Depuis plus de vingt ans, dans le sillage des travaux désormais classiques d’Ann Laura Stoler sur les enjeux de pouvoir nichés au cœur des relations intimes en contexte impérial, de nombreuses recherches ont permis de repenser la domination coloniale à partir de la sphère privéeFootnote 1. À l’intersection des rapports de genre, de race et de classe, cette littérature scientifique considère les rapports conjugaux et familiaux, tels qu’ils se manifestent dans la sexualité, les sentiments, les agencements domestiques, les pratiques économiques de la maisonnée ou encore l’éducation des enfants, comme autant de lieux du politique où se cristallise la question de la différence entre colonisateur et coloniséFootnote 2. Si la distinction entre ces deux catégories, reflet de la supposée supériorité européenne vis-à-vis des « indigènes », fonde les hiérarchies coloniales et la légitimité de l’entreprise impériale, elle n’est en effet jamais donnée d’avance mais toujours à construire et reconstruire au quotidien, car toujours menacée par le risque d’une trop grande proximité sociale – sexuelle, affective, domestique ou familiale – entre personnes situées de part et d’autre de la frontière coloniale. Dans ces conditions, préserver l’ordre colonial implique de construire et reproduire cette ligne de démarcation au cœur même de la vie intime quotidienne, à des degrés et selon des formes par ailleurs très variables selon les lieux et les époquesFootnote 3.
La richesse de l’historiographie sur ce thème est directement liée au fait que la question des intimités interraciales dans les empires a fait couler beaucoup d’encre pendant le moment colonial lui-même. Dans le cas français notamment, militaires et missionnaires, médecins et anthropologues, journalistes et écrivains, magistrats et avocats, administrateurs et juristes, élus et notables coloniaux ont fréquemment pris la plume, aux xixe et xxe siècles, pour discuter de la « juste distance » à respecter dans les colonies afin de maintenir le « prestige » et la « dignité » des Français et des Françaises aux yeux des indigènesFootnote 4. Inquiets en particulier de la place incertaine des enfants nés dans les colonies d’un parent européen et d’un parent indigène, ils ont construit et alimenté un débat au long cours sur le « problème des métis » dans l’empire – une question sociale mais aussi et surtout juridique, puisque tout l’enjeu était de savoir si les métis, et quels métis, ressortaient du statut légal de citoyen français ou de celui de sujet indigène non-citoyenFootnote 5. Ces penseurs, promoteurs et agents de la colonisation (presque exclusivement des hommes blancs) ont donc produit une multitude de textes – de différentes natures, telles que lettres, pamphlets, articles, manuels, livres, rapports administratifs, comptes rendus de débats, décisions judiciaires, décrets et lois – sur les relations interraciales et le métissage, textes qui ont été constitués après-coup en sources pour une histoire de la construction et du déploiement des catégories coloniales jusque dans l’intimeFootnote 6.
Témoignant d’une certaine inflexion au sein de cette historiographie, des recherches récentes sur les intimités coloniales mettent désormais moins l’accent sur les dynamiques propres du pouvoir impérial que sur les expériences sociales des individus ayant mis en tension ou en cause, sous une forme ou une autre, ces normes et catégories. Il s’agit ici de s’intéresser, selon Chelsea Schields et Dagmar Herzog, aux « expériences des colonisés, aux évitements du pouvoir, aux imaginaires et aux pratiques relevant de la conscience de soi, de l’attention et du soin, de la parenté, de la survie et de l’érotisme qui subsistaient malgré tout » ou, comme le dit encore Pascale Barthélémy, aux « limites étatiques de l’intervention dans les vies intimes »Footnote 7. Ainsi que l’a souligné Bastien Bosa, ces travaux s’intéressent surtout, au-delà de la construction sociale des catégories raciales, à la manière dont celles-ci bornent et transforment les trajectoires des individus concernésFootnote 8. Sur le plan méthodologique, cette approche implique de lire l’archive coloniale non plus dans « le sens du grain », mais à rebours, afin de placer au centre de l’analyse les habituels « sans-voix » des études coloniales (« petits Blancs », femmes, métis, indigènes) engagés dans ce type de transactions intimesFootnote 9. Dans ces cas-là, les documents les plus explicites, et donc le plus souvent mobilisés par les historiens et les historiennes, sont ceux qui portent la trace d’interactions sortant de l’ordinaire entre ces individus et l’administration ou la justice, typiquement quand ceux-ci mènent des démarches officielles pour contester ou au contraire attester leur propre statut juridique ou celui de leur progéniture. Enquêtes, doléances, requêtes, plaintes, procès ou jugements suscitent alors la production d’écrits plus ou moins volumineux, grâce auxquels on peut généralement saisir les marges de manœuvre et capacités d’action (agency) dont ces personnes disposaient, et jusqu’à quel point les existences de certains subalternes ont été concrètement affectées par les catégorisations colonialesFootnote 10.
Dans cette perspective, sont toutefois maintenus dans l’ombre historiographique tous les « couples mixtes » et autres « familles métissées » qui n’ont pas eu d’interaction spécifique avec les autorités : passés sous les radars administratifs, ces individus et ces groupes sont à peu près invisibles dans les archives coloniales. Dans ces situations-là, c’est seulement en réduisant la focale d’analyse à l’échelle micro-sociale, c’est-à-dire en s’intéressant aux individus, aux familles et aux rapports sociaux inscrits dans des contextes locaux d’interconnaissance, que l’on peut identifier des configurations d’intimité interraciale et de métissage en deçà du niveau institutionnel. À la croisée de l’ethnographie et de l’histoire orale, l’enquête de terrain constitue alors une méthode privilégiée pour exhumer de telles trajectoires, restées hors de portée des archives de l’État colonialFootnote 11. Les récits biographiques et les histoires familiales offrent également d’importantes clefs d’interprétation en donnant aux parcours de vie individuels une dimension sociale concrèteFootnote 12. L’histoire que retrace cet article – celle d’un foyer familial composé d’un colon français, d’une femme kanakFootnote 13 et de leurs descendants en Nouvelle-Calédonie coloniale – résulte d’une enquête de ce type.
D’un point de vue théorique, ces cas nous paraissent « bons à penser » dans la mesure où ils révèlent des réalités sociales qu’il convient de prendre en compte si l’on veut éviter d’« aplatir la vie complexe des peuples vivant dans les coloniesFootnote 14 ». L’enjeu est de saisir des configurations conjugales, familiales et locales particulières, tissées au « ras du sol » et à l’abri du regard de l’administration coloniale, susceptibles de remettre en question ce que l’on comprend habituellement des intimités interraciales et des trajectoires sociales des métis en situation coloniale. À Madagascar par exemple, autre colonie française, l’étude attentive des réseaux familiaux (appréhendés par le biais des registres d’état civil et de récits de vie) met en évidence l’insertion de certains métis dans la société européenne et malgache, contredisant leur supposé isolement : « au creux de l’intime, des réseaux européens et malgaches s’articulent, permettant tout à la fois la mobilité et l’ancrage territorial des individusFootnote 15 ». De la même façon, s’intéresser aux diverses motivations pour ne pas reconnaître légalement la paternité d’enfants métis permet de mieux comprendre les stratégies plus larges d’intégration sociale ou de préservation de la respectabilité sociale à l’œuvre pour certains métis et leurs parents dans des situations coloniales spécifiquesFootnote 16. Enfin, la distance même de ces couples et de ces familles envers les institutions et la justice interroge en soi : pourquoi et comment ces individus pouvaient-ils vivre aussi « discrètement » en situation coloniale dans ce type de configurations familiales ? Quels mécanismes sociaux expliquent qu’ils n’aient pas laissé de traces notables dans les archives des autorités coloniales ? Qu’est-ce que cela révèle de l’étendue et des limites de la domination coloniale en pratique ?
Pour répondre à ces questions, nous nous intéressons à un cas qui, en quelque sorte, se présente comme une énigme au regard de l’historiographie de la Nouvelle-Calédonie. Si le foyer multiracial étudié ici est resté en grande partie « invisible » pour l’État colonial, il était toutefois bien connu dans le contexte local, d’autant que son existence a perduré pendant plus de cinquante ans. Nous nous proposons donc de retracer les principales étapes de l’histoire de cette famille et d’examiner comment différents acteurs s’en sont souvenus et en ont fait le récit – y compris pendant l’enquête qui a abouti à cet article.
Une énigme historiographique : le cas « Henriot-Napoaréa »
Au début des années 2000, l’un des auteurs du présent article, Benoît Trépied, a entrepris une thèse de doctorat en anthropologie consacrée aux dynamiques sociales de l’engagement politique dans la commune rurale de Koné, au nord-ouest de la « Grande Terre », l’île principale de l’archipel du Pacifique sud connu sous le nom de Nouvelle-Calédonie. Pour cela, il a vécu et enquêté sur place pendant deux ansFootnote 17. À l’occasion d’entretiens ethnographiques consacrés à d’anciennes figures municipales de Koné, plusieurs personnes interrogées – des Kanak comme des Européens – ont évoqué l’existence d’un lien familial direct entre Auguste Louis Henriot (1874-1958), un homme originaire de France métropolitaine devenu maire de Koné de 1919 à 1925 puis de 1935 à 1946, et Paul Napoaréa (1938-1994), maire kanak de Koné de 1970 à 1988 puis de 1993 à 1994. L’échange suivant avec Maria Napoaréa, la veuve de Paul, s’est avéré particulièrement instructif :
Maria : Mais tu sais pas ? T’as vu, le vieux [Paul], son papa c’est un métis. Le grand-père de mon vieux, c’est Henriot, Auguste. […]
Benoît : Mais tout le monde le savait, ça ?
Maria : Oui c’est connu. Le père du vieux, c’est le fils de Henriot. Mais c’est pas reconnu Henriot, c’est sa mère qui l’a reconnu, la maman du vieux, la grand-mère à PaulFootnote 18.
Sur un ton goguenard ou moqueur, des Européens âgés du village de Koné mentionnaient également les relations d’Auguste avec des femmes kanak, sans citer leurs noms ni ceux de leurs descendants :
Roger : Il a vécu à BacoFootnote 19, il a vécu avec une fille de Baco et il avait une petite « caférie » [plantation de caféiers], mais c’est tout quoi. […] On savait que à Baco…, moi je vais là-bas demain, moi je vais vous dire : « ça c’est le fils à Henriot, ça c’est le descendant » [puis sur un ton ironique], mais le père Henriot n’a jamais été avec une femme indigèneFootnote 20.
Léon : Il avait une vingtaine d’hectares. Il faisait un peu de café, et puis il faisait des gosses aux femmes indigènes. Il y avait pas de télévision à cette époque-làFootnote 21 !
En novembre 2002, épisode décisif, B. Trépied a rencontré une femme âgée de 92 ans, Suzanne, qui lui a indiqué être la fille biologique d’Auguste Henriot et d’une Kanak appelée Marcelle Neniko (1887-1971). Au moment de l’entretien, Suzanne vivait dans la « tribu » de Koniambo, chez sa fille et son beau-fils, tous deux KanakFootnote 22. Vêtue d’une « robe mission », le vêtement traditionnel des femmes kanak, elle parlait couramment le paicî (une langue kanak locale), plus difficilement le français. Accompagné de Sonia Grochain, une collègue doctorante travaillant sur l’histoire du travail à Koné, B. Trépied n’a pu alors réaliser qu’un bref entretien d’une demi-heure, en raison de l’âge avancé de Suzanne. En outre, compte tenu de leurs thèmes de recherche à l’époque, les deux intervieweurs lui ont surtout posé des questions sur les anciennes activités politiques et professionnelles d’Auguste, plutôt que sur la vie privée de celui-ci – son couple, ses enfants ou le foyer dans lequel Suzanne avait grandiFootnote 23.
