Published online by Cambridge University Press: 25 May 2018
L'historien du développement scientifique se heurte continuellement à la même difficulté, que l'on pourrait formuler ainsi : « Y a-t-il une ou des sciences ? » Cette question, qui se découvre le plus souvent lors de la phase très concrète de l'organisation du récit, acquiert davantage d'acuité quand le chercheur est aussi un enseignant tenu de procéder régulièrement à des « synthèses didactiques », au travers de conférences ou d'ouvrages de vulgarisation.
1. Cet article reprend et complète le texte d'une lecture donnée le 28 décembre 1972 à Washington, à la conférence annuelle en mémoire de George Sarton et en présence de membres Je l'American Association for the Advancement of Science et de YHistory of Science Society. J'avais donné lecture d'une version préliminaire à la Cornell University au cours du mois précédent. Deux années se sont écoulées depuis, au cours desquelles la présente étude s'est enrichie des commentaires de collègues trop nombreux pour être cités ici. Certaines contributions plus importantes seront toutefois mentionnées dans les notes qui suivent. Je me contenterai pour le présent d'adresser mes remerciements à deux historiens partageant mes préoccupations et qui m'ont encouragé et aidé à clarifier mes idées : Théodore Rabb, mon collègue à l'University of Princeton et Quentin Skinner, membre de l'« Institute for Advanced Study » à l'époque où je révisais mon premier manuscrit.
2. Pour une discussion plus élaborée de ces deux types d'approche, voir mon « History of Science » dans VInternational Encyciopedia ofthe Social Sciences, vol. XIV, New York, 1968, pp. 74-83. Nous nous contenterons de faire remarquer ici que la distinction entre ces deux approches approfondit mais aussi obscurcit celle, bien plus connue maintenant, entre les conceptions internaliste et externaliste de l'histoire des sciences. Pratiquement tous les partisans de la première s'intéressent à l'évolution d'une science précise, ou d'un ensemble déterminé d'idées scientifiques, cependant que les tenants de la seconde rejoignent presqu'invariablement le groupe de ceux qui ont toujours considéré la science comme unique. Il semble alors que les termes « internalistes » et « externalistes » ne sont plus acceptables : des membres du premier groupe, tel Alexandre Koyré, n'ont pas hésité à attribuer un rôle essentiel aux idées extra-scientifiques dans le développement des sciences. Ils persistent cependant à rejeter les facteurs socio-économiques et institutionnels mis en valeur par des auteurs tels que B. Hessen, G.N. Clark et R.K. Merton. Mais ces facteurs nonintellectuels sont loin d'avoir fait l'unanimité parmi les membres du second groupe. Il s'ensuit une confusion qui n'est pas faite pour éclaircir la querelle des internalistes et des externalistes.
3. Voir sur ce point, outre les références ci-après, mon article « Scientific Growth : Refleclions on Ben-David's ‘Scientific Rôle'», Minerva, X, 1972, pp. 166-178.
4. Quand je rencontrai ces problèmes de synthèse au tout début de ma carrière de chercheur, ils se présentaient alors sous deux formes entièrement distinctes. La première, à laquelle j'ai déjà fait allusion dans la note 2, résidait dans la nature du rapport entre les aspects socio-économiques et le développement des idées scientifiques. La deuxième se rapportait au rôle de la méthode expérimentale dans la révolution scientifique, et elle fut mise en pleine lumière par la publication, en 1950, d'un ouvrage admirable et riche d'influences, Origins of Modem Science, de Herbert Butterfield. Les quatre premiers chapitres expliquaient de manière plausible les principales transformations conceptuelles des débuts de la science moderne comme « résultant en premier lieu non pas d'observations nouvelles et de données supplémentaires, mais bien plutôt de transpositions rendues possibles par une orientation nouvelle de la pensée des scientifiques euxmêmes ». Les deux chapitres suivants, plus traditionnels, traitaient de « la méthode expérimentale du xvne siècle » et de « Bacon et Descartes ». Si Butterfield tira peu de profit de ces sujets entretenant pourtant un rapport manifeste avec le développement scientifique, ce fut, me semble-t-il, en raison de la tentative de l'auteur d'assimiler les transformations conceptuelles du xvme siècle au modèle (orientation de pensée différente, plutôt qu'observations nouvelles) grâce auquel il avait si brillamment expliqué le xvn’ siècle (le chapitre sur « La Révolution différée de la Chimie » est très significatif à cet égard).
