Je tiens ici à remercier Frederick Cooper, Christelle Dumas et David Todd d’avoir consacré du temps à lire et commenter mon livreFootnote 1, et suis honoré qu’ils lui aient trouvé quelques qualités. Même si le nombre d’années et l’effort dédiés à un travail n’offrent aucune garantie de valeur, ce livre est le produit d’une recherche de longue haleine s’étalant sur près de vingt ans. Ce travail de longue durée a été rendu possible grâce au système de recherche publique français et a impliqué une petite équipe de collègues et co-auteurs – en particulier Yannick Dupraz et Sandrine Mesplé-Somps – à qui je souhaite une nouvelle fois rendre hommage. Si ce livre améliore, comme je l’espère, notre connaissance collective de l’histoire de la colonisation française, il ne constitue qu’une étape. Il soulève ainsi de nouvelles questions, et je rejoins mes trois commentateurs dans leur souhait que d’autres travaux, en France et ailleurs, s’attaquent à celles-ci. Plutôt que de m’adresser tour à tour à mes trois collègues, j’ai pensé utile de revenir sur les thèmes qu’ils ont abordés, regroupés en quatre sections : conquête et contrôle militaire ; peuplement et institutions ; exploitation et non-développement ; décolonisations. Avant cela, je me permets toutefois quelques remarques méthodologiques.
Comparaisons et tests
Je suis heureux qu’à la fois un historien des empires, une économiste du développement ainsi qu’un historien de la mondialisation et de l’inscription internationale de la France saluent l’approche comparatiste que j’ai adoptée entre colonies, entre empires et entre périodes. Les comparaisons entre colonies d’un même empire nous apprennent d’autres choses que l’étude de cas individuels, en révélant soit des similitudes sous-estimées, soit des variations significatives. Les rapprochements possibles renvoient souvent à la doctrine du colonisateur, quand les écarts ont plutôt trait aux particularités des économies et sociétés colonisées. Ces comparaisons sont l’occasion d’approcher autrement le programme du colonialisme français et, comme le dit D. Todd, de mettre en doute certaines lectures biaisées et autres fantasmes. Tel que le souligne F. Cooper, elles aident aussi à mieux saisir le rôle des colonisés dans l’histoire. C. Dumas relève encore qu’elles permettent, en particulier, d’interroger les différences entre colonisation de peuplement et colonisation de pure extraction. Les comparaisons entre les colonies françaises et les autres colonies, européennes ou non, pour peu qu’elles soient menées avec la rigueur nécessaire, sont aussi instructives. Comme y insiste D. Todd, elles questionnent notamment les différences entre les colonialismes français et britannique. La domination coloniale a été suffisamment globale, et les circulations intra-impériales suffisamment répandues, pour qu’il soit important de considérer le plan d’ensemble, sans généraliser hâtivement à partir d’un seul cas. Cependant, les politiques coloniales ont dû composer avec des sociétés colonisées qui ne sont pas restées passives et ont subi, de ce fait, des variations dans l’espace et dans le temps.
Cette volonté comparatiste exige la construction de statistiques historiques méthodologiquement homogènes sur plus d’un siècle et de nombreuses régions du monde. Les métriques utilisées doivent bien sûr être critiquées – elles sont d’ailleurs empreintes d’incertitudes que j’espère avoir suffisamment soulignées ; multiples, elles offrent toutefois des angles d’observation qui tantôt se complètent les uns les autres, tantôt apportent des nuances. Si quelques compétences statistiques sont nécessaires à la construction des métriques quantitatives, un minimum de conscience historique, anthropologique et sociologique est aussi souhaitable pour éviter de grossiers artefacts. La logique qui m’a guidé a été de partir de questions simples au premier regard : l’empire a-t-il coûté cher au contribuable ? Sinon, comment s’est-il financé ? À qui a-t-il profité et jusqu’à quel point ? Les administrations coloniales atteignaient-elles leurs objectifs ou étaient-elles contournées de toutes parts ? La colonisation a-t-elle engendré du « développement » et, si oui, où, quand, comment ? Par rapport aux autres colonisateurs, le colonisateur français a-t-il procédé autrement, a-t-il eu une incidence différente et dans quel domaine ? Et ainsi de suite. La construction de tests permettant de trancher ces questions m’a finalement souvent conduit à retravailler conceptuellement les questions posées au départ, trop brutes ou trop vagues. Les métriques alors utilisées ne sont pas considérées pour leur qualité absolue, mais pour leur adéquation au test concerné. Si elles doivent être critiquées, c’est dans leur capacité à informer la question posée. Si toutes les mesures ont des biais et des imprécisions, ces défauts ne suffisent pas forcément à entacher les conclusions obtenues.
