Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
La chute du système soviétique s'est accompagnée de l'idéalisation de l'Occident. L'image de l'Occident est une vague représentation de la société, libre de tous les défauts du système soviétique et, donc une incarnation de la perfection morale et esthétique de l'existence et des rapports humains. Dans la vision russe de l'Occident, l'idéalisation actuelle marque une toute nouvelle étape. La « nouvelle occidentalophilie » est séparée de celle du 19e siècle par une rupture qui a duré presque un demi-siècle.
The fall of the Soviet System has been accompanied by the idealization of the West in the occidentalophile intelligentsia. The question of the Soviet past disappears very rapidly and the temporal continuity is assured between pre- and post-Communist Russia. This time-lapse forces one to consider the Russian present as the historical past of the West and the future as the idealized image of the present-day West.
1. Pour les détails, voir Khapaeva, Dina, « L'Occident dans l'imaginaire russe », Information sur les Sciences sociales, 1994, n° 33/1, pp. 560–563.Google Scholar
2. Le terme « occidentalophilie » désigne ici un courant actuel d'engouement pour l'Occident. Il faut le distinguer de celui d'« occidentalisme » (zapadničestvo) né dans les salons littéraires russes des années 1840 pour désigner une partie de l'opinion publique divisée par le débat sur la « voie de développement historique » de la Russie. Très vite, cette expression se banalise dans le parler quotidien. Admiratif vis-à-vis de la « civilisation » occidentale caractérisée pour lui, avant tout, par la valeur accordée à l'individu, l'occidentalisme d'avant la révolution n'était en aucune façon devenu un mouvement social ou politique (sur les occidentalistes voir, Yu. Lotman, Entretiens sur la culture russe. La vie quotidienne et les traditions de la noblesse russe, xviiie-début xixe siècles, Saint-Pétersbourg, 1994 (en russe) ; Venturi, F., Les intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au xixe siècle, Paris, 1972 Google Scholar ; Malia, M., Àlexander Hertzen and the Birth of Russian Socialism, Cambridge, Ma., 1961 Google Scholar ; Waliski, A., The Slavophile Controversy. History ofthe Conservative Utopia in xixth-Century Russian Thought, Oxford, 1975 Google Scholar ; F. Rouleau, Ivan Kiréievski et la naissance du slavophilisme, Namur, 1990. Avant la révolution l'occidentalisme restait un courant intellectuel important, aussi bien qu'un signe très fort de l'identité socio-culturelle de l'intelligentsia russe.
Plusieurs causes de la disparition de l'occidentalisme comme courant idéologiquement influent pendant la première moitié du 20e siècle peuvent être évoquées. Pour les bolcheviks, la supériorité incontestable du système socialiste disqualifiait toute prétention de l'Occident au rôle de modèle à imiter. La réception de leur discours anti-occidentaliste a été facilitée par le fait que dès le début du 20e siècle la Russie s'est perçue comme un endroit où se forgeait l'avenir de l'humanité. Renforcée par le bolchevisme dominant, une telle « répartition des rôles » fut acceptée aussi par un courant influent d'intellectuels de gauche qui ont vu en la Russie stalinienne la réalisation du rêve humaniste, voir Ferro, M., L'Occident devant la révolution soviétique. L'histoire et ses mythes, Paris, 1980 Google Scholar ; Caute, D., The Fellow-Travellers, New York, 1973 Google Scholar ; Hollander, P., Political Pilgrims. Travels of Western Intellectuals to the Soviet Union, China and Cuba 1928-1978, Oxford, 1981 Google Scholar ; Furet, F., Le passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au xxe siècle, Paris, Robert Laffont-Calmann Levy, 1995, 580 p.Google Scholar
La désagrégation à la période stalinienne de l'identité socio-culturelle de l'intelligentsia d'avant la révolution a aussi contribué au refoulement de l'occidentalophilie.
3. Sur la nature et la profondeur de cette crise, voir Khapaeva, D., Kopossov, N., « Les demi-dieux de la mythologie soviétique. Étude sur les représentations collectives de l'histoire », Annales ESC, 1992, n° 4-5, pp. 963–987 Google Scholar ; Khapaeva, D., « La mythologie commune des soviétiques et des soviétologues », Revue des Études slaves, 1993, n° LXV, 4.Google Scholar
4. Sur certains effets du fonctionnement de l'image idéale de l'Occident, voir Khapaeva, D., « As the whole Civilized World… », Social Science Information, 1995, n° 34–4.Google Scholar
5. C'est un lieu commun de la sociologie russe contemporaine. Voir Mansurov, V. A. (sous la direction de), L'intelligentsia et les processus sociaux dans la société contemporaine, Moscou, 1992 (en russe)Google Scholar ; Intelligentsia et perestroïka, Moscou, 1991 (en russe). Selon certains sondages, à Moscou en 1991, un quart des chercheurs qui n'étaient pas encore reconvertis en hommes d'affaires exprimaient le désir de le faire, aussi bien que la moitié des étudiants interrogés, ibid., p. 15.
6. Trente-neuf interviews avec des hommes d'affaires et des journalistes ont été réalisées en deux temps en janvier-mars 1992 et 1993. Pour la méthode employée voir D. Khapaeva, « L'Occident dans l'imaginaire russe », art. cité, pp. 553-568.
