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Le sens du juste en Chine: En quête d’un nouveau droit du travail

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Isabelle Thireau
Affiliation:
CNRS/EHESS Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine
Linshan Hua
Affiliation:
CNRS/EHESS Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine

Résumé

Fondé sur l’analyse de cent vingt-trois plaintes écrites adressées au Bureau du travail de la municipalité de Shenzhen, cet article cherche à comprendre comment les ouvriers migrants auteurs de ces lettres s’efforcent d’identifier et de mobiliser des références communes pour exprimer leur sentiment d’injustice, participant ainsi au processus de recomposition de repères partagés comme à la formation d’un droit du travail dans un nouveau contexte d’industrialisation. Ces références communes ont souvent pour point d’appui des éléments choisis de l’action publique — principes idéologiques, objectifs politiques ou règles prescriptives — ancrés dans les périodes politiques diverses et réinterprétées, mais aussi associées en des figures diverses dans le cours même de leur mobilisation.

Abstract

Abstract

This article is based on the analysis of 123 written complaints addressed by migrant workers to the Labour Bureau of the Shenzhen municipality. The authors seek to understand how the workers who wrote these letters tried to identify and draw upon common references in order to express their feeling of injustice. The workers thereby contributed to the process of reconstructing shared references as well as to the emergence of labour laws in a new industrialization context. These common references often drew upon selective elements of the public action during various political periods: ideological principles, political objectives or prescriptive rules. They were reinterpreted and combined in different ways as they were invoked.

Type
Du Conflit au Contrat Liens de Finances, Droit du Travail
Copyright
Copyright © Les Áditions de l’EHESS 2001

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References

1. Arendt, Hannah, The Origins of Totalitarianism, New York, Harcourt Brace Jovano-vich, 1979 Google Scholar.

2. Thireau, Isabelle et Hua, Linshan, «Une analyse des disputes dans les villages chinois. Aspects historiques et culturels des accords concernant les actions justes et raisonnables», Revue française de sociologie, XXXIX-3, 1998, pp. 535563 CrossRefGoogle Scholar.

3. Sur les nouvelles formes d’entreprises qui se développent depuis vingt ans comme sur les réformes accomplies dans les entreprises d’État, se reporter à Solinger, Dorothy, «The Chinese Work Unit and Transient Labor in the Transition from Socialism», Modern China, 21-2, 1995, pp. 155181 CrossRefGoogle Scholar; Rocca, Jean-Louis, «La montée du chômage dans la Chine urbaine: les contradictions des politiques de l’emploi», China Perspectives, 59, 1999, pp. 3851 CrossRefGoogle Scholar; Lee, Ching Kwan, Gender and the South China Miracle. Two Worlds of Factory Women, Berkeley, University of California Press, 1998 Google Scholar.

4. La municipalité de Shenzhen, située dans la province méridionale du Guangdong, à proximité de Hong Kong, abrite une zone économique spéciale (ZES) de la Chine, créée en janvier 1979 sur quatre des six districts que compte la municipalité. Le Bureau du travail de la municipalité d’où proviennent les lettres analysées administre l’ensemble, et le corpus provient donc à la fois de la ZES où résident 46 % des habitants de Shenzhen comme des deux autres districts. Il faut signaler que les avantages économiques octroyés aux entreprises à l’extérieur de la ZES comme dans d’autres municipalités chinoises ne diffèrent plus fondamentalement de ceux reconnus au sein de la ZES. C’est le statut politique particulier dont jouit Shenzhen qui fait aujourd’hui sa principale caractéristique ( Li, Zuiwu, Shenzhen gaige daquan (Grand recueil des réformes menées à Shenzhen), Pékin, Zhongguo jingji chubanshe, 1997 Google Scholar.)

5. Sur les liens existant entre faits sociaux et sentiments d’injustice, voir Cottereau, Alain, «Dénis de justice, dénis de réalité: Remarques sur la réalité sociale et sa dénégation», in Gruson, P. et Dulong, R. (eds), L’expérience du déni, Paris, Éditions de la MSH, 1999, pp. 159189 Google Scholar.

