Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
L'adage Vox populi, vox Dei flotte au fil des discours, sans jamais couler ni suivre exactement les cours les plus rapides des paroles urgentes. La formule se trouve là, disponible, avec le parfum d'éternité que lui confère sa latinité, pimentée de sa forme anaphorique. Dans les discours contemporains, la formule est employée selon un mode distancié et ironique, dans un registre que la rhétorique de l'âge classique nomme « héroï-comique » et qui consiste à parler de choses ordinaires ou médiocres en termes pompeux : un simple succès commercial, un triomphe illusoire ou vain dans l'opinion, et de peu de portée, sera facilement glosé d'un Vox populi, vox Dei. Ce type d'emploi n'aurait de pertinence que pour une stylistique sociale, si l'adage n'avait une histoire fort longue et variée : le premier emploi connu se trouve dans une lettre d'Alcuin datée de 798. Le retour aux origines de la formule, outre qu'il offre l'occasion rare de saisir le moment de formation d'un lieu du langage qu'on pouvait supposer intemporel, a quelque chance de nous donner des éclairages neufs sur les théories politiques d'une époque où la documentation est bien rare, d'autant que, jusqu'au Moyen Age central, les occurrences de la formule ne semblent pas ironiques. L'adage, qu'il soit adopté ou rejeté, dit quelque chose sur la souveraineté du peuple.
Far from reflecting some atemporal “democratic” aspiration, the motto Vox populi vox dei has its specific history; as such, it is a language-event. The motto first appears, and is rejected, with Alcuin (798), then with Gerbert (991). The latter author quotes it in the context to episcopal elections. The former's negative creation has a different meaning; it refers, not to the Carolingian context but to an Anglo-Saxon tradition one can trace back to Bede. There, the motto points to a Northumbrian aspiration to constitute a Christian people after a Biblical model, while rejecting a monarchical right to use this constitution to the kings'profit. The formula is accepted in the eleventh century, when the Norman invasion establishes the Anglo-Saxon monarchy as the guardian of this unitary conception of the English people. Thus, the motto contributed to a proconious formation of the idea of nation and fatherland in England.
* Une première version de ce texte a été exposée oralement devant le 11e Congrès de l'Association Majestas, à Paris, en juin 1990. Une seconde version m'a permis de profiter des critiques amicales et rigoureuses de Bernard Lepetit, Daniel Milo, Jacques Revel et Aline Rousselle.
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8. En collaboration avec J. Dubois, A. Duval, J. Champagne.
9. «Vox populi, vox Dei: anti-theocratic Rhetoric». L'auteur, professeur à l'Université d'Arizona, m'a aimablement communiqué le texte de cette conférence donnée en avril 1989 à l'Université de Columbia, au séminaire du professeur Hans Bielenstein. Une version révisée en a été donnée à Kalamazoo au printemps 1991.
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