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Roni Weinstein, Joseph Karo and Shaping of Modern Jewish Law: The Early Modern Ottoman and Global Settings, Londres/New York, Anthem Press, 2022, 256 p.

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Roni Weinstein, Joseph Karo and Shaping of Modern Jewish Law: The Early Modern Ottoman and Global Settings, Londres/New York, Anthem Press, 2022, 256 p.

Published online by Cambridge University Press:  30 December 2024

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Abstract

Type
Mondes juifs médiévaux et modernes (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Sortir enfin l’histoire des Juifs de son isolement : souvent répété mais pas toujours suivi d’effet, ce mot d’ordre, sous diverses formes (refus de considérer l’historiographie juive comme une historiographie « de niche », désir d’abattre les murs du « ghetto historiographique », etc.), est parfaitement mis en œuvre par le livre de Roni Weinstein, historien des cultures juives à l’époque moderne que l’on connaît notamment pour ses travaux sur le mariage des Juifs d’Italie, la kabbale ou encore la sexualitéFootnote 1. Son dernier livre, Joseph Karo and Shaping of Modern Jewish Law, accomplit cette « sortie du ghetto » d’une façon différente de ce que font souvent les travaux allant dans le même sens. Il ne se contente pas d’aborder les questions dont il traite en faisant en sorte (ou en formant le vœu) que les historiens en reconnaîtront l’intérêt et la portée générale et il ne se contente pas non plus de comparer son objet à des objets comparables – même s’il fait tout cela. Il inscrit en outre avec constance et érudition cet objet dans un contexte tout à la fois ottoman, arabe et de culture majoritairement musulmane, montrant que les productions culturelles qu’il étudie sont aussi un aspect de ce contexte et rompant ainsi avec une certaine tendance à concevoir comme autonomes les traits majeurs de la vie juive.

Cet objet, ces productions, ce sont le Beit Yossef (La Maison de Joseph) et le Shulhan Arukh (La Table dressée), deux codes législatifs d’un immense renom rédigés par Joseph Karo, un Juif né à Tolède en 1488 et qui, après l’expulsion des Juifs d’Espagne (1492), a vécu l’essentiel de sa vie dans l’Empire ottoman, en Roumélie puis, durablement, à Safed, en Galilée, dans le nord de l’État d’Israël actuel, où il s’est établi vers 1535 et où il est mort en 1575.

Le livre n’est donc pas une biographie de Karo, mais une présentation des modalités du fonctionnement de ces deux codes et des modalités et des raisons de leur succès, remarquable par son extension chronologique (ils sont aujourd’hui encore, à près de cinq siècles de leur composition et de leur impression, la référence en matière de halakha, c’est-à-dire de droit juif et de pratique de ce que l’on peut, faute de mieux, appeler le judaïsme) et géographique (l’œuvre de Karo a réussi à surmonter les frontières internes au judaïsme, très porté au localisme, notamment celle qui sépare judaïsme séfarade et judaïsme ashkénaze). Ce n’est même pas vraiment, on l’aperçoit déjà, un livre d’histoire du droit en ce que son auteur ne s’intéresse pas directement au contenu juridique pour lui-même, mais en tant seulement qu’il est parvenu à contribuer à la « formation du droit juif moderne » (« shaping of modern Jewish law ») et, du même coup, à jouer un rôle décisif dans le changement de la société juive, ottomane et globale.

