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90 ans d’éditoriaux (1929-2017)

Published online by Cambridge University Press:  04 August 2021

90 ans d’éditoriaux

Cette section regroupe tous les éditoriaux publiés dans les Annales depuis leur fondation, en 1929, sous le nom d’Annales d’histoire économique et sociale, jusqu’à l’annonce du nouveau partenariat noué avec Cambridge University Press, en 2017. Viennent aussi s’y glisser quelques introductions de numéros spéciaux particulièrement significatives : en tout vingt-neuf textes, d’inégale longueur, qui dessinent le portrait en pointillé d’une revue bientôt centenaire. Leur lecture continue permet de mesurer les innovations, les reprises, les écarts, voire les reniements à mesure que se succèdent les générations et que se renouvelle le comité de rédaction. Inédit en anglais comme en français, ce recueil donne surtout à lire une autre histoire de l’« école des Annales », à partir des positions prises dans la revue, et non dans des textes publiés ailleurs et sans lien organique avec elle. Ainsi peut-on espérer dépasser une vision mythifiée de la revue comme « école », aussi célèbre qu’elle est méconnue dans son fonctionnement concret.

Ninety years of editorials

Ninety Years of Editorials

This section gathers all the editorials that have been published in the Annales, from the creation of the journal in 1929 under the masthead Annales d’histoire économique et sociale to the announcement of the new partnership with Cambridge University Press in the first issue of 2017. A few particularly significant introductions to special issues have also been included. In total, these twenty-nine texts of unequal length sketch a portrait of a journal that has now existed for nearly a century. Reading them as a whole gives an idea of the innovations, gaps, turns, and even retractions as subsequent generations have replaced earlier ones and the editorial board has changed. This is the first time these editorials have been published as a collection, in French or in English: as such, they tell an alternative story of the “Annales school,” based on the positions taken in the journal itself rather than in disparate texts published elsewhere. We hope this helps in moving beyond a “mythologized” vision of the journal as a famous “school” whose concrete workings have nevertheless remained in the shadows.

Type
Editorial
Copyright
© Éditions de l’EHESS

À nos lecteurs

Annales d’histoire économique et sociale , 1-1, 1929, p. 1-2

Grâce à la largeur de vues d’un grand éditeur, grâce à un concours de collaborateurs français et étrangers, dont l’empressement a été pour nous une joie et un encouragement, nos Annales, dessein depuis longtemps mûri, peuvent paraître aujourd’hui et tenter d’être utiles. Nous en remercions les auteurs véritables.

Encore un périodique, et qui plus est, un périodique d’histoire économique et sociale ? Certes, nous le savons, notre revue, dans la production française, européenne ou mondiale, ne vient pas la première. Nous croyons pourtant que, à côté de ses glorieuses aînées, elle aura sa place marquée au soleil. Elle s’inspire de leurs exemples, mais elle apporte un esprit qui lui est propre.

Historiens l’un et l’autre, ayant fait sensiblement les mêmes expériences et tiré d’elles les mêmes conclusions, nous sommes, depuis longtemps, frappés des maux qu’engendre un divorce devenu traditionnel. Tandis qu’aux documents du passé les historiens appliquent leurs bonnes vieilles méthodes éprouvées, des hommes de plus en plus nombreux consacrent, non sans fièvre parfois, leur activité à l’étude des sociétés et des économies contemporaines : deux classes de travailleurs faites pour se comprendre et qui, à l’ordinaire, se côtoient sans se connaître. Ce n’est pas tout. Parmi les historiens eux-mêmes, comme parmi les enquêteurs que préoccupe le présent, bien d’autres cloisonnements encore : historiens de l’antiquité, médiévistes et « modernisants » ; chercheurs voués à la description des sociétés dites « civilisées » (pour user d’un vieux terme dont le sens chaque jour se modifie davantage) ou attirés au contraire par celles qu’il faut bien, faute de meilleurs mots, qualifier soit de « primitives », soit d’exotiques… Rien de mieux, bien entendu, si chacun, pratiquant une spécialisation légitime, cultivant laborieusement son propre jardin, s’efforçait néanmoins de suivre l’œuvre du voisin. Mais les murs sont si hauts que, bien souvent, ils bouchent la vue. Que de suggestions précieuses, cependant, sur la méthode et sur l’interprétation des faits, quels gains de culture, quels progrès dans l’intuition naîtraient, entre ces divers groupes, d’échanges intellectuels plus fréquents ! L’avenir de l’histoire économique est à ce prix, et aussi la juste intelligence des faits qui demain seront l’histoire.

