Introduction
Les 26 et 27 juin 2010, s’est tenu à Toronto le Sommet du G20, un des grands événements les plus controversés de l’histoire récente du Canada, notamment à cause de la répression des manifestations et l’arrestation de 1 118 personnes en l’espace de deux jours. Il a fallu dix ans de procédures judiciaires intenses et de négociations difficiles pour arriver à une entente à l’amiable afin de régler un recours collectif concernant les arrestations massives et arbitraires de juillet 2020Footnote 1. Comme l’a déclaré Maître Klippenstein, l’un des principaux avocats des demandeurs au recours collectif : « Le Canada n’a jamais vu quelque chose comme ce qui est arrivé lors du sommet du G20 et nous espérons qu’il ne le verra plus jamais. Nous espérons que ce règlement apportera un peu de justice et un certain soulagement aux membres du recours collectif et que nous tous, y compris la police, pourrons bénéficier à l’avenir des reconnaissances et des engagements à améliorer les services de police présents dans l’entente à l’amiable »Footnote 2. Ainsi, douze ans plus tard, alors que nous avons vécu d’autres exemples de gestion de grandes manifestations (c.-à-d. la Grève étudiante de 2012 au Québec et l’occupation du centre-ville d’Ottawa par le Convoi de la liberté en 2022), il est intéressant de revenir sur le G20 de Toronto afin de réfléchir sur les mécanismes juridiques qui ont légitimé la gestion des manifestants et la plus intense arrestation de masse dans l’histoire du pays.
En effet, un nouvel examen des configurations juridiques présentes dans la gouvernance des manifestants pendant le G20 nous permet de penser la judiciarisation aujourd’hui, surtout dans le contexte de la pandémie et du Convoi de la liberté, où des dispositifs réglementaires ou même des mesures d’urgence ont été utilisés pour la gestion des manifestants et espaces publicsFootnote 3. Cet article ne porte donc pas sur la police, même si le Service de police de Toronto est l’un des principaux personnages de cette trame. Il porte plutôt sur le droit, c’est-à-dire la création, l’adaptation et l’utilisation du régime juridique employé pour contrôler les manifestants, et potentiellement tous les citoyens, lors du G20 à Toronto. En ce sens, nous espérons contribuer au débat sur la pénalisation au-delà de la justice criminelle, et aussi discuter de l’importance grandissante des formes plurinormatives de contrôle social.
Dans la première partie de l’article, nous contextualisons le Sommet du G20 à Toronto et les effets d’exclusion liés à la sécurisation du site de l’événement; nous poursuivons avec une description et une analyse du régime juridique spécial utilisé pour contrôler les manifestants pendant cette période (deuxième partie). Enfin, dans la troisième partie, nous discutons du concept de « trous juridiques »Footnote 4 comme d’une caractéristique présente dans différentes branches du droit administratif et une stratégie de plus en plus mobilisée dans la gouvernance de la sécurité. Nous dégageons également quelques similitudes et différences entre la gouvernance plurinormative des manifestants pendant le G20 et des situations similaires à l’époque, notamment pendant les Jeux olympiques d’hiver à Vancouver en 2010, le mouvement Occupy Wall Street à New York en 2011, la Grève étudiante québécoise de 2012, et l’Occupation d’Ottawa en 2022. Nous concluons en ramenant ce débat dans le présent et en mettant l’accent sur les dangers de la multiplication des mécanismes de prise en charge et la dégradation des droits.
I. Le Sommet du G20 de 2010 ou la Forteresse de Toronto
Le Sommet du G20 a commencé à affecter la vie de la ville bien avant le 26 et le 27 juin 2010. La population torontoise était divisée et même opposée à l’organisation de cet événement à Toronto. En plus des coûts exorbitants liés à la sécurité des principaux chefs d’État du monde impliqués, les Torontois craignaient des modifications de la circulation ainsi que des manifestations antimondialisation et des risques accrus de violence et de désordre urbain. En dépit des recommandations émises par la ville de Toronto et le gouvernement provincial de l’Ontario, le gouvernement fédéral a décidé d’aller de l’avant avec sa décision d’organiser l’événement au Metro Toronto Convention Centre et à ses alentours (voir la figure 1), soit la région avec la plus grande concentration populationnelle et la plus grande mobilité urbaine du pays. Les organisateurs savaient que la sécurisation du Sommet du G20 ne serait pas facile, que les coûts seraient élevés et que la ville en subirait de nombreux inconvénients. Le gouvernement fédéral a prévu de dépenser jusqu’à un milliard de dollars canadiens en sécurité (infrastructures, maintien de l’ordre et soutien militaire), mais il a fini par dépenser un peu plus de 1,8 milliard pour une rencontre qui n’a duré que deux jours. Le G20 à Toronto a été pensé comme une opération de guerre et d’une certaine façon la sécurisation du Sommet a aussi été exécutée comme telle.
Au début du mois de juin 2010, le centre-ville de Toronto a commencé à changer en prévision du G20. Une clôture métallique d’environ trois mètres de hauteur et d’une dizaine de kilomètres a été installée tout au long du périmètre de sécurité de l’événement (Figure 2). La clôture, au coût de 9,4 millions de dollars, le double de la valeur prévueFootnote 5, comptait trente-huit points de contrôle (Figure 3) permettant la gestion de l’accès aux piétons et aux résidents de la région qui étaient inscrits sur une liste des forces de sécuritéFootnote 6, ce qui n’était pas sans rappeler la situation vécue par les personnes vivant autour des arénas dans le contexte des méga-événements sportifs tels que les Jeux olympiques et la Coupe du monde de la FIFA.
En plus de la clôture et des points de contrôle et ses 1 100 gardes de sécurité, 6 000 policiers ont été mobilisés (3 500 de Toronto), soixante-dix caméras de surveillance supplémentaires ont été installées le long du périmètre de contrôle qui comprenait les rues situées aux alentours du Metro Toronto Convention Centre jusqu’au lac Ontario (au sud) et l’espace aérien local dans un rayon de trente kilomètres (voir détails dans les figures 4 et 5).