Conquête et contrôle militaire
Comme l’a montré D. Todd dans son livre Un empire de velours, la perte des grandes colonies du Nouveau Monde (Canada, Louisiane et Haïti) par la monarchie des Bourbons et l’Empire napoléonien n’a pas enterré les ambitions impériales et coloniales de la FranceFootnote 2. Des projets de « colonisation nouvelle » en Afrique sont formulés dès la fin du xviiie siècle. Les comptoirs algériens de La Calle et de Bône, comme la petite colonie du Sénégal, sont vus par certains comme des bases de rebond prometteuses. De ce point de vue, la conquête précoce d’Alger en 1830 n’est pas uniquement le produit d’un imbroglio diplomatique inopiné et d’un calcul politique de Charles X. Alexis de Tocqueville ne tarde d’ailleurs pas à saluer la conquête de l’Algérie comme une composante de la renaissance françaiseFootnote 3. Les doctrines coloniales sont cependant encore hésitantes. Sachant que la formule d’une colonie esclavagiste à fort rendement comme Haïti (Saint-Domingue) est désormais interdite, les dirigeants de la Restauration et du Second Empire oscillent entre promouvoir l’émigration de peuplement (Nouvelle-Calédonie, Algérie pour certains) ou la limiter (Algérie pour d’autres), entre l’administration directe (Cochinchine) ou le régime du protectorat (Cambodge, voire Mexique). Chaque formule a ses partisans, des colonistes et anticolonistes, indigénophiles et indigénophobes. Comme l’explique F. Cooper, notamment dans L’Afrique dans le monde, la principale motivation de l’expansion coloniale est la préemption : s’emparer de territoires à la place de ses concurrentsFootnote 4. Tandis que la France et l’Allemagne rattrapent progressivement leur retard sur la puissance industrielle et militaire qu’est la Grande-Bretagne, le « Scramble for Africa » (partage de l’Afrique) constitue bien sûr la meilleure illustration de cette logique. En 1890, retiré des affaires et peu avant sa mort, Jules Ferry fait l’apologie de la politique coloniale qu’il a conduite, en s’appuyant sur ce même argumentFootnote 5.
Il importe, selon moi, de percevoir que l’avidité préemptive se combine à une très forte ignorance des potentiels économiques des pays. Personne ne sait ce que les prises coloniales rapporteront, mais si d’aventure elles devaient se révéler profitables, il vaudrait mieux qu’elles ne soient pas chez la concurrence. C’est plus tard seulement qu’on pourra faire le bilan des déceptions et des bonnes surprises. À ce titre, avec F. Cooper, on peut dire que le politique, en ce qu’il assume d’ouvrir la voie et de payer les coûts d’installation, domine l’économique. Comme le souligne D. Todd, à tout le moins, les colonies fournissent de la chair à canon. L’emploi de nombreux soldats indigènes non seulement dans les deux guerres mondiales, mais aussi de façon circulaire dans les guerres coloniales de conquête, de « pacification » et d’indépendance a certes conféré une rentabilité strictement militaire à la colonisation. Dans l’analyse coût-bénéfice des empires pour la métropole, la prise en compte de la levée de troupes indigènes d’un côté, et des dépenses de la Marine de l’autre constitue un exercice presque impossible et qui a déjà fait débat, notamment entre Patrick O’Brien et Paul Kennedy sur le second pointFootnote 6, ainsi que le rappelle D. Todd. Les contrefactuels fournis par l’Allemagne, les États-Unis ou le Japon suggèrent seulement que la taille de la Marine n’était pas mécaniquement déterminée par celle des possessions colonialesFootnote 7. Par ailleurs, quelles que soient les dépenses militaires surnuméraires engendrées par le contrôle des colonies, on peut dire sans se tromper qu’elles n’étaient pas généreusement consenties pour le bénéfice des colonisés, et qu’elles ne compteraient aujourd’hui pas comme de l’aide au développement. Tandis qu’une grande majorité était payée par la métropole dans le cas français, une générosité toute relative certes, rappelons que l’Inde britannique payait une large partie de ses dépenses militaires sur son propre budget.
