Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Au cours des vingt-cinq dernières années, deux théories générales ont été avancées, par rapport auxquelles quiconque travaille sur l'histoire européenne de la criminalité se doit de prendre position. Selon la première, que l'on appelle la théorie « de la violence au vol » (en anglais : « violence to theft »), la nature de la délinquance se serait métamorphosée du tout au tout en Europe, du Moyen Age aux Temps modernes. Après avoir clairement été la forme de délit la plus répandue, la violence aurait été détrônée par l'atteinte à la propriété. Selon la seconde théorie, dite « des plaideurs réticents » (en anglais : « reluctant litigators »), les hommes auraient été peu enclins, dans l'Europe préindustrielle, à porter devant les tribunaux les affaires à caractères criminel. Des solutions de substitution extra-judiciaires auraient eu leur préférence.
Plus de 16 000 affaires, jugées en milieu rural comme en milieu urbain, serviront ici de base documentaire pour apprécier l'aptitude de chacune de ces théories à prendre en compte la situation danoise des XVIIe et XVIIIe siècles.
Over the past twenty-five years, two general hypotheses have been put forward which anyone working on European legal history must take into account. The “violence- to-theft” hypothesis suggests that theft came to replace violence in the Early Modem period. The other hypothesis purports that people in Early Modem Europe were “reluctant litigants”, i.e. they preferred out-of-court conflict settlements to expensive court cases.
In this paper, the two hypotheses are examined in relation to some 16,000 Danish court cases from the seventeenth and eighteenth centuries. The Danish data lends support to the first hypothesis, the accidentai elements which contributed to this hypothesis' original postulation notwithstanding. The second hypothesis must, on the other hand, be rejected as a case of historiographical near-sightedness.
Le présent article a pu être écrit grâce à l'aide du Conseil danois de la recherche en sciences humaines (Statens humanistiske Forskningsraad) et du Conseil danois de la recherche en sciences sociales (Statens samfundsvidenskabelige Forskningsraad). Ont également participé à son élaboration, Else Moelgaard, John Christensen et Gunner Lind. Le département « Dansk Data Arkiv » de l'Université d'Odense a effectué le travail de programmation.
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5. En se fondant sur les archives prévôtales des régions d'Auvergne et de Guyenne, I. A. Cameron affirme qu'à l'augmentation de la fréquence des vols que l'on observe en France au XVIIIe siècle a correspondu une augmentation de la violence : cf. Crime and Repression in the Auvergne and the Guyenne, 1720-1790, Cambridge Univ. Press, 1981. R. Muchembled refuse également de souscrire à la théorie telle qu'elle est présentée : cf. Culture populaire et culture des élites, Paris, 1978, pp. 251-252. P. Spierenburg a soulevé la question classique de méthodologie, c'est-à-dire la question de savoir « si les taux et les rapports des infractions faisant l'objet de poursuites traduisent la criminalité réelle » ; mais tel la Pythie, il se garde de répondre par l'affirmative ou la négative. Cf. Évaluation des conditions et des principaux problèmes de l'apport de la recherche historique à la compréhension de la criminalité et de la justice pénale, Rapport. Sixième colloque criminologique, Conseil de l'Europe, Strasbourg, 1983, pp. 18-19. B. Lenman et G. Parker se sont déclarés troublés par l'inquiétante maigreur des données jurisprudentielles sur lesquelles se fonde la théorie dont il s'agit. Cf. Crime and the Law. The Social History of Crime in Western Europe since 1500, V.A.C. Gatrell, B. Lenman et G. Parker éditeurs, Londres, 1980, pp. 9 et 47.