Les résultats ont été brutaux. Nous n’avons jamais arrêté autant de personnes en si peu de temps dans l’histoire canadienne. Selon les données officielles, 1 118 personnes ont été arrêtées dans les deux jours du Sommet du G20Footnote 7. Cela représente la plus intense arrestation de masse au Canada à ce jour. À titre de comparaison : 497 arrestations ont eu lieu pendant la Crise d’octobre en octobre 1970 au Québec aux termes de l’utilisation de la Loi sur les mesures de guerre Footnote 8 , 3 509 arrestations ont eu lieu au cours des huit mois de la Grève étudiante québécoise de 2012Footnote 9, et 176 arrestations ont eu lieu lors de la méga-opération pour démanteler l’Occupation d’Ottawa le 20 février 2022Footnote 10, après des déclarations d’état d’urgence par les trois niveaux de gouvernement (municipal, provincial et fédéral). Les formes de contrôle utilisées pendant le G20 ont produit certains effets d’exclusion plus extrêmes que pendant les périodes juridiquement plus exceptionnelles en temps de paix dans l’histoire du Canada. Toutefois, contrairement au Québec en octobre et novembre 1970 et au centre‑ville d’Ottawa entre les 12 et 13 février 2020, le centre‑ville de Toronto n’était pas soumis à une loi d’urgence pendant le G20. Comme nous le verrons, le gouvernement de l’Ontario a créé, d’une façon un peu douteuse, un régime juridique temporaire afin de faire face aux enjeux de sécurité lors du G20. C’est ce régime à la fois ordinaire et extraordinaire à la fois qui a rendu possibles les actions excessives de la police et des autres agents de sécurité.
II. La légalisation de l’exception ou le centre-ville comme « ouvrage public »
La particularité juridique du Sommet du G20 à Toronto et de la gestion spatiale de l’événement a été la redéfinition d’une grande partie du centre-ville comme une zone d’« ouvrages publics » (public works). Un « ouvrage public » est un concept juridique qui fait référence à la Loi sur la protection des ouvrages publics (LPOP)Footnote 11. La LPOP est une loi provinciale de l’Ontario adoptée originellement en 1939 comme une loi d’urgence dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale et relevant du droit administratif. À l’époque, le but était de protéger les infrastructures, les bâtiments publics et n’importe quel endroit défini comme « ouvrage public » contre les ennemis du Canada par des actes réglementaires de l’exécutifFootnote 12. La LPOP a subi très peu de modifications après la Guerre et a été rarement mobilisée depuis 1939Footnote 13. Elle a fini pour être abrogée en juin 2015 suite aux excès ayant eu lieu lors du G20Footnote 14. Un « ouvrage public » et une « voie publique » étaient définis à l’article 1 de la LPOP et pouvaient se référer aux éléments suivants :
« ouvrage public » S’entend notamment de :
a) tout chemin de fer, canal, route, pont, centrale d’énergie, y compris tous les biens servant à la production, à la transformation, au transport, à la distribution ou à la fourniture de l’énergie hydraulique ou électrique, système d’approvisionnement en gaz ou d’alimentation en eau, service public ou autre ouvrage dont est propriétaire ou exploitant le gouvernement de l’Ontario, l’un de ses conseils ou commissions, une municipalité, une commission de service public ou une entreprise privée;
b) tout bâtiment public provincial ou municipal;
c) tout autre bâtiment, lieu ou ouvrage, désigné comme ouvrage public par le lieutenant-gouverneur en conseil [le représentant de la Reine qui donne l’assentiment royal aux actes du parlement de l’Ontario]. (‘public work’)
« voie publique » Tout ou partie d’une voie publique. S’entend en outre de tout ou partie d’un pont, d’une rue ou d’une structure connexes. («highway»)
Le gouvernement provincial s’est appuyé sur le paragraphe 1(c) de la LPOP pour adopter d’une manière peu transparente le Règlement de l’Ontario 233/10 du 2 juin 2010Footnote 15. Ce règlement avait fait l’objet d’une demande écrite de la part du chef du Service de police de Toronto de l’époque (Bill BlairFootnote 16) au ministre de la Sécurité communautaire et des services correctionnels de l’époque (Jim Bradley) afin de désigner une partie du centre-ville comme « ouvrage public » en vertu de la LPOP. Le chef de police soulignait alors que la création d’un périmètre de sécurité dans la zone entourant le Metro Toronto Convention Centre serait l’un des piliers du plan de sécurité pour le Sommet du G20Footnote 17. Cette demande a été rapidement traitée par l’exécutif du gouvernement provincial et envoyée au lieutenant-gouverneur en conseil pour la sanction royale. Il faut bien noter que le Règlement 233, contrairement à la LPOP, est de nature réglementaire et non une loi adoptée par le pouvoir législatif. Le régime spécial de la Forteresse de Toronto était donc ancré dans le droit administratif à l’échelle provinciale, et reposait sur une loi ordinaire approuvée dans une session parlementaire d’urgence lors de la Seconde Guerre mondiale, loi peu connue, et sur un acte de l’exécutif adopté à la demande du service de police et encore plus nébuleux et inconnu du public.
Ce processus de construction normatif était si obscur que la notion d’ouvrage public était inconnue de la grande majorité du public spécialisé avant le G20. De plus, bien que le Règlement 233 ait été adopté le 2 juin 2010, le gouvernement a tant tardé avant de le publier officiellement qu’il n’est apparu sans préavis dans la base de données législative provinciale Lois-en-ligne qu’au cours de la semaine du 18 juin, et qu’il a seulement été publié dans la Gazette de l’Ontario [le journal officiel provincial] le 3 juillet, soit une semaine après l’abrogation du règlementFootnote 18 (et de la fin du G20). Une telle ampleur juridique était inconnue à la veille du G20. La clôture était déjà visible, comme dans d’autres méga-événements, mais pas le régime juridique en vigueur autour et à l’intérieur de la clôture.