Dans sa thèse, B. Trépied ne s’est donc pas attardé sur cette histoire familiale singulière qui ne semble pas, de prime abord, avoir joué un rôle primordial dans les carrières municipales respectives d’Auguste Henriot et de Paul NapoaréaFootnote 24. C’est seulement dans les années 2010 – et après le décès de Suzanne en 2006 – qu’il est retourné à ce sujet, en commençant un nouveau projet de recherche sur le métissage en collaboration avec l’historien Adrian Muckle, autre spécialiste de la région de Koné et coauteur de cet articleFootnote 25. En 2014, nous avons d’abord publié un article sur les transformations de la « question métisse » à l’échelle de la Nouvelle-Calédonie, des débuts de la colonisation française jusqu’en 2009Footnote 26. Puis nous avons réduit la focale d’analyse sur Koné et décidé de rouvrir ce dossier, jusqu’alors à peine entrevu, sur l’histoire conjugale et familiale d’Auguste Henriot. Pour cela, nous avons effectué de nouvelles recherches dans les archives et sur le terrain, tout en réexaminant nos matériaux issus de précédentes enquêtes, dont l’entretien réalisé avec Suzanne, en 2002.
Pour comprendre l’originalité de ce cas, il convient de rappeler les grandes lignes de la littérature scientifique sur les unions multiraciales et le métissage en Nouvelle-Calédonie coloniale, des phénomènes étroitement liés au projet spécifique de peuplement mis en œuvre par l’État français dans ce territoire colonisé à partir de 1853. Outre les habituels aventuriers coloniaux masculins affluant dans le pays – soldats, administrateurs, missionnaires, négociants, etc. –, les autorités ont en effet tenté de fonder une nouvelle société française en organisant l’installation permanente de « colons pénaux » (forçats du bagne et libérés) à partir des années 1860, puis de « colons libres » à partir des années 1880-1890. La plupart de ces migrants, dont des femmes, venaient de France métropolitaine. Leur arrivée a entraîné des spoliations foncières massives à l’encontre des Kanak. En 1901, l’administration comptabilisait 12 253 colons libres et 5 323 colons pénaux en Nouvelle-Calédonie, tandis que la population kanak était estimée à un peu moins de 30 000 personnes, cantonnées dans des réserves couvrant bien moins de 20 % de la superficie totale de l’archipelFootnote 27.
Le métissage s’est rapidement développé sous l’effet de la colonisation française. Les unions sporadiques entre des femmes kanak et les premiers trafiquants ou aventuriers européens, apparues dans les années 1840, ont laissé place, à partir des années 1860, à un métissage plus intense impliquant militaires, éleveurs et colons pénauxFootnote 28. Néanmoins, à partir des années 1900, une fois résorbée la sévère pénurie de femmes blanches « respectables » dans la colonie, les relations matrimoniales entre hommes européens et femmes kanak ont commencé à susciter une forte désapprobation dans le milieu social des colons libres – auquel Auguste Henriot appartenaitFootnote 29. Quant aux relations entre hommes kanak et femmes blanches, elles étaient littéralement impensables et socialement proscritesFootnote 30. Ces nouvelles normes sociales en Nouvelle-Calédonie correspondaient à un discours impérialiste plus large, en vogue à partir du début du xxe siècle, selon lequel l’implantation de « familles françaises » était indispensable à la réussite du projet colonial. Dans ce contexte, les relations avec des femmes indigènes étaient désormais de plus en plus perçues comme dégradantes pour les hommes blancs, en particulier pour ceux qui n’étaient pas de passage et avaient l’intention de s’établir de manière permanente dans les coloniesFootnote 31.
Le sort des enfants nés de telles relations n’a toutefois pas suscité les mêmes angoisses coloniales que dans d’autres parties de l’Empire français. Alors que les enfants métis représentaient pour les autorités coloniales un véritable « problème » en Indochine et, dans une moindre mesure, à Madagascar et en Afrique de l’Ouest, les débats en Nouvelle-Calédonie ne témoignaient pas de préoccupations sociales majeures en la matièreFootnote 32. Selon la littérature scientifique en effet, les métis ne constituaient pas dans cette colonie de peuplement une catégorie sociale distincte : ils étaient automatiquement intégrés, dès leur plus jeune âge, à l’une ou l’autre des sociétés en présenceFootnote 33. Schématiquement, soit le père biologique reconnaissait l’enfant légalement, l’élevait dans le monde européen et lui transmettait la citoyenneté française ; soit il ne le reconnaissait pas, auquel cas l’enfant était élevé dans le monde kanak au sein de sa famille maternelle – en étant généralement adopté par un homme de la famille afin d’être replacé dans une lignée paternelle kanak – et relevait du statut de sujet indigène non-citoyenFootnote 34. En 1948, le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie résumait la situation en ces termes :
En Nouvelle-Calédonie, le sort des métis se règle tout naturellement en fonction du milieu dans lequel ils évoluent. […] Leur dispersion dans les milieux les plus divers où ils se trouvent parfaitement amalgamés rend impossible leur recensement, et cela autant pour des raisons pratiques que pour des considérations d’ordre privéFootnote 35.
Pourtant, notre enquête centrée sur Auguste Henriot, Marcelle Neniko et leurs descendants ne cadre pas vraiment avec l’historiographie dominante sur les relations interraciales et le métissage en Nouvelle-Calédonie coloniale. L’originalité de ce cas tient à la fois à sa temporalité et à sa durée, mais aussi au fait qu’il soit resté « sous le radar » de l’administration : à notre connaissance, aucun acteur historique n’a jamais approché les autorités coloniales pour officialiser, ou au contraire contester cette configuration familiale de fait.
Se posent alors deux séries de questions. La première concerne la relation qu’Auguste a entretenue avec Marcelle, femme kanak et « sujet indigène », ainsi que le ménage qu’ils ont formé pendant plus de cinquante ans, alors même qu’Auguste devenait un petit notable colonial. Dans quelles circonstances exactes ont-ils vécu si longtemps ensemble sans être mariés ? Dans quelle mesure Auguste a-t-il réellement dérogé aux normes sociales dominantes qui prescrivaient une distanciation sexuelle et sociale ? Et comment est-il parvenu à faire perdurer cette situation sans dommage apparent pour son propre statut social ? La seconde renvoie au fait qu’Auguste a élevé au moins deux enfants jusqu’à l’âge adulte – Louis dit « Loulou » (1901-1976) et Suzanne (1910-2006) – sans les reconnaître légalement. Lorsqu’ils ont quitté le foyer, respectivement à 22 et 28 ans, Loulou et Suzanne ont finalement été adoptés par une famille kanak, les Napoaréa, mais tout indique que la famille mixte fondée par Auguste et Marcelle est restée unie au nom des liens du sang et à travers une parenté vécue au quotidienFootnote 36. Comment se fait-il que les rapports entretenus par Auguste avec ses enfants diffèrent à ce point de la supposée intégration complète des métis, dès l’enfance, au sein de la société kanak ou de la société française ?
Pour répondre à ces questions, nous tentons de retracer l’histoire de cette famille sur la longue durée, par-delà la césure de 1946 – date à laquelle la Nouvelle-Calédonie est devenue un territoire d’outre-mer et les Kanak des citoyens français. Il s’agit pour nous d’examiner le plus précisément possible les expériences sociales vécues par les membres de cette famille, tout en nous intéressant aux répercussions ultérieures de l’histoire et à son héritage postcolonial. Pour cela, nous mobilisons à la fois des publications diverses sur l’histoire de Koné, des sources archivistiques – registres d’état civil (naissances, décès et mariages), registres paroissiaux, registres de propriété, journaux, photographies, archives municipales et territoriales –, des histoires de familles et des entretiens ethnographiques avec des descendants et des témoins de cette période. C’est grâce au croisement de ces sources et méthodes de l’histoire et de l’anthropologie que nous pouvons écrire une histoire se déployant des deux côtés de la barrière raciale et coloniale. Nous nous pencherons d’abord sur les histoires familiales respectives d’Auguste et de Marcelle et sur les circonstances de leur mise en ménage à partir des années 1900. Nous nous intéresserons ensuite aux enjeux politiques et sociaux de la respectabilité coloniale : il s’agira d’analyser les circonstances qui ont amené Auguste à ne pas épouser Marcelle et à ne pas reconnaître ses enfants, tout en préservant leur foyer commun et leurs liens familiaux jusqu’à sa mort. Enfin, nous étudierons la manière dont cette histoire partagée a été passée sous silence au cours des décennies qui ont suivi la disparition d’Auguste.
La rencontre d’Auguste et de Marcelle
Le principal point de départ de cette histoire est le témoignage en 2002 de Suzanne faisant allusion à une maisonnée multiraciale au début du xxe siècle dans le centre de colonisation de Baco, près de Koné. Lors de cet entretien, elle précisait qu’elle était la benjamine d’une adelphieFootnote 37 de quatre enfants (fig. 1) et que sa mère, Marcelle Neniko, avait vécu avec Auguste Henriot quasiment jusqu’au décès de ce dernier. Le plus frappant dans les souvenirs de Suzanne, c’est moins l’existence d’une relation entre sa mère kanak et son père colon, ou son propre héritage « mixte », que la longévité de cette relation et le fait que ses frères, sa sœur et elle aient été élevés jusqu’à l’âge adulte au domicile de leur père :
Suzanne : Moi, on est restés à Baco, là, avec mon père, à Baco. Je suis née à Baco, j’ai grandi à Baco. […] Mon frère, grand frère, c’est Loulou… Mais l’autre frère [Gabriel] il est mort quand il est pas marié encore. Et puis ma sœur [Alice] aussi, elle est comme ça, ma sœur.
Benoît : Et vous viviez à Baco, c’était dans la tribu ou c’était une propriété ?
Suzanne : Non c’était une propriété, chez mon papa, parce qu’il a les champs de café, tout ça.
Plus loin dans l’entretien, Suzanne indiquait que ses parents ne s’étaient jamais mariés : après leur mise en couple, Marcelle était « restée là avec lui, et puis jamais rentrée à la tribu. Rentrer seulement quand il y a la fête ». Quant à la question de savoir si Suzanne avait connu son grand-père paternel, elle répondait ainsi : « Oui, j’ai connu, mais le nom je sais pas. Oui c’est Henriot. Auguste Henriot, c’est mon papa. »

Figure 1 – Arbre généalogique simplifié des familles Neniko, Napoaréa et Henriot (v. 1850-v. 1950)
Note : Du fait de l’évangélisation, les Kanak portent généralement un premier prénom chrétien et un second prénom kanak.
Pour établir les circonstances dans lesquelles la relation entre Auguste et Marcelle a commencé, il a fallu procéder à une minutieuse reconstruction à partir de fragments d’histoires familiales et de documents d’archives. Ni Suzanne ni sa fille Micheline Moagou, également interviewée, n’ont été en mesure de raconter précisément comment Marcelle s’était installée avec Auguste. En 1987, l’anthropologue Alban Bensa a recueilli une généalogie de la famille kanak Napoaréa mentionnant l’adoption de Suzanne, mais n’identifiant sa mère que comme une « femme de Poya » – une région située à cinquante kilomètres au sud de Koné (fig. 2)au capi – sans préciser son nomFootnote 38. Quant à « La saga Henriot », un texte sur l’histoire de la famille publié en 1998 dans un journal local à partir du récit d’un descendant européen (Roger Henriot) et de sa femme (Évelyne), pour une série consacrée aux « pionniers » de la Nouvelle-Calédonie, elle se contente d’évoquer la « liaison [d’Auguste] avec deux Mélanésiennes » et l’existence de deux enfants, sans donner le moindre nomFootnote 39.

Figure 2 – Carte du centre-nord de la Grande Terre de Nouvelle-Calédonie
Sources : Carte réalisée par Pascal Dumas, université de la Nouvelle-Calédonie, 2010.
La famille d’Auguste est arrivée à Koné en 1891 en provenance de Beaune (Côte-d’Or), dans le cadre de l’émigration assistée. À cette époque, les autorités françaises espéraient que l’installation de « colons libres » respectables permettrait de « régénérer » une société coloniale profondément marquée par la transportation pénale. La famille était composée de Claude-Léon, serrurier de son état, de son épouse Adèle, de leur fils aîné Auguste et de cinq autres enfants plus jeunes : Alexandre, Jeanne, Henri, Marie et Félicité (fig. 1). Auguste, alors âgé de 17 ans, et son frère Alexandre avaient achevé leur scolarité primaire en France – il s’agissait d’une ressource distinctive dans la Nouvelle-Calédonie rurale de l’époque, où les niveaux d’alphabétisation étaient faibles, même parmi les colons. L’administration avait financé le voyage et l’installation de la famille, mais l’obtention du titre de propriété définitif des concessions était conditionnée à leur mise en valeur agricole dans un délai de cinq ansFootnote 40.
