Hostname: page-component-cd9895bd7-7cvxr Total loading time: 0 Render date: 2024-12-24T18:54:17.040Z Has data issue: false hasContentIssue false

Le contrat salam et les relations ville-campagne dans la Palestine ottomane

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Beshara Doumani*
Affiliation:
University of California – Berkeley

Résumé

Dans les hautes terres de la Palestine ottomane, le contrat salam fut le principal mécanisme utilisé pour garantir l’offre future de récoltes pour la consommation, l’industrie ou le commerce – trois activités clefs sans lesquelles aucune ville ne pouvait subsister dans une société basée sur l’agriculture. L’une des raisons pour laquelle les contrats salam étaient populaires est que, en milieu rural, la plupart des autres formes d’investissement en capital nécessitaient qu’un bien immeuble servît de garantie. Or, les paysans ne possédant pas les terres qu’ils cultivaient en dehors du périmètre du village, ils avaient bien peu de chose à offrir en retour contre de l’argent, à l’exception de la livraison future de leurs récoltes. Un processus de systématisation et de standardisation des flux en capital permit à ceux qui ne disposaient que de faibles capitaux – détaillants, artisans et, surtout, un groupe croissant de villageois aisés – d’avoir accès au contrat salam. Celui-ci ouvre de larges perspectives sur les réseaux sociaux, les relations de pouvoir qui déterminent les droits d’accès à l’excédent agricole, et sur l’économie politique. Il est en effet possible d’établir un lien entre le contrat salam et la transformation de l’État ottoman, en voie de centralisation – en particulier la façon dont le pouvoir politique fut exercé, au cours du xixe siècle, et la manière dont il s’adapta aux conditions locales.

Abstract

Abstract

In the case of the highlands of Ottoman Palestine, the salam contract was the primary mechanism used to guarantee future supplies of agricultural crops for the purposes of consumption, manufacturing and trade: three key activities without which no city could survive in an agriculturally-based social formation. Salam contracts were desirable because most other forms of capital investment in rural areas required immovable property as collateral. Since peasants did not technically own the lands they ploughed and planted outside of the village perimeter, there was little they could safely offer in return except for the future delivery of their harvests. A process of systemization and standardization of capital flows allowed even those with small amounts of capital – such retail merchants, artisans, and, most important, a rising group of well-to-do villagers to – participate in salam contracts. The salam contract opens a big window on the political economy, social networks, legal structures, and power relations that determine access rights to the rural surplus. The salam contract is related to a centralizing Ottoman state; by the mid-nineteenth century, the political power was reproduced and reshaped on the local level.

Type
Islam et développement économique
Copyright
Copyright © Les Áditions de l’EHESS 2006

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

References

Je remercie Malissa Marshall pour sa lecture éclairée du texte de Baber Johansen. Que celui-ci soit également remercié pour la lecture attentive qu’il a faite d’une première version de cet article.

1 - Elle s’étendait sur tout l’espace réparti aujourd’hui entre Israël/Palestine, le Liban, la Jordanie et la Syrie.

2 - Le nombre de contrats salam présents dans les archives de la famille Nimr permet un examen approfondi de la façon dont ils furent mis en œuvre et dont leur utilisation put évoluer dans le temps. Voir les private papers rassemblés par feu Iḥsān Nimr (Nimr Family Papers [NFP]), 2.2.12 (B), 3.1.7, 3.3.8 (B), 3.3.9, 3.3.10 et 3.4.5 (B).

3 - Voir, dans cette même livraison des Annales, l’article de Cuno, Kenneth M., « Contrat salam et transformations agricoles en basse Égypte à l’époque ottomane »Google Scholar.

4 - Rahim, Abdur, The principles of Muhammadan jurisprudences according to the Hanafi, Maliki, Shafi’i and Hanbali schools. , Westport, Hyperion Press, [1911] 1981, p. 281 Google Scholar.

5 - Voir, dans ce dossier, Johansen, Baber, « Le contrat salam. Droit et formation du capital dans l’Empire abbasside (XIe-XIIe siècle) »Google Scholar. A notre connaissance, Baber Johansen est le premier historien du droit qui définisse le salam non comme un contrat de vente mais comme un contrat d’investissement. A partir d’une logique non pas juridique mais économique, nos propres travaux nous amènent à une conclusion similaire ( Doumani, Beshara, Rediscovering Palestine: Merchants and peasants of Jabal Nablus, 1700-1900. , Berkeley, University of California Press, 1995, pp. 134-149 Google Scholar). Les analyses de B. Johansen n’ont pas été sans influencer notre examen de la forme juridique du contrat salam. Tout en postulant que certains marchands utilisèrent le salam pour investir dans la production agricole, nous avons toujours considéré le salam essentiellement comme un contrat de prêt d’argent, et notre intérêt s’est surtout porté sur la façon dont il acculait les paysans à un endettement perpétuel, tout en facilitant l’intégration de la Palestine dans l’économie capitaliste mondiale. L’article de B. Johansen a permis d’élargir notre perspective de la nature juridique du salam, de là cette discussion sur le risque, le prix et la valeur économique du temps.