C’est contre ces schismes redoutables que nous entendons nous élever. Non pas à coups d’articles de méthode, de dissertations théoriques. Par l’exemple et par le fait. Réunis ici, des travailleurs d’origines et de spécialités différentes, mais tous animés d’un même esprit d’exacte impartialité, exposeront le résultat de leurs recherches sur des sujets de leur compétence et de leur choix. Il nous paraît impossible que d’un tel contact les intelligences averties ne tirent pas rapidement les leçons nécessaires. Notre entreprise est un acte de foi dans la vertu exemplaire du travail honnête, consciencieux et solidement armé.

Les Directeurs

Au bout d’un an

Annales d’histoire économique et sociale , 2-5, 1930, p. 1-3

Une seconde année commence pour nos Annales. Allons-nous, longuement, dresser le bilan de la première ? Nous avons mieux à faire. Et d’abord, à remercier ceux par qui l’œuvre projetée s’est réalisée. Envers tant d’amis et de collaborateurs qui, de tous les pays, de tous les milieux, sont venus nous apporter le fruit de leur travail, leurs conseils, leurs critiques plus précieuses que de molles sympathies, nous n’avons qu’un moyen de nous acquitter : chercher à mieux faire.

Sur le terrain dès l’abord défini, notre effort se poursuivra : mais en s’élargissant. Dans le changement même qu’apporte ce numéro à ce qui fut la structure première de la revue, nos lecteurs liront, s’il leur plaît, une volonté résolue de progrès.

Comme précédemment, chaque fascicule s’ouvrira par trois ou quatre études originales. De plus en plus, aux collaborateurs qui nous les donneront, nous demanderons deux choses. L’une, de s’élever au-dessus de l’érudition pure ; elle a ses organes, parfaitement adaptés à leur fonction ; mais leur fonction n’est pas la nôtre. L’autre, d’aborder de plus en plus résolument l’étude des faits contemporains, indispensables à l’intelligence, à la connaissance même des faits passés : en dépit de quelques amicales remontrances, nous persistons à le penser.

Notre enquête sur les plans parcellaires, dès le premier jour, a constitué un des traits originaux de la revue. Ce trait, accusons-le plus fortement. Dégageons l’enquête de l’information, et sachons en varier l’objet. Dans les numéros qui vont venir, nous en ouvrirons trois.

L’une, technique. Elle fera pendant aux recherches sur les cadastres, qui, d’ailleurs, n’ont pas dit leur dernier mot. Soucieux d’aménagements rationnels, de documentation et de continuité, les chefs des grandes entreprises modernes se posent, on le sait, la question de leurs archives. Partout, mais de préférence là où l’élan économique est le plus vigoureux : aux États-Unis, par exemple, et en Allemagne. En améliorant leurs instruments de travail, ces hommes de pratique, du même coup, préparent aux historiens d’admirables récoltes. Un domaine où le monde des affaires et celui de l’histoire se trouvent collaborer, n’est-il pas fait pour que, dès aujourd’hui, nous nous y installions ?

La seconde de nos enquêtes touche à de plus grands problèmes, mais qui se posent, eux aussi, et pour les techniciens et pour les savants. Parlant des changes, à qui, personnellement, il vient de consacrer des études historiques d’une féconde nouveauté, un de nos collaborateurs, André-É. Sayous, l’écrivait ici même avec autorité : « Si on avait mieux connu l’histoire économique, la situation contemporaine eût été élucidée plus rapidement. » Ce qu’il écrit des changes, avec combien de raison ne l’écrirait-on pas de ce problème des prix qui s’est posé, qui se pose encore devant nous avec ampleur – mais qui s’est posé dans l’histoire à d’autres qu’à nous, avant nous, avec la même ampleur ? Ce n’est pas, certes, à le résoudre, c’est à en mieux définir les termes et à montrer la voie à ceux qu’il irrite à la fois et passionne, que nous consacrons une part de nos efforts.

Enfin, plus large encore, plus susceptible d’intéresser, pour des raisons diverses, tous ceux qui cherchent dans nos Annales ce que nous voudrions qu’on y trouvât : les éléments d’une culture générale au sens vrai du mot – notre troisième enquête s’établira sur le terrain si mal défriché de l’histoire sociale.