Mais enfin, pour quelle raison la requête de la police de redéfinir une partie du centre-ville de Toronto comme « ouvrage public » est-elle importante? Quelles sont les conséquences juridiques d’une telle définition en vertu de la LPOP et en rapport avec la gestion de la sécurité et des conflits? Dans quelle mesure cette loi changeait-elle la territorialité du centre-ville? La LPOP donnait quelques indices à ce sujet, mais en fait, la population locale et les manifestants n’ont compris la gravité de la situation qu’après l’entrée en vigueur du Règlement 233/10 et surtout après les premières arrestations.
Les « gardiens »: superpouvoirs et vulnérabilités
La LPOP donnait des super-pouvoirs de police à ceux nommés comme « gardiens », tels que la possibilité d’arrêter, d’imposer une amende ou encore même de détenir toute personne (les gardiens inclus) qui « néglige ou refuse de se conformer à l’exigence ou à l’ordre formulé par un gardien ou agent de la paix aux termes de la présente loi, ou quiconque est trouvé sur un ouvrage public ou ses abords sans qualité légitime, dont la preuve lui incombe » paragraphe 5(1) (LPOP). Il faut noter, ici, l’inversion du fardeau de la preuve et aussi le fait que selon le paragraphe 5(2) « le gardien ou agent de la paix peut arrêter sans mandat quiconque néglige ou refuse de se conformer à son exigence ou à son ordre, ou quiconque se trouve sans qualité légitime dans un ouvrage public ou tente d’y pénétrer » (nous soulignons). Les individus interpellés par les gardiens étaient responsables de prouver qu’ils avaient une « qualité légitime » avant d’entrer dans une zone d’ouvrage public, telles une lettre d’un employeur ou une confirmation de résidence à l’intérieur de la zone.Footnote 19 De façon encore plus insolite, le gardien responsable du contrôle de l’entrée pouvait lui‑même se faire arrêter par un autre gardien s’il n’arrêtait pas une personne à proximité du périmètre de sécurité défini comme « ouvrage public ». Mais ce n’est pas tout, la notion de « gardien » en soi est aussi problématique.
Selon le paragraphe 2(1) de la LPOP, un gardien pouvait être nommé par un certain nombre d’autorités, y compris les chefs de la Police provinciale et de la municipalité en question, un inspecteur de la Police provinciale, les gestionnaires municipaux (politiques ou administratifs) responsables de la localité où se situe l’ouvrage public ou ceux responsables de l’administration directe de l’ouvrage public en question. Toute personne nommée comme gardien était automatiquement dotée des « pouvoirs d’un agent de la paix » pour l’application de la LPOP (par. 2(2)) et, selon le paragraphe 2(3), les gardiens devaient se conformer aux directives données par l’autorité qui avait nommé le gardien ou toute autre autorité prévue dans le paragraphe 2(1). Autrement dit, n’importe qui pouvait devenir gardien et ce faisant, il se soumettrait à une autorité supérieure munie du pouvoir de contrôler et sanctionner les gardiens. En soi, cela est déjà problématique puisque les agents de la paix sont formés, du moins en théorie, pour l’utilisation de la force, et cela n’est pas nécessairement le cas des personnes nommées comme gardiennes. Par ailleurs, le paragraphe 2(4) prévoyait des peines d’amende de 500 $ au plus ou un emprisonnement de deux mois au plus en cas de manquement au devoir du gardien qui, soit par négligence ou refus d’obéir aux ordres supérieurs (al. (4)a)), « ne s’acquitte pas, de quelque manière que ce soit, de ses fonctions de gardien » (al. 2(4)b)), en raison d’abandon de poste sans autorisation préalable (al. 2(4)c)) ou encore en se comportant d’une manière incompatible avec les fonctions de gardien (al. 2(4)d)). Quoi qu’il en soit, être gardien était également une arme à double tranchant. Malgré l’avantage conféré par les super-pouvoirs de police, le gardien était obligé d’obéir aux ordres supérieurs, en plus d’être sujet à une sanction s’il n’effectuait pas son travail selon les critères des autorités désignées par la LPOP. Le gardien ressemblait ainsi davantage à un soldat en temps de guerre qu’à un agent de la paix dans un pays démocratique.
Étant donné que la LPOP avait été adoptée dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, tout cela avait possiblement un sens assez pratique à l’époque. Cette période de notre histoire a été marquée par une logique binaire entre ennemis et alliés, et aussi par la présomption que tout membre de la population pouvait être un soldat ou devait participer aux efforts de guerre dans la protection des infrastructures stratégiques, c’est-à-dire les « ouvrages publics ». Ce type de rationalité militariste et belligérante de la LPOP était cependant très mal adapté au temps de paix et de sociabilité démocratique qui prévalait en 2010. Les super-pouvoirs de police des « gardiens » ont également suivi une logique militariste de suppression de conflits (pacification) et non une logique de maintien de l’ordre par l’administration des conflits. Selon l’article 3, un « gardien » ou un agent de la paix peut :
a) exiger que quiconque pénètre ou tente de pénétrer dans un ouvrage public ou ses abords donne ses nom et adresse, établisse son identité et indique la raison pour laquelle il veut pénétrer dans cet ouvrage public, le tout par écrit ou non;
b) fouiller, sans mandat, la personne qui pénètre ou tente de pénétrer dans un ouvrage public, ou le véhicule dont cette personne a, a eu récemment ou est soupçonnée avoir eu la garde ou le contrôle, ou à bord duquel elle est un passager;
c) interdire à toute personne de pénétrer dans un ouvrage public, et user de la force nécessaire à cet effet.