6. La population est passée de 30 000 habitants en 1978 à 4 050 000 en 1999 (Shenzhen jingji shehui fazhan huigu yu zhanwang, 1998-1999 (Bilan et perspectives concernant le développement économique et social de Shenzhen, 1998-1999), Bureau de planification de Shenzhen, Shenzhen, Haitian chubanshe, 1999, p. 11).

7. Vers la fin des années cinquante, le système dit du hukou ou permis de résidence a été instauré en Chine. Chacun devait résider là où ce permis était enregistré. Le hukou était non seulement attaché à une localité donnée, mais aussi divisé en deux grandes catégories: permis agricoles et permis urbains, seuls les détenteurs de ces derniers bénéficiant de nombreux avantages tels que l’achat de riz et d’autres produits à des prix subventionnés, une couverture médicale, une pension de retraite pour les membres de la population active. Depuis les réformes, d’importants flux de migration campagne-campagne mais aussi bourg-ville, ou ville-ville se sont ainsi développés en vingt ans: on considère aujourd’hui qu’environ un quinzième de la population chinoise et un huitième de la population active composent la population dite « flottante », soit celle formée d’individus séjournant et travaillant dans une localité autre que celle où son permis de résidence est enregistré. Pour plus d’informations sur les transformations actuelles du permis de résidence comme sur le profil des ouvriers migrants à Shenzhen, voir Thireau, Isabelle, «Ouvriers migrants et écoles du soir à Shenzhen», Perspectives chinoises, 65, 2001, pp. 3648 CrossRefGoogle Scholar. Voir aussi, pour une compréhension de l’origine et de l’évolution du système du permis de résidence, les deux articles suivants: Chung, Tiejun et Selden, Mark, «The Origins and Social Consequences of China’s Hukon System», The China Quarterly, 139, 1994, pp. 644668 CrossRefGoogle Scholar; Wing Kam, Chan et Li, Zhang, «The Hukou System and Rural-Urban Migration in China: Processes and Changes», The China Quarterly, 158, 1999, pp. 819855 Google Scholar.

8. En 1995, la municipalité a instauré un « permis bleu » pour fixer l’élite de la population migrante. Peuvent l’obtenir ceux qui ont un niveau d’instruction élevé, disposent d’un certain capital ou créent des entreprises de haute technologie. Après quelques années, il permet de solliciter un permis de résidence permanent; seule une minorité de migrants possèdent les ressources suffisantes pour obtenir ce permis bleu.

9. Shenzhen tongji xinxi nianjian (Annuaire de Statistiques et d’information sur Shenzhen), Shenzhen, Bureau de l’information et de statistiques du gouvernement de la municipalité de Shenzhen, 2000, p. 90.

10. L’étude réalisée par des chercheurs allemands et chinois montre que ceux qui se dirigent vers Shenzhen sont originaires de villes de grande ou moyenne importance (30 %), de petits centres urbains (23,6 %) et de villages (46,4 %). Les femmes sont majoritaires parmi eux (55,7 %) et l’âge moyen de ces migrants est peu élevé (69,2 % d’entre eux ont entre vingt et trente-quatre ans). Scharping, Thomas et Sun, Huaiyang (eds), Migration in China’s Guangdong Province. Major Results of a 1993 Sample Survey on Migrants and Floating Population in Shenzhen and Foshan, Hambourg, Mitteilungen des Instituts fur Asienkunde, 1997, pp. 37 Google Scholar, 40, 42-44 et 95.

11. En 1997, le secteur agricole employait 1,6 % de la main-d’œ uvre totale de la municipalité, alors que les chiffres pour les secteurs industriel et commercial étaient respectivement de 61,8 % et 36,5 %; cf. Shenzhen Laodong Nianjian, 1979-1997 (Annuaire du travail à Shenzhen, 1979-1997), Bureau du travail de Shenzhen, Pékin, Zhongguo laodong chubanshe, 1998, p. 517.