Parmi tant d’institutions que des souffles brutaux ont presque achevé de jeter à terre, il y a quelques années, il en est une, dans nos vieilles sociétés d’Europe, qui pose de multiples problèmes, les uns purement historiques, d’autres sociologiques, d’autres psychologiques. Comment est née, comment a évolué, comment est morte la noblesse ? Quelles traces subsistent, dans les divers pays où elle fut florissante, de son existence ancienne et de son prestige ? Quels rapports a-t-elle noués et, dans la mesure où elle subsiste, noue-t-elle encore avec d’autres classes sociales, en particulier avec cette bourgeoisie qui s’est portée son héritière ? Voilà ce que nous demanderons non pas seulement à des professionnels de l’histoire ou de la sociologie, mais à tous ceux, quelle qu’en soit l’origine, qui ont leur mot à dire sur des questions aussi complexes et qui touchent de si près à la texture intime de nos sociétés.

« La Vie scientifique », à l’expérience, nous a paru appeler un classement plus net et plus compréhensif. C’est sous sept rubriques désormais que se rangera une matière que nous souhaitons de plus en plus riche. D’abord les personnes : Économistes et historiens, et leurs réunions : Congrès et Centres d’études. Puis les outils : Statistiques, en tête, de plus en plus nombreuses et précises ; Musées, Expositions, et ce vaste domaine de l’Iconographie économique que nous sommes seuls jusqu’à présent à prospecter ; Archives et Bibliothèques ; Instruments de recherches, Périodiques, Publications courantes ; pour clore, quelques brèves Nouvelles. On notera l’apparition de deux sections toutes neuves. Inutile d’insister sur leur intérêt.

« Du Présent au Passé, à travers Livres et Revues » : ainsi s’intitulera dorénavant la partie critique de nos fascicules. Plusieurs de nos lecteurs ont bien voulu nous dire qu’aucune revue, dans notre domaine, ne donnait du travail international une image aussi complète et vivante. Mais le fil conducteur, à travers ces richesses, était-il assez visible ? Un classement plus rigoureux donnera satisfaction aux amis des Annales. En tête, les Problèmes d’ensemble, groupes de livres ou d’articles constitués autour de quelques sujets d’études particulièrement préoccupants. Puis les Questions de fait et de méthode : brèves mises au point, à l’occasion d’un livre ou deux. Enfin, la masse des Courriers Critiques, classés par sujets ou par régimes : de l’ordre, de la suite, mais point de cadre rigide ; c’est la force des choses, seule, qui fera naître, puis reparaître à plus ou moins fréquent intervalle, des rubriques assez variées pour embrasser, dans le présent et le passé, toutes les sociétés que nous pourrons atteindre.

Dans le pays par excellence des réalisations pratiques – nous voulons dire les États-Unis –, un nombre croissant d’institutions en témoignent : les hommes d’affaires s’aperçoivent qu’il n’est point de chefs sans culture, ni de culture sans étude objective du passé. Quant aux historiens, comment ne comprendraient-ils pas que seule l’intelligence du monde contemporain initie à la vie ? Mais pourquoi parler du passé et du présent ? La réalité est une. En faire toucher du doigt, à tous, l’unité, ce sera, demain comme hier, le but de nos Annales.

Les Directeurs

1er janvier 1930

À nos lecteurs, à nos amis

Annales d’histoire sociale , 1-4, 1939, p. 353-354

Ce que nous nous refusions à admettre comme possible, tout en le considérant comme certain ; ce que notre conscience repoussait comme le plus abominable et le plus vain des crimes ; ce que nous abhorrons si fort, qu’instinctivement nous nous refusons encore à lui donner son nom – le monstrueux est devenu réel.

L’équipe des Annales est dispersée. Des fondateurs, le moins âgé a repris sa place aux armées. Le secrétaire aussi, et les dernières recrues de notre Conseil de direction, et la plupart de nos collaborateurs. Moi, leur aîné, qui ne puis reprendre à leurs côtés le combat décevant et virilement indispensable – le combat de 1914 pour « tuer la guerre » – je n’hésite pas sur mon premier devoir : tant que ce sera possible ; tant que des ressources matérielles très limitées et que les événements vont encore restreindre, le permettront : faire la Revue. Seul s’il le faut. Mais je sais bien que je ne serai pas seul. Je sais, en particulier, qu’à recevoir leur revue en quelque cantonnement de repos, en quelque abri lointain, ceux qui sont partis pourront trouver joie et réconfort. C’est à eux, avant tout, que je penserai – à eux dont l’élan confiant m’a donné, dans ces dernières années, tant de raisons raisonnées d’espérer en l’avenir.