Il est intéressant de noter que les sanctions étaient essentiellement les mêmes que celles prévues pour les gardiens en cas de désobéissance au paragraphe 2(4), à savoir : une amende de 500 $ au plus ou un emprisonnement de deux mois au plus. L’unique différence par rapport à la population générale est que le paragraphe 5(1) de la LPOP prévoyait la possibilité d’imposer les deux sanctions simultanément. De plus, le paragraphe 5(2) donnait le pouvoir d’arrêter sans mandat quiconque néglige ou refuse de se conformer à un ordre ou une exigence d’un gardien ou un agent de la paix, ou encore « quiconque se trouve sans qualité légitime dans un ouvrage public ou tente d’y pénétrer ». En bref, les forces d’ordre pendant le G20 avaient des pouvoirs clairement plus vastes que ceux de la police dans une situation ordinaire, surtout en rapport avec le contrôle d’identité (par. 3(a)), la perquisition, fouille et saisie (par. 3(b)), l’utilisation de la force (par. 3(c)) et le pouvoir d’arrestation (par. 5(2))Footnote 20. Mais, en même temps, un gardien pouvait lui-même être arrêté et puni (amende ou emprisonnement) s’il n’effectuait pas adéquatement ses fonctions, soit par rapport au contrôle d’identité et à la fouille, ou même s’il manquait à son devoir dans l’utilisation de la force ou l’arrestation de ceux qui essayaient d’entrer dans un « ouvrage public » ou encore qui ne coopéraient pas avec les forces de l’ordre.
La Forteresse de Toronto était un régime juridique d’une rationalité presque Hobbesienne où tous opéraient avec la présomption que c’était la guerre de tous contre un, et où la seule façon d’assurer la sécurité et l’ordre consistait en l’utilisation d’un pouvoir souverain presque absolu, et pratiquement sans contraintes juridiques aux actes du pouvoir exécutif ou de ses délégués. Tous les chats étaient gris près du périmètre de sécurité du G20 : les manifestants, les résidents, les piétons, les curieux, et même les gardiens ou la police! Tous étaient gouvernés par le Règlement 233/10 et la Loi sur la protection des ouvrages publics.
Effets et critiques d’un régime d’exception présenté comme ordinaire et légal
Aucun gouvernement n’a déclaré l’état d’urgence pour sécuriser le lieu du G20 à Toronto, mais la fortification du centre‑ville suggérait déjà que la belligérance serait le trait déterminant dans la gestion des manifestants. La transposition et l’utilisation d’un régime juridique anachronique pour gouverner le périmètre de sécurité ont créé une espèce de version administrative et plus radicale du « droit pénal de l’ennemi », théorisé par Günther JakobsFootnote 21. C’est-à-dire, un droit administratif de l’ennemi applicable aux citoyens et à la population civile et donc avec une juridiction plus vaste que les régimes exceptionnels similaires en matière de droit de l’immigrationFootnote 22 et droit militaireFootnote 23. Quelques mois après le G20, l’Ombudsman de l’Ontario, dans son rapport Pris au piège de la Loi, a critiqué avec véhémence l’utilisation de la LPOP et du Règlement 233/10 par les forces de l’ordre :
Le Règlement 233/10, adopté pour renforcer la sécurité lors du sommet du G20, n’aurait jamais dû être édicté. Il était probablement inconstitutionnel. Maintenant abrogé, le Règlement 233/10 a eu pour effet d’enfreindre la liberté d’expression de façons qui ne semblent pas justifiables dans une société libre et démocratique. Plus précisément, l’adoption de ce Règlement a permis d’appliquer les pouvoirs policiers extravagants qui sont énoncés dans la Loi sur la protection des ouvrages publics, notamment le droit d’arrêter et de détenir arbitrairement les individus et de faire des fouilles et des saisies déraisonnables. Même sans invoquer la Charte des droits et libertés, la légalité du Règlement 233/10 est douteuseFootnote 24.
Malheureusement, il n’a pas été possible de contester la constitutionnalité du régime parce qu’il a été abrogé à la suite du G20. Rappelons qu’il a aussi fallu plus de dix ans de procédures et de négociations intenses pour régler à l’amiable le recours collectif contre la police de Toronto. À l’époque, ce régime non seulement légalisait et légitimait les actions excessives de la police pendant le G20, mais avec la situation aggravante que la population ne savait rien à son sujet. Comme l’Ombudsman l’a suggéré, le gouvernement aurait dû mieux informer la population et faire preuve de plus de transparence :
Même si le Règlement 233/10 avait été valable, le gouvernement aurait dû mieux agir lors de son adoption. Le Règlement 233/10 a changé les règles du jeu. Il a donné à la police des pouvoirs inhabituels dans une société libre et démocratique. Des mesures auraient dû être prises pour s’assurer que le Service de police de Toronto comprenne les pouvoirs qui lui étaient donnés. Plus encore, l’adoption de ce Règlement aurait dû faire l’objet d’une campagne d’information proactive, au lieu d’être uniquement annoncée par des voies officielles obscuresFootnote 25.
Le régime d’exception caché dans un obscur règlement provincial et l’absence de sensibilisation du public sont les éléments centraux pour comprendre l’arrestation massive des manifestants et les excès du Service de police de Toronto pendant le G20. C’était un mélange explosif avec un important effet de surprise. Si, d’un côté, les manifestants ne savaient pas la raison des arrestations, de l’autre, la police ne savait pas quoi faire avec le nombre excessif de manifestants arrêtés. Les installations temporaires du « Centre de traitement des prisonniers » (CTP) sur l’avenue Eastern ont été rapidement remplies. Le CTP était un ancien studio de cinéma situé à cinq kilomètres du G20 et converti en centre de détention temporaire conçu pour accueillir 500 personnesFootnote 26. Selon la police, 885 des 1 118 personnes arrêtées lors du Sommet du G20 ont été transportées et traitées au CTP, mais l’enquête du Bureau du directeur indépendant de l’examen de la police, l’institution civile chargée de superviser les activités policières en Ontario, suggère plutôt que 1 057 personnes ont été traitées là‑basFootnote 27. C’était une solution carcérale facile et mesquine (quick-and-dirty solution) mise en place rapidement pour répondre à la mise en œuvre du Règlement 233/10. Les manifestants ont décrit les cellules comme étant de « grandes cages à chiens »Footnote 28 et se plaignaient des conditions de salubrité puis de la grande quantité de détenus, jusqu’à trente personnes par celluleFootnote 29. Les accusations portées contre les manifestants n’étaient pas claires au départ et changeaient fréquemment. À la fin, selon le BDIEP, 269 détenus du CTP ont fait face à des accusations criminelles, tandis que 788 ont été détenus pour violation de la paix, et la grande majorité des détenus, plus de 700, ont été libérés sans accusation en moins de vingt-quatre heuresFootnote 30. Comme le directeur du BDIEP conclut, il est évident que même les autorités n’avaient pas prévu toutes les conséquences de l’adoption du régime juridique spécial :
L’absence totale de planification, de politiques ou de méthodes opérationnelles concernant les arrestations pour violation de la paix indique que les personnes qui ont planifié le centre de détention [le CTP] n’avaient pas envisagé la possibilité de détentions massives ne comportant aucune accusation en instance. Non seulement il n’existait aucune politique ou méthode permettant à ces prisonniers de parler à un avocat ou d’accéder à un téléphone, mais aucun processus n’était en place pour libérer les personnes arrêtées pour violation de la paixFootnote 31.
