Hostname: page-component-78c5997874-t5tsf Total loading time: 0 Render date: 2024-11-07T23:14:07.987Z Has data issue: false hasContentIssue false

Hervé Drévillon, Penser et écrire la guerre. Contre Clausewitz, 1780-1837, Paris, Passés composés, 2021, 352 p.

Review products

Hervé Drévillon, Penser et écrire la guerre. Contre Clausewitz, 1780-1837, Paris, Passés composés, 2021, 352 p.

Published online by Cambridge University Press:  26 April 2023

Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Guerre et violences politiques (de l’Antiquité à l’âge des Révolutions) (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Une idée importante constitue le cœur de cet intrigant ouvrage : entre la guerre de Sept Ans et l’apogée de Napoléon Bonaparte, les écrits sur la guerre deviennent un champ socioculturel – et littéraire – distinct. On se met alors à considérer les ouvrages relatifs aux questions militaires au moins autant pour leur style et leur orientation philosophique que pour leur apport à ce que l’on appelle aujourd’hui la « science militaire ». Ce champ constitue une part essentielle du contexte d’élaboration des œuvres les plus significatives de la période, conçues par des auteurs aussi éminents que le comte de Guibert, Antoine Henri de Jomini et, surtout, Carl von Clausewitz. Le traitement de ce dernier est ici quelque peu problématique. Néanmoins, Hervé Drévillon propose une nouvelle perspective, précieuse, sur le développement de la théorie militaire moderne ainsi que sur l’histoire culturelle de la période révolutionnaire.

Son ouvrage examine tour à tour la constitution de ce champ et ses pratiques, la manière dont les auteurs ont abordé les différents aspects de la guerre et, enfin, le traitement réservé par ceux-ci aux rapports entre la guerre et la politique. Il montre comment ces auteurs se sont confrontés à des questions aussi épineuses que la définition d’une campagne militaire, la nature de la bataille décisive, la mutation de la place accordée à la guerre de siège, la « guérilla » et les conséquences de la conscription. En outre, il passe en revue les grandes controverses de la période, par exemple le débat entre les tenants de l’« ordre mince » et de l’« ordre profond » ou la question de savoir dans quelle mesure la France devait continuer de fonder sa défense sur le système de fortifications créé par Vauban (le « pré carré »). H. Drévillon met excellemment en évidence les difficultés rencontrées par ces auteurs pour tirer des principes généraux à partir des réalités militaires complexes et en rapide évolution de l’époque révolutionnaire. Par exemple, parce que les orateurs de la Révolution avaient exalté la charge à la baïonnette, les historiens ont pendant longtemps souligné la centralité de l’« arme blanche » dans les combats de l’époque. Or ce genre d’arme ne comptait que pour 2 % des blessures infligées sur le champ de bataille.

Ce livre est particulièrement utile en ce qu’il s’intéresse de près à des auteurs militaires peu connus, tels Paul-Gédéon Joly de Maizeroy, le général Jean-Jacques-Germain Pelet, Charles-Joseph, prince de Ligne, ou le soldat gallois Henry Lloyd. H. Drévillon emprunte à ce dernier une distinction entre écrits militaires historiques et didactiques, distinction qu’un Clausewitz a tenté de dépasser. Grâce à la constitution du champ, la littérature militaire n’était plus, dans les années 1830, « une science couverte de ténèbres dans l’obscurité desquelles on ne marche pas d’un pas assuré » (p. 23), comme l’avait écrit le maréchal de Saxe dans Mes rêveries (paru à titre posthume en 1757).

Mais ensuite, il y a le traitement qu'H. Drévillon réserve à Clausewitz, officier et théoricien prussien dont l’ouvrage De la guerre, demeuré inachevé à sa mort, en 1831, fut publié l’année suivante par sa veuve, Marie von Brühl. Bien que le titre du livre d'H. Drévillon soit une riposte au Penser la guerre, Clausewitz de Raymond Aron, publié par Gallimard en 1976, le sous-titre Contre Clausewitz est à double tranchant. Son auteur entendait simplement montrer en quoi le Prussien s’était démarqué de la pensée militaire dominante de son époque. Or, ne parvenant pas à dissimuler sa prodigieuse irritation à l’égard de celui-ci, il glisse régulièrement de l’analyse à la pure et simple critique. À ses yeux, Clausewitz était un « idéaliste » qui cherchait à faire rentrer la réalité confuse de la guerre dans le lit de Procuste de ses abstractions métaphysiques. Au lieu d’admettre qu’il existait une interaction complexe et dialectique entre la politique et la guerre, il ne voulait voir dans la seconde rien d’autre que la « poursuite de la politique par d’autres moyens » (H. Drévillon ajoute ce commentaire acide : « Clausewitz n’exprima […] rien d’original par sa célèbre formule » [p. 217]). Le théoricien prussien mesurait la puissance militaire à la proportion des ressources étatiques engagées – au nombre d’hommes surtout –, sans vraiment se demander si elles étaient employées efficacement. Il traitait la violence en catégorie mystique, ne s’intéressait pas sérieusement à la tactique et commettait fréquemment des erreurs factuelles (par exemple, il soulignait qu’une armée ne pouvait marcher plus de 22,5 kilomètres par jour quand Napoléon, à son apogée, en parcourait 40). H. Drévillon écrit à la même page : « Clausewitz établit un constat très erroné » ; « Le faux constat de Clausewitz » ; « Il fonda sa théorie sur des chimères » (p. 273). Il applique aussi à ce dernier l’apophtegme de Nietzsche, « mit dem Hammer philosophieren », philosopher à coups de marteau (p. 73). Mais, curieusement, il ne fait guère cas d’un aspect que bien des critiques anglo-américains considèrent comme la principale faiblesse de De la guerre : le peu d’attention qu’il accorde à l’économie.

