Parmi les traditions que les intellectuels de l'Antiquité tardive ont voulu faire survivre, on pense d'abord à l'idée d’Imperium, soit la nostalgie d'une unité de tous les peuples, garante de la paix, et aussi à la paideia, l'héritage culturel prestigieux qu'on chercha à préserver ou à restaurer. Mais il était une autre tradition que les Anciens et leurs héritiers immédiats de la fin de l'Antiquité estimaient indispensable à toute vie civilisée : c’était la civitas/polis, hors laquelle, selon une opinion millénaire, ne pouvait exister que la barbaria. Ce point fut négligé par les historiens de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles qui, suivant Edward Gibbon, Montesquieu, Fustel de Coulanges et Theodor Mommsen, décrivirent un processus radical de décadences des cités, dont ils situèrent le départ fort tôt dans l'histoire impériale romaine. Ils avaient affirmé un déclin spectaculaire des villes à partir de Commode, devenues à l’époque romaine tardive des bourgades, ce que les historiens et les archéologues de la deuxième moitié du XXe et du début XXIe siècles ont vigoureusement contesté créant ainsi un nouveau paradigme, faisant fond sur les textes historiques, juridiques et patristiques, et mettant en exergue la pertinence du phénomène civique pendant l'Antiquité tardive. Dans certaines régions, comme l'Afrique du Nord, de nombreux documents, et surtout des inscriptions, attestent la permanence des traditions municipales classiques traduites dans le souci de l'entretien du patrimoine monumental urbain, la pratique de l’évergétisme, en particulier pour les spectacles, et le goût des notables pour les honneurs civiques. L'attention portée à ces multiples sources met en question l'image qui avait prévalu par les historiens de l’École positiviste, celle d'une cité exsangue, simple unité administrative tyrannisée par un État constantinien et/ou théodosien fortement centralisé qui instaure une sorte de Zwangsstaat, minée de l'intérieur par la puissance grandissante de l’Église. Qu'advint-il, toutefois, de cette survie de la cité classique durant les derniers siècles de l'Antiquité ?
Nabil Kallala, professeur émérite d'histoire ancienne à l'Université de Tunis, nous présente ici une vaste enquête de terrain qui essaie de répondre à cette question. Suivant une démarche braudélienne de longue durée, ce volume propose d’étudier l'histoire de la ville de Ruspina du Ier siècle av. J.-C. au VIIe siècle ap. J.-C., en d'autres termes de la fin de la période républicaine à l’époque protobyzantine. Un volume préparatoire laisse deviner, depuis quelques années déjà, la gestation et l'achèvement de cette synthèse d'histoire et d'archéologie. Le public savant avait d'abord eu le privilège de lire un long essai portant sur l'histoire de la ville à l’époque libyco-punique (Kallala Reference Kallala2021). Trois années après, le lectorat africaniste découvrait du même auteur, un volume consacré cette fois à l’époque romaine et post-romaine.
Le livre est subdivisé en trois parties : 1) Ruspina sous la République romaine (25–92) ; 2) Ruspina à l’époque impériale (95–246) ; 3) Ruspina vandale et byzantine (251–377), et en dix chapitres précédés d'une préface d'Azedine Beschaouch (7–10) suivent une conclusion (379–82), une liste des abréviations utilisées (383), une bibliographie (384–95), une postface de Yann Le Bohec (397–401), une table des figures (403–11) et une table des figures des ossements (415–16). L’écriture, constamment élégante et sans affection, est toujours d'une grande densité. Suivant la même méthodologie qui avait permis d’étudier le site d'Althiburos (Kallala et Sanmartí Reference Kallala and Sanmartí2011 ; Kallala et al. Reference Kallala, Sanmartí and Belarte Franco2016 ; Reference Kallala, Sanmartí and Belarte Franco2017), l'auteur parvient ici non seulement à étudier les traces archéologiques d'une ville de la Byzacène mais d'examiner avec minutie l'importance du fait urbain dans ce site.