Les chances de succès des Henriot étaient au départ assez minces. Un rapport de police de 1895 décrivait Claude-Léon comme un agriculteur « paresseux » et indifférent, doté de terres « médiocres » et qui « ne [serait] jamais un bon colon ». Le rapport notait également : « Vit misérablement ainsi que sa famille »Footnote 41. À cet égard, la situation des Henriot était représentative de celle d’autres émigrants assistés en Nouvelle-Calédonie. Fondé en 1879, le centre de Koné ne comptait qu’une petite population européenne d’à peine 141 personnes en 1891. Pour ces familles au capital limité et qui ne possédaient aucune connaissance en matière d’agriculture tropicale, les difficultés d’adaptation se révélaient souvent insurmontables : la moitié de celles arrivées avant 1888 finirent par abandonner leurs concessionsFootnote 42. Contre toute attente cependant, Claude-Léon obtint le titre de propriété définitif pour ses lots de village, de jardin, de cultures et de pâturage en 1896. En 1901-1902, Auguste et Alexandre achetèrent deux lots de village jouxtant la propriété de leurs parents, dans ce qui est aujourd’hui la « rue Auguste Henriot »Footnote 43. À peu près au même moment, les deux frères commencèrent à mettre en valeur leurs propres concessions dans le nouveau centre de colonisation secondaire de Baco, un faubourg colonial situé à environ quatre kilomètres de KonéFootnote 44.
En dépit d’une situation économique modeste, la famille Henriot peut être considérée comme un exemple de « réussite » coloniale, puisque la première génération est parvenue à s’enraciner durablement à Koné. Elle témoigne du fait que pour les colons disposant de moyens limités, la mobilisation et la diversification des ressources familiales étaient primordiales pour tenirFootnote 45. Une fois propriétaire de ses concessions, Claude-Léon confia la gestion de ses champs de café à ses fils et devint forgeron tandis que sa femme et ses filles montèrent une pension, exploitèrent le jardin et prirent en charge la vente du café familial. Ce n’est qu’après la mort de leurs parents que Marie et Félicité se marièrent, contrairement à Jeanne, restée célibataire. Aucune des sœurs n’eut d’enfants. Leur petit-neveu, Roger, évoque « une famille pauvre où chacun devait apporter son pécule à la maison ». « C’est pour cela que les filles ont tardé à se marier », conclut-ilFootnote 46.
Les deux fils aînés ne se marièrent pas non plus et se consacrèrent aux intérêts de la famille élargie. En 1896, Auguste se rendit en France pour y effectuer son service militaire mais fut libéré pour raisons de santé après seulement quatre mois. Revenu à Koné, il prit la direction de la plantation de café familiale, assisté de son frère Alexandre. Une fois établis, les deux frères usèrent de leur capital scolaire pour investir durablement la commission municipale de Koné (ancêtre de la mairie). Élu conseiller municipal pour la première fois en 1908, Auguste la présida de 1919 à 1925, puis de nouveau de 1935 à 1946. Quant à Alexandre, il occupa les fonctions de secrétaire de mairie, et fut à ce titre l’un des rares employés permanents de l’institution, de 1919 jusqu’en 1962Footnote 47.
Seul le plus jeune frère, Henri, fonda officiellement une famille « reconnue ». Après son embauche au service des postes, il épousa en 1907 Marie-Rosalie (Zilie) Chazal, fille de Denis-Auguste, un surveillant pénitentiaire affecté au centre pénal voisin de Pouembout (fig. 2). De cette union naquit un fils unique en 1909, Paul, seul enfant Henriot de sa génération à être légalement reconnu par ses parentsFootnote 48. Pour la suite de sa carrière, Henri dut quitter Koné, mais les registres de propriété indiquent qu’il resta impliqué dans les affaires familiales – un élément essentiel à cette histoire, puisque son fils Paul devint in fine le seul héritier légal de toute l’adelphie HenriotFootnote 49.
Du côté de Marcelle, ses descendants ne savent pas exactement comment elle est arrivée à Koné. D’après notre enquête, elle naquit sur l’Île des Pins, au sud de la Grande Terre, dans l’une des nombreuses familles de Poya (et d’autres régions) qui furent condamnées à l’exil et déportées après la guerre de 1878-1879, la plus grande insurrection contre la présence française en Nouvelle-Calédonie. En recoupant un recensement de ces exilés réalisé en 1894 par l’Église catholique avec d’autres registres paroissiaux, nous avons pu déterminer que Marcelle appartenait à un noyau familial composé de ses parents, Jean-Baptiste Téa et Christine Pouïa, de deux autres enfants et d’elle-mêmeFootnote 50. On sait peu de choses de leur vie sur l’Île des Pins, hormis qu’ils faisaient partie des rares exilés à avoir été baptisésFootnote 51.
En 1894, alors que Marcelle était âgée d’environ 7 ans, le Service des affaires indigènes informa les « propriétaires de mines et agriculteurs » que 200 de ces exilés – hommes, femmes et enfants de tous âges – venaient d’être recrutés comme ouvriers sous contrat d’engagement pour une période de cinq ansFootnote 52. Parmi ces derniers, une cinquantaine de personnes originaires de Poya, dont la famille de Marcelle, furent envoyées à Koné. Ce choix découlait non seulement de la demande de main-d’œuvre dans la région, mais aussi de l’engagement pris auprès des exilés qu’ils seraient réinstallés près de leurs foyers d’origine à l’issue des cinq ans et de la promesse faite à l’Église catholique que les chrétiens seraient envoyés dans des centres ruraux à proximité de missions existantesFootnote 53.
Ces exilés kanak formaient à Koné une communauté vulnérable aux conditions de vie précaires, soumise à un système d’exploitation – celui des contrats d’engagement – proche de la servitude. Une partie des hommes était employée dans les mines des alentours, mais la majorité des exilés – y compris femmes et enfants – travaillait dans les plantations de café appartenant à l’un des plus gros propriétaires terriens de la région, Sylvestre Leconte. Sensible à leur sort, le prêtre Xavier Chaboissier notait en 1895 que les « indigènes catholiques » de Leconte avaient des difficultés à assister à la messe dominicale, car on ne leur accordait du temps libre que le soir, mais aussi parce que les « pauvres enfants sont en guenilles et n’osent se montrer à côté des petits blancs bien costumés »Footnote 54. Une photographie de l’époque insiste sur l’aspect misérable des ouvriers kanak, javanais et néo-hébridais (ni-vanuatu) de l’exploitation Leconte (fig. 3). À l’occasion du meurtre d’un colon par l’un de ces exilés, la presse fit d’eux un portrait sombre, les présentant comme d’anciens insurgés assoiffés de vengeance qui avaient « plus ou moins mangé des blancs », se livraient au trafic de rhum avec les colons pénaux et dont les femmes « vend[ai]ent leurs faveurs à tout venant »Footnote 55. En évoquant leur possible implication dans le commerce local du sexe, ce dernier commentaire souligne la grande vulnérabilité des femmes exilées.

Figure 3 – Des ouvriers agricoles sur la plantation Leconte à Koné à la fin des années 1890
Source : Nouméa, Archives de la Nouvelle-Calédonie, collection Serge Kakou (clichés Charles Nething), 148 Fi 22-1.
À la fin de leur contrat d’engagement en décembre 1899, l’administration assigna les « anciens insurgés » à résidence au sein de la tribu de Tiaoué, à une douzaine de kilomètres de KonéFootnote 56. Tiaoué était une destination logique pour les exilés, du fait de la forte proximité linguistique et des liens familiaux au sens large avec la région de Poya, mais aussi parce que la tribu était considérée comme « loyale » depuis son alliance avec les Français en 1878. Cette décision correspondait à l’obligation administrative imposée aux Kanak de vivre désormais au sein de réserves indigènes et sous l’autorité formelle d’un « petit chef » administratif, à moins de travailler sous contrat d’engagement ou de bénéficier de la « résidence libre ». Elle s’inscrivait dans un moment de relance des politiques coloniales au tournant du siècle visant à tracer et fixer les limites des réserves indigènes, à libérer des terres pour les colons de Koné et à leur fournir des travailleurs.
Compte tenu des circonstances, de la chronologie et de la géographie, on peut penser que les besoins en main-d’œuvre des Henriot, d’une part, et la position de Marcelle en tant qu’exilée et sujette du « petit chef » de Tiaoué, d’autre part, ont contribué à créer les conditions sociales de la rencontre. En tout état de cause, Marcelle quitta l’exploitation Leconte pour aller vivre avec Auguste, quelque part entre 1899 et la naissance de leur premier enfant en 1903. Après cinq années d’engagement, elle possédait probablement une solide expérience de travail dans les plantations. Or, à partir de 1900, la récolte des caféiers plantés à Koné cinq à huit ans plus tôt par les Henriot commençait à nécessiter une main-d’œuvre régulière. C’était sans doute aussi le cas dans la plantation de café de Baco – le hameau où Auguste s’était lui-même installé, à côté de la tribu du même nom –, dont le début de la production remontait à 1905 environ. Selon les manuels de l’époque destinés aux planteurs de Nouvelle-Calédonie, les colons ne devaient généralement compter que sur leurs propres ressources familiales, le travail des forçats étant considéré comme peu fiable et celui des immigrés sous contrat coûteux. Mais tout en décrivant les Kanak comme peu motivés par le travail, ces ouvrages précisaient que les colons entretenant de bonnes relations avec les chefs locaux pouvaient être en mesure d’obtenir une main-d’œuvre tournanteFootnote 57. Il est possible qu’il y ait eu une sorte d’entente entre Auguste et les petits chefs successifs de Tiaoué à ce sujet, et que Marcelle puis ses enfants aient contribué à maintenir dans le temps, pendant plus d’un demi-siècle, ce contrat informel consistant à fournir des ouvriers de Tiaoué lors des récoltes dans la plantation. À tout le moins Auguste était-il l’un de ces « colons qui négociaient avec les Kanak et tenaient compte de leurs demandes et de leurs attentes », une disposition essentielle des planteurs qui dans les faits parvenaient à recruter la main-d’œuvre kanak dont ils avaient besoinFootnote 58. Comme nous l’évoquerons par la suite, il était également l’un des rares colons capables de converser en paicî, la langue parlée à Tiaoué.
Peut-être Auguste était-il également sensible aux conseils prodigués par Gustave Gallet aux aspirants colons en 1884 dans sa Notice sur la Nouvelle-Calédonie, le dernier manuel en date au moment de l’installation de la famille Henriot dans la colonie. L’auteur y suggérait que les relations avec les femmes kanak étaient bénéfiques pour la colonie et présentait les enfants métis en termes positifs, tout en avertissant qu’abandonner des femmes « sans motif » constituait une offense impardonnable pouvant porter préjudice aux relations coloniales dans leur ensembleFootnote 59. Dix années plus tard cependant, un nouveau guide passait désormais ces questions sous silenceFootnote 60, signe du durcissement des attitudes à l’égard des femmes kanak et de la population croissante des métis au tournant du siècle. Il semblerait plutôt qu’Auguste ait fait siennes les recommandations de Gallet : de fait, il n’a abandonné ni Marcelle ni ses enfants, du moins jusqu’aux toutes dernières années de sa vie.
La géographie a aussi joué un rôle dans l’apparition de ce foyer familial atypique (fig. 4). Situé au point de convergence des limites sociales et administratives séparant les Kanak des colons, le centre de colonisation secondaire de Baco se trouvait entre le village de Koné (à quatre kilomètres à l’ouest) et les tribus de l’intérieur (en particulier celle de Tiaoué, à environ sept kilomètres au nord-est). Ce hameau colonial jouxtait la principale parcelle de la réserve indigène de Baco. Alors que plusieurs kilomètres séparaient Koné des tribus, les quelques colons de Baco avaient des contacts quotidiens avec les Kanak. Concrètement, le terrain d’Auguste à Baco ne se trouvait qu’à quelques centaines de mètres de la limite de la réserve indigène du même nom.

Figure 4 – Carte de la commune de Koné dans l’entre-deux-guerres
Source : Carte réalisée par Pascal Dumas, université de la Nouvelle-Calédonie, 2010.
