs sociales distinctes et un parcours historique spécifique » (Assemblée nationale du Québec, 2019). Pour expliquer plus avant les intentions du gouvernement, le premier ministre Legault fit une courte allocution télévisuelle à la nation. Il y réitère la prérogative de la majorité sur les minorités. En vertu d'une sorte de communautarisme de la majorité (Stasiulis, Reference Stasiulis2013), qui est passé en moins de vingt ans des marges à la tête de l’État, le premier ministre assure tout simplement qu’« il est temps de fixer des règles parce qu'au Québec, c'est comme ça qu'on vit ».Footnote 17
Le débat sur la laïcité oppose à nouveau des camps adverses, mais celui de l'interculturalisme apparaît déserté au profit soit d'un ralliement à la laïcité identitaire du gouvernement québécois, soit d'une contestation qui puise tantôt dans la défense des droits de la personne, tantôt dans le registre des luttes antiracistes et décoloniales. Dans ce débat pourtant très médiatisé, les critiques de la loi 21 faisant référence à l'interculturalisme sont rares et le font généralement de manière oblique, et ce, bien que la loi affaiblisse les principes mêmes pouvant permettre de fonder juridiquement l'interculturalisme (Lampron, Reference Lampron2021).Footnote 18 Les défenses de la loi prennent quant à elles pour cible le multiculturalisme, réactivant la chaîne d'opposition entre la nation québécoise et le Canada multiculturaliste, auquel on associe par ailleurs les critiques antiracistes. La nature de l'espace idéologique ayant horreur du vide, de nouvelles voix portent cependant de manière exigeante et légitimement combative la question de l’émancipation et de la diversité.
Les deux premiers ouvrages collectifs qui se consacrent à la Loi sur la laïcité de l’État montrent bien cette dynamique de recomposition des camps dont la logique oppositionnelle « reste structuralement identique » (Bourdieu, Reference Bourdieu2002 : 200). Dans Les enjeux d'un Québec laïque (Ferretti et Rocher, Reference Ferretti and Rocher2020), qui réunit plusieurs signataires du « Manifeste pour un Québec laïque et pluraliste » (2010), la convention d'usage visant à décrier le multiculturalisme fait toujours l'unanimité. Autre trait commun à l'ensemble de ces textes : l'interculturalisme n'est jamais mentionné à titre de solution ou d'approche distincte quant à la querelle de la laïcité et du pluralisme. Il y est davantage question d'un affrontement Québec-Canada sur la question de la liberté religieuse : le Québec subordonnerait celle-ci à « la neutralité de l’État » tandis que le Canada lui conférerait la primauté (Rocher, Reference Rocher, Ferretti and Rocher2020 : 41). Ce cadrage abstrait de la loi 21, réduite à son « esprit » ou à sa dimension juridico-constitutionnelle, se tient à bonne distance de toutes considérations concrètes sur le sort des minorités. Il n'y est ni question de s'intéresser aux effets de la loi sur le discours social antimusulman ni « de savoir comment ces principes généraux se transcrivent dans la réalité » (Rocher, Reference Rocher, Ferretti and Rocher2020 : 25). Hormis Yasmina Chouakri qui estime, comme Djemila Benhabib, qu'il faille lutter contre l'Islam conservateur ou Normand Baillargeon, qui fait de ce dernier un jumeau de la licence postmoderne, les auteur.trice.s de ce collectif pensent la laïcité à l'aune de la sortie de « l'Empire canadien ».
La lutte précise parfois les alliances qu'il est possible de tisser à partir d'accords transversaux. À preuve, la conjonction du nationalisme et du pluralisme au sein de l'interculturalisme a déjà servi de passerelles entre divers horizons de sens à conférer à la diversité. Pourtant, dans le cas du chapitre signé par Micheline Labelle, ces ponts apparaissent rompus et la place de la diversité est assignée clairement par la majorité. En s'appuyant sur Bhikhu Parekh, l'autrice souligne : « Chaque société a le droit et le devoir de rejeter ou désavouer des pratiques qui vont à l'encontre de [son] socle des valeurs » (Labelle, Reference Labelle, Ferretti and Rocher2020 : 123). Or, à rebours d'une définition de la laïcité impliquant la neutralité du jugement de l’État envers les religions, c'est-à-dire qui ne peut « porter un jugement de valeur, positif ou négatif, à l'endroit de celles-ci » (Rocher, Reference Rocher, Ferretti and Rocher2020 : 24), il revient, selon Labelle, à la majorité de déterminer « la conception républicaine de l'universalisme » qu'une certaine gauche aurait tort de combattre.
À l'opposé de cette thèse, le collectif Modération ou extrémisme? Regards critiques sur la loi 21 (Celis, Dabby, Leydet et Romani, Reference Celis, Dabby, Leydet and Romani2020) formule une critique sans ambages de la loi 21. Si le spectre du « multiculturalisme » et de l’État canadien est omniprésent dans les charges et soupçons formulés par les partisan.e.s de cette loi, il est significativement absent des propositions de ce collectif. Le projet du gouvernement Legault est plutôt directement confronté aux principes de la démocratie libérale et des droits et libertés de la personne dont le Québec s'est lui-même doté. Il s'agit ainsi de relever les formes particulières que prennent les dynamiques contemporaines d'altérisation au Québec, qui s'expriment notamment dans la banalisation des effets de la loi 21 sur les principales personnes concernées, en montrant comment elles participent de phénomènes plus larges–racisme, colonialisme, sexisme, orientalisme, capitalisme, etc.