Après une utile introduction situant Ruspina dans son contexte géographique et proposant un état des lieux (15–22), l'auteur commence par rappeler que la cité fut la première ville africaine à se rallier à Jules César après son débarquement en 47 av. J.-C. Il note par la suite qu'aucun texte ancien ne la mentionne en tant qu’oppidum liberum au lendemain de la guerre civile. Cette observation lui permet d'avancer l'hypothèse que Ruspina a obtenu le statut de ville libre juste après la troisième guerre punique (25–35). Suivant les analyses de Charles Saumagne, il suppose que le territoire laissé aux peuples libres dans le Byzacium était plus vaste que ce qu'admet la tradition. Ce point de vue est confronté aux textes juridiques, autrement à la Lex agraria (26). Cette loi, attestée par l'inscription CIL I2, 585, traite de la répartition et de la privatisation de l’ager publicus dans la péninsule italienne et dans les provinces (lire à ce propos Girard et Senne Reference Girard and Senne1977, 107–26 ; Develin Reference Develin1978). Dans sa première partie, concernant les terres publiques en Italie, la loi décrit d'abord cinq catégories différentes de terres déclarées privées, avant d'identifier d'autres types de terres qui étaient et devraient rester publiques. Dans la deuxième partie, relative aux terres en Afrique et en Grèce, la loi établit des règles concernant principalement les terres de pâturage et la vente publique des terres, qui devaient alors être déclarées privées. Cependant, la question reste ouverte de savoir si Ruspina a obtenu le statut de ville libre avant César. Le texte de la loi agraire de 111 av. J.-C. qu'on le cite ici, « . . . quo pro agro loco ager locus com]mutatus redditusve non erit; extraque eum agrum, quei ager intra finis populorum leiberorum Uticensium H[adrumetinorum T]ampsitanorum Leptitanorum Aquillitanorum Usalitanorum Teudalensium, quom in ameicitiam populei Romani proxumum… » (lignes 79–80), semble direct et claire. Cela renforce encore plus la proposition de Jehan Desanges qui pense, en se basant sur une lecture critique de la Naturalis historia de Pline l'Ancien, que le ralliement de Ruspina à Jules César lui valut juste après le statut de cité libre (5.25 : oppidum liberum Ruspina).Footnote 1
L'examen de l'auteur sollicite toutes les sources disponibles relatives à son sujet. Son propos dépasse de loin la seule histoire administrative et envisage une étude des transformations du modèle civique en Afrique, à travers une étude de cas. Commençant par utiliser le texte du Bellum Africanum (37.2) du Pseudo-César, l'historien tunisien – qui rappelle le fait que César, assiégé par les Pompéiens, tenta près de cette ville une grande bataille, qui resta indécise – confirme définitivement la localisation de Ruspina à Henchir Tennir, situé sur un plateau à quelques kilomètres de la mer dans la presque-île de Monastir. Il développe par la suite l'idée que son statut juridique de civitas libera lui permettait de conserver ses magistratures préromaines et de vivre selon ses propres droits civiques (63–92). Cela veut dire que jusqu'au début du principat, la position de la ville relevait d'un acte unilatéral de Rome, qui accordait des privilèges, mais sans les garantir par un traité.
L'intérêt principal du chapitre suivant (95–142) réside dans son apport méthodologique, qui pourrait généraliser la recherche et l’élaboration de critères plus fins dans les études futures. L'auteur y propose d'examiner l’état des connaissances portant sur l'histoire municipale de Ruspina. Conscient du fait qu'on ignore tout de l'histoire de cette ville après César en raison de la pauvreté de la documentation, Kallala avance l'hypothèse que la ville a connu un processus de municipalisation sous le Haut-Empire et qu'elle prospérait jusqu’à le premier tier du IIIe siècle ap. J.-C. Cette hypothèse semble séduisante, et rappelle d'ailleurs la philosophie générale de la politique municipale de l'Empire romain en Afrique durant les trois premiers siècles. L'importance de cette localité – qui se trouvait sur une voie romaine importante reliant les villes du Sahel – plaide en faveur d'un statut municipal romain, que les documents épigraphiques et numismatiques analysés dans le livre permettent de le supposer, mais sans toutefois pouvoir le confirmer. La principale difficulté réside dans la rareté des sources. Il est par conséquent très ambitieux et courageux de vouloir justement relever ce défi scientifique en centrant le propos d'une étude d'ampleur et de qualité sur ce le statut juridique de Ruspina. La carence des sources épigraphiques et archéologiques est expliquée, dans des lignes bien faite (99–110), par le raz-de-marée qui a eu lieu le 21 juillet 365 en Méditerranée, provoquant des dommages considérables en Afrique comme ailleurs.
Selon Kallala, Ruspina était impliquée dans les affaires politique de l'Empire, au point de participer à la révolte des Gordiens (143–49). Réfléchissant cette crise de 238 ap. J.-C., l'auteur l'explique par la réaction de la bourgeoisie thysdritaine qui devait aboutir à porter le vieux proconsul d'Afrique, Gordien, sur le trône impérial. Il est désormais démontré de manière convaincante – et contrairement à ce qu'affirme Aurélius Victor (De Caesaribus, 26.1) – que cette crise fut à l'initiative de civils qui dirigèrent le mouvement jusqu’à ce que Gordien III occupe seul le trône impérial, dernier épisode d'un semestre riche en rebondissements. Nous ne reviendrons pas ici sur le détail et l'analyse de l'ensemble des événements qui ont déjà fait l'objet de nombreux travaux. Mais cette crise a nécessairement entraîné les militaires à prendre position dans la lutte qu'a engagée le « parti sénatorial » contre le pouvoir de Maximin.
Le sujet abordé dans le chapitre qui suit est lié au terrain. L'auteur tourne son attention aux données matérielles qui permettent d’étudier l'occupation humaine et la délimitation du site (151–246). Après avoir indiqué que peu de choses sont connues du site avant 1987, l'auteur signale que le dossier archéologique s'est enrichi après cette date grâce à ses prospections entreprises dans le cadre du projet de la Carte nationale des monuments historiques et des sites archéologiques dans lequel il a réalisé la feuille topographique qui couvre Monastir-Ruspina (CNSA, 1 : 50.000, Sousse, site 062.096). En archéologue réputé, il note que le périmètre urbain de Ruspina, qui ne semblait pas d'une grande superficie, atteste une certaine prospérité pendant le Haut-Empire (151–68).