Entre 1901 et 1910, Auguste eut quatre enfants. La mère des deux premiers – Louis dit « Loulou » né en 1901 et Alice Tiéouké née en 1902 – fut identifiée plus tard comme « Marguerite Placia » dans le registre de baptême de ses enfants, et comme « Alice Balazia » dans le dossier militaire et la notice d’état civil de LoulouFootnote 61. Tout ce que l’on sait d’elle, c’est qu’elle était, comme Marcelle, « de Poya »Footnote 62. Quand Auguste et Marcelle eurent leurs deux enfants – Gabriel Bouaoughane en 1903 et Suzanne Toutoué en 1910 –, Marguerite/Alice avait certainement déjà quitté le foyer ou était décédée, puisque l’on sait que Loulou a été élevé par Marcelle. Peut-être est-ce d’ailleurs parce qu’il cherchait quelqu’un pour s’occuper de ses deux premiers enfants qu’Auguste se mit en ménage avec Marcelle. Au moment de la naissance de Gabriel, Auguste avait 29 ans et Marcelle devait en avoir 16. Aucun des enfants n’ayant été déclaré à l’état civil français, et en l’absence de tout registre d’état civil indigène pour les Kanak de Koné avant 1934, ces informations proviennent des documents les plus anciens à notre disposition qui attestent leur existence, les registres catholiques ayant enregistré leurs baptêmes entre 1920 et 1927, alors qu’ils allaient atteindre l’âge adulteFootnote 63.
Ne pas épouser Marcelle
À l’échelle de l’histoire sociale de la région de Koné, la relation entre Auguste et Marcelle confinait à la déviance. Les colons libres comme Auguste, arrivés dans les années 1880 et 1890, occupaient une zone habitée depuis des millénaires par les Kanak, mais également marquée depuis les années 1870 par l’univers social des stations d’élevageFootnote 64. Deux centres pénitentiaires avaient par ailleurs été fondés dans la région, à Pouembout en 1883 et à Koniambo en 1885. Dans ces conditions, les colons libres prenaient soin de se distinguer socialement des autres populations de l’endroit, en valorisant leurs propres circuits migratoires, en nouant des alliances matrimoniales entre eux et en partageant des aspirations communes à l’ascension sociale. Il s’agissait pour eux de protéger leur capital social de respectabilité en tant que pionniers et d’établir un village rural français à KonéFootnote 65. Au sein de ce groupe, épouser une femme kanak ou reconnaître des enfants conçus avec elle relevait de l’inédit. Sur 101 mariages enregistrés à l’état civil de Koné entre 1880 et 1920, 5 seulement concernaient des femmes kanak, le mari étant systématiquement un ancien forçatFootnote 66. Et si 21 enfants métis ont été recensés à Koné entre 1880 et 1907, les profils des parents reflétaient le monde social des stations d’élevage, les pères étant principalement des gardiens de bétail (stockmen) liés aux centres pénitentiaires de la régionFootnote 67.
Dans ce contexte, le fait qu’Auguste n’ait pas épousé Marcelle n’a rien d’extraordinaire. On peut y voir le signe de son respect des barrières sociales imposées par sa famille et ses pairs, mais aussi de sa prise en compte des intérêts économiques d’une adelphie Henriot très soudée – des intérêts en quelque sorte incarnés par Paul, le fils d’Henri, depuis sa naissance en 1909. Cependant, au regard des frontières sociales que les colons libres érigeaient pour se distinguer des Kanak et des colons pénaux, la cohabitation d’Auguste avec Marcelle et la physionomie de leur foyer n’en étaient pas moins inhabituels, voire risqués. Comme le fait remarquer une étude sur le « colonialisme du café », « si une certaine tolérance pour la romance rurale a pu exister dans des communautés isolées, les relations de longue durée étaient vues d’un mauvais œil »Footnote 68.
En n’épousant pas Marcelle et en la tenant éloignée du village de Koné, Auguste préservait les dehors de la civilité et une forme de respectabilité. C’est peut-être justement cette stratégie qui a permis à la relation elle-même de survivre malgré la désapprobation sociale – et en dépit du fait qu’elle contrevenait possiblement aux règles imposant aux Kanak de résider dans les réserves. La présence d’une femme kanak sur une propriété européenne était en effet interdite, sauf en cas de mariage avec un non-Kanak, de contrat d’engagement, ou si cette femme bénéficiait du statut dit de la « résidence libre ». A priori, la situation de Marcelle et Auguste constituait donc une infraction passible de sanctions. De fait, des colons moins honorables furent poursuivis dans des circonstances similaires. En 1907 par exemple, l’ex-forçat Rocco Lopresti fut condamné à une amende de 15 francs au titre de la réglementation sur les contrats d’engagement pour avoir hébergé une femme kanak non engagée et qu’il épouserait plus tard – le dossier judiciaire évoquant le « détournement d’une indigène »Footnote 69. Dans l’hypothèse où Marcelle n’était ni engagée sous contrat ni résidente libre, le statut de colon libre d’Auguste ainsi que la proximité de sa propriété avec la réserve ont pu lui conférer une protection. Les débats à l’échelle de la colonie montrent que les autorités fermaient les yeux sur la mobilité des employées de maison kanak, lesquelles étaient plus susceptibles que les hommes de bénéficier de la résidence libreFootnote 70. Toutefois, puisqu’il ne subsiste aucun registre nominatif des résidents libres ou des engagés sous contrat, on ne peut exclure la possibilité que Marcelle ait appartenu à l’une de ces deux catégories. Les recensements de 1921 et 1926 ne font état que de deux femmes kanak vivant en dehors des réserves dans la région de Koné ; si Marcelle était l’une d’entre elles, alors sa situation était véritablement exceptionnelleFootnote 71.
Un passage de « La saga Henriot » permet d’imaginer en creux le possible coût social qu’a pu représenter pour Auguste sa relation avec Marcelle. Selon ce récit, Auguste était resté « célibataire par dépit » après que la main de Célina Chazal, la belle-sœur de son frère Henri, lui avait été refusée – le père de celle-ci la trouvant trop jeune pour se marier, est-il préciséFootnote 72. La « saga » laisse entendre qu’Auguste avait eu une « liaison avec deux Mélanésiennes » à la suite de cette déception, mais il ne fait aucun doute que son ménage de Baco existait avant la déconvenue du mariage avorté. Célina étant née en 1896, elle ne pouvait avoir atteint l’âge légal du mariage de quinze ans qu’en 1911, date à laquelle tous les enfants d’Auguste avaient déjà vu le jour. Cette anecdote suggère qu’Auguste avait bien l’intention de fonder une famille européenne et qu’il avait peut-être d’abord conçu ses rapports avec Marguerite/Alice, puis avec Marcelle, comme des relations passagères. On conçoit aisément que l’existence de son ménage de Baco ait pu le desservir sur le plan de la respectabilité, et que cette situation ait donné à Denis-Auguste Chazal une raison supplémentaire, outre la différence d’âge, d’interdire le mariage.
En contexte colonial, les planteurs ayant entretenu des formes d’union conjugale avec des femmes indigènes lors de leurs premières années sur place cherchaient souvent à revenir à la « civilisation » dans un second temps, en faisant un mariage « respectable »Footnote 73. Auguste aurait suivi une trajectoire identique s’il avait pu fonder un foyer « reconnu » à ce stade de sa vie. Ces hommes percevaient les femmes européennes comme des pourvoyeuses d’héritiers, de préférence masculins, auxquels ils pouvaient transmettre leur patrimoine foncier : c’est ainsi qu’un colon devait faire souche dignement et fonder une lignée française. De tels mariages étaient un gage de respectabilité une fois la propriété établie, quand l’aide des femmes autochtones pour le travail agricole et domestique, le recrutement de la main-d’œuvre et l’accès à la terre n’étaient plus essentielsFootnote 74. Sous ce jour, le rejet de sa demande en mariage a pu porter un coup d’arrêt à la trajectoire d’Auguste, le conduisant à perpétuer une cohabitation qu’il concevait peut-être comme un expédient, voire comme quelque chose de temporaire, et qui était tolérée dans ces conditions-là par sa famille et plus largement par la société coloniale.
Nous ne savons pas si Marcelle souhaitait ou non se marier avec Auguste. Dans les souvenirs de ses descendants, rien n’indique qu’elle cherchait à entretenir une forme de respectabilité aux yeux des Européens ou à s’assimiler culturellement autrement que par la fréquentation de l’église et par sa maîtrise du français. En pratique, se marier avec Auguste lui aurait permis d’accéder à la citoyenneté française (l’épouse acquérant la nationalité et le statut de l’époux) et de s’affranchir de l’indigénat (les règles s’appliquant aux « indigènes non-citoyens »), tout en la faisant sortir du statut civil particulier pour le droit communFootnote 75. Ces mariages, nous l’avons vu, étaient certes rares, mais ils n’étaient pas impossibles : en 1911, les autorités françaises confirmèrent qu’une femme kanak veuve pouvait conserver la citoyenneté françaiseFootnote 76. Au regard du droit civil français, toute femme mariée à Auguste aurait également eu des droits sur une partie de ses biens à sa mort.
La double vie d’Auguste et les tiraillements de la respectabilité coloniale
La cohabitation d’Auguste avec Marcelle et ses enfants non reconnus ne semble pas avoir contrecarré son ascension sociale locale. Auguste fut propulsé sur le devant de la scène lors de la guerre de 1917-1918 – un conflit mettant aux prises l’armée française et des « rebelles » kanak pendant près d’un an, dont la région de Koné était l’épicentre –, quand il contribua à déjouer ce que les colons pensaient être une attaque surprise contre le village de KonéFootnote 77. Il effectua ensuite deux mandats de maire, le premier de 1919 à 1925 et le second de 1935 à 1946. En 1922, il fut élu à la chambre d’agriculture de Nouvelle-Calédonie où il siégea jusqu’en 1946. Après le ralliement de la Nouvelle-Calédonie à la France libre en 1940, il fut nommé au sein du Conseil d’administration de la colonie pendant toute la durée de la guerre.
Dans le cadre de ses fonctions publiques, Auguste s’illustra comme un défenseur acharné des colons, ses positions étant le reflet fidèle d’une époque où l’on redoublait d’efforts pour mobiliser la main-d’œuvre kanak. Lors de la visite du gouverneur Henri d’Arboussier-Monplaisir à Koné en 1924, Auguste demanda publiquement que « les indigènes soient ‘obligés’ de travaillerFootnote 78 ». Sept ans plus tard, lors d’un débat à la chambre d’agriculture sur l’opportunité de forcer les Kanak à développer leurs propres plantations de café, au risque de mettre en péril l’approvisionnement en main-d’œuvre des plantations européennes, il prit là encore la parole. Il se dit alors convaincu du soutien de l’administration pour que les colons continuent de se procurer la main-d’œuvre la moins chère possible, mais dénonça l’obligation faite aux Kanak de cultiver leur propre café – imposée à l’époque par les pouvoirs publics au nom de la « nouvelle politique indigène » –, qui selon lui saperait leur volonté de travailler pour les planteursFootnote 79. De telles positions étaient somme toute logiques de la part d’un producteur de café dépendant étroitement de la main-d’œuvre kanak. Elles viennent étayer l’hypothèse selon laquelle sa vie conjugale découlait de relations initialement nouées dans le cadre de cette activité économique.
L’implication d’Auguste dans les événements et les activités de la communauté villageoise de Koné ainsi que dans les organisations locales liées au secteur horticole – le syndicat agricole, la société coopérative ou encore la société des courses hippiques de Koné dont il était un membre fondateur – contribuait à consolider son statut social. Avec ses frères et sœurs, il acquit également une solide réputation en tant que producteur de café. En 1931, la « famille Henriot » reçut ainsi une médaille d’or pour son café lors de l’Exposition coloniale internationale de ParisFootnote 80. Dans les années 1930, l’agronome Jean Risbec citait Auguste et Alexandre comme des informateurs de qualité en matière de culture du café et du cotonFootnote 81. Cette dynamique de notabilité et de notoriété, partagée avec Alexandre et l’ensemble de la famille, a peut-être préservé Auguste d’une potentielle stigmatisation liée à ses arrangements domestiques. Dans un contexte d’interconnaissance généralisée entre toutes les familles de colons libres de Koné, la carrière municipale des frères Henriot renforçait enfin leur crédit local.