Mon propos ici n’est pas d’évaluer si les policiers ont mal agi sur le plan individuel, mais de souligner que le régime de la Forteresse de Toronto était abusif et périlleux dès sa conception de gouvernance. Le but n’était pas nécessairement de contrôler l’espace public et de criminaliser éventuellement quelques manifestants, mais plutôt de supprimer préventivement les conflits. La façon dont le CTP a été contextualisé dans le même rapport est assez éclairante : « le temps que les prisonniers libérés du centre de détention puissent retourner au centre-ville, les policiers sur le terrain auraient le temps d’évacuer les secteurs préoccupants »Footnote 32. Les cinq kilomètres qui séparaient le CTP du site du G20 étaient en même temps assez loin pour les manifestants et assez proche pour la police. Ceci ne relève pas d’une logique pénale orientée vers la répression d’un acte criminel, mais plutôt d’une logique préventive de maintien de la paix. C’est donc dire que les accusations criminelles ou même les peines qui ont découlé de ces interventions étaient un sous‑produit moins pertinent du régime de la Forteresse de Toronto, même si elles ont eu des conséquences juridiques réelles pour les manifestants impliqués (dossier de police, casier judiciaire, conditions à suivre, etc.).
Les 400 autres manifestants qui sont restés détenus pendant plus de vingt-quatre heures ont également été libérés : quelques-uns après le délai de vingt-quatre heures, ce qui va à l’encontre de la balise contre la détention excessive prévue à l’article 503 du Code criminel du Canada, et parfois sans accusation. En fait, uniquement 330 personnes (les chiffres varient selon la source), sur le total des 1 118 arrestations, ont été libérées avec des accusations criminelles mineures. Le bilan effectué par le procureur général en juin 2014 fait état de ces 330 personnes qui ont comparu au tribunal, dont 320 pendant le G20 de 2010 ou immédiatement après. Il faut noter qu’au moins 207 de ces accusations ont ensuite été suspendues, retirées ou rejetées – mettant donc fin au processus judiciaire. Dans la même veine, cinquante-deux cas ont connu un arrêt des procédures, dont 40 ont été déjudiciarisés par responsabilisation directe et douze suivant un engagement de ne pas troubler la paix (avec conditions) et neuf autres cas ont été inscrits par erreur dans le bilan du G20. Finalement, les seules condamnations à ce jour ont été celles des cinquante-cinq personnes qui ont plaidé coupables ou qui ont été reconnues coupables après un procèsFootnote 33. Pour l’immense majorité des personnes libérées sans condition pendant le G20 ou immédiatement après, l’arrestation elle-même est la punition, et non le procès comme a suggéré Feeley dans The Process is the Punishment Footnote 34 et, évidemment, la peine imposée par le juge n’existe même pas. Ceci n’est pas une particularité de la gestion des manifestants au G20 de Toronto et l’on constate des tendances semblables lors de la Grève étudiante québécoise de 2012Footnote 35 et de l’Occupation d’Ottawa en 2022 (encore en cours). Le recours collectif du G20 a mis un accent particulier sur les effets collatéraux de ces arrestations sur les manifestants, et les avocats ont négocié avec la police de Toronto un programme pour « effacer de façon permanente ou rendre inaccessible les possibles dossiers de police qui sont en leur possession relativement à l’arrestation ou à la détention de demandeurs éligibles pendant le Sommet »Footnote 36.
En plus de ceux impliqués dans le recours collectif, plusieurs acteurs et organisations ont critiqué sévèrement ce qui s’est passé au G20. Le rapport « Pris au piège de la Loi » émis par l’Ombudsman de l’Ontario, discuté précédemment, et le « Document en soutien à l’audience portant sur la situation des libertés d’expression, de réunion et d’association au Canada (…) »Footnote 37 n’ont été que les premières réactions plus substantielles publiées encore en 2010, mais d’autres rapports très critiques ont été publiés en 2011 par l’Association canadienne des libertés civilesFootnote 38, le gouvernement provincial de l’OntarioFootnote 39 et même la policeFootnote 40. En 2012, le BDIEP a publié un rapport très détaillé sur « Policing the right to protest », republié en français comme « Droit de protestation et maintien de l’ordre », qui critique notamment le plan de sécurité et l’action de la police lors du G20Footnote 41 (BDIEP, 2012). Nous ne souhaitons pas ici revenir sur l’analyse des excès lors des interventions policières, ce travail ayant été déjà exécuté en partie par différents rapports et dans l’ouvrage organisé par Beare et al. (2015) cinq ans après le G20Footnote 42. Nous insistons plutôt sur le régime juridique spécial mis en place lors du G20 et comment les « technicités juridiques »Footnote 43 (legal technicalities) en jeu nous aident à penser la gestion plurinormative des conflits lors de méga-événements.