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14. Par exemple, l'évolution de la violence dans la province finlandaise d'Ostrobothnie s'écarte notablement de la tendance décroissante qui caractérise la Finlande dans son ensemble au cours de la période 1500-1900 environ. Cf. Ylikangas, H., « Major Fluctuations in Crimes of Violence in Finland », Scandinavian Journal of History, 1, 1981, p. 91.Google Scholar Cf. A. Macfarlane, Notes on General Theory and Particular Cases, communication présentée lors du Nordisk Forskerkursus i Historisk Antropologi (Conférence nordique des chercheurs en anthropologie historique), Copenhague, 29 août-6 septembre 1980, p. 12 : « …while there are considérable structural similarities between France, Sicily and China, England… seems very différent in its patterns of violence ».
15. Dans une version non définitive de leur article, présentée notamment devant le Septième Congrès International d'Histoire Economique d'Edimbourg en 1978, Lenman et Parker avaient employé l'expression de « reluctant prosecutors » (que l'on peut traduire approximativement en français par « les accusateurs réticents »). Alors que « prosecution » évoque en anglais le droit pénal et la procédure pénale, le terme de « litigators » (plaideurs) auquel se sont ensuite arrêtés les auteurs leur a permis, dans la mesure où il évoque la procédure civile, de souligner qu'ils se réfèrent à des procédures où les poursuites sont engagées à l'initiative de personnes privées.
16. B. Lenman etG. Parker dans Crime and theLaw…, p. 18 ss. Sur l'arbitrage et la composition, cf. par exemple Leemans, W. F., « Juge ne peut accepter arbitrage. L'application de cette règle dans la Principauté d'Orange et une sentence arbitrale en langue provençale », Tijdschrift voor rechtsgeschiedenis, 45-46, 1977-1978, p. 99 ssGoogle Scholar.
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19. N. Castan, op. cit., p. 13.
20. H. Stevnsborg, «“ Samfundets ” og “ statens ” strafferetspleje. Lovgivning og praksis i koebenhavnske prostitutionssager i slutningen af det 17. og begyndelsen af det 18. aarhundrede » (avec résumé en anglais), Dansk Historisk Tidsskrift, 82, 1982, pp. 1-26. Cf. Stevnsborg, H., «” Tak Gud min soen, at du ikke kom for Riberret. Retspleje i Ribe 1590-1594 », dans Tradition og kritik. Festskrift til Svend Ellehoej den 8. september 1984, Christensen, G. et alii éditeurs, Copenhague, 1984, pp. 205–233.Google Scholar
21. Les études suivantes en témoignent : Baum, L., Goldman, S. et Sarat, A., « The Evolution of Litigation in the Fédéral Courts of Appeal, 1895-1975 », Law and Society, 16, 1981-1982, pp. 291–309.Google Scholar Bishop, L. V. et Harvie, R. A., « Major Crime in Three Rural Counties of Montana, 1895-1915 », Journal of Police Science and Administration; 10,1982, pp. 83–92.Google Scholar Castan, N., « La justice expéditive », Annales Esc, n° 2, 1976, pp. 331–361.Google Scholar Soman, A., « Criminal Jurisprudence in Ancien Régime France : the Parlement of Paris in the Sixteenth and Seventeenth Centuries », dans Crime and Criminal Justice in Europe and Canada, Knafla, L. A. éditeur, Waterloo, Ontario, 1981, pp. 43–75.Google Scholar Ruff, J. R., Crime, Justice and Order in Old Régime France, Londres, 1984.Google Scholar Ranieri, F., Projekt Reichkammergericht. Arbeitsbericht fiir den Zeitraum vom 1.1.1977 bis zum 1.8.1979, Max-Planck-Institut fur europàische Rechtsgeschichte, Franfort-sur-le-Main, manuscrit non publié, 9 août 1979.Google Scholar En dernier lieu Ranieri, F., Die Inanspruchnahme des Reichkammergerichts in den ersten Jahrzehnten seiner Tàtigkeit. Versuch einer sozialgeschichtlichen Analyse der Rekhjustiz zur Zeit der Rezeption. Materialen, contribution au 24e congrès allemand de l'histoire du droit, Zurich, 1982.Google Scholar Ranieri, F., « Versuch einer quantitativen Strukturanalyse des deutschen Rechtslebens im 16.-18. Jahrhundert anhand einer statistischen Untersuchung der Judikatur des Reichkammergerichts», lus Commune, Sonderheft, 7,1977, p. 5.Google Scholar Faber, S., Strafrechtspleging en criminaliteit te Amsterdam, 1680-1811. De nieuwe menslievendheid, Arnhem, 1983.Google Scholar