7. Dawis, R. W., Soviet History in the Gorbachev Révolution, Londres, 1989 Google Scholar ; Nove, A., Glasnost’ in Action : Cultural Renaissance in Russia, Boston-Londres, 1989.Google Scholar
8. Sur ce rôle de l'histoire dans la société soviétique, voir Ferro, M., L'histoire sous surveillance : science et conscience de l'histoire, Paris, 1985.Google Scholar
9. Mayer, C., The Unmasterable Past. History, Holocaust and German National Identity, Cambridge, Ma., 1992, p. 8.Google Scholar
10. Cela tient à la tradition de comparer l'histoire de ces deux pays, le fascisme et le stalinisme ayant été souvent considérés comme « deux cas typiques du totalitarisme ».
11. Sur l'insuffisance d'identité nationale positive sous l'effet de la mémoire du nazisme, voir Sontheimer, K., « Gibt es eine nationale Identität der Deutscher », Die DDR in Deutschland Cologne, 1986 Google Scholar ; Roth, R. A., Zur Problematik der politischen Kultur der Jungwähler in der Bundesrepublik Deutschland, Passau, 1989.Google Scholar
12. Sur ces débats, voir R. J. Evans, « The New Nationalism and the Old History : Perspectives on the West German Historikerstreit », Journal of Modem History, 1987, n° 59 ; C. Mayer, op. cit. ; Marrus, M. R., « Reflections on the Historiography of the Holocaust », Journal of Modem History, 1994, n° 66/1 Google Scholar ; Friedlander, S. éd., Probing the Limits of Représentations : Nazism and Final Solution, Cambridge, Ma., 1992.Google Scholar Voir aussi le numéro spécial : « Spécial Issue on the Historikerstreit », New German Critique, 1988, n° 44.
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15. Il est intéressant de remarquer qu'à la différence des Allemands pour lesquels la comparaison entre le fascisme et le stalinisme signifiait une certaine « réhabilitation » du fascisme qu'on ne pouvait pas, dans un tel cadre, considérer comme le mal absolu et unique, dans les représentations collectives des Russes le fascisme, contre lequel la lutte était le grand thème (et un thème assez efficace) de la propagande soviétique, était perçu comme synonyme du mal absolu. A l'époque de la perestroïka, on disait souvant : « Les gens du NKVD étaient pires que les fascistes ». Cela revenait évidemment à exprimer une attitude absolument négative à l'égard du KGB, mais il est typique qu'on regardait le fascisme en tant qu'étalon du mal. Donc, c'est un passé étranger, et non le sien, qui servait d'incarnation du mal. Inutile de dire combien cette attitude a pu contribuer à l'amnésie historique.
16. Dmitriev, V. A., « Intervention à la table ronde “Rossia i Zapad” (La Russie et l'Occident) », Voprosy filosofii (Questions de philosophie), 1992, n° 6, p. 9 (en russe).Google Scholar
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20. Table ronde « La Russie et l'Occident », art. cité, p. 5.
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23. En prenant les termes de Pierre Nora, il s'agit d'une tentative pour revenir dans le temps du monde où le passé apparaissait comme le garant de l'avenir, Nora, P., « L'ère de la commémoration », dans Nora, P. (sous la direction de), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1992, III, p. 1009.Google Scholar
24. Panarin, A. S., « La modernisation russe : problèmes et perspectives », Voprosy filosofii, 1993, n° 7, p. 31 (en russe).Google Scholar
25. A la différence de Koselleck ( Koselleck, R., Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, 1990 Google Scholar (éd. allemande, 1979) qui parle de l'« horizon d'attentes » coextensif grosso modo avec l'avenir, projeté dans le présent, ici on entend sous « horizon temporel » l'unité du passé, du présent et de l'avenir servant de fondement pour l'expérience subjective du temps. Le lieu où l'horizon temporel est simultanément pris en conscience, c'est l'identité du sujet.
26. La déformation de la temporalité historique sous l'effet de la négation du présent semble apporter une preuve a contrario du point de vue selon lequel c'est en fonction du présent que se constitue l'« ordre du temps » (voir en particulier Lepetit, B., « Le présent de l'histoire », dans B. Lepetit, Les formes de l'expérience. Une autre histoire sociale(sous la direction de), Paris, Albin Michel, « L'évolution de l'humanité », 1995, 448 p.Google Scholar). Il semble que l'analyse de l'expérience temporelle vécue actuellement par la Russie nous mette une fois de plus en garde contre « l'illusion selon laquelle le temps coule toujours dans une même direction, du passé vers le présent », B. Lepetit et J.-Y. Grenier, « Entretiens avec Yuri Bessmertny », Odysseus, 1994, p. 320 (en russe).
27. L'homologie entre le passé et l'avenir est soulignée en particulier par R. Aron, L'opium…, op. cit., pp. 179-180.
28. La vision du présent comme éminemment imprévisible et instable fait aussi partie de la conception du « Présent vif » de Paul Ricœur. Certes, au début du troisième volume de Temps et récit, la conception du « Présent vif » est construite comme l'un des arguments contre Husserl, Ricoeur, P., Temps et récit, Paris, 1983-1985.Google Scholar Mais quand il s'agit des temporalités de l'imaginaire, P. Ricoeur ne peut pas se passer de Husserl. Dans ce contexte, l'idée du présent vif semble naturellement compatible avec l'idée husserlienne de l'horizon temporel.