II. Gouverner par trous juridiques : le côté obscur du contrôle social punitif
L’utilisation du droit administratif comme stratégie de contrôle social n’est pas nécessairement nouvelle, et encore moins sa mobilisation dans un contexte exceptionnel ou à la limite de la légalité. Steyn nous rappelle que l’utilisation du droit administratif, et en particulier du droit militaire, est récurrente dans l’histoire occidentale en période de criseFootnote 44. Il note que l’utilisation de la détention sans accusation ni procès était la norme pendant la Seconde Guerre mondiale et qu’il existait une grande déférence de la magistrature envers le pouvoir exécutif dans la grande majorité des cas liés au conflit. Cependant, nous pouvons considérer que l’utilisation punitive du droit administratif (militaire, de l’immigration ou autre) est devenue plus explicite à la suite du 11 septembre, en particulier en ce qui concerne la guerre contre le terrorisme, avec la mobilisation d’agences et de régimes de contrôle qui rayonnent bien au-delà des institutions de contrôle traditionnelles de la justice pénale. Par exemple, le département de la Sécurité intérieure des États-Unis (Department of Homeland Security) et Sécurité publique Canada sont responsables de toutes sortes de politiques de sécurité et même de contrôle de la criminalité aux États-Unis et au Canada, mais ces stratégies de contrôle sont en grande partie plurinormatives et majoritairement ancrées en droit administratif et réglementaire. Beaucoup de choses ont été écrites sur la « nouvelle normalité » (The New Normal) prophétisée par le vice-président Dick Cheney en septembre 2001, mais nous nous concentrerons sur un débat assez spécifique en droit administratif, surtout au Canada et aux États-Unis, à savoir la littérature sur les « trous juridiques » (legal holes).
Johan Steyn, David Dyzenhaus, Adrian Vermeule, Eric Posner, entre autres, se sont référés à ces formes de contrôle plus extrêmes à partir du droit administratif dans le scénario post 11 septembre comme à une sorte de vide dans l’État de droit, en les nommant « trous juridiques » (legal holes). La littérature a évolué assez rapidement. La notion de trous juridiques a été créée par SteynFootnote 45, avec le régime de Guantánamo comme exemple, mais ce sont Dyzenhaus et Vermeule qui lui ont donné une forme plus conceptuelle. Ils ont nuancé l’idée de « trous juridique » en termes d’une variante plus ténébreuse, « trous noirs » (legal black holes), et un genre de « zone grise » (legal grey holes). Ils ont aussi élargi le concept, le définissant comme quelque chose lié au droit administratif dans son ensemble, et donc pas seulement associé au droit militaire applicable à l’étranger comme à Guantánamo. Selon eux, les « trous noirs » juridiques consistent en l’exercice de la déférence judiciaire explicite à l’exécutif, comme si la question en litige relevait d’une prérogative du pouvoir souverain, alors que l’idée de « zones grises » juridiques consiste à qualifier des situations où l’imposition de limites à l’action du pouvoir souverain par des normes et décisions est si insignifiante que l’exécutif peut agir comme s’il n’y avait aucune contrainte juridique. Vermeule résume justement les définitions de DyzenhausFootnote 46 comme suit :
Legal black holes arise when statutes or legal rules ‘either explicitly exempt [] the executive from the requirements of the rule of law or explicitly exclude [] judicial review of executive action’. Grey holes, which are ‘disguised black holes’, arise when ‘there are some legal constraints on executive action – it is not a lawless void – but the constraints are so insubstantial that they pretty well permit government to do as it pleases’. Grey holes thus present ‘the façade or form of the rule of law rather than any substantive protections’Footnote 47.
La notion de « trou juridique » (legal hole) ne doit pas être comprise comme un vide normatif ou une absence de légalité absolue, même si des contextes comme le régime de Guantánamo peuvent le suggérer, mais plutôt comme une forme de légalité particulière. Le « trou juridique » est une manière de faire du droit et du contrôle social. Il existe un certain consensus parmi les juristes intéressés suggérant que les « trous juridiques » sont présentés (ou déguisés) en différentes nuances de gris et en quelque sorte formellement réglementés par le droit étatique, mais qu’ils ne sont pas nécessairement considérés comme faisant partie de l’État de droit. L’idée Schmittienne d’exception (« état d’urgence »)Footnote 48 est souvent mobilisée par cette littérature afin d’éclairer les situations dans lesquelles les tribunaux sont trop déférents à l’égard de l’exécutifFootnote 49. De plus, alors que la plupart des chercheurs sont d’accord sur le fait que des « trous juridiques » existent et se manifestent principalement en droit administratif, il existe un débat assez polarisé sur la question de savoir si ces trous juridiques doivent être conformes à la tradition juridique libérale, c’est‑à‑dire, s’ils sont souhaitables ou non dans un contexte d’État de droit. Dyzenhaus adopte une approche diceyenne et argumente que les trous juridiques n’ont pas de place dans les démocraties contemporaines et que les lois doivent être en mesure de répondre d’une manière cohérente à tous les dilemmes dans le cadre de l’État de droit. Vermeule adopte plutôt une approche schmittienne. Il considère que les trous juridiques sont inévitables en droit administratif, voire même désirablesFootnote 50 et nécessaires au maintien de l’ordre juridique et de la gouvernance dans des États plus complexes et diversifiésFootnote 51.
