Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Un thème considéré autrefois comme marginal et même frivole, la sorcellerie en Europe, est devenu au cours des quinze dernières années l'objet d'une discussion historiographique internationale. Dans cette floraison de travaux, le sabbat — réunion nocturne des sorcières et des sorciers — est resté relativement dans l'ombre, bien que son importance dans l'histoire de la sorcellerie et de sa persécution soit évidemment décisive. L'exception la plus importante à cette indifférence est constituée par le livre de N. Cohn, Europe's Inner Démons (1975), dont la thèse peut se résumer en deux points : 1) L'image du sabbat qui se forme au cours des premières décennies du xve siècle est la nouvelle élaboration, accomplie par les juges et démonologues laïques et ecclésiastiques, d'un ancien stéréotype agressif qui avait déjà été appliqué par le passé aux juifs, aux premiers chrétiens et aux sectes hérétiques médiévales.
The article interprets the witches’ sabbath as a cultural compromise between a learned stereotype and a popular one. The former was centered on a mythical conspiracy against society, subsequently ascribed to different marginal groups (lepers, Jews, witches). The latter was centered on a much older myth: the journey into the world of the dead, performed in a state of ecstasy by various figures of European folklore (benandanti, táltos etc.), strongly reminiscent of Euroasiatic shamans. The two trends Coalesced in the Western Alps, around 1350. Later on, the new stereotype was spread by demonologists, inquisitors, lay judges and preachers all around Europe.
Je présente ici les résultats (en partie encore provisoires) d'une recherche commencée il y a plusieurs années. J'espère pouvoir bientôt faire une démonstration plus vaste et analytique de ce que je propose pour l'instant sous une forme nécessairement synthétique et abrégée.
1. A savoir entre le sermon de Jean de Ojun contre les Pauliciens d'Arménie et les accusations contre les hérétiques d'Orléans recueillis par Ademar de Ghabannes (cf. Cohn, N., Europe's Inner Démons, Londres, 1975, p. 18 ssGoogle Scholar). La démonstration que le traité Sur les opérations des démons attribué à Michel Psellos fut en réalité rédigé au moins deux siècles plus tard (cf. Gautier, P., « Le ‘De daemonibus’ du Pseudo-Psellos », Revue des Études byzantines, 38, 1980, pp. 105–194 Google Scholar, en particulier p. 131) implique, si je ne m'abuse, la possibilité qu'il ait été influencé aussi par des stéréotypes antihérétiques occidentaux, plutôt que le contraire. En attendant, pour une discussion plus vaste des thèmes abordés dans ce paragraphe, je renvoie à un essai qui sera bientôt publié dans un recueil édité par S. K. Kaplan pour la Cornell University Press.
2. L'accusation formulée par Jean de Ojun (Domini Johannis Philosophi Ozniensis Armeniorum Catholici Opéra par G. B. Aucher, Venetiis, 1834, p. 85 ss) est encore reprise, pour ainsi dire à la lettre, par Flavio Biondo dans un célèbre passage contre les Fraticelli (Italia illustrât a, Vérone, 1482, ce. E r-v).
3. M. Barber, « The Plot to Overthrow Christendom in 1321 », History, 66, n° 216, févr. 1981, pp. 1-17, à compléter par les documents analysés par Anchel, R., Les Juifs en France, Paris, 1946, pp. 79–91 Google Scholar, et Rtvière-chalan, V. R., La Marque infâme des lépreux et des christians sous l'Ancien Régime, Paris, Pensée universelle, 1978.Google Scholar
4. kônioshoven, J. Von, Die atteste Teutsche so wol Allgemeine als insonderheit Elsassische und Strassburgische Chronicke…, Strasbourg, 1698, pp. 1029–1048.Google Scholar Sur les débuts de la persécution, cf. Schatzmtller, J., « Les juifs de Provence pendant la Peste Noire », Revue des Études juives, 133, 1974, pp. 457–480.Google Scholar Sur son fond culturel, cf. S. Guerchberg, « La controverse sur les prétendus semeurs de la Peste Noire d'après les traités de peste de l'époque », ibid., 108, 1948, pp. 3-40.
5. Wadding, L., Annales Minorum, IX, Rome, 1734, pp. 327–329 Google Scholar ; J. Nider, Formicarius, I, 5, chap. 4 (réimprimé dans Malleorum quorundam maleficarum…, t. 2, II, Francfort, 1582). Pour la datation de l'oeuvre, cf. Schteler, K., Magister Johannes Nider…, Mainz, 1885, p. 379 Google Scholar, n. 5. L'affirmation de Bernardo da Como est considérée comme n'étant pas digne de foi par Cohn (Europe's…, op. cit., p. 145) qui cependant néglige la concordance avec les indications de Nider.