Si les fonctions sociales et politiques d’Auguste lui conféraient un certain statut, sa vie privée n’en restait pas moins en décalage vis-à-vis des normes qui structuraient le monde des colons libres de Koné. Grâce aux souvenirs de Suzanne et à l’histoire familiale racontée par sa dernière fille encore en vie, Micheline (née en 1947), on peut se faire une idée plus précise du quotidien de ce foyer, où Loulou et Suzanne vécurent avec leurs parents jusqu’à leurs départs respectifs – Loulou autour de 1921-1923 et Suzanne en 1928, au moment de son premier mariage. De menus détails donnent accès à leur intimité domestique et familiale. Bien qu’Auguste n’ait pas reconnu ses enfants, le récit de Suzanne montre qu’il assumait son rôle de père dans la vie de tous les jours. Elle emploie des termes affectueux comme « mon papa », raconte des excursions avec lui à la mer, et se souvient de ses anecdotes sur la vie en France : « Il disait : ‘fait trop chaud ! [elle rit] En France, mon vieux, on a froid, on met toujours les machins [habits chauds] parce qu’on a trop froid [elle rit de nouveau] !’ » Le samedi et le dimanche, ils allaient ensemble au village de Koné, puis revenaient toujours à « la maison chez nous, à Baco, chez le vieux là, le papa ».
Dans les souvenirs de Suzanne, la distance géographique et sociale séparant Baco de Koné est évidente. Ni Suzanne ni Loulou n’allèrent à l’école du village de Koné, ce qui n’était pas en soi exceptionnel ; il est toutefois significatif qu’ils n’aient pas fréquenté la seule institution locale qui les aurait indiscutablement catégorisés comme citoyens français et non comme « indigènes »Footnote 82. Auguste ne fit pas non plus la démarche, plus radicale encore, de les envoyer dans un pensionnat catholique pour renforcer leur assimilation, comme cela se faisait parfois pour les enfants métis reconnus. Le travail a occupé une place importante dans l’enfance de Suzanne, comme dans celle de beaucoup d’autres enfants à l’époque : « J’ai pas été à l’école, j’ai resté comme ça, traîner partout, travailler. » À la question de savoir si elle fréquentait l’église quand elle habitait à Baco, Suzanne répond : « Oui… À la messe à Koné. C’est catholique. Et à Baco c’est les protestants. » On peut supposer qu’elle s’y rendait avec Marcelle et non pas avec Auguste, qui ne cachait pas son anticléricalisme. Sur les bancs de l’église, elle côtoyait probablement des colons et des engagés mais pas de Kanak, ou très peu, les indigènes catholiques de la région pratiquant la religion au sein de leurs tribus. Dans le microcosme du village de Koné, il ne fait aucun doute que tout le monde savait quels étaient les liens de cette femme kanak et de sa fille avec Auguste – que l’on connaisse leurs noms ou pas.
De manière générale, toutefois, Suzanne se rendait rarement à Koné, et il semble qu’elle ne fréquentait pas le monde blanc :
Benoît : Et quand tu es enfant, enfin quand tu es encore à Baco, tu avais des petits copains européens, ou petits copains kanak ?
Suzanne : Des petits copains kanak.
Benoît : Mais vous fréquentez un peu les Européens ?
Suzanne : Ah non.
Selon Suzanne, son demi-frère Loulou, plus âgé, ne vivait déjà plus sur la propriété. Mais d’après Micheline, il avait bien fait partie lui aussi du foyer et passé son enfance avec son père :
Benoît : On pense que quand il y a un colon qui va avoir un gosse avec une femme kanak, c’est juste comme ça, mais qu’elle va les élever toute seule. Alors que là il les élève… ?
Micheline : Oui, ben, tonton Loulou, c’est lui qui s’occupait du cheval qui traîne la… [charrette], pour amener le café. Il [Auguste] dit : « allez Loulou, va chercher le cheval pour mettre le…, on va descendre à Koné, on va emmener ça. » Maman elle disait ça, toujours : « il dit à votre tonton d’amener le cheval. » […]
Benoît : Et après tu sais s’ils allaient ensemble à Koné ?
Micheline : Oui ! Il va toujours avec grand-père, après, pour aller faire les commissions, ou emmener des trucsFootnote 83.
Divers éléments témoignent de cette « autre » vie d’Auguste, en particulier des indices de sa proximité sociale avec le monde kanak – qui le distinguait de sa famille européenne et des autres colons libres de Koné, sans être forcément un motif de stigmatisation. La familiarité d’Auguste avec certaines personnalités kanak de la région est par exemple avérée. Suzanne se souvient qu’« il y a les Blancs qui venaient discuter avec lui, il y a les Kanak ». La déposition d’Auguste recueillie par la justice après la guerre de 1917-1918 révèle qu’il entretenait de bonnes relations avec d’importants notables kanak qu’il recevait chez lui, dont Ferdinand Tiéou Nétéa (Céu Nätéa), un fils du « petit chef » de TiaouéFootnote 84. Un récit kanak postérieur désigne « Monsieur Ario » comme le résident de Baco ayant autorisé l’abattage d’un arbre pour construire une pirogue autour de 1920Footnote 85. Si cette familiarité s’explique en partie par la géographie spécifique de Baco, propice aux relations sociales entre Kanak et colons, la relation d’Auguste avec Marcelle et les liens de cette dernière avec Tiaoué n’y étaient sans doute pas étrangers. D’ailleurs en 1928, Suzanne se maria en premières noces avec Paul Poigni Nétéa, un fils de Ferdinand Tiéou Nétéa. Là encore, cette union a pu permettre à Auguste d’entretenir de bonnes relations avec Tiaoué, le principal réservoir de main-d’œuvre pour sa plantation.
En outre, Auguste possédait une certaine maîtrise du paicî, la langue kanak parlée par Suzanne et Marcelle :
Suzanne : Mon papa, on a parlé « à la langue » à lui [en langue kanak], et lui il parle le français. [Elle rit]
Benoît : Mais lui il parlait la langue [kanak] ?
Suzanne : Oui ! [Elle rit]
Benoît : Donc à la maison c’est les deux, on parle français et on parle paicî…
Suzanne : Oui, le paicî ! [Elle rit]
Sa capacité à converser avec certains Kanak dans leur langue différenciait Auguste de la plupart des colons, lesquels mettaient au contraire un point d’honneur à ignorer tout ce qui venait du monde kanakFootnote 86. Hormis dans l’arrière-pays pastoral, où ce type de familiarité linguistique était bien établi, nous n’avons trouvé que deux cas similaires parmi les pairs d’Auguste : comme lui, il s’agissait de colons arrivés à l’adolescence dans les années 1890 et qui, une fois adultes, avaient établi des concessions à Baco et KoniamboFootnote 87.
Ne pas reconnaître les enfants
Dans les années 1920, les enfants d’Auguste quittèrent l’un après l’autre le foyer de Baco. Gabriel et Alice contractèrent la lèpre et furent mis à l’isolement. Le premier mourut en 1921, la seconde peu aprèsFootnote 88. Quant à Loulou, comme indiqué plus haut, il partit du domicile parental une fois adulte, autour de 1921-1923, suivi par Suzanne en 1928. Leur non-reconnaissance légale par Auguste devint alors définitive, quand l’un puis l’autre intégrèrent le monde kanak. Comme pour Marcelle qu’il n’avait pas épousée, le fait qu’Auguste n’ait pas reconnu ses enfants façonna leur statut en les assignant à la catégorie coloniale de « sujets indigènes » une fois adultes. Leur départ du foyer parental représente donc un autre tournant décisif, indiquant une nouvelle fois qu’Auguste n’acceptait et n’assumait sa famille mixte que jusqu’à un certain point seulement.
Pour Loulou et Suzanne, l’un des événements clefs attestant publiquement cette non-reconnaissance paternelle fut leur baptême dans la chapelle catholique de la tribu de Tiaoué – en 1921 à l’âge de 20 ans pour le premier, en 1927 à l’âge de 17 ans pour la seconde. Si les citoyens français et les sujets coloniaux étaient tous enregistrés sur le même registre paroissial tenu par le prêtre, le lieu du baptême – Tiaoué, et non Koné – désignait indiscutablement Loulou et Suzanne comme des « indigènes ». Toutefois, Loulou n’était recensé que sous le prénom de Louis (soit le deuxième prénom d’Auguste) sans deuxième prénom kanak, contrairement à la norme en vigueur dans les tribus catholiques. Ce détail peut suggérer que Loulou n’était pas encore pleinement intégré au monde kanak à cette époque, et qu’Auguste avait peut-être envisagé que son fils aîné devienne un jour son héritier. À l’inverse, les prénoms kanak des autres enfants d’Auguste – Alice Balazia, Gabriel Bouaoughane et Suzanne Toutoué – les arrimaient sans ambiguïté au côté kanak de leur mère. Plus tard, en 1923-1926, le service militaire que Loulou effectua comme « tirailleur indigène » volontaire fonctionna comme un nouveau marqueur de catégorisation sociale – comme le fut, pour Suzanne, son mariage avec Paul Poigni Nétéa à Tiaoué en 1928.
Événement moins public mais tout aussi crucial, l’adoption de Loulou et Suzanne par la famille Napoaréa, en tant qu’enfants de Patrice Oué Napoaréa (1889-1961), vint entériner l’absence de reconnaissance légale de la part d’Auguste. On ne peut établir précisément la date et les circonstances de cette adoption, mais il est probable qu’elle fût contemporaine de leurs baptêmes et de leur intégration au sein de la tribu de Tiaoué, et qu’elle précédât leurs mariages respectifsFootnote 89. S’il n’existe pas de recherche en histoire consacrée aux pratiques coutumières kanak de cette époque en matière d’adoption, certains travaux anthropologiques sur l’aire linguistique paicî menés à la fin du xxe siècle montrent que les adoptions ou les transferts d’enfants à l’intérieur d’une même famille ou entre familles sont monnaie couranteFootnote 90. Outre le fait de fournir des héritiers à l’un des lignages de la famille Napoaréa, l’adoption de Loulou et de Suzanne s’avérait nécessaire pour les replacer dans une lignée paternelle kanak et ainsi faciliter leurs mariages coutumiers. En règle générale, ce type d’adoption n’implique cependant pas de couper les liens avec la famille biologique, les personnes adoptées continuant fréquemment d’utiliser des termes d’adresse relationnels correspondant à leur position précédente. Pratique courante, l’adoption intervient souvent à la naissance, mais il n’est pas rare qu’elle se produise à l’âge adulte. Dans la mesure où elle peut également servir à maintenir des alliances passées entre familles, il est probable que l’incorporation de Loulou et de Suzanne dans ce lignage Napoaréa, en particulier, ait été liée d’une manière ou d’une autre à l’ascendance – dont on ne sait presque rien – de Marguerite/Alice (la mère biologique de Loulou) et/ou de Marcelle (la mère biologique de Suzanne)Footnote 91.
L’âge adulte approchant, les conséquences de leur non-reconnaissance par Auguste devinrent de plus en plus importantes pour Loulou et Suzanne tandis que se réduisait leur marge de manœuvre pour contourner le processus d’identification administrative qui les classait comme « indigènes ». En 1915, la colonie fixa la définition de « l’indigène » en ces termes : « […] toute personne, soit de race mélanésienne ou polynésienne, soit métisse, originaire de la Nouvelle-Calédonie et de ses dépendances, ou de l’archipel des Wallis et Futuna, et qui ne jouit pas des droits attachés à la qualité de citoyen français, ou ne ressort pas d’après son statut personnel comme citoyen ou sujet d’une puissance étrangèreFootnote 92 ». Quiconque défini comme tel se voyait soumis aux règles du régime de l’indigénat. Celles-ci prévoyaient notamment le paiement d’un impôt de capitation par tous les hommes âgés de plus de 16 ans (l’âge de la majorité au regard des réglementations coloniales), la réquisition des hommes (en général entre 18 et 22 ans) comme ouvriers pour les travaux publics pendant une période pouvant aller jusqu’à douze mois et l’obligation de résider dans une réserve. Les citoyens français, en revanche, n’atteignaient la majorité qu’à 21 ans et étaient dispensés du paiement de tout impôt personnel ; pour les hommes, le service militaire était obligatoire à l’âge de 20 ansFootnote 93.