Travaillons. Et si un jour nous nous sentions prêts d’abandonner, si peu que ce soit, de notre objectivité – nous relirions simplement, pour nous inspirer de sa noblesse sereine, le discours de rentrée à Gand, après la guerre, de notre cher Henri Pirenne – à qui furent épargnés tant de spectacles tragiques depuis qu’il nous a quittés : « Ce que nous devons désapprendre de l’Allemagne » – c’est aujourd’hui, la même chose qu’hier. Mais au centuple.

Lucien Febvre

Paris, 10 octobre 1939

P. S. – Un mot d’administration. Nous avons adressé à tous nos abonnés français des cartes pour les prier de nous indiquer à quelle adresse ils souhaitent recevoir les Annales. Il est inévitable que beaucoup d’exemplaires de ce quatrième cahier de la Revue, s’égarent et ne rejoignent pas leurs destinataires. Nous avons fait tout le possible pour qu’il n’en aille pas ainsi. Que nos amis le sachent.

Faut-il ajouter aussi que tous ceux que la guerre n’a pas touchés et qui pourront nous envoyer leur réabonnement d’avance, nous rendront un grand service. Mais ce que nous voudrions surtout, c’est que nos correspondants de l’étranger nous aident, en diffusant notre revue, en étendant son rayon d’action, en accroissant le nombre de ses abonnés. Nous les en remercions d’avance. – Le siège de la Revue n’a pas changé d’adresse.

L. F.

Marc Bloch, fusillé…

Mélanges d’histoire sociale , 6, 1944, p. 5-8

Je romps enfin le silence, le douloureux silence que je garde depuis des semaines. Aucun doute ne subsiste plus dans mon esprit. Marc Bloch, extrait le 16 juin 1944, de la cellule où les Allemands l’avaient enfermé, au printemps, à Lyon, dans le sinistre Fort Montluc, a bien été fusillé avec 26 compagnons, 26 autres Français de bonne race, détenus comme lui par la Gestapo. Il a été fusillé dans un champ, au lieu-dit « Les Roussilles », sur le chemin de Trévoux à Saint-Didier-de-Formans, à quelque 25 kilomètres au nord de Lyon. 16 juin 1944 : c’était le temps où l’envahisseur sentait son départ proche, « vidait les prisons » et semait dans les campagnes, loin des villes, des cadavres de patriotes assassinés sans jugement et dont il s’acharnait à détruire l’identité…

L’heure n’est pas venue de dire ici, ni ce que furent ces derniers mois d’une vie si pleine de nobles travaux, si grosse de promesses escomptées par tous – ni ce que signifie, dans son ensemble, l’œuvre de ce grand savant, de ce haut esprit qui faisait tant d’honneur à cette Gelehrte Europa que, jadis, l’Allemagne respectait. Nous saurons rendre à Marc Bloch l’hommage qu’il mérite, mais qui ne libérera ni nos esprits, ni nos cœurs envers lui. J’utiliserai alors, pour faire plus digne de lui cette commémoration, la correspondance que nous n’avons cessé d’entretenir, lui et moi, pendant la guerre – aussi libre que nos humeurs l’exigeaient malgré les contraintes, aussi fréquente que les circonstances le permettaient. Je n’entends, pour l’instant, qu’enregistrer une perte, et quelle perte, s’il est vrai que, de tous nos grands morts de la Résistance, Bloch, peut-être, est le plus grand par l’esprit, le plus rayonnant par l’influence, l’un des plus forts aussi par l’énergie lucide. Cette perte française, je sais d’avance comme elle sera ressentie à l’étranger. Elle y fera naître les mêmes sentiments d’horreur qu’en France…