6. Les Batailles nocturnes, Lagrasse, 1980, p. 57 (éd. ital., Turin, 1966).
7. Ibid., p. 12, n. 12.
8. Wittgenstein, L., Notesul ‘Ramo d'oro'diFrazer, trad. ital., Milan, 1975, pp. 28–29.Google Scholar
9. Sur zduhaci et tdltos, voir l'excellent essai de Klaniczay, G., « Benandante - kresnik - zduhac - tâltos », Ethnographia, 94, 1983, pp. 116–133 Google Scholar (j'ai pu lire une traduction anglaise du texte hongrois grâce à la grande amabilité de l'auteur). Sur les mazzeri, cf. Ravis-giordani, G., « Signes, figures et conduites de l'entre-vie et mort : finzione, mazzeri et streie corses », Études corses, 12-13, 1979, p. 361 Google Scholar ss (où est discutée l'analogie avec les benandanti). Sur les burkdzàutà, cf. Dumézil, G., Le Problème des centaures, Paris, 1929, pp. 91–93.Google Scholar Sur les loups-garous la bibliographie est abondante : mais au sujet du lien avec les individus nés coiffés (comme justement les benandanti), voir le très bel essai de Jakobson, R. et Szeftel, M., « The Vseslav Epos », Memoirs of the American Folklore Society, 42, 1947, pp. 13–86 Google Scholar, à rapprocher de Jakobson, R. et Ruziëic, G., « The Serbian Zmaj Ognjeni Vuk and the Russian Vseslav Epos », Annuaire de l'Institut de Philologie et d'Histoire orientale et slave, X, 1950, pp. 343–355.Google Scholar Sur les noai'di, voir en particulier Itkonen, T. I., « Der ‘Zweikampf der Lappischen Zauberer (Noai-di) um eine Wildrentierherde », Journal de la Sociétéfînno-ougrienne, 62 (1960), fasc. 3, pp. 3–76.Google Scholar Sur les batailles mythiques des chamanes, cf. Vajda, L., « Zur phaseologischen Stellung des Schamanismus », Ural-Altaische Jahrbucher, 31 (1959), pp. 456–485 Google Scholar, en particulier pp. 471-473.
10. Par exemple dans certaines cultures africaines. Cf. Auge, M., Génie du paganisme, Paris, 1982, p. 253.Google Scholar
11. Cf. en particulier les recherches de G. Rôheim et V. Diôszegi citées et commentées par G. Klaniczay, « Benandante… », op. cit. Mon hypothèse sur le rapport entre benandanti et chamanes avait été confirmée par la suite par Eliade, M., « Some Observations on European Witchcraft », History of Religions, 14 (1975), surtout pp. 153–158.CrossRefGoogle Scholar
12. Tfr. Lehtisalo, T., Entwurf einer Mythologie der Jurak-Samojeden, Helsinki, 1924, p. 114.Google Scholar Sur les nés coiffés, voir, dans une perspective différente, Belmont, N., Les Signes de la naissance, Paris, 1971.Google Scholar
13. La découverte de ce rapport s'est fait jour lentement. Ici je me limite à faire allusion à quelques contributions fondamentales, souvent formulées de façon indépendante. Il n'est pas étonnant que l'analogie entre les métamorphoses en animaux des sorcières, des loups-garous baltes, des mages (chamanes) lapons et des femmes mentionnées par le Canon Episcopi, avancée par le juge Pierre de Lancre sur la base des procès personnellement conduits dans le Labourd (cf. Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons, Paris, 1613, p. 253 ss, en particulier p. 268) soit passée inaperçue aux yeux des chercheurs successifs. Mais l'hypothèse géniale résumée par Grimm en une phrase interrogative (Deutsche Mythologie, 4e éd., par E. H. Meyer, Berlin, 1876, II, p. 906) d'un rapport entre les contes où l'âme sous forme animale laisse le corps du dormeur ina- nimé, les métamorphoses des sorcières et les légendes sur les voyages des âmes dans l'au-delà, finit par alimenter de façon souvent indirecte des filons de recherche initialement reliés, mais par la suite toujours de plus en plus divergents : i) L'interprétation du mythe des loups-garous comme voyage vers l'au-delà, formulée dans un essai fondamental par Roscher, W. H., « Das von der ‘ Kynanthropie ’ handelnde Fragment des Marcellus von Side », Abhandlungen der philologischhistorischen Classe der kôniglich sàchsischen Gesellschaft der Wissenschaften, 17 (1897)Google Scholar, où était repris (à travers Grimm) le parallèle avec les sorcières et (à travers le psychiatre R. Leubuscher qui, à son tour, se basait sur la Geschichte der Seele de G. H. von Schubert) celui avec les chamanes sibériens. Intervenant sur l'essai de Roscher (Berliner Philologische Wochenschrift, 18, 1898, col. 270-276), E. Rohde rappelle entre autres la transformation en corbeau attribuée à Aristéas de Proconnèse. n) Les recherches sur le chamanisme dans le domaine indo-européen, commencées par K. Meuli dans un essai célèbre (” Scythica », 1935, réédité et complété dans Gesammelte Schriften, Bâle-Stuttgart, 1975, II, pp. 817-879 ; cf. également la récapitulation de Closs, A., « Der Schamanismus bei den Indoeuropâern », Innsbrucker Beitràge zur Kulturwissenschaft, 14, 1968, pp. 289–302 Google Scholar) dans lequel on reconnaissait en Aristéas de Proconnèse un chamane et dans les cérémonies des Scythes décrites par Hérodote, des extases analogues à celles des chamanes sibériens. Meuli disait ce qu'il devait à un passage de Rohde (Psyché, trad. ital. Bari, 1982, II, pp. 352- 353) ignorant apparemment la lecture ethnographique du quatrième livre d'Hérodote proposée par Potocki, J. ( Voyages dans les steps d'Astrakhan et du Caucase. Histoire primitive des peuples qui ont habité anciennement ces contrées…, II, Paris, 1829 Google Scholar ; je n'ai pas pu consulter la première édition, St. Pétersbourg, 1802) qui avait rappelé les chamanes sibériens à propos des Enarées (Hérodote, IV, 68 ; cf. Voyages, op. cit., p. 171). m) La détermination, ici aussi sur les traces de Rohde, du voyage vers l'au-delà comme centre du conte, proposée avec toujours plus de vigueur mais, si j'ai vu juste, de façon indépendante, par Radermacher, L. (Das Jenseits im Mythos der Hellenen, Bonn, 1903)Google Scholar, Siuts, H. (Jenseitsmotive im deutschen Volksmàrchen, Leipzig, 1911)Google Scholar, et V. Propp, Morphologie du conte, 1928, trad. frse 1970 ; Les Racines historiques du conte merveilleux, 1946, trad. frse 1983). Sur cette voie, l'ensemble de contes signalé auparavant par Grimm (voir ci-dessus) a été interprété par R. Grambo grâce à la clé du chamanisme (« Sleep as a Means of Ecstasy and Divination », Acta Ethnographica Academiae Scientiarum Hungaricae, 33 (1973), pp. 417-425). rv) La recherche sur les associations ou groupes de jeunes sur fond rituel, qui prévoyaient des déguisements avec peaux de bêtes, mentionnées également dans le folklore contemporain : cf. K. Meuli, « Bettelumzùge im Totenkult, Opferritual und Volksbrauch », 1927-1928 (cf. Gesammelte Schriften, op. cit., I, pp. 33-68) ; L. Weiser (puis Weiser-aall), Altgermanische Junglingsweihen und Mânnerbùnde, Bûhl, 1927 ; G. Dumézil, Le Problème des centaures, op. cit. ; Weiser-Aall, L., « Zur Geschichte der altgermanischen Todesstrafe und Friedlosigkeit », Archiv fur Religionswissenschaft, XXX (1933)Google Scholar ; Hôfler, O., Kultische Geheimbùnde der Germanen, I, Francfort-sur-le-Main, 1934 Google Scholar (unique volume paru ; voir plus loin note 29). Ce filon s'est rattaché aux précédents, surtout à travers le thème des loups-garous. Mais il manquait une interprétation globale, même de la part de quelqu'un comme Meuli qui, dans ses recherches, avait abordé tour à tour les thèmes des processions personnifiant les cortèges des morts, du voyage dans l'au-delà des chamanes, et de l'identité mortuaire reconnaissable dans les masques et les sorcières (ou masché) (cf. « Die deutschen Masken », Gesammelte Schriften, op. cit., I, pp. 84-85).