Dans la mesure où les femmes n’étaient pas soumises à une obligation légale de travail, Suzanne bénéficiait encore d’une certaine latitude. Loulou voyait au contraire les possibilités d’échapper à l’indigénat s’amenuiser à l’approche de la période cruciale où il aurait entre 16 et 20 ans (correspondant aux années 1917-1921). Concrètement, son sort dépendait en grande partie du bon vouloir de l’agent du Service des affaires indigènes, le gendarme-syndic, doté de pouvoirs étendusFootnote 94. Les autorités avaient peut-être fermé les yeux sur l’existence de Loulou pendant son enfance, mais la situation pouvait difficilement perdurer une fois qu’il avait atteint l’âge auquel un jeune Français devait effectuer son service militaire. D’un autre côté, s’il était enregistré à Tiaoué sur la liste nominative utilisée pour la capitation et les réquisitions de main-d’œuvre, alors il subissait sans doute une pression considérable de la part de son « petit chef » pour remplir ses obligations d’homme kanak au titre de l’indigénat.
Sans la reconnaissance d’un parent européen ou étranger, il était rare qu’un métis échappe à la catégorisation d’« indigène ». Quand bien même Loulou et Suzanne auraient tenté de se soustraire à cette assignation, le fait qu’ils n’aient pas été scolarisés jouait en leur défaveur. Quelques individus dans des situations analogues parvinrent certes à « passer pour » citoyens, ces cas de passing concernant davantage les localités où le métissage était une réalité de longue date et où, à la différence de Koné, peu de colons libres s’étaient installésFootnote 95. Mais pour ces personnes, pouvoir se prévaloir de l’éducation et de la culture françaises se révélait essentiel. Citons à ce sujet le cas de Philippe Auguste Katevineca, dont le droit à être électeur et membre de la commission municipale de Ouégoa, dans le nord de la Nouvelle-Calédonie, fut contesté en 1917. Une enquête finit par conclure que ses parents étaient certes probablement des Kanak tous les deux, mais que, puisqu’il avait été élevé et éduqué comme un Européen par la mission catholique, qu’il s’était marié avec la fille d’un métis « non reconnu » puis avec une citoyenne française (avec laquelle il avait eu plusieurs enfants), qu’il avait effectué son service militaire et qu’il exerçait une profession reconnue comme petit commerçant, on pouvait considérer qu’il possédait un « état » françaisFootnote 96.
Une fois adulte, il subsistait une mince possibilité que Loulou fût reconnu légalement par Auguste. De fait, en 1929, un autre colon de Koné, Jean Médard, demanda à reconnaître son fils adulte, « l’indigène Ty Charles ». « Ty Charles, expliquait la commission municipale, est un métis et il est de notoriété publique qu’il est le fils de Médard, Jean et de feue Pouaoué, femme indigène de la tribu de Baco. Cet enfant n’ayant pas été reconnu à sa naissance par son père et sa mère étant décédée peu après, il a été adopté par Poata Louis, petit chef de Baco »Footnote 97. « Ty Charley Médard » fut finalement « reconnu citoyen français » et quitta la tribuFootnote 98. Dans le cas de Loulou, toutefois, un tel scénario devint beaucoup plus improbable après son mariage à Tiaoué et la naissance de ses enfants.
Pour Suzanne, il était a priori plus simple d’éviter la catégorisation indigène. En principe, en épousant un citoyen français ou un étranger de nationalité reconnue – par exemple l’un des nombreux Japonais présents en Nouvelle-Calédonie depuis les années 1890 –, elle aurait obtenu le statut de son mari et se serait ainsi affranchie de l’indigénatFootnote 99. Comme nous l’avons vu, cependant, seulement cinq mariages « mixtes » avec une femme kanak furent officiellement enregistrés à Koné avant 1920. Il n’y en eut que trois de plus jusqu’en 1946, à chaque fois avec un mari japonaisFootnote 100.
Sur les raisons qui ont poussé Auguste à ne pas reconnaître Loulou ou Suzanne, nous en sommes finalement réduits à des conjectures. La volonté de préserver son statut et celui de la famille Henriot a certainement compté pour beaucoup. Si, techniquement, il n’était pas trop tard pour reconnaître ses enfants une fois adultes, le fait qu’ils ne soient que partiellement assimilés augmentait probablement le risque de déshonneur pour lui. Il faut aussi prendre en compte la configuration inhabituelle de la famille Henriot élargie, très peu divisée par les mariages. En ne reconnaissant pas ses enfants, Auguste protégeait de fait les intérêts économiques collectifs des Henriot et la préservation du patrimoine familial – dont il était admis, depuis la naissance de Paul en 1909, qu’il reviendrait dans sa totalité à l’unique héritier légal de l’adelphie. A contrario, la reconnaissance de Loulou et Suzanne, comme le mariage avec Marcelle, aurait donné aux intéressés des droits sur les biens d’Auguste. Nous ne savons pas si Loulou et Suzanne ont quant à eux cherché à être reconnus. Qu’ils aient désiré l’être ne va pas forcément de soi. Interrogé en 1919 sur les avantages et les inconvénients de la citoyenneté française lors d’un devoir écrit, un groupe de garçons d’une école catholique kanak se déclara ainsi unanimement en faveur du statu quo : de leur point de vue, si la citoyenneté était synonyme de mobilité et d’accès aux armes, à l’alcool et au crédit, elle rimait également avec service militaire obligatoire et impliquait la disparition de précieuses protections – ce qui signifiait notamment être potentiellement exposé à l’endettement et à la saisie des terresFootnote 101.
La famille kanak d’Auguste est donc restée invisible au regard du droit civil français, mais l’existence de ses enfants, Loulou en particulier, n’est pas passée inaperçue dans la société coloniale de Koné. En 1927, alors que Loulou travaillait comme engagé sous contrat pour la mission catholique de Koné, le prêtre Jules Halbert coucha ces mots sur le papier : « Comme cocher nous avons un bon garçon métis. Loulou H… (pour ne pas le nommer). Il a été trois ans tirailleur à Nouméa et était cocher du CommandantFootnote 102… » La famille kanak d’Auguste était donc connue localement, à défaut de l’être officiellement, et suscitait l’ironie d’Halbert en raison de l’anticléricalisme notoire d’Auguste et de son père Claude-Léon. En 1935, au moment de la naissance du troisième enfant de Loulou, Bernard, l’état civil indigène pour les Kanak était établi depuis quelques mois et les naissances, décès et mariages désormais consignés dans un registre tenu par un gendarme. L’acte de naissance de Bernard indique comme père « Loulou dit ‘Henriot’ » et précise que ce dernier était le fils d’« Auguste Henriot »Footnote 103. Le lien entre Loulou et Auguste est donc clairement établi sur un document officiel rédigé lors de la naissance de l’un des petits-fils de ce dernier. Et pourtant, les structures maritales, parentales et familiales dans lesquelles les enfants de Loulou se trouvaient intégrés les identifiaient sans ambiguïté comme des « indigènes » rattachés à la tribu de Tiaoué, et non pas au centre de colonisation de Baco.
Vers la fin d’une histoire « mixte »
En 1945, Auguste avait 71 ans et Marcelle environ 58. L’immédiat après-guerre marqua la fin de la carrière politique du planteur. Auguste laissa son poste au Conseil d’administration et acheva ses mandats d’élu à la commission municipale de Koné et à la chambre d’agriculture en 1946. Cette période coïncidait également avec l’octroi de la citoyenneté française à tous les Kanak, l’abolition du régime de l’indigénat et la fin des restrictions en matière de résidence. Les Kanak conservèrent toutefois leur statut civil particulierFootnote 104.
Jusqu’au milieu des années 1950, Auguste se consacra à sa plantation de café aux côtés de Marcelle. Ensemble, ils continuèrent à faire appel à des travailleurs saisonniers kanak de la région en mobilisant les liens familiaux et interpersonnels établis au cours des décennies précédentes, mais sans l’appui du système de travail colonial, aboli en 1946. Gathélia Wabéalo, né au début des années 1940 et adolescent dans la tribu de Baco dans les années 1950, se souvient que les Kanak travaillant à cette époque chez Auguste venaient de Tiaoué et de Baco :
De Baco y a peut-être…, ma mère elle va toujours, à chaque fois, parce que, elle [Marcelle], elle passe par ma mère. Et ma mère elle appelle des femmes, peut-être 5. Après ils envoient une commission à Tiaoué, et les autres ils descendent, 5, donc ça fait peut-être 10. Ou bien des fois c’est 5 ou 6. Et après, pour donner la main pour dépulper, c’est chacun son tour. Eux, ils ont fini, ils vont donner un peu la main, après ils rentrent ici. Mais ceux de Tiaoué, ils continuent, parce qu’ils dorment là-bas, elle [Marcelle] elle fait la cuisine pour euxFootnote 105.
Les souvenirs de Gathélia évoquent un ensemble de pratiques plus anciennes dans lesquelles Marcelle jouait un rôle clef d’intermédiaire en recrutant de la main-d’œuvre pour la plantation Henriot, notamment des ouvrières kanak sur lesquelles les planteurs de café comptaient beaucoup. En dépit de rapports faisant état d’un déclin des relations entre les planteurs et les femmes kanak de la région dans la période de l’après-guerre, du fait de la détérioration des conditions de travail, « les colons qui nourrissaient bien, payaient le montant demandé […] et s’abstenaient d’exiger des privautés sexuelles des femmes qu’ils employaient, avaient de la main-d’œuvre. Les autres pasFootnote 106 ».
À cette époque, Auguste et Marcelle recevaient régulièrement la visite de Loulou, de Suzanne et de leurs enfants. Leur départ de Baco dans les années 1920 ne s’était pas traduit par une rupture. D’après les souvenirs de Suzanne, Auguste avait assisté à son premier mariage à Tiaoué en 1928, il avait employé l’un de ses maris pour de menus travaux au service de la municipalité, et il se rendait parfois à Tiaoué avec des cadeaux pour ses petits-enfants. Les souvenirs de Micheline, la plus jeune fille de Suzanne, témoignent des liens affectifs qui avaient perduré malgré le statut illégitime de la famille sur le plan social et juridique :
Micheline : Nous on descend, moi je descendais quand on va voir le vieux Henriot à Toono là-bas [Baco]. Parce que autour de la maison, il y a beaucoup les pommes-cannelles, on vient toujours ramasser […]. Quand il était à Toono, bon ben on était petites, mais je me rappelle de lui, il était… Chaque fois, on va toujours aller avec lui pour [être à ses côtés], machin, et puis grand-mère dit : « eh arrêtez d’embêter votre grand-père ! ». […] Et puis comme il est Blanc, ben tu sais [elle rit doucement], c’est un peu la fierté d’avoir un grand-père…, un grand-père blanc quoi !
Benoît : Et vous l’appelez, vous dîtes « ao » [grand-père], tout ça ?
Micheline : Oui ! […] Nous quand c’est les vacances, « allez on va descendre à Baco, voir guè [grand-mère] et puis ao ».
Benoît : Et quand vous descendez en bas à Baco, vous mangez tous ensemble ?
Micheline : Oui.
Benoît : Lui, il fait pas à part parce que c’est Kanak ou Blanc…
Micheline : Non.
Micheline décrit un grand-père affectueux qui prenait ses petits-enfants dans les bras et qui mettait de côté des pommes-cannelles ou autres fruits pour la famille de Tiaoué : « Il a toujours quelque chose à nous donner quand on arrive ! On demande pas plus, mais voilà. »
Peu avant sa mort en 1958, Auguste, dont la santé déclinait, retourna vivre avec ses sœurs à Koné. Marcelle quitta également la propriété de Baco, mais sans pouvoir s’installer dans la maison de famille des Henriot au village. Elle s’établit donc à proximité, chez sa sœur Adèle. C’est à ce moment, probablement après 1955, que le ménage de Baco cessa d’exister. Pour rendre visite au patriarche déclinant, Marcelle et les descendants d’Auguste devaient désormais affronter l’hostilité des sœurs d’Auguste :
Micheline : Voilà leur maison c’est en bas, maison familiale. On va les voir là, parce qu’après il est descendu rester en bas, il y avait ses sœurs, mais… Elles étaient pas commodes ses sœurs. [… à propos de l’une d’elles] Ma mère [Suzanne] elle dit : « faut pas faire attention », même mon grand-père [Auguste] il dit : « faut pas faire attention à elle », quoi. « Elle gueule, laisse-la »… Je sais pas si elles nous aiment pas, mais voilà. On vient voir grand-père, puis voilà, c’est tout […].