En 1939, malgré son âge (il allait avoir 58 ans quand il est mort), malgré ses hautes fonctions d’enseignement, malgré tant de raisons qu’il avait, lui, magnifique combattant de 1914, pour rester à l’écart d’une mobilisation qui ne lui imposait plus le strict devoir de partir – en 1939, très simplement, Marc Bloch avait repris l’uniforme. Attaché à un Q. G. d’armée, il s’était vu confier une lourde tâche : celle de diriger et d’assurer la distribution de l’essence dans une de nos grandes unités combattantes. Cette tâche, il la remplit jusqu’au bout, avec une autorité, une maîtrise et, quand il le fallut, un courage physique et moral exemplaires. Après quoi, réussissant à éviter la captivité, il rejoignit les siens dans le Centre. Ce fut pour connaître aussitôt l’amertume et la honte des persécutions qu’inaugura, sans haut-le-cœur, un régime qui eût déshonoré la France si un tel déshonneur eût dépendu de lui. Inscrit par ses collègues sur la liste des quelques membres de l’Enseignement Supérieur que les Allemands faisaient semblant, provisoirement, de ne point vouloir traiter exactement comme ils traitaient, d’emblée, tous ceux qu’ils excluaient d’un « aryanisme » que leurs excès, leurs cruautés sadiques, leurs abominables violations des droits les plus sacrés de la personne humaine, rendait aussi exécrable que possible – Bloch rejoignit d’abord, à Clermont-Ferrand, son ancienne Université de Strasbourg réfugiée dans la ville de Pascal. Il passa ensuite à Montpellier où, en dépit du mauvais accueil qui lui fut d’abord fait par un personnage à tout le moins timoré, il enseigna à la Faculté des Lettres jusqu’au jour où l’ennemi franchissant sa propre ligne de démarcation, Bloch reçut des autorités locales le conseil de partir sur l’heure : ce qu’il fît. Sur quoi, les gens de Vichy le révoquèrent ; et comme ils ne reculaient devant rien d’abject, ils l’incriminèrent « d’abandon de poste devant l’ennemi » ! On ne savait point que l’Allemagne, qu’ils servaient docilement, fut leur « ennemie ». Entre temps, les Allemands lui avaient volé, à Paris, toute sa bibliothèque, empaquetée soigneusement, mise en caisses, déménagée jusqu’au dernier livre comme peu avant l’avait été, de son côté, la bibliothèque d’un de nos autres grands savants et amis, Henri Hauser. Et je ne fais pas de dénombrements…

Alors, Bloch quitta la légalité. À son âge, avec une santé qui n’était point parfaite, avec un aspect assez reconnaissable pour qu’il lui fût difficile de passer inaperçu – il se jeta bravement dans cette vie clandestine de la Résistance, dont il est impossible, à qui ne l’a connue, d’imaginer les dangers, les fatigues, les continuelles alertes, les satisfactions également. Notons qu’il aurait pu, au lendemain de l’armistice, gagner les États-Unis, comme bien d’autres. On le lui offrait. Il pouvait se dire que, libre, il servirait bien la cause de son pays. Il s’arrangea, cependant, pour que son départ fût impossible. Il lui répugnait de quitter sa famille, son pays. Dès lors, tout pouvait se prévoir, et nous fûmes plusieurs, parmi ses amis, à le prévoir, en effet, et à le lui dire, vainement. Chassé de Montpellier, il devint à Lyon l’une des têtes d’un mouvement qui, malgré de sauvages répressions, devait aller sans cesse s’élargissant ; et Bloch y travailla jusqu’au jour où il fut capturé dans un grand coup de filet par la Gestapo.

Envoyé au Fort Montluc, ce grand savant, connu et respecté bien ailleurs que dans sa patrie, cet homme qui honorait la science et l’humanité, subit tous les outrages, toutes les violences que des brutes sadiques et déchaînées infligeaient à froid aux patriotes. Bestialement frappé au visage, roué de coups, les poignets presque brisés, soumis au supplice du bain glacé, il faillit périr de broncho-pneumonie. À l’hôpital, on le guérit. Il fut remis en prison. Entre temps, sa femme, qui partageait vaillamment ses périls et ses espoirs, mourait subitement à Lyon. Un de ses beaux-frères était fusillé et sa belle-sœur déportée. Ses enfants avaient gagné l’Afrique à travers l’Espagne ou se cachaient en France. Marc Bloch, dans sa cellule, restait calme, souriant et gai. Oui, gai. « II nous encourageait, raconte un de ses compagnons de captivité, il nous ranimait, il nous parlait de la France et de son passé, il ne désespérait jamais… » Et cependant, il n’avait pas d’illusions sur le sort qui l’attendait. À Lyon, on se préoccupait de le sauver, on combinait des plans d’évasion… Trop tard. Le 16 juin 1944, quand on vint l’extraire de sa cellule pour l’emmener mourir, très loin, dans l’anonymat – il était prêt. Il n’est pas mort seulement en martyr d’une patrie dont il connaissait, mieux que personne, l’éternelle grandeur. Songeant à ses dernières lettres, à ses dernières conversations, à cette épuration continuelle de sa pensée et de ses sentiments, j’ai envie de dire, je dis qu’il est mort d’une mort sainte.