Peuplement et institutions
Pour préempter aussi vite que possible, la IIIe République a fait feu de tout bois, inventant des combinaisons originales : protectorat avec peuplement (en Tunisie et au Maroc) ; trois protectorats sans peuplement sous un gouvernement général unique (en Indochine) ; une colonie à peuplement limité (réunionnais notamment) après annulation du protectorat (à Madagascar) ; enfin, deux fédérations de douze colonies « pures » (l’Afrique-Occidentale française et l’Afrique-Équatoriale française), en préservant toutefois un statut particulier pour les anciennes quatre communes du Sénégal. Sur le plan des originalités juridiques s’ajoutent même les « mandats » de la Sociétés des Nations, de « type A » pour la Syrie et le Liban, de « type B » pour le Cameroun et le Togo. Ces formules sont le produit complexe des contraintes imposées par la diplomatie internationale, des rapports de force politiques en France, et des caractéristiques des sociétés colonisées.
De ce point de vue, les institutions coloniales ne se limitent pas à l’opposition peuplement/extraction mise en exergue par Daron Acemoğlu, Simon Johnson et James A. Robinson (AJR)Footnote 8, cités par C. Dumas. Plus généralement, l’analyse institutionnaliste de ces auteurs mélange sans discussion le colonialisme dans le Nouveau Monde, par des monarchies mercantilistes et esclavagistes, avec celui dans l’Ancien Monde, par des États-nation industriels. La seconde phase du colonialisme européen n’a jamais engendré, in fine, une émigration de peuplement aussi forte qu’en Amérique, où celle-ci s’est tragiquement combinée au choc épidémique et aux massacres responsables de la disparition d’une proportion très élevée de la population amérindienne. Par ailleurs, AJR ne fournissent aucune mesure objective des institutions coloniales, se contentant de présumer que le niveau de protection des droits de propriété observé aujourd’hui en découle partiellementFootnote 9. De surcroît, leurs données sont trop limitées pour considérer un pluralisme institutionnel ou la complémentarité de certaines dimensions des institutions avec les contextes locauxFootnote 10. Bien d’autres problèmes affectent encore la solidité de la thèse d’AJRFootnote 11. Dans le cas français, le fait que la colonisation de peuplement se soit principalement effectuée au Maghreb illustre le problème d’identification causale soulevé par Angus DeatonFootnote 12 et d’autres : les conditions sanitaires y étaient sans doute plus propices pour les colons (argument d’AJR), mais ces pays méditerranéens étaient également plus prospères dès le départ. C’est le Vietnam qui a reçu le moins de colons et qui était le plus densément peuplé (argument du second papier d’AJR sur les « revers de fortune »Footnote 13), et pourtant celui-ci est en passe de rattraper puis dépasser les ex-colonies du Maghreb en revenu par habitant. En Afrique, les deux principales colonies de peuplement française et britannique, l’Algérie et l’Afrique du Sud, sont les plus riches du continent. Or l’Égypte, qui n’a pas reçu beaucoup de colons britanniques, est aussi riche que l’Algérie, le Maroc ou la Tunisie, et une bonne partie des descendants des colons sont restés en Afrique du Sud, avec leur capital physique et humain, tout comme certaines de leurs institutions favorables à la propriété privée, mais aussi extrêmement inégalitairesFootnote 14. En définitive, les conditions méthodologiques d’une comparaison instructive ne sont pas remplies dans les études AJR.