Benoît : Et tu dis que les sœurs au vieux Auguste elles étaient pas trop accueillantes ?
Micheline : Oui, c’est celle qui s’appelle Félicité. Oui, oh, de l’église, quand on est là-haut, mais on l’entend gueuler en bas, elle est toujours de mauvaise humeur. Je sais pas si elle aime pas les Kanak, ou je sais pas, mais voilà.
Cette hostilité souligne à quel point la vie conjugale et familiale « mixte » d’Auguste n’était tolérée que tant qu’elle était confinée à Baco. L’idée même que Marcelle et ses enfants métis illégitimes puissent pénétrer chez les sœurs d’Auguste – leur espace privé, mais aussi le berceau symbolique de la famille Henriot en Nouvelle-Calédonie – apparaissait à celles-ci comme scandaleuse. Être témoin des liens affectifs unissant leur frère à Marcelle et aux Kanak qui l’appelaient « papa » ou « ao » (grand-père) aurait probablement été un affront intolérable.
Ce moment révèle aussi la situation de dépendance de Marcelle vis-à-vis d’Auguste. En ne l’épousant pas, Auguste l’avait condamnée à un avenir précaire dès lors qu’il n’était plus en mesure de subvenir à leurs besoins. De ce point de vue, l’attitude de ses sœurs annonçait le sort qu’allait réserver la famille Henriot à Marcelle après la disparition d’Auguste : non-reconnaissance, dépossession et abandon. À la mort d’Auguste, le 8 juillet 1958, les liens entre la famille kanak et la famille blanche furent définitivement rompus, chaque groupe étant résolu à effacer les traces de ce passé trouble et à afficher dans son monde social une image ethniquement pure et « respectable », lavée de la « tache » du métissage. Cette dynamique de repli sur soi coïncidait avec le déclin du secteur du café, qui avait joué un rôle structurant dans la vie familiale, domestique et économique du foyer de BacoFootnote 107.
Les funérailles d’Auguste constituèrent le premier acte de cette rupture entre les branches européenne et kanak. Selon Suzanne et Micheline – qui étaient alors respectivement âgées de 48 et 11 ans –, la famille kanak d’Auguste ne fut ni informée de son décès ni invitée aux obsèques. « Mon père il est mort à Koné, c’est les autres de Koné [les Henriot], je connais pas, ils ont pas dit à nous », se souvient Suzanne. Si Micheline passe du temps avec Auguste avant sa mort, elle confirme : « Je crois pas qu’on soit allé à l’enterrement. Comme maman elle s’entendait pas avec les sœurs du vieux Henriot. » Cette attitude n’était sans doute pas surprenante aux yeux de Marcelle, Loulou ou Suzanne, compte tenu des sentiments hostiles manifestés par les sœurs d’Auguste avant sa mort.
Après les funérailles, la décision d’Auguste de ne jamais formaliser juridiquement sa relation avec Marcelle ou ses enfants eut des répercussions importantes sur leur existence. Lors de la succession, la totalité de son patrimoine – sa propriété de Baco, ses parts dans une entreprise locale et sa part du domaine de ses parents – fut léguée à ses cinq frères et sœurs « à défaut de descendants et d’ascendants », pour reprendre la formulation juridique officielle qui est en soi éloquenteFootnote 108. Sa famille kanak illégitime ne reçut rien. Micheline n’a pas souvenir qu’un seul objet ayant appartenu à son grand-père ait été donné à sa mère ou à sa grand-mère. Âgée de 71 ans au moment du décès d’Auguste, Marcelle ne retourna pas à Baco. On ne peut qu’imaginer le bouleversement qu’a dû représenter pour elle le décès de celui avec qui elle avait partagé la plus grande partie de sa vie, suivi de la disparition de leur espace domestique. Après quelque temps chez sa sœur, elle fut finalement hébergée par sa fille Suzanne à Tiaoué. À sa mort, en 1971, Marcelle ne retrouva pas Auguste dans la tombe au cimetière de Koné, mais fut enterrée aux côtés de sa sœur Adèle à Koniambo.
La mort des trois aînés Henriot (Auguste en 1958, Jeanne en 1962 et Alexandre en 1965) marqua la fin de la présence de la famille à Koné. La propriété de Baco fut alors vendue à un éleveur de bétail qui convertit la plantation en pâturages. Les autres frères et sœurs, désormais à Nouméa (Henri et Félicité) et à Bourail (Marie), se rendirent rarement à Koné avant leur disparition entre 1974 et 1979. La maison et le terrain de Koné furent loués jusqu’à ce que Paul, le fils d’Henri et l’unique héritier légitime de la famille, ne les vende au début des années 1980.
Le non-dit
Entre 1900 et 1958, les parents d’Auguste, ses frères, ses sœurs et son neveu avaient bien été obligés de s’accommoder de son ménage « mixte ». Marcelle et les enfants n’apparaissent sur aucune des photos de famille prises entre les années 1920 et 1950 et conservées jusqu’à aujourd’hui (fig. 5) et ils n’étaient certainement pas les bienvenus au village, mais il n’empêche que tous les Henriot et la plupart des habitants de Koné connaissaient leur existence. Henri avait quitté Koné au début des années 1900, mais il s’y rendait régulièrement dans les années 1920 et 1930 en compagnie de sa femme Zilie et de leur fils Paul : il est donc peu probable qu’ils n’aient jamais rencontré, ou au moins entendu parler de Marcelle, Loulou et Suzanne. Dans ces conditions, le décès d’Auguste fournit alors l’occasion pour les autres Henriot d’effacer cet épisode gênant en faisant en sorte que la mémoire de celui-ci ne soit pas transmise – en d’autres termes, en s’assurant qu’il tombe dans l’oubli. Cela impliquait non seulement de couper tous les liens avec Marcelle, Loulou, Suzanne et leurs descendants, mais aussi de cacher leur existence à la génération suivante, à savoir Roger et Daniel, les fils de Paul – nés respectivement en 1938 et 1939.

Figure 5 – La famille « blanche » des Henriot en 1938
Derrière à partir de la gauche : Auguste, Félicité, Alexandre. Devant à partir de la gauche : Marie-Rosalie (Zilie), Henri, Georgette (la femme de Paul), Jeanne, Paul. Absente : Marie. Avec l’aimable autorisation d’Évelyne Henriot.
Cette mécanique de l’omerta et du non-dit a parfaitement fonctionnéFootnote 109. Aucun des fils de Paul n’a été mis au courant du secret jusqu’à la fin des années 1980, lorsque Roger et son épouse Évelyne l’apprirent par hasard en discutant avec un vieux colon de Koné, un certain Reuillard. Interrogé par Roger, Paul, alors âgé de 80 ans, prétendit tout ignorer. Comme le résume Évelyne, « mon beau-père il a rien su…, ou il a pas voulu le direFootnote 110 ». Cette situation laisse penser que les grands-parents, grands-oncles et grands-tantes de Roger et Daniel n’avaient jamais parlé de la famille kanak d’Auguste, et qu’Auguste lui-même n’en avait rien dit alors même qu’il était encore en vie quand ses petits-neveux atteignirent l’âge adulte. S’ils n’ont pas grandi à Koné, les enfants de Paul s’y rendirent sans aucun doute pendant leur enfance et leur adolescence, à l’occasion de vacances en famille, et ils fréquentèrent suffisamment leur famille élargie pour que Roger soit en mesure de dresser le portrait de ses aïeux pour « La saga Henriot » en 1998. Par ailleurs, en 1964, deux ans avant son mariage avec Évelyne, Roger, instituteur de son état, obtint un poste à l’école publique de Koné. Alexandre était alors toujours en vie et Roger passa même beaucoup de temps avec lui : « J’ai bien connu mon grand-oncle. C’était un type formidable, charmantFootnote 111. » Il semble, cependant, qu’Alexandre n’ait jamais évoqué la famille kanak de son frère aîné. Le pacte du silence de la famille est demeuré inébranlé et les membres de l’adelphie ont fini par emporter le secret dans leur tombe au cours des années 1960 et 1970.
Du côté kanak de la famille, une même dynamique consistant à taire le passé s’est mise en place, en particulier pour Loulou et ses descendants. Un habitant de Tiaoué se souvient : « Il [Loulou] parlait jamais de Henriot. […] Certains disaient ‘Henriot’, ce nom-là, mais nous c’était juste un Napoaréa, ‘papa Loulou’. Nous on le considère comme un Napoaréa. Il disait pas que c’était son pèreFootnote 112. » Une situation vécue par Roger à Koné en 1964, racontée par sa femme Évelyne, permet également de prendre la mesure de ce silence :
Benoît : Et tu m’avais écrit que ton mari il avait connu le vieux Loulou quand il était à Koné ?
Évelyne : Oui il était copain avec étant jeune, sans savoir. Mon mari a enseigné là-bas, et puis, bon il était célibataire, alors il était où le soir ? Il disait : « Pour avoir des copains il fallait aller au bar », donc il allait au bar, donc il l’a connu, il était copain avec Loulou. Et il voyait bien qu’on l’appelait Loulou Henriot, mais il savait pas pourquoi. Et puis alors il se posait même pas la question. Parce qu’à l’époque, il arrivait souvent, par exemple, qu’une femme de ménage qui travaillait pour un Henriot, mettons, avait un enfant, et ben elle l’appelait Henriot. Tu vois c’était fréquent. Donc il s’est pas posé la question plus que ça. C’est quand j’ai fait la généalogie, qu’on s’en est mêlés, que Reuillard en a parlé [à la fin des années 1980], qu’il a dit : « Mais merde, je l’ai bien connu Loulou ! C’était un fin bon type ! J’étais bien copain avec lui ! Sans rien savoir ! » Et l’autre n’a jamais rien ditFootnote 113 !
Suzanne a adopté la même attitude que Loulou : tout en sachant qui était Roger, elle ne l’a pas approché à Koné. Micheline, âgée de 17 ans à l’époque, se souvient du maître d’école Roger Henriot, mais se trompe sur sa place dans la généalogie en le désignant comme Paul, fils d’Henri, et non comme Roger, fils de Paul (et petit-fils d’Henri). Cette méprise illustre la distance créée par le silence imposé au sein de la famille :
Micheline : Paul [sic], il était enseignant après sur Koné, et puis après il est parti, j’ai plus entendu parler de lui. Je crois c’est le fils à, comment, Henri.
Benoît : Ah oui. Et le Paul tu l’as connu aussi ?
Micheline : Oui je l’ai vu, parce qu’il enseignait, mais j’étais pas…
Benoît : Y avait pas de rapport…
Micheline : Voilà. C’est maman qui me disait : « ben t’as vu lui, là, c’est un grand frère, un tonton à vous autres du côté de, voilà ». Oui, nous on a pas connu son père quoi, Henri [sic].
Si Loulou, Suzanne et leurs enfants gardèrent Auguste dans leur mémoire, à partir des années 1960, leurs familles se trouvèrent entièrement immergées dans le monde kanak. Loulou fonda son propre foyer à Tiaoué, où il avait été adopté par la famille Napoaréa et où il s’était marié en 1929. Devenus adultes, les enfants de Loulou se marièrent à leur tour avec des femmes kanak selon le droit civil particulier kanak. À sa mort en 1976, Loulou était le patriarche d’une grande famille kanak, incluant notamment son troisième fils Paul Napoaréa, alors maire de Koné.
Après son premier mariage en 1928, Suzanne s’installa également à Tiaoué. À la mort de son deuxième mari, Augustin Dogo Moagou, en 1965, elle y resta avec sa mère, Marcelle (jusqu’au décès de celle-ci en 1971) et la plupart de ses enfants encore en vie. Ce n’est que dans les dernières années de son existence qu’elle quitta Tiaoué pour aller vivre chez sa fille Micheline à Koniambo. À son décès en 2006, à l’âge de 96 ans, elle se trouvait à la tête d’une grande famille kanak comptant de nombreux descendants.