La parution de ces deux ouvrages rivaux montre que la polarisation de ces questions dans l'espace public se traduit par des antagonismes équivalents dans le champ de la recherche. Les références à l'interculturalisme comme « modèle de gestion de la diversité » sont ainsi plutôt absentes des deux ouvrages, même sous la plume d'universitaires qui l'ont pourtant défendu à l’égard d'autres enjeux. À l'instar des lettres ouvertes et des chroniques, les analyses à l'appui de la loi prennent d'abord pour cible le multiculturalisme. Dans le cas de la recherche décoloniale, on préfère à l'interculturalisme des conceptions plus horizontales et relationnelles, mettant en évidence les rapports de domination concrets et pouvant inspirer une reconfiguration des rapports citoyens sur une base réellement égalitaire. Nous y voyons, pour notre part, une autre preuve de l’éclipse de l'interculturalisme au sein du discours québécois.
En bout de piste, force est de reconnaître que les visages contradictoires de l'interculturalisme font partie des raisons endogènes de sa propre éclipse. Les discours sur l'interculturalisme ont toujours été dominés par leurs variantes gestionnaires et différentialistes, en particulier lorsqu'ils émanent du gouvernement ou qu'ils ont pour ambition de forger des pratiques institutionnelles. Sa vitalité concrète et son projet de transformation sociale et identitaire se sont toujours davantage trouvés dans les voix critiques qui, indissociables des luttes menées par les personnes migrantes et racisées, ont investi la notion pour en faire une force d'hybridation et de rencontre transculturelle. Dans le champ intellectuel, les réflexions des années 1980 et 1990 animées par des revues phares telles que Dérives ont notamment puisé dans les récits d'exil, de déracinement, d'altérité ou d’« hybridité culturelle » à titre d'outils pour repenser l'appartenance à la société québécoise.
L'espace pour un tel interculturalisme horizontal et critique n'est plus. D'une part, la distinction entre l'interculturalisme et le multiculturalisme est largement inopérante dans les débats actuels et, d'autre part, le versant gestionnaire de l'interculturalisme a terni ses prétentions à désamorcer les visées hégémoniques du nationalisme classique, en plus d'exposer clairement ses prémisses colonialistes (Gabriel, Reference Gabriel2008). Toutefois, cette éclipse procure un nouvel espace à la recomposition d'un pôle pluraliste davantage revendicateur et réuni autour des objectifs de la décolonisation et de l'antiracisme tels qu'y adhèrent, par exemple, les revues Liberté, À bâbord! ou Relations. À la faveur notamment des mobilisations contre les chartes et lois de la laïcité stricte, mais aussi des luttes contre le racisme anti-noir et l'islamophobie, des résistances autochtones et autres insubordinations des personnes racisées, la polarisation des dernières années a donné lieu à une effervescence particulière dans les milieux universitaires et intellectuels qui sont la réfraction des rapports de force sociaux globaux.
Conclusion
Nous avons montré dans cet article que l’éclipse de l'interculturalisme tient à une multitude de facteurs. Dans un espace dominé par le multiculturalisme fédéral et la montée du nationalisme conservateur au Québec, la position de compromis représentée par l'interculturalisme ne parvient à s'imposer sur aucun front. La remise en question du pluralisme au sein du discours nationaliste rompt avec l'association coutumière du progressisme et du nationalisme québécois depuis la Révolution tranquille. Cette rupture éclaire également la direction prise par les mouvements antiracistes et décoloniaux contemporains, dont les revendications débordent l'interculturalisme et affrontent le bloc nationaliste conservateur devenu position de gouvernement. En clair, l'interculturalisme apparaît, d'une part, trop conciliant pour plusieurs nationalistes, qui suspectent le projet de vouloir vider « la nation » de sa substance. D'autre part, l'ambiguïté de l'interculturalisme quant à la reconnaissance des rapports de domination au sein de la société québécoise–ambiguïté que la critique de gauche du néonationalisme dénonce depuis cinquante ans–l'expose aux critiques s'inscrivant résolument dans la lutte contre les inégalités sociales, le racisme et le colonialisme.
La faiblesse actuelle de l'interculturalisme n'est peut-être pas une tendance irréversible. Un retournement de situation devra toutefois être à la mesure des obstacles érigés depuis vingt ans à l'encontre de la conciliation entre nationalisme et pluralisme au Québec. L'interculturalisme n'a en ce moment aucun relais politique autrement que comme expédient commode et rhétorique visant à « distinguer » la province du multiculturalisme, du melting-pot ou de l'assimilationnisme. Il est évident que devant la montée et la consolidation du nationalisme conservateur, l'interculturalisme n'a pas su offrir une réponse et une critique à la hauteur de ses propres exigences. C'est plutôt du camp des critiques décoloniales et antiracistes que la réponse défensive et incisive sera venue. Si l’éclipse de l'interculturalisme contribue globalement à marginaliser l'espace imparti au pluralisme dans le discours social québécois, ces nouvelles voix ne perdent ni de leur avenir ni de leur légitimité.