Il est mort. Et je n’arrive pas encore à réaliser pleinement tout ce qu’impliquent ces trois petits mots. Pour la Science, pour la France, pour les Annales aussi et pour moi-même. Depuis 25 ans, Bloch se tournait vers moi dès qu’une difficulté grave se dressait devant sa conscience d’homme ou de savant. De la même façon, je me tournais vers lui dès que je sentais le besoin de m’adosser à un homme, à un ferme jugement d’homme. Nous nous heurtions parfois, si proches l’un de l’autre et si différents. Nous nous jetions à la tête, réciproquement, notre « mauvais caractère » ; après quoi, nous nous retrouvions, plus unis que jamais dans la haine commune de la mauvaise histoire, des mauvais historiens – et des mauvais Français qui furent aussi de mauvais Européens. Je reste là, maintenant, comme un arbre que la foudre a dépouillé d’une moitié de ses branches. Tant pis : je dis le mot que lui-même eût dit si nos destins eussent été intervertis : plus que jamais les Annales continuent. Ces Annales auxquelles jusqu’à son dernier jour de liberté, Marc Bloch n’a pas cessé de penser et de travailler, dérobant à son labeur harassant le temps d’écrire ces notes, ces dernières notes que je faisais passer, en dépit des censures, sous la signature de « M. Fougères »…

Les Annales continuent. Tant qu’elles dureront, quelque chose de Marc Bloch demeurera parmi nous, vivant, agissant, fécond.

Lucien Febvre

À nos lecteurs

Annales d’histoire sociale , 8-1, 1945, p. 3-5

Et voilà que, de nouveau, dans la balance des destinées humaines, le plateau des vies recommence à peser, tout de même, un peu plus que le plateau des morts. Voilà que, avec bien des hésitations, les peuples dans toutes les langues, ou presque, se réhabituent lentement à dire Liberté, Paix, Calme, Sécurité, Espérance, sans bien y croire encore. Voilà que, tant bien que mal, des lettres passent les mers et les frontières, des livres aussi, et que les fils rompus de la vie intellectuelle se renouent entre les continents. Voilà que les Annales reparaissent.

Les Annales, sans doute, n’ont pas cessé de paraître. Chaque année, depuis 1941, elles ont publié leurs deux fascicules d’articles, de notes critiques et de libres jugements. Mais qu’elles aient dû, depuis 1942, s’appeler Mélanges, pour pouvoir, grâce à ce titre anodin, se donner pour une publication « non périodique » et éviter ainsi les rigueurs policières que connaissaient précisément les périodiques – ce petit fait a dérouté quelques bibliothécaires trop esclaves de la lettre et détourné de leur lecture quelques amis un peu distraits. Et puis, après la Libération, il a fallu compter avec la crise du papier, les lenteurs d’une procédure en autorisation qu’on croyait tous les jours à la veille d’aboutir et qui, tous les jours, nous apportait de nouvelles déceptions ; il a fallu compter, également, avec les difficultés qui assaillirent nos imprimeurs, les lenteurs de la poste, mille autres inconvénients ; bref, la copie ramassée à la fin même de 1944 ne s’est vue imprimer qu’à la fin de l’année 1945 ; et nos abonnés ont dû se demander bien des fois pourquoi ces retards, à quoi, pendant les quatre années tragiques de l’oppression, nous ne les avions point cependant habitués.

Voici le cours repris. Et bien repris. Voici les Annales de nouveau en selle, et prêtes à parcourir le monde, avec plus d’entrain encore, plus d’élan que par le passé. Les voici, plus ambitieuses que jamais d’action utile, plus avides que jamais d’influence bienfaisante, plus résolues à grouper, autour du petit et résistant noyau des fidèles, un public élargi d’hommes qui veulent s’instruire, librement, sans doctrine étroite, sans catéchisme contraignant. L’heure n’est pas encore venue de définir leurs nouveaux buts d’action et de réalisation. N’insistons, aujourd’hui, que sur deux points seulement.

L’un, c’est que les Annales retournent à leur berceau. Elles sont nées en 1929, à la librairie Armand Colin, de notre désir commun, à Marc Bloch et à moi – et de la décision rapide et efficace d’un homme d’action, l’éditeur Max Leclerc. Elles repartiront pour une nouvelle vie, en 1945, à la librairie Armand Colin avec l’appui de la forte maison que maintient dans ses voies éprouvées la sagesse prudente de l’éditeur Jacques Leclerc. Dans la nouvelle union qu’elles concluent avec la vieille et puissante firme qui a doté la France de l’Atlas Vidal-Lablache, de la collection des Annales de Géographie, de tant d’éminentes thèses géographiques, de monuments comme l’Histoire de l’Art d’André Michel, l’Histoire de la Langue Française de Brunot, la Géographie Universelle de Vidal-Lablache – pour ne point parler de ce qui sort de notre domaine – les Annales trouveront un appui qui leur permettra sans nul doute d’augmenter puissamment leurs prises sur le monde, qui lit, qui étudie, et qui cherche dans l’histoire matière à réflexion et non point seulement à divertissement éphémère.