5. Quelques-unes des caractéristiques de l'évolution des sciences (sur lesquelles on reviendra par la suite) semblent résulter du seul niveau du développement — et de l'âge — de la discipline observée ; ces caractéristiques se retrouvent par ailleurs aussi bien dans les sciences de la vie, anatomie et physiologie, que dans les sciences physiques classiques. Certains aspects sont toutefois spécifiques des sciences physiques, ce qui interdit l'étude simul* née des unes et des autres. Voir, pour compléter ce point, les notes 7 et 9 ci-dessous.
6. Henry Guerlac m'a incité à adjoindre la musique à la famille des sciences physiques classiques. Les hommes qui, dès l'Antiquité mais aussi bien longtemps après, travaillaient dans les disciplines dont on vient de parler s'intéressèrent aussi à la musique. Toutefois, le rapport entre la musique et ces disciplines est plus complexe et moins stable que celui entre ces disciplines ellesmêmes. A partir de la Renaissance, par exemple, le rôle social du musicien devint de plus en plus distinct de celui du praticien de la science classique. Ce dernier s'intéressa davantage, à partir de cette époque, aux problèmes d'acoustique plutôt qu'à ceux de la théorie musicale. Quoique cette distinction fût loin d'être absolue, et même si la gamme bien tempérée a continué d'intriguer, jusqu'au xxe siècle, mathématiciens et physiciens, les difficultés posées par des transformations de cette sorte sont telles qu'il m'a semblé préférable de simplifier.
7. Les données élaborées ne deviennent généralement disponibles qu'à partir du moment où leur poursuite revêt une fonction sociale consciente. L'anatomie et la physiologie qui font appel à de telles données durent certainement leur haut niveau de développement, et ce dès l'Antiquité, à leur liaison apparente avec la médecine. Les nombreuses et brûlantes controverses qui naquirent autour de cette liaison (niée par les Empiriques !) expliquent peut-être l'indigence relative (Aristote et Théophraste exceptés) des données anciennes applicables aux préoccupations essentielles (de taxinomie, de comparaison, et de croissance) des sciences de la vie à partir du xvie siècle. L'astronomie est la seule science physique classique dont les données eussent une utilisation sociale apparente (les calendriers et, à partir du second siècle av. J.-C, les horoscopes). Si les autres sciences classiques avaient reposé sur une accumulation de données élaborées, elles n'auraient probablement guère progressé davantage que l'étude d'un domaine comme celui de la chaleur.
8. Ce paragraphe a beaucoup bénéficié de mes discussions avec John Murdoch, qui met en valeur les problèmes historiographiques rencontrés si l'on considère les sciences classiques comme des traditions de recherches poursuivies au Moyen Age dans l'Occident latin. Voir sur ce point l'article de J. Murdoch, « Philosophy and the Enterprise of Science in the Later Middle Ages », dans Y. Elkana (éd.), The Interaction between Science and Philosophy, Atlantic Highlands, N.J., 1974, pp. 51-74.
9. Les transformations conceptuelles se limitèrent, dans les sciences de la vie comme dans les sciences physiques, aux disciplines déjà très développées dans l'Antiquité, l'anatomie et la physiologie. Ces disciplines s'étaient toujours appuyées sur l'observation raffinée, et aussi, à l'occasion, sur l'expérimentation ; elles tiraient leur autorité de sources anciennes (par exemple Galien) parfois distinctes de celles servant aux sciences physiques ; en outre, leur développement était intimement lié à celui de la profession médicale et des institutions correspondantes. Il s'ensuit que les facteurs à l'origine soit des transformations conceptuelles, soit de l'ouverture de l'éventail des sciences de la vie aux xvie et xvne siècles, peuvent différer de ceux plus directement responsables des changements correspondants survenus dans les sciences physiques. Néanmoins, plusieurs conversations échangées avec mon collègue Gerald Geison m'ont conforté dans mon impression que celles-ci peuvent être examinées avec profit en partant du point de vue où nous nous sommes placés ici. Pour cela la distinction entre traditions mathématique et expérimentale serait sans grande efficacité alors que celle entre sciences médicales et non-médicales pourrait se révéler cruciale.