12. D. Solinger, « The Chinese Work Unit... », art. cit., p. 180.

13. Une enquête inédite réalisée en 1996 auprès de 2 754 ouvriers migrants de Shenzhen indique que les ouvriers confrontés en 1995 à des problèmes de relations salariales ont préféré, dans un premier temps, aller discuter avec leur employeur (39 %), essayer d’obtenir une conciliation par l’intermédiaire du représentant syndical (13,8 %) ou se sont résignés (25,6 %); d’autres choisirent de faire appel au comité de médiation interne à l’entreprise (9,1 %), de quitter leur lieu de travail (4,6 %), d’écrire à la presse locale (1,6 %) ou de se tourner vers le syndicat de la municipalité (0,5 %); 2,1 % ont répondu avoir choisi encore un autre recours, sans vouloir l’expliciter. Seule une minorité (3,7 %) s’est tournée d’emblée vers le Bureau du travail auquel avait recours également moins d’un cinquième de ceux qui avaient d’abord choisi une autre voie de règlement de leur conflit.

14. Shenzhen tequ laodong zhidu shi nian gaige licheng (Processus des réformes menées pendant dix ans dans le domaine du travail dans la zone économique spéciale de Shenzhen), Bureau du travail de Shenzhen, Shenzhen, Haitian chubanshe, 1991.

15. S’il est vrai que les conflits du travail rapportés dans la presse mettent souvent en scène des employeurs étrangers, il est vrai également que c’est l’arrivée de ces entreprises étrangères, plus que le développement d’un secteur privé proprement chinois, qui a imposé l’introduction de nouveaux systèmes de régulation du lien salarial. En 1979, il existait ainsi cinq entreprises étrangères installées à Shenzhen, alors qu’en 1985 elles étaient trois cent trente-cinq (Shenzhen Laodong Nianjian, 1979-1997, op. cit., p. 139).

16. Ibid., p. 148.

17. Le premier chiffre provient d’un rapport interne du Bureau du travail de Shenzhen datant de 1998 et intitulé « développer des relations de travail saines et harmonieuses » (Fazhan he wanshan jiankang hexie de laodong guanxi), lequel fait notamment état de 3 825 lettres adressées à la brigade en 1995; le second nous a été fourni lors d’un entretien avec un responsable du Bureau du travail mené le 13 septembre 2001.

18. Face à l’augmentation des « visites » effectuées par des individus, de nouvelles mesures ont été adoptées par le gouvernement de la municipalité de Shenzhen en octobre 1998. Malgré l’opposition des autorités nationales et locales à toute forme d’organisation, des représentants, au nombre de cinq maximum, sont désormais théoriquement seuls habilités à venir exposer les griefs du groupe. Tout déplacement collectif jusqu’aux bureaux des plaintes est considéré comme inacceptable et les plaintes alors exprimées comme irrecevables, les organes de sécurité pouvant être appelés si le fonctionnement normal des bureaux est perturbé par de telles visites: Shenzhen fazhibao (Quotidien de la légalité de Shenzhen), 20 juillet 1999.

19. Zhongguo Laodong Nianjian 1997 (Annuaire du travail en Chine 1997), Comité de rédaction du ministère du Travail, Pékin, Zhongguo Laodong chubansche, 1998, p. 325.

20. Si les lettres analysées ont toutes abouti à la « brigade », les victimes n’ont pas toujours choisi de se tourner vers ce service pour porter plainte. Le manque d’information, la méfiance éprouvée à l’égard des services gouvernementaux, mais aussi l’absence de toute réponse à de premières lettres, expliquent en effet que certains plaignants choisirent de s’adresser à d’autres institutions, plus élevées dans la hiérarchie administrative (douze cas), ou à des organismes de presse locaux (trois cas) susceptibles de conférer une certaine publicité à des situations possédant un caractère d’urgence. Dans une dizaine de cas, la brigade, qui exerce ses fonctions à l’échelle du gouvernement de la municipalité, fut mobilisée après que des services dépendants du Bureau du travail, mais établis dans les différents districts qui composent Shenzhen, eurent été contactés en vain. L’espace au sein duquel de telles dénonciations sont effectuées apparaît donc assez étendu et composé d’instances diversifiées, susceptibles de donner une publicité et une visibilité très variables aux plaintes formulées, et entre lesquelles existent une forme de coopération et de contrôle mutuel.