6 - Comme l’a souligné Malissa Marshall (communication personnelle), il serait fort utile de connaître l’opinion des juristes palestiniens de la fin de la période ottomane sur le contrat salam. Il importerait d’analyser les liens entre la pensée et la pratique juridique en la matière, comme Baber Johansen le fit dans son travail pionnier sur le droit foncier ( Johansen, Baber, The Islamic law on land tax and rent: The peasant’s loss of property rights as interpreted in the Hanafite legal literature of the Mamluk and Ottoman periods. , Londres-New York-Sydney, Croom Helm, 1987 Google Scholar; voir aussi ID., « Causitry: Between legal concept and social praxis », Islamic law and society, 2, 2, 1995, pp. 135-136).

7 - NFP, 3.1.7 (B).

8 - Nablus Majlis Shura Records [NMSR], p. 161.

9 - Cette hypothèse me fut confirmée par les entretiens que j’eus avec des agriculteurs dans les années 1990. Selon ʿAwaḍ Yūsuf Abū ʿAlayya (né en 1908), du village de Dayr Ghazala, dans le district de Jénine, ce risque est particulièrement élevé quand il s’agit de grains. L’altération de l’huile était considérée comme un autre risque majeur. Pour éviter les fraudes, chaque fabrique de savon utilisait un mesureur d’huile (sAayyāl), qui plaçait les poches de cuir emplies d’huile apportées par les paysans sur une table inclinee et regardait si de l’eau se déposait dans le fond. L’examen de l’huile servait à vérifier sa pureté et sa qualité, et permettait de déterminer le prix (entretien avec Ḥasan Fihmī Maṣrī, né en 1933).

10 - Notre interprétation de la question du temps doit beaucoup à l’article de Saadallah, Ridha, « Concept of time in Islamic economics », Islamic economic studies. , 2, 1 (1415 h./1994), pp. 81-102 Google Scholar. Est avancé ici un argument non pas juridique, mais d’ordre socio-économique. Baber Johansen, dans l’article de ce dossier, analyse la structure d’obligations juridiques qui, affirme-t-il, est à la base du contrôle de la production et du temps du vendeur.

11 - Voir les documents comptables de la fabrique de savon d’Ahmad agha Nimr pour l’année 1825-1826 (NFP, 3.1.6).

12 - NFP, 3.3.10, 3 septembre 1851.

13 - Voir, par exemple, un document attribuant une terre à titre de titnār (barāʾa), daté du 18 décembre 1723 (NFP, 1.1.13); les listes des villages timar contrôlés par les Nimr au début du xixe siècle (NFP, 2.2.13); et la liste des villages faisant partie des terres où les Nimr avaient le droit, au milieu du xixe siècle, de collecter l’impôt (NFP, 2.2.11).

14 - Le reçu de ces taxes est reproduit dans NFP, ii, pp. 233-234.

15 - Nablus Islamic Court Records [NICR], 13B, p. 136.

16 - Voir, par exemple, NICR, 12, p. 246; 13A, pp. 133, 136, 140, 219, 257 et 261; 13B, pp. 15, 25, 32, 38, 41, 42, 44 et 71. L’exception concerne le cas de deux paysans du village d’ʿAwarta et date du 20 janvier 1862 (NICR, 13B, p. 136).

17 - Sur le comportement des marchands, se reporter à B. DOUMANI, Rediscovering Palestine..., op. cit., pp. 155-164.

18 - Cuno, K. M., « Contrat salam... »Google Scholar, art. cit., observe la même chose dans le cas de l’Égypte.

19 - Johansen, Cf. B., « Le contrat salam... Google Scholar », art. cit.

20 - Ainsi, de nos jours, l’usage du salam par les banques pour financer l’industrie manufacturière ou par les ONG comme mécanisme de financement de projets de développement rural fait encore l’objet d’importants débats.

21 - C’était une pratique très ancienne en Grande-Syrie. Ainsi, au xvie siècle, à Jérusalem, le souci de garantir les offres futures sous-tendait la pratique de l’achat anticipé d’huile d’olive par les marchands de la ville. Toutefois, il n’est pas fait mention du système du salam, et la description par l’auteur des dispositions de l’achat avec paiement anticipé ne fait pas état de prix fixés à l’avance (Cohen, Amnon, Economic life in Ottoman Jerusalem,. Cambridge, Cambridge University Press, 1989, pp. 75-76)CrossRefGoogle Scholar.

22 - Ainsi, le fils d’Ahmad agha Nimr, ʿAbd al-Fattah, reçut-il de l’argent du cheikh Sufyān Bustāmī et du cheikh Sulaymān Banna, à qui il promit la livraison de trente jarres d’huile d’olive – mesure de la fabrique de savon Qaṭqūtiyya – sous trente jours (NFP, 3.3.8 (B), 7 décembre 1841).