10. Crombie, A.C., Robert Grosseteste and the Origins of Expérimental Science, 1100-1700,Oxford, 1953 Google Scholar, et Randall, J.H. Jr., The Schooi ofPadua and the Emergence of Modem Science, Padoue, 1961 Google Scholar.
11. Un exemple utile et facilement accessible de l'expérimentation médiévale se trouve dans le Chant II du Paradis de Dante. Certains passages de l'ouvrage de McMullin, Ernan, Galileo, Man of Science, New York et Londres, 1965 Google Scholar, plus spécialement ceux trouvés sous la rubrique « experiment, rôle of in Galileo's work », indiqueront combien reste complexe et controversée la relation entre Galilée et la tradition médiévale.
12. Pour plus de détails, voir mon article, « Robert Boyle and Structural Chemistry in the Seventeenth Century », sis, XLIII, 1952, pp. 12-36.
13. « Hydrostatical Paradoxes, Made out by New Experiments », dans Millar, A., The Works of the Honourable Robert Boyle, 5 vols, Londres, 1744, II, pp. 414–447 Google Scholar : la discussion de l'ouvrage de Pascal apparaît dès la première page.
14. Pour le prélude médiéval à la façon dont Galilée aborde le sujet du pendule, voir Clagett, Marshall, The Science of Méchantes in the Middle Ages, Madison, 1959, pp. 537 Google Scholar ss., pp. 570 ss. Pour les précurseurs de Torricelli et du baromètre, voir la monographie trop peu connue de Waard, C. de, L'expérience barométrique, ses antécédents et ses explications, Thouars, 1936 Google Scholar.
15. Pour une première approche du développement de la chimie en tant qu'objet de curiosité intellectuelle, voir Boas, Marie, Robert Boyle and Seventeeth Century Chemistry, Cambridge, G.B., 1958 Google Scholar. L'étape postérieure, autrement plus importante, a été abordée par Henry Guerlac dans « Some French Antécédents ofthe Chemical Révolution», Chymia, V, 1959, pp. 73-112.
16. Franklin and Newton, Memoirs of the American Philosophical Society, vol. XLIII, Philadelphie, 1956.
17. Cf. Boyle, Works, II, pp. 42-43.
18. Ainsi que la phrase «dans sa forme moins mystique, néo-platoniste » le suggère, le mouvement désigné couramment sous le terme d'« hermétique » était loin de former un ensemble homogène. L'étude historique des différents mouvements dits « hermétiques » serait d'une importance capitale.
19. F.A. Yates, «The Hermetic Tradition in Renaissance Science», dans Singleton, C.S., Science and History in the Renaissance, Baltimore, 1968, pp. 255–274 Google Scholar; Rossi, Paolo, Francis Bacon : from Magic to Science, Sacha Rabinovitch trad., Londres, 1968 Google Scholar.
20. Paolo Rossi, Philosophy, Technology, and the Arts in the Early Modem Era, Salvator Attanasio trad., New York, 1970. Rossi et ses prédécesseurs n'envisagent pas un seul instant l'importance éventuelle de la distinction entre les métiers pratiqués par les artistes-ingénieurs et ceux introduits par la suite dans la sphère intellectuelle par des nommes tels que Biringuccio et Agricola. Je dois certaines de mes réflexions sur ce point à mes conversations avec mon collègue M.S. Mahoney.