Partout, l’espace stratégique de l’administration des colonies ne se réduit pas à une simple opposition colonisateurs/colonisés, mais doit aussi prendre en compte les rapports entre métropole/colons ou expatriés/colonisésFootnote 15. L’Algérie, gérée de façon presque autonome par ses colons à partir de 1900, n’est pas très loin de la formule de l’Union sud-africaine, devenue dominion britannique à partir de 1910. Le protectorat laisse plus de marges de manœuvre aux élites marocaines et tunisiennes. F. Cooper souligne à juste titre que le gouvernement indirect (indirect rule), théorisé notamment par Lord Lugard pour le Nigeria britannique, est aussi pratiqué à sa façon par le colonisateur françaisFootnote 16. Aucune colonie ne peut être gérée depuis la métropole sans intermédiaires locaux. Même dans les colonies de peuplement, l’administration a besoin de s’appuyer sur des élites rurales subalternisées, aghas et caïds. Dans les autres colonies, elle recherche l’aide des notables locaux, chefs ou mandarins, à moitié fonctionnarisés dans le cas français, placés à la tête de « native authorities » semi-autonomes dans le cas britannique. Enfin, même en l’absence d’une population significative de colons, la délégation d’autorité à des landlords locaux n’est pas sans conséquence sur la répartition foncière, par exemple dans le cas des zamindars en Inde britanniqueFootnote 17. L’accès des élites foncières ou commerciales autochtones aux marchés d’exportation est en outre contraint par les maisons de commerce et les entreprises européennes. Au Vietnam, les plantations de caoutchouc sont aussi largement réservées aux investissements français.
Exploitation et non-développement
Préempter le maximum de pays, puis les contrôler avec le minimum de coûts, en prélevant les ressources fiscales nécessaires sur place, grâce à différentes formules de « contrôle indirect ». Enfin, si possible, « gagner beaucoup en produisant peuFootnote 18 », selon la formule d’un administrateur français épinglée par F. Cooper. Un empire bon marché montre non seulement que, sauf dans les derniers moments, l’empire a peu coûté au contribuable métropolitain (0,5 % du PIB français annuellement de 1830 à 1939, 3 % de 1946 à 1962, soit 1 % en moyenne), mais aussi qu’il a engendré des flux de revenus et de capitaux positifs vers la métropole sur l’ensemble de la période et notamment durant les quinze dernières années. Les calculs suggèrent que ces flux de retours ont pu atteindre une moyenne annuelle de 0,5 % du PIB français (0,3 % pour 1830-1839, 1 % pour 1946-1962 avec le retour des colons)Footnote 19. La consommation sur place des colons et expatriés français a pu elle-même représenter près de 1,5 % du PIB françaisFootnote 20. Ces acteurs mis à part, il est encore difficile d’identifier précisément les bénéficiaires de l’empire en métropole, mais ils constituaient sans aucun doute une minorité privilégiée, si bien que l’économie impériale a été sans surprise anti-redistributive, comme l’ont argumenté Lance E. Davis et Robert A. Huttenback dans le cas britanniqueFootnote 21.
À l’échelle de l’économie métropolitaine, il semble que les actifs investis dans l’empire français n’aient jamais représenté plus de 10 % de la richesse mobilière ; de même que le commerce colonial, ils ont servi de matelas de sécurité dans les périodes de crise, pendant les années 1930 et au début de la reconstruction d’après-guerre. Comme le souligne D. Todd, rien qu’avec l’Inde, l’empire britannique était beaucoup plus grand, et du coup presque mécaniquement plus important pour l’économie du Royaume-Uni : sept fois plus peuplé et au moins sept fois plus gros en revenu total, en 1913 comme en 1945. Calculée à partir des balances de paiements, la ponction coloniale, en proportion du revenu local, de l’Inde britannique (calcul d’Angus Maddison) pourrait avoir été similaire à celle de l’ensemble de l’empire français ; elle représente dès lors moins pour l’économie française, en proportion du revenu métropolitainFootnote 22. Les fortunes françaises ont néanmoins profité des autres colonialismes, par exemple en achetant des titres de mines d’or d’Afrique du Sud.