L'accent est mis ensuite sur les thermes romains de ville (169–246). L'auteur propose de les dater de la fin du IIe et/ou du début du IIIe siècle. Les salles de ces édifices balnéaires ont fourni beaucoup d’éléments de mosaïques et de fragments d'enduits peints. Il y a également abondance de fragments de marbre, en place ou en fragments déplacés. La gestion de l'eau dans la région n'empêchait pas les Ruspinanses de conserver un des éléments essentiels de la vie de loisir des villes et des agglomérations, quel que fût leur statut juridique.
La dernière partie du livre (251–355) vise à rassembler la documentation existante pour qu'elle soit accessible aux chercheurs travaillant sur le monde des morts dans l'Antiquité. Dans un premier temps, l'auteur décrit les différentes tombes de la nécropole de Skanès qui date de l’époque vandale et du début de l’époque byzantine. La documentation mise à jour dans ces pages permet d’étudier plusieurs aspects des pratiques funéraires en Afrique et d'examiner les différents types de sépulture attestés en relation avec la typologie en usage. Les découvertes faites sont impressionnantes : le matériel comprend en outre des objets divers – notamment de la céramique – et un important catalogue de squelettes et de crânes a pu être élaboré.
L'ouvrage se termine par une étude dédiée aux derniers temps de Ruspina (357–77). La ville semble souffrir pour la fin de l'Antiquité d'une double difficulté. D'une part, rares sont les sources tardo-antiques qui la mentionnent. D'autre part, les vestiges trouvées, souvent constitués de spolia et jugés moins significatifs et moins esthétiques, que ceux de la ville du Haut-Empire, ont été négligés voire simplement démontés. Un dépôt de monnaies de 34 pièces dispersées à était découvert à la D'khila, à l'entrée de Skanès-Monastir. Il comprend une majorité de nummi de bronze qui datent de la période allant de 360 à 450. Cette collection monétaire comprend également deux pièces de l’époque byzantine dont un Dékanoummion de l'empereur Justinien, frappée dans l'atelier monétaire de Carthage entre 547 et 549 et un demi follis datant de 643–647, et non pas de 610–650 comme le relève l'auteur (368).
Contrairement à plusieurs cités africaines, Ruspina perd son dynamisme urbain à partir du dernier tier du IVe siècle. Cette situation est sans doute liée au très violent séisme du 365 dont les conséquences, en particulier dans les provinces romaines d'Afrique, sont toujours débattues par les historiens et les archéologues (voir, par exemple, Lepelley Reference Lepelley1984 ; Jacques et Bousquet Reference Jacques and Bousquet1984 ; Di Vita Reference Di Vita1990 ; Fentress et Wilson Reference Fentress, Wilson, Dupuis, Fauvinet-Ranson, Goddard and Inglebert2021). Après cette date, le nom de la ville n'apparaît que dans la Cosmographie de l'Anonyme de Ravenne mais il ne figure nulle part dans les documents de l’Église africaine. Pour toute l'Antiquité tardive, nous n'avons aucune information portant sur la présence chrétienne dans cette localité qui ne fut pas d'ailleurs le siège d'un évêché. Il n'empêche que la vacance du pouvoir épiscopal – qu'il ne faut donc pas confondre avec l'effacement total de l'autorité de l’Église – était bien loin de correspondre à une situation religieuse favorable.
La présentation matérielle de l'ouvrage est de qualité. Les coquilles sont rares, et les relever serait faire injure à l'auteur. Néanmoins, j'avoue ma perplexité devant l'expression « Lower Antiquity » (17) qui n'existe pas pour parler de l'Antiquité tardive. À moins que je m'abuse, « Dark Age » aurait été préférable dans le contexte de cette phrase. En effet, depuis les études innovantes de Peter Brown (Reference Brown1971 ; Reference Brown1978), on présente l'Antiquité tardive comme une période de profonds changements. Le vieux monde classique en perte de vitesse avait cédé la place à un nouveau monde au sein duquel le fait religieux joua le rôle moteur (sur les cités de l'Afrique du Nord à cette époque, voir en particulier Leone Reference Leone2007 ; Reference Leone2013).
On félicitera l'auteur d'avoir su réunir dans ce volume un nombre important de document inédit. Amplement illustré – 403 photos (noir et blanc et en couleur), 18 cartes dont deux antiques issues de la Tabula Peutingeriana (98), sept plans et sept dessins –, l'apport archéologique et historique de cet ouvrage est considérable par son ampleur et sa précision. Cette brève recension ne peut donc donner qu'une idée imparfaite de la richesse de ce travail qui ouvre des perspectives innovantes pour la recherche sur l'urbanisme en Afrique romaine et tardo-antique.