Les multiples archives photographiques illustrent la séparation apparente des familles et donnent à voir le non-dit de leur histoire commune. Comme nous l’avons vu, Marcelle ou les enfants d’Auguste n’apparaissent sur aucune des photographies de la famille Henriot conservées dans la collection d’Évelyne. Les seuls clichés de Loulou et de Suzanne antérieurs aux années 1950 que nous avons trouvés viennent des archives de la mission catholique et prouvent qu’ils vivaient à l’époque dans la tribu de Tiaoué. Tous deux apparaissent en bonne place dans ces images prises par le prêtre mariste Pierre Guéneau pour documenter la vie quotidienne et les rituels catholiques à Tiaoué dans les années 1930 et 1940 (fig. 6 et 7). Cela suggère que l’Église a pu jouer un rôle majeur dans l’intégration de Loulou et Suzanne à la société kanak, tout comme le fait qu’ils ont tous deux été baptisés peu avant de quitter la maison de Baco. Nous ne savons pas si certaines de ces photographies ont pu être ou non accompagnées de légendes dans des publications de la mission, mais il ne semble pas que, dans ce contexte, Loulou et Suzanne aient jamais été identifiés autrement que comme des Kanak.

Figure 6 – Loulou montrant comment décortiquer les baies en vue de la récolte de café de Tiaoué (v. 1935-1945)
Source : Nouméa, Archives de la Nouvelle-Calédonie, collection Archives des pères maristes, Album Père Guéneau, 1 Num 35, 1833.

Figure 7 – Suzanne à Tiaoué avec deux enfants (v. 1935-1945)
Source : Nouméa, Archives de la Nouvelle-Calédonie, collection Archives des pères maristes, Album Père Guéneau, 1 Num 35, 2121.
La part d’ascendance européenne de Loulou et Suzanne n’a pas soulevé les mêmes questions dans leurs familles respectives. De fait, la logique patrilinéaire de l’organisation sociale kanak plaçait Loulou et ses descendants dans une position potentiellement plus vulnérable. En cas de conflit foncier ou politique, cette ascendance « étrangère » pouvait en effet être retenue contre eux, comme c’était – et c’est encore – couramment le cas dans le monde kanak. La situation de Suzanne était différente, car en tant que fille et femme, son rôle « coutumier » n’était pas de fonder une lignée familiale, mais d’intégrer celle de son époux. Les enfants de ses différents mariages ont reçu de leurs pères une identité familiale et une position sociale perçue comme légitime du point de vue de l’impératif social de la patrilinéarité. Il est probable que cette différence dans la relation à leur ascendance européenne, liée au genre, se soit également répercutée sur la transmission de la mémoire concernant la généalogie familiale : le récit semble plus tabou pour Loulou et sa lignée familiale que pour Suzanne et ses descendants.
Les logiques de respectabilité sociale chez les Européens et chez les Kanak à Koné présentent des parallèles frappants. Que ce soit dans le village européen ou dans les tribus kanak, les convenances sociales interdisaient d’évoquer publiquement les liens généalogiques entre les familles Henriot et Napoaréa, comme si elles avaient toujours vécu séparément, avec une famille « purement » européenne d’un côté et une famille « purement » kanak de l’autre. Pourtant, si personne n’en parlait ouvertement, « tout le monde » à Koné connaissait cette histoire qui pouvait difficilement être cachée compte tenu de la grande familiarité et de la proximité physique entre Européens et Kanak.
La famille d’Auguste et de Marcelle est restée invisible aux yeux du droit civil français et de l’administration coloniale, comme elle l’a été pour l’historiographie de l’intimité interraciale et du métissage. Cependant, elle a bel et bien existé en termes de liens biologiques et d’expressions quotidiennes de la parenté, ainsi que le révèlent les souvenirs de leur fille Suzanne et de leur petite-fille Micheline. Mener notre enquête à l’échelle des expériences vécues et étendre sa portée au-delà de la fin officielle de la période coloniale en 1946 nous ont permis de dépasser les dichotomies qui marquent habituellement le champ des études sur la Nouvelle-Calédonie. La reconstitution de cette histoire familiale ouvre la possibilité d’un rapprochement entre le monde du centre de colonisation de Koné, qui fait généralement l’objet de travaux historiques centrés sur les colons « blancs » (y compris les métis reconnus), et le monde des tribus, abordé la plupart du temps dans le cadre d’études anthropologiques sur la société kanak (y compris les Kanak « au teint clair »)Footnote 114. Avec cette enquête, nous avons essayé de saisir une situation coloniale plus complexe, dans laquelle l’écart entre les deux mondes apparaît mouvant, s’accroissant parfois, mais se rétrécissant souvent aussi, y compris de manière ambivalente, sans jamais disparaître complètement. Comme l’a fait remarquer Martha Hodes dans un autre contexte, « l’examen des vies au jour le jour révèle la mutabilité de la race et, avec une même force, le poids considérable qu’elle peut jouer localement. Aussi malléable et instable soit-elle, la race n’en conserve pas moins sa capacité à circonscrire la vie quotidienne des gensFootnote 115 ». De la même manière, notre étude met en lumière la nature fondamentalement ambiguë de la frontière coloniale – en tension constante entre rigidité et porosité –, à laquelle les habitants de la Nouvelle-Calédonie (et sans doute de bien d’autres colonies) étaient confrontés quotidiennement, bien loin des catégories clairement délimitées du discours impérial officiel. Mais ce que révèle également l’histoire de ce ménage interracial, c’est que, dans la pratique, la porosité relative de cette frontière n’entamait en rien son pouvoir discriminatoire.
Selon nous, le fait que cette famille soit restée « sous le radar colonial » recouvre deux significations, à la fois complémentaires et antinomiques. D’une part, l’existence même de ce ménage interracial entre le début du siècle et les années 1950 suggère que celui-ci importait plus pour Auguste et Marcelle – pour une raison ou une autre – que les normes sociales dominantes de respectabilité coloniale qui condamnaient en principe ce genre de configuration familiale. D’autre part, si ce ménage a échappé à l’attention des autorités et si sa mémoire a été si scrupuleusement effacée, c’est justement parce que ces normes n’ont rien perdu de leur force et qu’elles ont continué à peser sur le couple et ses descendants.
S’agissant du premier point, les informations empiriques recueillies au cours de cette enquête nous ont amenés à centrer notre analyse sur des questions ayant trait à la répartition genrée du travail, des ressources et du capital dans l’économie politique des relations domestiques intimes. Nous avons entrepris de mettre en évidence les marges de manœuvre, le pouvoir et la capacité d’action dont disposaient les femmes indigènes dans des situations qui sont couramment définies comme l’œuvre de « pionniers coloniaux » masculinsFootnote 116. Concrètement, nous n’avons pu qu’émettre des hypothèses concernant les circonstances, les facteurs structurels et les relations de pouvoir qui ont défini les conditions de possibilité de la relation entre Auguste et Marcelle : le besoin de main-d’œuvre d’un planteur de café, la situation précaire des exilés kanak à Tiaoué et la géographie particulière de Baco. Il est cependant peu probable que cette relation ait été uniquement le produit d’une initiative individuelle ou mutuelle de la part d’Auguste et de Marcelle. Dans la mesure où il existe un lien structurel entre l’histoire du couple et la question de la mise à disposition de la main-d’œuvre kanak, y compris la force de travail de Marcelle elle-même, la relation était probablement conditionnée, au moins au départ, à un arrangement avec le « petit chef » de Tiaoué. On peut penser que cet arrangement a joué un rôle central dans la prospérité de la plantation des Henriot, puis dans la carrière de notable local d’Auguste.
Quant à la question de savoir pourquoi le ménage est resté caché, nous n’avons malheureusement accès qu’au point de vue d’Auguste. Le fait d’avoir vécu avec Marcelle pendant plus de cinquante ans et d’avoir élevé ses enfants illégitimes jusqu’à l’âge adulte plaçait Auguste dans une situation limite au regard des normes sociales du groupe des colons libres. Dans ce monde blanc, la proximité sociale avec les Kanak était généralement taxée d’« encanaquement » – une forme lexicale locale du terme « ensauvagement ». Cette intimité interraciale lui a fait tutoyer dangereusement l’infamie sociale et l’a exposé à des railleries discrètes. Cela ne l’a toutefois pas empêché de devenir un petit notable colonial et de représenter ses pairs à une époque où seuls les Européens avaient le droit de vote. C’est donc que d’autres logiques de mobilisation politique et d’implication au niveau municipal ont prévalu sur le scandale de son « encanaquement » privé. Le capital éducatif d’Auguste a manifestement joué un rôle, tout comme son lien étroit avec ses frères et sœurs, qui a probablement été un facteur déterminant pour tuer dans l’œuf toute velléité de mariage avec Marcelle ou de reconnaissance légale des enfants. Autre élément important, les activités politiques d’Auguste – en particulier son plaidoyer en faveur d’un accès des colons à une main-d’œuvre kanak bon marché – ne l’ont jamais conduit à être perçu comme un défenseur des Kanak. En somme, la vie privée, sexuelle, conjugale et familiale d’Auguste ne semble pas avoir eu de répercussions sur sa personnalité publique.
À ce stade de nos recherches, nous ne pouvons pas juger du caractère représentatif de ce cas dans le contexte de la Nouvelle-Calédonie. Fût-il exceptionnel, il met cependant particulièrement bien en exergue les tensions sous-jacentes de la distinction coloniale entre colonisateur et coloniséFootnote 117. Soumis à des injonctions contradictoires et tiraillés entre différents impératifs moraux, sociaux, économiques, affectifs et symboliques, les acteurs et actrices de cette histoire ont connu un important déplacement social le long de la frontière coloniale, et même par-dessus cette frontière. Toutes les personnes impliquées ont vécu des doubles vies, simultanément ou successivement. De sa naissance sur l’Île des Pins parmi les exilés kanak de 1878 à sa vie d’adulte passée sur la propriété d’Auguste à Baco, et jusqu’à sa mort à Tiaoué, Marcelle a éprouvé au plus intime la mobilité coloniale et des bouleversements sociaux que l’on peine à imaginer aujourd’hui. Quant à Loulou et Suzanne, les éléments rassemblés indiquent qu’ils ne sont « devenus » Kanak qu’à l’âge adulte, après avoir grandi dans la propriété de leur père européen. Pour eux, le franchissement de la frontière coloniale (dans la direction inverse de celle empruntée par Marcelle) semble avoir été définitif. Cette situation singulière soulève une question que nous n’avons fait qu’effleurer dans cet article, à savoir celle des « socialisations raciales » primaires et secondaires auxquelles les enfants (Loulou et Suzanne), mais aussi les parents (Auguste et Marcelle) ont été confrontésFootnote 118. Si nous ne disposons pas d’informations empiriques suffisantes sur ce cas précis, il serait intéressant de consacrer de futures enquêtes ethnographiques et microhistoriques à d’autres cas de mobilité raciale et coloniale dans le contexte néo-calédonien afin de mieux comprendre comment les individus concernés ont appris à vivre avec un époux ou une épouse d’une autre « race », et comment ils ont appris à être Blanc, Kanak ou métisFootnote 119.
Enfin, en dépit de tous nos efforts, nous savons peu de chose de la subjectivité d’Auguste et de Marcelle : peu de traces de leurs idées, sentiments, intentions ou désirs nous sont parvenues. Si la vie publique d’Auguste dévoile certains aspects de sa subjectivité et fait entendre quelques bribes de sa voix, les archives coloniales réduisent Marcelle au silence. Que notre approche ethnographique ne soit pas parvenue à combler ce vide s’explique en partie par un éloignement temporel trop important des événements. Les enfants et petits-enfants de Marcelle ne peuvent éclairer la façon dont elle a appréhendé la situation, soit à cause de nos propres angles morts (lorsque Suzanne a été interrogée en 2002, l’enquête portait sur un autre sujet), soit parce qu’eux-mêmes ne savaient rien de la situation du fait du poids persistant du non-dit. Par conséquent, cette histoire reste avant tout celle d’un homme blanc et de sa relation à la notabilité coloniale. Pour imaginer des scénarios dont Marcelle serait l’actrice centrale, il est nécessaire d’enquêter sur d’autres cas, en s’armant d’un imaginaire historique différent, afin de tenter de recueillir le point de vue de femmes ayant connu des trajectoires comparables.