La France a-t-elle pratiqué une exploitation plus intensive que le Royaume-Uni de ses colonies, comme l’estime D. Todd ? Cela dépend des comparaisons effectuées. Si l’on prend l’Inde, il semble que la ponction vers la métropole a pu être similaire en moyenne, mais les Britanniques résidant en Inde (jamais plus de 0,5 % de la population) n’ont jamais capté la moitié du revenu du pays, contrairement à l’Algérie. Si l’on considère l’Afrique du Sud, la conclusion diffère fortement, la colonisation ne s’étant nulle part traduite par une convergence des revenus moyens entre métropolitains et colonisés, au contraire. Par ailleurs, il est difficile de trouver des différences marquées entre les anciennes colonies africaines, en 1960 ou en 2020, que ce soit en termes de revenu par habitant, de santé ou d’éducation. Le colonialisme français fut-il le plus prétentieux, au point que ses résultats médiocres en apparaissent encore plus déplorables, et sa gloriole plus hypocrite, ainsi que le suggère D. Todd ? La République française s’est imaginé avoir fait beaucoup mieux que les autres empires coloniaux européens en matière d’éducation et de formation des cadres, ce qui est une pure illusion cocardièreFootnote 23. Les responsables britanniques et français, aussi complices que concurrents, s’accusaient respectivement de paternalisme et de ségrégationnisme. Je ne me risquerai pas plus loin dans la comparaison des prétentions de la British Rule et de la mission civilisatrice à la française.
Décolonisations
Comme le dit F. Cooper, si le politique a dominé l’économique dans la conquête, ce fut probablement aussi le cas lors des indépendances. La montée irrépressible des revendications d’égalité et les mouvements nationalistes ont largement précipité les événements. En dehors des gouvernements coloniaux, il semble même que les chefs d’entreprise et les investisseurs aient eux-mêmes été pris de court. À cet égard, D. Todd a raison d’insister sur le fait que les réticences françaises à lâcher l’empire ont été plus prononcées que du côté britannique. S’il n’est pas directement traité dans le chapitre consacré aux comparaisons entre colonisateurs, ce point est évoqué à plusieurs reprises dans les deux derniers chapitres d’Un empire bon marché. Les autonomies concédées puis les indépendances plus précoces de l’Égypte, de l’Inde, et même du Ghana (Gold Coast) et de la Sierra Leone en témoignent. Dans l’après-guerre et lors de la guerre froide, la relation différenciée aux États-Unis et à l’URSS a aussi joué un rôle pour les deux anciennes puissances comme pour leurs anciennes colonies. Je ne crois pas avoir minimisé l’acharnement à préserver un pré carré français et même francophone, fondé en particulier sur la hantise d’une domination anglophone, ni les errements qui en ont découlé. Comme le dit D. Todd, rien que les données économiques (aide, commerce, investissement) montrent qu’il y a eu et qu’il y a encore une « Françafrique », bien plus qu’une « Britafrica », même si son volume a toutefois beaucoup dégonflé. Au Royaume-Uni, des fantasmes néo-impériaux de Global Britain semblent resurgir chez certains avec le Brexit, mais il n’est pas certain qu’ils auront beaucoup de suites. Dans mon livre, les données traitées relatives aux entreprises coloniales s’arrêtent malheureusement en 1962 ; il y aurait encore fort à faire pour connaître les évolutions du capital français dans les anciennes colonies – ce que les données disponibles permettent, bien qu’en demandant beaucoup de travail. Au-delà même, on peut former l’espoir de mieux retracer les heurs et malheurs de la construction du capital national, au gré des nationalisations ou africanisations postindépendance puis des privatisations post-ajustement néolibéral.