Mais (et ceci est le second point) – pour augmenter ces prises, les Annales seront amenées (et elles en acceptent l’idée avec joie) à mettre de préférence, et plus que par le passé, pendant quelque temps au moins, l’accent, ne disons pas sur le présent – mais sur la part la plus proche du passé. Pendant des années, nous avons tout ignoré du monde et de ses destins. Pendant des années, Français demeurés en France, nous avons tout ignoré de la France même et du travail qui s’opérait dans ses profondeurs. Nous revoici, en 1945 face à face avec une Terre, avec une patrie presque inconnue. Le pire serait que nous continuions à voir cette Terre et cette patrie avec les mêmes yeux qu’autrefois – sans savoir à quel point elles ont pu changer. Où va la France ? Où va le monde ? Questions primordiales. Nous nous les poserons en historiens. Mais nous nous les poserons, d’abord et avant tout. Ce qui ne veut pas dire que nous renoncerons à cette curiosité qui nous possède par ailleurs, de savoir comment la vie d’autrefois se déroulait – comment la connaissance que nous en pouvons prendre éclaire pour nous notre destin présent. Nous ne renoncerons pas à la formule des Annales ; nous n’y renoncerons jamais. Elles entendent conduire les historiens de vocation et de métier à s’intéresser activement – en historiens – aux spectacles du temps présent. Et, en même temps, elles veulent amener à s’intéresser au passé les hommes qui, de tout leur labeur, travaillent à forger l’édifice de ces temps. Telle fut, dès 1939, leur ambition. Telle reste, en 1945, leur espérance.

Passé, présent : c’est pour célébrer dans la personne d’un homme qui fut agissant dans sa vie et grand dans sa mort – et le culte du passé : c’était un historien, dans toute la force du terme – et le culte du présent : c’était un citoyen, et un Français, dans toute la noblesse de ces deux mots – que j’ai voulu que les Annales de 1945, constituassent, d’abord, et avant tout, un Hommage à Marc Bloch. À mon appel, des amis, des disciples de Marc Bloch ont répondu aussitôt. Leurs envois n’enrichissent pas seulement le capital des Annales. Par la variété même des questions qu’ils traitent, ils donnent de notre dessein d’hier, d’aujourd’hui et de demain, la meilleure des illustrations. Ils relient, de la façon la plus efficace – (et mieux que tous les discours du monde) – à notre passé, dont nous sommes satisfaits, un présent dont nous voudrions que notre pays et nos études puissent être fiers. À cela nos amis nous aideront. Nous le savons.

Lucien Febvre

Face au vent. Manifeste des Annales nouvelles

Annales ESC , 1-1, 1946, p. 1-8

Les Annales, depuis 1929, n’ont pas cessé de paraître. Les Annales de 1940 à 1945 n’ont jamais manqué à leurs lecteurs.

Pas une année, quelles que fussent les calamités qui fondaient sur la France et sur le monde, elles n’ont déserté, abandonné leur double tâche de science et d’éducation.

Les Annales continuent. Dans un climat nouveau.

Donc, avec des formules neuves. Et ce titre neuf, qu’on peut lire sur leur couverture.

« Quel amour du changement ! Vous vous êtes appelés d’abord Annales d’Histoire Économique et Sociale. Puis Annales d’Histoire Sociale. Puis Mélanges d’Histoire Sociale. Et vous voici maintenant ANNALES tout court, avec ce long sous-titre : Économies, Sociétés, Civilisations. »

Nous pourrions répondre que ces changements furent en partie fortuits. Mais pourquoi cet air de nous excuser ? Nous avons voulu, en 1939, Bloch et moi, des Annales vivantes – et j’espère bien que, longtemps encore, ceux qui prolongeront notre effort prolongeront aussi notre vouloir. Or, vivre c’est changer.