Ces deux positions peuvent s’appliquer, à différents niveaux, au rôle du droit administratif dans le contrôle des manifestants pendant le Sommet du G20. Le concept de « zone grise » est intéressant pour donner un sens au régime de la Forteresse de Toronto comme à quelque chose d’ordinaire. Il correspond très bien à ce qui s’est produit sur le plan descriptif. Nous partageons les idéaux de Dyzenhaus sur le plan normatif, à savoir que les trous juridiques ne sont pas souhaitables dans un contexte démocratique, mais il est important de reconnaître également, comme nous le suggère Vermeule, qu’un système juridique ne peut pas fonctionner en pratique sans briser souvent ses propres règles formelles. En ce sens, il est nécessaire de dépasser l’apparente opposition entre ces deux positions, en remettant en question la posture parfois trop formaliste du débat et surtout l’accent mis sur l’idée d’exception ou d’urgence. En effet, les deux approches sont valables lorsque l’on adopte une perspective plus empirique et sociojuridique du droit et que l’on considère que le droit n’est pas nécessairement le tout cohérent vendu par les perspectives plus traditionnelles du droit. Il ne s’agit pas de devoir exister ou pas, mais que l’occurrence de trous juridiques pourrait être perçue plutôt comme une question de contexte ou d’ordre juridique local et d’échelle, pour emprunter le terme de Boaventura Sousa Santos (1987) utilisé par Mariana Valverde dans ses études sur la gouvernance de la sécuritéFootnote 52.
Toutefois, nous devrions également aller au-delà de l’idée schmittienne d’urgence (état d’exception) puisque les données disponibles sur le régime de la Forteresse de Toronto démontrent que les trous juridiques sont plutôt caractérisés par le caractère ordinaire de ces régimes administratifs spécialisés qui fonctionnent avec une relative autonomie par rapport aux normes dites supérieures ou fondamentales, et avec une plus grande déférence envers le pouvoir exécutifFootnote 53. Les données d’autres contextes empiriques sont semblables, notamment celles liées au contrôle des manifestants, des immigrants, des terroristes, et maintenant de tous pendant la pandémie de COVID-19. Il est également fort intéressant de noter que, lors de l’Occupation d’Ottawa, la police n’intervenait pas dans des situations de flagrantes illégalités de toutes sortes et même après la déclaration de l’état d’urgence par les gouvernements municipal, provincial et fédéral. Ce n’était pas l’exécutif en soi qui avait la capacité de transcender l’état de droit; c’était plutôt la police d’Ottawa qui décidait discrétionnairement, selon ses prérogatives, si l’état de droit était applicable ou pas dans la zone occupée pendant vingt-quatre jours, et cela malgré les mesures d’urgence en vigueur. Le trou juridique n’est pas un vide, mais plutôt une création juridique, une sorte d’espace juridictionnel autorisé qui permet la coexistence des formes libérales et non libérales de rationalité juridique et de gouvernance.
La Forteresse de Toronto comme ordre juridique éphémère et raccourci au carcéral
La notion de trou juridique nous permet de réfléchir aux limites répressives et discrétionnaires des manières de faire du contrôle social à partir du droit administratif. Heureusement, le régime de la Forteresse de Toronto n’était pas complètement un trou juridique de type « trou noir » et il n’était pas non plus le régime pénal réglementaire usuel utilisé régulièrement dans la gestion des manifestants un peu partout en Occident, notamment à partir des règlements municipaux. La configuration hybride avec le droit pénal et la courte durée normative du régime n’ont pas permis la pleine réalisation de sa potentialité administrative, à savoir la spécialisation réelle et soutenue d’un circuit judiciaire fortement marqué par l’absence des garanties juridiques et par une déférence épistémique et systémique du pouvoir judiciaire envers le pouvoir exécutif lors de révisions judiciairesFootnote 54. Si, d’un côté, le régime a duré si peu de temps qu’il n’a pas permis sa validation par des tribunaux administratifs et supérieurs, de l’autre, le processus d’hybridation avec le droit pénal a rendu presque impossible la continuation judiciaire des processus de pénalisation également dans la justice criminelle en raison de la relative absence d’encadrement normatif, preuves, intention criminelle, etc.
Le fondement juridique des arrestations est que les forces de l’ordre aient des motifs raisonnables de croire que quiconque pénétrerait ou tenterait de pénétrer dans une zone d’ouvrage public n’a pas le droit d’y être. Cela est un raisonnement très distinct du droit pénal. Les arrestations, et même les détentions, seraient facilement perçues comme arbitraires si l’on considère les mécanismes de révision en matière pénale au Canada. En ce sens, la LPOP et le Règlement de l’Ontario 233/10 peuvent être considérés comme des « trous juridiques » plutôt que des « zones grises », mais d’une façon générale, ces « trous » ont été mobilisés seulement avec l’objectif de donner des superpouvoirs de police aux agents de la paix et aux gardiens pour sécuriser une partie du centre-ville de Toronto pendant le G20. Le régime spécial de la Forteresse de Toronto était plutôt un « trou de vers » (wormhole) ou un « pont d’Einsten-Rosen »Footnote 55 qu’un « trou noir » (black hole), pour garder la référence à l’astrophysique; c’est-à-dire, un raccourci à travers l’espace-temps juridique, un pont entre la police et le carcéral qui a permis des fouilles et saisies sans mandat et l’utilisation de la force et de l’arrestation sans les contraintes imposées par le droit pénal aux représentants de l’exécutif (la police ou la poursuite/procureur de la Couronne). Une fois passée l’étape de l’arrestation, le droit pénal entrait en scène, notamment pour la mise en liberté et les (non) accusations en matière criminelle.
Cet aspect éphémère du régime juridique et l’hybridation « administratif-pénal» circonscrite surtout à l’action policière nous semble être une particularité du contexte du G20 de Toronto. La mobilisation des « zones grises » ancrées dans le droit administratif était cependant aussi une caractéristique du contrôle des manifestants pendant les Jeux olympiques d’hiver à Vancouver en 2010, le mouvement Occupy Wall Street à New York en 2011, la Grève étudiante québécoise en 2012 et même la récente Occupation d’Ottawa – au moins lorsque la police a décidé d’intervenir minimalement en termes de maintien de l’ordre. Dans les trois cas contemporains au G20 de Toronto, la priorité des forces de l’ordre était la mobilisation des régimes réglementaires plus établis, même s’il y a eu aussi une loi spéciale en vigueur dans le cas québécoisFootnote 56 et un règlement municipal omnibus pour les Jeux olympiques de VancouverFootnote 57. Par exemple, à Vancouver comme à New York, on a eu recours aux règlements municipaux usuels. D’ailleurs, l’expulsion des manifestants du Parc Zuccotti à New York était basée sur une demande formulée en vertu des risques d’incendie et pour la santé des manifestants et du voisinage. Les manifestants ont en effet été littéralement balayés du parc par la police avec l’aide des pompiers et du Département de santé et hygiène mentale de la ville de New YorkFootnote 58.