« Ottomane et globale » car, dans cette ambitieuse présentation, l’auteur défend fondamentalement une thèse qui est annoncée, elle, par la fin du titre de son livre : « The Early Modern Ottoman and Global Settings » (que l’on pourrait traduire par « le cadre ottoman et mondial à l’époque moderne »). L’idée est que, si le travail de Karo s’inscrit dans l’histoire de la halakha et fait l’objet d’une réception favorable dans le monde juif, le contexte juif et l’héritage halakhique ne suffisent pas à expliquer l’histoire que l’auteur expose : il faut s’efforcer d’intégrer ces codes dans des traditions non juives, dans la civilisation ottomane et même dans un contexte eurasiatique. Effort qui n’est jamais démenti, tout au long du livre et de ses neuf chapitres, et qui permet de saluer l’ouvrage comme une nouvelle pierre apportée à un édifice dont une description est esquissée aux pages 4-9 : après la première génération des maîtres fondateurs a cours une approche sociologique et anthropologique de l’histoire de la halakha, approche qui considère moins qu’avant les productions halakhiques comme émanant d’un milieu clos produisant une loi observée par tous. Les interactions et la connexion de la halakha au monde alentour se trouvent au cœur de ce projet.

L’une des principales idées illustrant cette thèse centrale est celle d’un parallélisme – on trouve parfois dans le livre la métaphore de l’écho – entre l’ensemble composé par Karo et l’immense effort législatif accompli sous le sultan Soliman le Magnifique (1520-1566), surnommé « le Législateur » (le Kanuni), contemporain de Karo. Il existait donc un modèle central, centralisateur et législateur ottoman dont Karo s’inspirait et auquel il participait, d’une certaine façon. La dimension ottomane est cruciale dans le livre, on l’aura compris, mais l’auteur n’oublie pas que Safed n’est pas dans le monde turc, dans le centre ottoman de l’empire, mais en Terre sainte (du point de vue des Juifs) et dans le Bilad al-Sham (Grande Syrie), province arabe de l’Empire ottoman.

Cette thèse centrale est défendue au fil des chapitres thématiques fort variés qu’a retenus l’auteur, qui entraîne le lecteur de la « canonisation » ambitionnée et obtenue par Karo (le canon étant défini de stimulante manière comme ce qui est lu différemment) à l’instauration à Safed de sa domination et d’une cour de justice internationale, de l’étude attentive du préambule de son texte à celle du titre de maran (« notre maître »), unique dans le monde juif mais comparable à des titres portés par divers érudits musulmans de haut rang, en passant par des analyses approfondies de controverses politiques sur l’ordination rabbinique (semikha) ou sur l’obligation faite à une cour de justifier son jugement auprès des plaignants, sans oublier l’évocation du rapport intime quoique surprenant à première vue entre les approches juridique et mystique, l’une et l’autre pratiquées par Karo, qui fut aussi l’auteur d’un « journal mystique » (mystical diary), le Magid Meisharim.

En somme, si on les cherche – et que l’on a l’érudition et la capacité linguistique pour les trouver –, les lieux d’interaction et de ressemblance avec l’islam sont légion. L’auteur propose par exemple une remarquable lecture « ottomane » du préambule du Beit Yossef, lecture que plusieurs points permettent, comme la centralité de loi, y compris dans la définition de l’identité collective, et l’unicité de la loi (il n’y a pas de place pour la diversité). De là découle l’effort fait par Karo pour déterminer la loi juste en s’appuyant sur trois autorités (le Rif, acronyme de R. Isaac al-Fasi, 1013-1103 ; Moïse Maïmonide, 1138-1204 ; et le Rosh, acronyme de R. Asher ben Yeḥiel, ashkénaze établi en Espagne, 1250-1327) par lui retenues comme supérieures (et qui, pour les deux dernières d’entre elles, ont produit des compilations juridiques). Mais cela ne suffit pas : produisant une méthode pour établir la loi, Karo élabore une hiérarchie des autorités rabbiniques et forme un avis par comptage des opinions.