Quel que soit le colonisateur, les États issus des indépendances sont hybrides. Comme le dit C. Dumas, l’analyse de la « situation postcoloniale » doit chercher à comprendre comment la colonisation a transformé les structures des sociétés et quelles combinaisons nouvelles se sont formées et ont continué d’évoluer. Au sud du Sahara, l’expansion des cultures de rente que mentionne C. Dumas s’est vue accompagnée par la construction d’infrastructures qui déterminent aujourd’hui encore la fragmentation spatiale interne aux pays que souligne F. CooperFootnote 24. Comme ce dernier le rappelle aussi, un tel essor reposait surtout sur l’initiative de petits producteurs autochtones (arachide, cacao, café, huile de palme), même si la commercialisation fut monopolisée par des maisons européennes, et par la suite prise en charge par les États indépendants. Je ne suis pas convaincu que la méthodologie suivie par Nathan Nunn et Leonard Wantchekon (cités par C. Dumas) dans leur étude consacrée aux effets de la traite esclavagiste sur le « déficit de confiance » (mistrust) au sein des sociétés africaines permette réellement de progresser ; cette méthodologie est caractéristique d’une compression de l’histoire dont la vague récente des persistence studies (lancée par les articles AJR) a un peu trop abusé en économieFootnote 25. Il me semble qu’il faut préférer des analyses qui donnent toute leur place aux processus historiques, à partir de données ayant une véritable dimension temporelle (et non seulement une variation spatiale). En particulier, le moment charnière entre la fin de la période coloniale et le début des indépendances est sous-étudié. Comme C. Dumas, je regrette ainsi que l’on sache si peu de choses sur la redistribution des terres après le départ des colons. Pour suivre encore les remarques de F. Cooper et de C. Dumas, les recompositions des structures de classe et de la mobilité sociale méritent d’être examinées en détail, les données permettant plus qu’on ne le croit, comme le montre l’étude récente des élites de Sierra Leone par Yannick Dupraz et Rebecca SimsonFootnote 26. De même, pour aller au-delà d’une première analyse de la décolonisation de la fiscalité des États brossée dans Un empire bon marché, il sera utile de mesurer comment le contenu distributif des politiques publiques a évolué dans le temps.
C. Dumas axe la fin de son commentaire sur la question des nouvelles formes pensables de coopération Nord-Sud. À la suite de F. Cooper dans L’Afrique dans le monde, j’ai pour ma part voulu dire à ce sujet qu’en dehors des modalités de l’aide au développement, la question de son organisation internationale depuis les indépendances n’a cessé d’être problématique. La globalisation politique onusienne d’après-guerre a privilégié la souveraineté formelle d’États-nations, aussi fragiles et artificiels soient-ils, et les relations bilatérales. Parmi ces dernières, la relation d’aide entre anciennes colonies et métropole est truffée de difficultés évidentes, qui ont tendance à éclater au grand jour dans le cas « françafricain ». L’évolution de l’Union européenne s’est orientée selon un axe Ouest-Est faisant l’impasse sur les rapports Nord-Sud, hémiplégie qui a probablement à voir avec une décolonisation inachevée. Il en ressort que les partenariats eurafricains et euro-méditerranéens ne sont ni assez construits ni assez ambitieux pour traiter la vastitude des problèmes partagés : commerce, mouvements de capitaux, fiscalité, industrialisation, climat, épidémies, migrations, démocratie politique et sociale, etc. Entre le big push (ou impulsion massive) d’un « aidez-nous plus » (et mieux) évoqué par C. Dumas et le « exploitez-nous » (à la limite) soulevé par F. Cooper, un intermédiaire serait peut-être à trouver. On connaît le célèbre aphorisme de l’économiste keynésienne Joan Robinson : « La misère d’être exploité par les capitalistes n’est rien comparée à celle de ne pas être exploité du tout. » Albert O. Hirschman soutenait par ailleurs que l’économie du développement n’avait de sens que dès lors que des « bénéfices mutuels » pouvaient être envisagés dans les relations entre pays riches et pays pauvresFootnote 27. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces bénéfices mutuels n’ont jamais vu le jour avec le colonialisme européen.