Au Québec, les policiers ont mobilisé des stratégies similaires en se basant sur le Code de la sécurité routière du Québec et les règlements municipaux liés à l’occupation des espaces publicsFootnote 59, même si l’application d’une partie de ces deux dispositifs a été déclarée inconstitutionnelle ou inapplicable au contrôle des manifestants, quelques années plus tardFootnote 60. Cette reconstruction temporaire d’un État-Léviathan Footnote 61 avec la manifestation du pouvoir souverain à l’état presque brut et relativement illimité dans le régime juridique de la Forteresse de Toronto semble donc être de plus en plus présente dans les projets sécuritaires des démocraties occidentales, soit à partir des versions déjà intégrées au droit pénal, comme la notion de droit pénal de l’ennemi de Gunther JakobsFootnote 62 ou d’autres types de régimes hybrides, exclusivement réglementaires ou même ancrés au-delà de la normativité étatiqueFootnote 63.
Douze ans après le G20 de Toronto, et heureusement, nous n’avons pas eu un nouveau « trou noir » au Canada. Le Sommet du G7 de 2018 à La Malbaie, Québec, s’est déroulé dans un climat de peur et d’intimidation selon plusieurs manifestants, mais les conséquences punitives ont été minimes comparées aux arrestations de masse du G20. La mission d’observation organisée par la Ligue des droits et libertés et Amnistie internationale a documenté huit arrestations, la plupart en vertu de l’article 19.2 du Règlement sur la paix et le bon ordre de la Ville de Québec (dévoilement de l’heure, lieu et itinéraire d’une manifestation), suivi d’une accusation d’attroupement illégal en vertu de l’article 63 du Code criminel Footnote 64 . La judiciarisation des personnes qui ne respectent pas les règles liées à la lutte contre la pandémie de COVID-19 au Canada est inquiétanteFootnote 65, mais à ce jour, les autorités ont surtout utilisé des règlements en matière de santé au niveau provincial et municipal sans mobiliser les mesures plus exceptionnelles présentes dans la Loi sur la mise en quarantaine (fédérale), soit les mesures d’urgence ou les sanctions plus lourdes (emprisonnement et amendes). La Loi sur la mise en quarantaine est potentiellement un « trou noir », encore plus s’il est couplé avec la Loi sur les mesures d’urgence, mais, heureusement, elle n’a pas été testée.
Finalement, et en première utilisation de la Loi sur les mesures d’urgence à la fin de l’Occupation d’Ottawa par les manifestants et surtout les véhicules du Convoi de la liberté, la Commission sur l’État d’urgence a été créée le 25 avril de 2022 en vertu de l’article 63 de la Loi et elle a jusqu’au 6 février 2023 pour déposer son rapport final avec ses conclusions et recommandations.Footnote 66 Cependant, nous faisons une autre lecture des états d’urgence déclarés pendant l’Occupation d’Ottawa. Tout d’abord, nous considérons ce cas comme l’extrême opposé de la gouvernance des manifestants lors du G20, car la police d’Ottawa avait tous les instruments juridiques possibles et imaginables sans nécessairement les utiliser. L’exceptionnalité dans l’Occupation d’Ottawa était plutôt dans le choix policier de ne pas appliquer les lois dans la zone occupée pendant des semaines; pas dans le contrôle des manifestants. Les gouvernements municipal, provincial et fédéral ont tous décrété l’état d’urgence et il a fallu trois jours après la mobilisation de la Loi sur les mesures d’urgence pour que la police commence à donner des contraventions pour stationnement illégal et à faire des arrestations pour méfaits (art.430 du Code Criminel). Lorsque la police utilise les instruments juridiques les plus ordinaires disponibles dans un contexte juridique le plus exceptionnel possible sans un coup d’État, cela signifie que c’est le chef de police qui déclare l’urgence, pas le premier ministre.
La gouvernance plurinormative des manifestants est un chemin sans retour. La mobilisation punitive des instruments juridiques au-delà de la justice criminelle au Canada, hybrides avec le droit pénal ou pas, est de plus en plus apparente et sophistiquée. Les leçons apprises avec le G20 de Toronto sont très importantes, notamment sur les dangers du manque de transparence politico‑juridique en utilisant des « zones grises » comme des « trous de vers » entre la police et le carcéral. Les forces de l’ordre semblent prendre une approche plus parcimonieuse sur la mobilisation des outils juridiques douteux ou trop exceptionnels dans l’après-G20, mais dans ce sens, je partage l’inquiétude de Dyzenhaus : « un petit peu de légalité pourrait être plus meurtrière pour la primauté du droit qu’aucune légalité [une référence aux trous noirs] »Footnote 67. La mobilisation des « zones grises » comme un raccourci punitif est symptomatique et dangereuse. D’un côté, ces configurations juridiques semblent opérer dans le cadre de l’État de droit, notamment l’utilisation de règlements municipaux et provinciaux relativement banals, même si cela implique souvent une dégradation des droits de la défense et une augmentation de la capacité de mise en application des lois de la part des forces de l’ordre et de la poursuite. Et de l’autre côté, la multiplication des mécanismes de prise en charge pénale maintient et reproduit des « zones grises » et des régimes hybrides d’une façon exponentielle, ce qui concentrera beaucoup de pouvoir institutionnellement dans la police et la poursuite. Il est difficile de prédire avec précision le futur de la judiciarisation des problèmes sociaux et notamment la gestion des manifestants, mais il nous semble que des « zones grises » seront mobilisées, avec ou sans l’usage du droit pénal et les garanties juridiques qui viennent avec.