14. G. Klaniczay insiste avec raison sur ce dernier point, « Benandante… », op. cit. L'allusion faite précédemment à Mirandola vient de G. F. Pico, Strix sive de ludificatione daemonum, Bononiae, 1523, c. D Vr.
15. Pitcairn, R., Ancient Criminal Trials in Scotland, Edimbourg, 1833, III, 2, pp. 603–604 Google Scholar (” Confessions of Issobell Gowdie »). L'auteur commente avec une emphase compréhensible (p. 604, n. 7) : « The above détails are, perhaps, in all respects, the most extraordinary in the history of witchcraft of this or of any other country. Any comment would only weaken the effect of such very remarkable descriptions. »
16. G. Dumézil, Leçon inaugurale faite le jeudi 1er décembre 1949 au Collège de France, Chaire de civilisation indo-européenne, Nogent-le-Rotrou, 1950.
17. Brough, J., « The Tripartite Ideology of the Indo-Europeans : an Experiment in Method », Bull. School Oriental African Studies, Londres, 23, 1959, pp. 69–85 Google Scholar ; Dumézil, G., My the et Épopée, 3, Paris, 1973 Google Scholar, app. III.
18. Joki, A. J., Uralier undIndogermanen. Die àlteren Beruhrungen zwischen den Uralischen undIndogermanischen Sprachen, Helsinki, 1973.Google Scholar
19. Collinder, B., Sprachverwandschaft und Wahrscheinlichkeit, édité par Wickman, B., Upsal, 1964.Google Scholar
20. V. Propp, Morphologie du conte, op. cit., p. 178 ss.
21. Ibid., p. 173.
22. Cf. le beau livre de Merlo, G. G., Eretici e inquisitori nella società piemontese del Trecento, Turin, 1977.Google Scholar
23. Miccoli, G., « La storia religiosa », Storia d'Italia, II, 1, Turin, 1974, pp. 815–816 Google Scholar ; Mammoli, D., Processo alla stregaMatteuccia diFrancesco, 20 marzo 1428, Todi, 1983.Google Scholar
24. Cf. Soena, S. Bernardino Da, Le Prediche volgari… dette nellapiazza del Campo l'anno MCCCCXXVII, Banchi, L. éd., II, Sienne, 1884, pp. 356–357.Google Scholar
25. J. Sprenger, MalleusMaleficarum, Venetiis, 1574, p. 174 ss.
26. Le compte rendu très favorable de K. Meuli dans Archives suisses de Traditions populaires, 34 (1935), p. 77 (suivi, quelques années plus tard, d'un jugement plus prudemment critique : cf. Gesammelte Schriften, op. cit., I, p. 227, n. 3) ; Wikander, S., Der arischeMànnerbund. Studien zur indo-iranischen Sprach -und Religionsgeschichte, Lund, 1938 Google Scholar ; Dumézil, G., Mythes et dieux des Germains, Paris, 1939.Google Scholar
27. Ranke, F., « Das Wilde Heer und die Kultbûnde der Germanen » (1940), maintenant dans Kleine Schriften, Rupp, H. et Studer, E. éds, Berne, 1971, pp. 380–408.Google Scholar Hôfler a confirmé ses anciennes positions dans Verwandlungskulte, Volkssagen und Mythen, Vienne, 1973 (Oesterreichische Akademie der Wissenschaften, Phil.-Hist. Kl., Sitzungsberichte, 279. Band, 2. Abhandl.).
28. Kultische Geheimbunde, op. cit., p. 323 et p. 341. Un passage analogue est rappelé par Bausinger, H. dans « Volksideologie und Volksforschung. Zur nationalsozialistische Volkskunde », Zeitschrift fur Volkskunde, II (1965), p. 189 Google Scholar (mais tout l'essai, excellent, est à consulter).
29. Voir l'analyse embarrassée des confessions du vieux loup-garou de Livonie que Hôfler republie en appendice de Kultische Geheimbunde (p. 345 ss ; pour une interprétation tout à fait différente, cf. Les Batailles nocturnes, op. cit., p. 53 ss). Après la liquidation sanglante des SA (juin 1934) l'exaltation de la frénésie guerrière des anciens Germains parut excessive, et politiquement dangereuse à un critique de la revue Rasse qui rappela que « l'homme germanique de l'époque païenne, surtout sur le sol allemand, était avant tout un paysan » (cf. H. Spehr, « Waren die Germanen ‘ Ekstatiker ’ ? », Rasse, 3,1936, pp. 394-400).