Published online by Cambridge University Press: 11 October 2017
L'Affaire Dreyfus, comme l'Amédée d'Ionesco, est un cadavre qui pousse. Du moins pourrait-on le croire. Comment s'en débarrasser? C'est la question que bien des livres qui en traitent semblent se poser ; et de conclure qu'il n'y a pas d'Affaire Dreyfus. Mais bientôt un nouveau livre paraîtra pour enterrer à nouveau un mort si terriblement vivace.
Deux petits ouvrages publiés en 1960 font preuve d'un louable désir de présenter le sujet sous un jour nouveau, tous deux destinés d'ailleurs au grand public ; le compte rendu en serait donc rapide, s'ils ne posaient l'un et l'autre, quelques problèmes importants qui débordent leur propos.
page 1141 note 1. Giscard D'Estaing, Henri, D'Esterhazy à Dreyfus. Paris, Pion, 1960, 180 pages;Google Scholar
page 1141 note 2. Boussel, Patrice, L'Affaire Dreyfus et la Presse, Paris, Colin, A., coll. « Kiosque ». 1960, 272 pages.Google Scholar
page 1142 note 1. Miquel, Pierre, L'Affaire Dreyfus. Paris, P.U.F. « Que sais-je î », 1960, 127 pages.Google Scholar
page 1143 note 1. Paléologue, Maurice, Journal de l'affaire Dreyfus, Paris, Pion, 1955, 275 pages.Google Scholar
page 1150 note 1. C'est nous qui soulignons.
page 1150 note 2. On contesterait mal d'autre part qu'un choix de textes soit déjà une intervention. Veut-on présenter le document-en-soi, épuré de toute interprétation î II faut encore l'assembler dans une réunion qui n'altère pas par contre-coup la totalité de ses intelligibilités possibles. La préférence accordée dans ce livre à des articles à sensation se particularisant par leur violence, leur rareté ou leur pittoresque, aboutit bien en définitive à reconstruire une « réalité quotidienne » qui est propre à l'auteur. 1. Le livre s'appuie sur l'idée implicite que la somme des infoimations peut reproduire la totalité objective du fait. Ce principe, il est licite de s'en réclamer à la rigueur, lorsque, d'une part, on cherche à retrouver une succession d'événements simples et que, d'autre part, on utilise à cette fin le plus large éventail de presse possible. Ainsi procède Alfred Gbosskr dans Hitler, la presse et la naissance d'une dictatvrc, A. Colin, « Kiosque », 1959, 203 pages. Il faut dire que le livre est plus qu'une chronique. Certes ilreconstitue grâce à la presse, l'enchaînement des faits qui ont marqué l'avènement d'un régime : rien d'essentiel n'a échappé aux journalistes ; mais il analyse aussi bien la presse d'une époque à la lumière des événements ; il retrace surtout l'histoire d'une conscience, celle que la presse mondiale (et avec elle son public ; mais à quel degré mesurable ?) eut de la progression d'une grave circonstance : le sérieux et la pénétration de l'observation, que traduisent des informations très ajustées à la réalité des faits, et des commentaires pertinents, en témoignent. — Par contre, la méthode fait contresens lorsqu'elle s'applique non plus à l'évolution de faits saisissables, mais à un débat ou une crise du type de l'affaire Dreyfus. L'ensemble des informations, concernant une émotion collective, ne témoigne plus alors que du degré de passion auquel atteignent, dans la presse et par elle, les consciences.
page 1155 note 1. Graham Sumner, William, Folkways. A study of the sociological importance of usages, manners, customs, mores and morals, New York, 1959, in-8°, vii-692 p.Google Scholar ( 1re édition, 1907).
page 1156 note 1. Janne, Henri, « Les classes sociales : l'approche marxiste et la notion sociologique d'out-group », Cahiers Internationaux de Sociologie, 1960 (xxix), p. 75–89.Google Scholar
page 1156 note 2. Jean Lhomme, « La notion de pouvoir social », Revue Economique, juillet 1959, p. 481-500 ; du même auteur, voir aussi La grande bourgeoisie au pouvoir (1880-1880). Essai sur l'histoire sociale de la France, Paris, P.U.F. 1960.
page 1156 note 3. Quand elle ne pourra plus raisonnablement soutenir Esterhazy, la presse antidreyfusarde découvrira qu'il n'était pas Français. Des officiers parleront de lui comme d'un « rastaquouère dans l'armée française ».
page 1157 note 1. Pour revenir aux notions d'in-group et d'out-group, nous ne croyons pas qu'elles représentent, comme l'affirme Henri Janne, un enrichissement du concept de classe sociale. Ces catégories ne se confondent pas. Réduire le phénomène de la lutte des classes à un cas particulier de dichotomie entre un in-group bourgeois et Vout-group des travailleurs, c'est méconnaître la nature exacte des rapports sociaux dans l'Occident industriel aux xixe et xxe siècles. Leur réalité se définit en termes d'économie, non de psychologie. Ils s'inscrivent dans des rapports de production et de propriété. Les groupes sociaux se placent à un tout autre niveau. La preuve, c'est qu'un in-group constitué (c'est le cas des groupes nationaliste ou raciste) peut souvent recouvrir et noyer des intérêts rivaux, de profondes oppositions de classes.
page 1158 note 1. On pourrait analyser de la mima façon la thématique de la presse dreyfusarde. Dans tous les domaines, les citations sont aisées à aborder à un niveau utile d'interprétations d'ensemble.
page 1158 note 2. C'est penser, en d'autres termas, que la presse joue un rôle important dans l'évolution, en cours à ce momant, qui devait faire passer du public à la masse, avec tout ce que W. Mills veut exprimer d'antinomies entre ces termes, in Wright Mills, C., Thepower élite, New York, Oxford University Press, 1959, 425 pages;Google Scholar — cf. chapitre 13, The mass society.
page 1159 note 1. Le terme d'Intellectuels naît avec l'Affaire Dreyfus. Dans une crise liée aux structures de la société, il vient naturellement. Son apparition révèle qu'aux yeux de certains contemporains, la nature des forces en conflit se posait bien en termes de sociologie. Premier sociologisme répandu, et première réaction de défense. Ainsi de Brunetière, conservateur intellectuel et antidreyfusard : « Le seul fait que l'on ait récemment créé ce mot d’ « intellectuels » pour désigner comme une sorte de caste nobiliaire, les gens qui vivent dans les laboratoires et les bibliothèques — ce fait seul dénonce un des travers les plus ridicules de notre époque ». (Cité par P. Miquel, p. 58.)
page 1162 note 1. Pour tout ce développement, cf. Wright Mills, ouvr. cit., ibid.
page 1166 note 1. Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, recueillis par Georges Charbonnier. Paris, Plon-Julliard, 1961 (p. 37-46).
page 1167 note 1. L'année en cours a vu paraître un nouvel essai sur l'Affaire. Dans l'Affaire sans Dreyfus, Paris, A. Fayard, 1901, 576 pages, Marcel Thomas a voulu faire oeuvre de solidité et de pertinence ; avec succès. Un travail considérable a épuisé la masse énorme des documents, des plus connus aux plus inaccessibles. Nous avons là, sur l'affaire de contre-espionnage, sur sa genèse policière et judiciaire, une mise au point décisive, la plus digne de confiance â ce jour. Mais cette affaire sans Dreyfus n'est pas pour autant une Affaire traduite avec ses dimensions sociologiques, éthiques et politiques. Ici encore, l'essentiel reste caché.