À quoi cela sert-il aujourd’hui de mettre Clausewitz sur le banc des accusés au nom de ses erreurs et de ses simplifications ? De la guerre est loin d’être le seul ouvrage canonique de cette époque (de n’importe quelle époque !) à prêter le flanc au genre de critiques qu'H. Drévillon lui adresse. L’œuvre de Jean-Jacques Rousseau est remplie d’erreurs factuelles, de sauts logiques et de conclusions totalement fantaisistes. On ne saurait pourtant nier l’originalité et l’influence des thèses de Rousseau. Il est incontestablement utile d’exposer en détail les problèmes contenus dans l’ouvrage de Clausewitz, d’autant plus que le Prussien prétendait tirer ses principes de l’expérience, principalement des guerres révolutionnaires et napoléoniennes. Mais son livre est-il original et important malgré ces limites ? L’énorme influence qu’il a exercée semble indiquer que oui. En effet, un historien militaire comme Sir Michael Howard considère que l’inclination qui portait Clausewitz vers la plus grande abstraction constitue non pas un défaut, mais l’une des qualités principales de son ouvrage puisqu’elle a permis à des stratèges de se les approprier dans une grande variété de situations (ce fut le cas de R. Aron pendant la guerre froide, moment de neutralisation réciproque induite par l’arme nucléaire). J’aimerais qu'H. Drévillon publie un ouvrage complémentaire de celui-ci, un ouvrage qui, au lieu de s’achever avec la publication de De la guerre, commencerait par elle, et se demanderait pourquoi un livre aussi erroné que celui de Clausewitz a pu acquérir une place si centrale dans l’éducation militaire du monde entier – place qu’il a, à bien des égards, conservée jusqu’à ce jour – et pourquoi il est autant admiré des stratèges (aux yeux d’un stratège américain du siècle dernier, Bernard Brodie, ce n’était « pas simplement le plus grand livre sur la guerre, mais le seul grand livre sur la guerre »). Dans un tel ouvrage, il pourrait aussi développer des réflexions anti-clausewitziennes sur l’inévitable réciprocité d’influence entre la politique et la guerre.

Dans Penser et écrire la guerre, H. Drévillon donne quelques indications de ce que pourrait être un tel ouvrage. Tout au long du livre, et en particulier dans sa brève conclusion, il critique très durement le concept clausewitzien de « guerre absolue » qui recouvre l’utilisation par un État de l’intégralité de ses ressources en vue de la destruction totale de l’ennemi. Il y voit, chez Clausewitz, le cas le plus éclatant de projection d’une « essence théorique » sur la réalité (p. 318). En outre, ce concept a permis de forger le concept contemporain de « guerre totale », longuement réfuté par H. Drévillon dans un ouvrage antérieur, L’individu et la guerre. Du chevalier Bayard au Soldat inconnu Footnote 1. Bien que dans son dernier livre il s’en prenne surtout aux usages historiens du concept de « guerre absolue », on pourrait défendre la thèse selon laquelle ce dernier eut des conséquences bien réelles pour la conduite de la guerre aux xixe et xxe siècles : il amena ainsi des hommes politiques et des stratèges à rechercher la victoire totale quel qu’en soit le prix, à postuler que la guerre pouvait viser des objectifs politiques extrêmes sans exercer d’influence en retour sur la politique et à croire possible de traiter une force militaire comme une masse indifférenciée plutôt que comme un ensemble de citoyens combattants individuellement et doués de raison et de volonté. H. Drévillon a esquissé nombre de ces idées dans L’individu et la guerre, ouvrage qui, soit dit en passant, traitait Clausewitz d’une manière plus nuancée que ne le fait Penser et écrire la guerre. Comme il le remarque dans ce dernier livre, le concept de « guerre totale » s’est moins attiré les faveurs des militaires que celles des politiques, qui l’ont mobilisé consciemment non pas en tant que description de la pratique réelle de la guerre, mais en tant qu’idéal vers lequel devrait tendre une nation en armes.

Au-delà de l’intérêt exagéré pour les erreurs de Clausewitz, Penser et écrire la guerre, si précieux soit-il, souffre de quelques autres faiblesses. Bien qu’il dise vouloir contextualiser le Prussien Clausewitz, le livre se concentre très fortement sur la France et les textes français, choix que ne justifie qu’en partie l’importance de l’armée française et de la langue française à cette époque. En outre, H. Drévillon néglige les sources secondaires autres que françaises, par exemple un ouvrage récent qui couvre en grande partie le même territoire : The Military Enlightenment: War and Culture in the French Empire from Louis XIV to Napoleon, de Christy L. PichicheroFootnote 2. Une partie de chapitre consacrée au concept de « guérilla » et à sa transformation au cours de la guerre d’indépendance espagnole ne fait pas mention des contributions fondamentales de Charles Esdaile sur le sujet. Enfin, bien qu'H. Drévillon écrive généralement avec une clarté admirable, il a un penchant pour les néologismes lourds (« le champ milittéraire », « l’hétérosphère publique ») et un tic stylistique : il abuse du verbe « alimenter » qu’on a l’impression, dans certains chapitres, de retrouver à chaque paragraphe ou presque. Néanmoins, quiconque s’intéresse à l’histoire militaire de la période révolutionnaire et napoléonienne ainsi qu’à l’histoire de la pensée militaire trouvera dans cet ouvrage une ample et utile matière à méditer.

References

1 Hervé Drévillon, L’individu et la guerre. Du chevalier Bayard au Soldat inconnu, Paris, Belin, 2013.

2 Christy L. Pichichero, The Military Enlightenment: War and Culture in the French Empire from Louis XIV to Napoleon, Ithaca, Cornell University Press, 2017.