Revenons à la dimension ottomane : ce préambule n’est pas, tant s’en faut, le seul point où le « cadre ottoman » constitue le cadre efficient d’interprétation. Ailleurs, exposant la discussion par Karo du précepte selon lequel on peut demander au juge d’expliciter le raisonnement sur lequel s’appuie le verdict qu’il a rendu, l’auteur affirme que « le fonctionnement du système juridique ottoman contemporain est à l’origine de la discussion » sur cette règle (p. 181). La thèse de l’influence et de la compénétration court dans le livre entier et ne s’incarne peut-être nulle part mieux qu’avec le rapprochement entre Karo et la figure du Şeyhülislam (en français parfois translittéré cheikh al-Islam), érudit et ouléma détenant une position éminente, officier nommé par l’État et dont règles et décisions sont chargées de l’autorité déléguée du sultan. Un homme détenant en somme l’autorité de l’État et pouvant répondre par oui ou par non – or Karo s’oppose à la demande de justification du raisonnement du juge. On retrouve le Şeyhülislam dans le chapitre conclusif quand, parmi les nombreux lieux où s’observe cette marque ottomane du travail de Karo, à côté de la figure d’un souverain universel, de la volonté de rénovation, de la réforme de la religion, de la sanctification du souverain, de la centralisation de la justice, de l’affirmation d’une hiérarchie dans la justice, etc., on trouve enfin « le rôle dominant du Grand Mufti, en charge de l’ensemble du mécanisme et de l’articulation entre les positions juridiques officielles » (p. 232).

La singularité de Karo n’est pas dans le principe même de son travail : si le monde ashkénaze rejette longtemps la tentation de procéder à une compilation juridique définitive, il n’en va pas de même dans le judaïsme séfarade, en particulier le judaïsme espagnol, si convaincu de sa supériorité et auquel appartient Karo. Des codes y ont déjà été produits, notamment par les grandes autorités que nous avons citées plus haut (parmi eux, évoquons au moins le grand œuvre de Maïmonide, le Mishneh Torah, composé vers 1170-1180). Les deux codes de Karo s’inscrivent du reste dans un plus large phénomène où une écriture accessible encyclopédique et populaire est en vogue. Ils recèlent pourtant une part de nouveauté : l’auteur montre bien que, en cette matière comme en maintes autres, Karo poursuit des choses déjà esquissées, voire entreprises, mais en y ajoutant toujours quelque chose de nouveau et de plus ambitieux, notamment en créant une loi plus globale qu’avant et appliquée par une cour plus internationale qu’aucune autre (« Karo cherchait à établir une cour de justice internationale – la première dans la tradition juive depuis la période gaonique de la fin de l’Antiquité », p. 203).

Car son ambition et sa vision grandiose sont un autre moteur de son travail : Karo écrivait animé par l’utopie de l’unification de la communauté juive de son temps. Il visait à l’universel, tout comme… l’Empire ottoman. Le contexte local joue dans ce dépassement : Safed bataille avec une autre métropole juive, Salonique, et profite du déclin de Jérusalem pour s’imposer comme un enjeu de tout premier plan (on lit page 139 que « la bataille pour Safed était une bataille pour le contrôle religieux et culturel de tout l’œkoumène juif »)Footnote 2. Divers facteurs expliquent cette suprématie : le haut niveau d’érudition talmudique (« l’érudition dans la Torah et le Talmud », p. 122), qui entraîne la confluence d’enseignants et d’élèves venant de loin et issus de parties diverses du monde juif ; l’animation d’un réseau de collecte de dons charitables pour tous les nécessiteux de Terre sainte ; ou enfin la présence de cours de justice à visée internationale. Le prestige de Safed, tel du moins que le rêve Karo, dépasse donc la Terre sainte, l’Arabistan, le Bilad al-Sham, l’Empire ottoman, et même les frontières de l’islam.

Le succès des codes tient donc beaucoup au contexte et aux accomplissements de Karo, à ses combats et à ses succès pour obtenir cette position prééminente après la mort de R. Jacob Beirav (1474-1546), en s’imposant contre le disciple préféré de celui-ci, Moïse de Trani (1500-1580). Aidé de ses nombreux élèves (peut-être jusqu’à 200), appuyé sur les yeshivot (académies talmudiques) qu’il dirige au moins nominalement, au nombre de cinq, Karo diffuse ses jugements et ses œuvres, et impose ses institutions de justice – diffusion qui doit beaucoup à un medium nouveau et puissant, l’impression, et qui se poursuit après sa mort, au point que Karo occupe dans le judaïsme contemporain une place considérable, quoique sans doute méconnue hors des limites du monde juif concerné de près par l’observance.