23 - MASOUD DAHIR, « Tarābulus fi al-ʿahd al-ʿuthmani min markaz li-wilāyat ilā madīna mulḥaqa istinādan ila waṯa’iq min al-Haršlf al-faransī», Al-Muʾtamar al-awwal li-tārīh wilāyat Tarāblus ibban al-haqaba al-ʿuthmaniyya, 1516-1918, Beyrouth, Dār al-Muntakhab al-Arabl, 1996, pp. 140-141. Voir aussi B. DOUMANI, Rediscovering Palestine..., op. tit., p. 98.

24 - Des offres de collecte d’impôt, rapportées dans les minutes du Conseil consultatif entre 1848 et 1853, montrent que les marchands des villes faisaient des incursions dans des villages longtemps considérés comme étant sous l’influence des chefs de canton (nāḥiya). lls étaient plus nombreux à servir de soutien financier aux offres de collecte de ces derniers (NMSR, pp. 3, 30, 212-213, 226-227 et 263).

25 - NFP, 3.3.9.

26 - Schölch, Alexander, « European penetration and the economic development of Palestine, 1856-1882 », in Owen, R. (dir.), Studies in the economic and social history of Palestine in the nineteenth and twentieth centuries. , Londres, Macmillan, 1982, pp. 10-87, ici p. 14 CrossRefGoogle Scholar.

27 - Ce premier contrat, signé le 8 septembre 1851, était rédigé exactement dans les mêmes termes et portait les mêmes prix. La seule différence est qu’il s’y trouvait cette phrase: « Ce salam [...] est dénué de tout vice d’usure » (NFP, 3.3.10).

28 - Alexander Schölch, « European penetration… », art. cit., pp. 14-18; Buheiry, Marwan, « The agricultural exports of Southern Palestine, 1885-1914 », Journal of Palestine studies,. 10, 4, 1981, pp. 61-81 Google Scholar.

29 - Dans les deux hypothèses, la pratique sociale, même étendue, ne conduit pas néces-sairement à des modifications de la structure juridique normative du contrat salam.

30 - Dans la région du Jabal Nablus, le mot māris se rapporte en général à de minces bandes de terres arables, non pourvues d’arbres, situées dans les vallées et dévolues principalement au blé et autres céréales.

31 - NFP, 5.2.43.

32 - Ibid., 5.2.44, daté fin mai 1855.

33 - CR 13A, pp. 121-122.

34 - NICR, 13A, pp. 114-115.

35 - Id., 13A, p. 224.

36 - Id., 13B, pp. 83-84.

37 - Pour des exemples de contrats salam et autres opérations de crédit entre paysans, voir NICR, 12, pp. 69, 103, 247, 256, 284, 303, 324 et 345; 13A, pp. 92, 106, 136, 146, 149, 151, 155, 158, 162 et 257; 13B, pp. 5, 15, 25, 33, 38, 41, 42, 44 et 47.

38 - Pour des exemples de ventes de terres entre paysans (y compris litigieuses), voir NICR, 9, pp. 197-198 et 331-332; 10, pp. 61 et 219; 12, pp. 92, 94, 105, 106, 109, 232, 237, 246, 286-287, 294, 301, 304, 305-306 et 309; 13A, pp. 28, 61-62, 141 et 147-148; 13B, pp. 26-27 et 29.

39 - Pour des exemples de contrats d’affaires et de métayage, voir NICR, 11, p. 152; 12, pp. 11, 345 et 352; 13B, pp. 56 et 73.

40 - NICR, 13A, p. 151.

41 - De la même façon, l’État égyptien de Mohammad Ali Pacha s’appuyait sur le chef du village (ʿumda) pour gérer de très importants achats avec paiement anticipé au nom du gouvernement. Voir K. M. Cuno, « Contrat salam… », art. cit.

42 - NICR, 13A pp. 141, 146-148, 151 et 155; 13B, pp. 41, 44 et 47.

43 - NICR, 11, p. 142.

44 - A l’exception d’un contrat salam (daté du 6 septembre 1833), mentionné dans le registre du tribunal de la sharia de Jérusalem (Jerusalem Islamic Court Records [JICR], 318, pp. 9-10).

45 - On trouve d’autres exemples du même type concernant la région de Damas dans Rafeq, Abdul Karim, « Land tenure problems and their social impact in Syria around the middle of the nineteenth century », in Khalidi, T. (dir.), Land tenure and social transformation in the Middle East,. Beyrouth, American University of Beirut Press, 1984, pp. 371-480, ici p. 389 Google Scholar. A. K. Rafeq utilise les mots bayʿ- musʿjjal (« achat différé ») pour décrire ces contrats, car c’est de cette façon qu’ils sont appelés aujourd’hui dans les registres du tribunal de la sharia de Damas.

46 - NSMR, p. 150. «Salam et taslīm» semblent indiquer deux moments du contrat: salam, celui de la signature et de l’avance monétaire; taslīm, celui de la remise du produit spécifié.

47 - Finn, James, Stirring times: Or records from Jerusalem consular chronicles of 1853 to 1856. , vol. I, Londres, Kegan Paul & Co, 1878, pp. 239-240 Google Scholar (éd. Elizabeth Ann Finn).

48 - NICR, 12, p. 65: Lettre de convocation, datée du 13 novembre 1851.