21. Lettre 121.

22. Quatorze termes d’adresse sont par exemple utilisés dans le corpus, renvoyant à des moments différents de l’histoire de la Chine ou combinés à partir d’héritages divers: camarades (9 occurrences); responsables (27); camarades responsables (7); dirigeants (8); camarades dirigeants (7); brigade de l’Inspection du travail — ou le nom d’une autre institution — (17); chef de la brigade — ou d’une autre instance — (9); monsieur (5); pères et mères du peuple (4); oncles (2); dieu protecteur (2); serviteur du peuple (1); mademoiselle (1) et juge (1).

23. Trente-trois documents sont ainsi joints à dix-sept des plaintes recueillies.

24. Signalons qu’aux yeux de la brigade d’inspection du travail, un conflit reflétant la mobilisation de trente personnes ou plus est qualifié de « conflit intense » et suscite automatiquement une intervention du Bureau du travail.

25. Entre un et six représentants selon les cas.

26. Lettres 3, 2 et 21.

27. Ces ouvriers ont été en effet immortalisés par un écrivain communiste, Xia Yan, dans l’un de ses plus célèbres romans, un passage de ce dernier ayant longtemps été inclus dans les manuels d’école primaire.

28. Il existe souvent des différences entre le mot chinois et la traduction française qui lui est associée. Ainsi, par exemple, le terme traduit ici par « légitime » relève du registre juridique et couvre un champ sémantique beaucoup moins large que son équivalent français.

29. Lettre 101.

30. Lettre 21.

31. Lettre 31.

32. Nous reprenons ici le principe de commune humanité tel qu’il a été formulé par Luc Boltanski et Laurent Thevenot dans De la justification, Paris, Gallimard, 1991.

33. Lettres 43, 55, 82, 99 et 101.

34. Lettres 94, 95, 102, 105 et 122.

35. Lettre 15.

36. Lettre 84.

37. Lettre 66.

38. Lettres 2 et 17.

39. Lettre 37.

40. Lettre 22, 50 et 65.

41. Lettre 31.

42. Certaines lettres semblent utiliser le terme rendao, introduit en Chine après le mouvement du 4 mai 1919 pour traduire le terme occidental fort différent d’« humanité », dans le même sens.

43. Un tel discours de la domination des uns et de l’impuissance des autres s’appliquait aussi aux propriétaires fonciers, responsables de la vie inhumaine qu’ils faisaient subir aux paysans.

44. Liu, Fengjing, Renge quan (Les droits de la personne humaine), Pékin, Zhongguo shehui kexueyuan chubanshe, 1999 Google Scholar.

45. Lettres 20, 24, 30, 50, 58 et 122.

46. La violation de cette règle est dénoncée au moyen de formules telles que « le salaire doit être proportionnel au travail accompli »; « ce qui nous est dû doit nous être payé »; « nous travaillons pour rien »; « nous devons recueillir les fruits de notre travail »; « nous ne sommes pas assez payés pour le travail fourni » (lettres 4, 16, 14, 15, 18, 20, 22, 24, 30, 49, 50, 58, 61, 67, 83 et 122).

47. Lettre 114 et 121.

48. Lettre 121.

49. Lettres 9, 44, 45, 58, 69, 114 et 118.

50. Lettre 44.

51. Lettres 46 et 65.

52. Lettres 65, 84 et 86.

53. Lettre 82.

54. Lettre 9.

55. Lettres 22, 66 et 82.

56. Lettres 29, 9, 41 et 121.

57. Lettre 82.

58. Le texte de la loi a fait l’objet de nombreuses publications. Voir, par exemple, Zhang, Buhong et Zhang, Lühao (eds), Laodongfa xinleixin anli jingxi (Analyse détaillée des nouvelles catégories de disputes concernant la loi sur le travail), Pékin, Renmin fayuan chubanshe, 1997 Google Scholar.

59. Lettre 41.

60. Lettre 74.

61. Lettres 5, 10, 34, 44 et 112.

62. Lettres 9, 34, 57, 60, 62, 94, 105, 108, 109, 113, 118 et 121.

63. Lettres 11, 22, 26, 50, 52, 57, 63, 70, 76, 79, 80, 81 et 105.

64. Lettre 7, 41 et 122.

65. Lettres 14 et 118.