On peut regretter que le livre ne fasse pas assez d’efforts pour toucher, précisément, un cercle de lecteurs aussi large que possible : on pense à la mise en page, trop serrée et dénuée de vraies marges, qui rend difficile la lecture (l’auteur n’y est pour rien), ou, pour parler du fond, à une certaine négligence à l’égard de l’effort pédagogique – n’aurait-on pu s’attendre que l’auteur exposât en quelques pages la structure et le propos de ces deux codes, le Beit Yossef et le Shulhan Arukh, ainsi que ce qui les différencie ? Ou bien, plutôt que des explications éparpillées pour tel ou tel mot (le midrash ici, et cela peut encore s’entendre ; ou le ‘iyyun, là, une méthode qui est décrite à la page 57 comme le deep reading, la « lecture approfondie », définition lapidaire et qui, surtout, vient plusieurs pages après la première occurrence du terme), n’aurait-on pu trouver un glossaire et, dans le même ordre d’idées, un index des noms ? Bref, le livre aurait pu aider ses lecteurs à le suivre dans des chemins difficiles et, pour beaucoup, inhabituels.

Il délaisse aussi en partie voire en tout, certaines questions importantes : l’utopique ambition de Karo n’a-t-elle pas été partiellement réalisée ? Il est un peu question de sa fortune au chapitre 9, mais ce n’est pas suffisant si l’on songe que nul, aujourd’hui, dans le monde juif orthodoxe, n’oserait aller frontalement contre son avisFootnote 3 : évoquer la réalisation du projet, le succès de Karo, fût-il posthume, est hors de la chronologie mais non pas du cadre du livre, nous semble-t-il. Délaissée aussi, faute peut-être de documentation, une approche relevant moins de l’histoire de la pensée, des textes et du déploiement des idées politiques que de la société et de la matérialité : cela ne contribuerait-il donc pas à expliquer Karo ? Quels acteurs, quels fonds, quels imprimeurs ont œuvré à un succès qui ne saurait être tout à fait individuel, malgré le prestige du nom ? On referme le livre sans le savoir. Ce sont là des remarques qui n’enlèvent pas sa valeur à cet ouvrage. Comme tout livre à thèse, il prête à discussion et peut-être trouvera-t-on un peu systématique, voire forcée, la thèse de l’inscription des codes de Karo dans le cadre ottoman et global : elle est largement convaincante et indéniablement stimulante. Ce livre remarquable ouvre à l’historiographie juive – et globale tout à la fois, c’est la thèse – des horizons nouveaux et passionnants.

References

1. Voir Roni Weinstein, Marriage Rituals Italian Style: A Historical Anthropological Perspective on Early Modern Italian Jews, Leyde, Brill, 2003 ; id., Kabbalah and Jewish Modernity, Oxford, The Littman Library of Jewish Civilization, 2016 ; id., Juvenile Sexuality, Kabbalah, and Catholic Reformation in Italy: Tiferet Bahurim by Pinhas Barukh ben Pelatiyah Monselice, Leyde, Brill, 2009.

2. Sur la reconfiguration de la géographie du monde juif après l’expulsion, voir en particulier Jonathan Ray, After Expulsion: 1492 and the Making of Sephardic Jewry, New York, New York University Press, 2013.

3. Dans les nombreux travaux sur la postérité de Karo dans les milieux juifs orthodoxes, voir pour commencer Edward Fram, The Codification of Jewish Law on the Cusp of Modernity, Cambridge, Cambridge University Press, 2022 (voir, dans le présent numéro des Annales HSS le compte rendu de cet ouvrage par Evelyne Oliel-Grausz, p. 536-542).