21. Personne n'avait encore abordé cette question aussi directement ; mais deux articles récents ont fait figurer l'hermétisme d'abord, le corpuscularisme ensuite, dans la lutte pour un statut intellectuel et social au xvne siècle. Il s'agit des textes de P.M. Rattansi, « The Helmontian- Galenist Controversy in Restoration England », Ambix, XII, 1964, pp. 1-23 et de T.M. Brown, «The Collège of Physicians and the Acceptance of Iatromechanism in England, 1665-1695 », Bulletin of the History of Medicine, XLIV, 1970, pp. 12-30.
22. Voir pour une information complémentaire mais éparse sur ce sujet, Pierre Brunet, Les Physiciens hollandais et la méthode expérimentale en France au XVIIIe siècle, Paris, 1926.
23. Merton, R.K., Science, Technology and Society in Seventeenth Century England, New York, 1970 Google Scholar. Cette dernière édition d'un ouvrage publié pour la première fois en 1938 renferme une « Bibliographie sélective » très utile pour qui s'intéresse aux polémiques qu'a suscitées ce livre de sa parution à 1970.
24. Everett Mendelsohn, « The Emergence of Science as a Profession in Nineteenth Century Europe», dans Hill, Karl, The Management of Scientists, Boston, 1964 Google Scholar.
25. Les entretiens avec Léon Brillouin, E.C. Kembre et N.F. Mott, qui sont déposés dans les différentes Archives pour l'Histoire de la Physique des Quanta, renferment des souvenirs intéressants quant à la relation entre mathématiques et physiques mathématiques en Angleterre, en France et aux États-Unis dans les années 1920. Voir, en ce qui les concerne T.S. Kuhn, J.L. Heilbron, P.F. Forman et Allen, Lini, Sources for History of Quantum Physics : an lnventory and Report, Memoirs of the American Philosophical Society, vol. LXIII, Philadelphie, 1967 Google Scholar.
26. Voir, sur le problème de la mathématisation de la physique, mon article : « The Function of Measurement in Modem Physical Science », Isis, LU, 1961, pp. 161-193, où j'introduisais pour la première fois la distinction entre sciences classiques et baconiennes. Lire aussi Fox, Robert, The Calorie Theory of Gases from Lavoisier to Regnault, Oxford, 1971 Google Scholar.
27. Pour plus de détails, consulter René Taton, « L'école royale du génie de Mézières », dans Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIIIe siècle, Paris, 1964, pp. 559-615.
28. Fox, Robert, « The Rise and Fall of Laplacian Physics », Historical Studies in the Physical Sciences, IV, 1915, pp. 89–136 Google Scholar.
29. Pour plus ample information et afin de se repérer dans une littérature encore restreinte sur ce point, voir Fox, Robert, « Scientific Enterprise and the Patronage of Research in France 1800-1870», Minerva, XI, 1973, pp. 442–473 CrossRefGoogle Scholar; et Paul, H.W., «La science française de la seconde partie du xixe siècle vue par les auteurs anglais et américains », Revue d'histoire des sciences, XXVII, 1974, pp. 147–163 CrossRefGoogle Scholar. Il est à remarquer que tous deux s'intéressent principalement au prétendu déclin général de la science française, lequel fut, dans l'ensemble, sûrement moins prononcé et peut-être entièrement distinct de celui de la seule physique française. Des entretiens avec Robert Fox m'ont conforté dans mes positions et m'ont aidé à organiser mes remarques sur ces sujets.
30. Le fait que les mathématiciens et les théoriciens de la physique se soient intéressés de très près à la musique, à la différence de leurs collègues expérimentalistes, est digne d'intérêt (voir note 6). Voir peut-être aussi dans le même ordre d'idées la distinction subtile et souvent discutée, entre « physiciens-mathématiciens » et « physiciens-théoriciens ». Les uns et les autres font un très large usage des mathématiques, parfois au travers des mêmes problèmes, mais les premiers font des mathématiques appliquées là où les seconds trouvent une représentation mathématique de conceptions physiques. Lewis Pyenson, dont les suggestions sur ma version antérieure m'ont aidé, étudie actuellement l'évolution de cette distinction.