22. Le pendant du « projekt Reichkammergericht » existe en Norvège, sous la direction de Solvi Sogner à l'université d'Oslo. En Suède, on se reportera aux travaux des chercheurs réunis autour de Jan Sundin ; voir Sundin, J., Angaaende aatgàrder for att fôrbàttra môjligheterna att anvànda det svenska domboksmaterialet i historisk forskning, manuscrit non publié, Umeaa, 7 octobre 1983.Google Scholar
23. De 1550 à 1700 environ, les tribunaux de l'Inquisition eurent coutume de transmettre au Grand Inquisiteur des rapports dénommés « relaciones de causas », qui rendaient compte de façon circonstanciée de toutes les causes entendues et jugées, cf. Henninosen, G., « El “ Banco de Datés ” del Santo Oficio. Las relaciones de causas de la Inquisiciôn Espanola (1550-1700) », Boletin de la Real Academia de la Historia, 74, 1977, pp. 547–570.Google Scholar C'est en manipulant les catégories d'infractions, de délits et de crimes auxquelles se référaient les inquisiteurs que G. Henningsen et J. Contreras ont élaboré un système de saisie des données fondé sur neuf « types » d'affaires, plus une catégorie « divers » : « Eux, mieux que personne, déterminaient le type de délit qu'ils jugeaient et, en fonction de ce délit, ils procédaient a posteriori à sa classification », cf. Contreras, J., El santo oficio de la inquisiciôn de Galicia, Madrid, 1982, p. 455.Google Scholar
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27. La question des délits principaux et des délits annexes dans le cadre de la même affaire ne se pose pour ainsi dire pas.
28. Hielholt, H., FalstersHistorié, t. 1, Nykcebing FI., 1934, p. 13.Google Scholar
29. Ibid., p. 372.
30. H. Hielholt, op. cit., t. 2, Nykcebing FI., 1935, p. 11.
31. Ibid., p. 23.
32. Helsingoer i Sundtoldstiden 1426-1857, t. 2, L. Pedersen éditeur, Copenhague, 1931, p. 23.
33. Ibid., p. 231.
34. Ibid., p. 196 ss.
35. Ibid., p. 239.
36. En dernier lieu, H. Stevnsborg, « Tak Gud min soen… », p. 216, avec références.
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41. L'initiative fut prise dès 1828 d'établir des statistiques criminelles danoises dans l'intention expresse d'« apporter une contribution intéressante et importante à l'appréciation de l'état des moeurs de la nation et du fonctionnement du droit pénal ». Mais en raison d'insuffisances méthodologiques, on ne peut considérer comme exactes les statistiques recueillies avant 1841. Cf. Statistisk Tabelvaerk, ny raekke 20, indeholdende detaillerede Criminaltabeller for Kongeriget Danmark for Aarene 1841-1855, Copenhague, 1860, p.i.
42. Par exemple Koldinghus lens regnskab 1610-1611, B. Dedenroth-Schou, en collaboration avec A. S. Christensen éditeurs, Copenhague, 1984.
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50. Lenman et Parker, op. cit.
51. La différence entre les deux pourcentages est due au fait que deux types d'affaires qui n'existent pas à Elseneur occupent, en revanche, une importance centrale à Falster : il s'agit des affaires relatives aux loyers et aux taxes foncières. Ces procédures étaient engagées à l'initiative des percepteurs et, étant donné les conditions dans lesquelles vivaient les paysans de Falster, il ne faut pas s'étonner de ce qu'elles aient constitué une proportion très notable des procédures engagées par la puissance publique.
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