Nous admirons beaucoup, et il faut admirer, ces grandes revues qui s’installent sur un domaine du savoir avec la certitude tranquille, l’indifférente placidité d’une pyramide d’Égypte. Elles y sont. Elles y restent. De loin, elles offrent une belle image de majesté. Mais, après tout, les pyramides sont des tombeaux. Elles tiennent captif, au centre de leur masse, un mort illustre et momifié. Vive le ciment et le verre transparent ! Quand leur assemblage ne répond plus à des besoins nouveaux, on le jette à bas sans peine ni remords. On reconstruit. On repart. C’est une autre force : la force en expansion de ces grandes cités d’Amérique qui, tous les dix ans, rebâtissent leurs avenues et font peau neuve.

Les Annales changent parce que tout change autour d’elles : les hommes, les choses ; d’un mot, le monde. Déjà, celui de 38 n’était plus du tout celui de 29. Que dire du monde de 42 ou de 46 – qu’en dire qui soit juste et donc efficace ?

Car nous allons, communément, orchestrant le thème romantique des ruines. Nous allons décomptant les centrales électriques, les viaducs et les ponts, les quartiers de villes et les villages qui manquent à l’appel. Les yeux grands d’inquiétude nous ajoutons, tout bas : « Et la bombe atomique… Allons, le monde est ruiné ! » – Ruiné ? Il y a bien autre chose que les ruines, et plus grave : cette prodigieuse accélération de la vitesse qui, télescopant les continents, abolissant les océans, supprimant les déserts, met en brusque contact des groupes humains chargés d’électricités contraires – et les plus fondés, jusqu’à ce jour, à « conserver leurs distances », au moral comme au physique : contact brusque, court-circuit…

Voilà par quoi, essentiellement, notre monde est détruit. II est vital de s’en rendre compte. Qui n’a d’yeux que pour les ruines se console bientôt : « Patience… Un an, deux ans, dix ans et tout sera rétabli. Les stations du métro toutes rouvertes. Les viaducs restitués. Et des bananes chez tous les fruitiers. » – Fausse sécurité.

Pareillement, il y a une certaine façon de penser la vitesse qui nous égare aussi dangereusement : « Bah ! problème d’échanges. On l’a résolu pour les nations dans le cercle de leurs frontières. On travaille à le résoudre pour les continents. Eh bien, on le résoudra pour la planète entière ! Question de temps, d’études, de matériel. Surtout de matériel… » Illusion d’ingénieur. De politique aussi, entourée de fonctionnaires à qui, pour qu’ils sachent manier les hommes, on a bien appris l’algèbre.

Certes, il y a des problèmes techniques. Et des problèmes économiques. Mais pour l’avenir de l’humanité, le problème qui compte, c’est le problème humain. Celui qu’en 1932, rentrant d’une visite à l’Exposition Coloniale où j’avais vu se manifester, irrésistible, la hantise nouvelle, je posais en ces termes : « L’historien redescend vers la ville, méditant sur tout ce qu’ont produit déjà de dérèglements, dans l’histoire, les variations alternées des distances entre races, entre peuples : les unes, les distances matérielles, chaque jour se raccourcissant ; les autres, les distances morales, énormes, peut-être infranchissablesFootnote 1 . »

Tout le drame est là. Le drame de civilisation. Il s’annonçait en 1932. Il se joue en 1946.

« Nous autres, civilisations, nous savons bien maintenant que nous sommes mortelles. » Cette phrase eut un grand retentissement que Paul Valéry écrivait à la fin des années 20 – et qui d’ailleurs, pour l’historien, ne rendait pas un son bien neuf ; le vieux Ballanche, pour ne citer que lui, avait déjà dit la même chose, en 1817 : réflexion de sinistrés, ici et là. Mais Ballanche pouvait tenir un tel propos – Ballanche, citoyen d’une Europe prestigieuse, et qui se sentait, et qui se proclamait, en dépit des ricanements de Fourier, la terre civilisée par excellence. Valéry ? Déjà, au temps des Regards sur le monde actuel, le problème n’est même pas de savoir si notre civilisation, que nous continuons d’appeler la civilisation, va mourir. Mourir, mot noble, empreint de majesté tranquille et de naturelle sérénité. Le problème n’est même pas de savoir si notre civilisation va périr, assassinée. Il est de savoir quelle civilisation s’établira demain sur ce monde nouveau qui déjà s’élabore au fond du creuset.

Car une civilisation peut mourir. La civilisation ne meurt pas. Cet instinct des hommes, ce propre des hommes : se dépasser, prendre sa volonté comme tremplin, pour toujours sauter plus haut. Seulement, jusqu’à présent, c’est dans le cadre étroit de groupes limités qu’ils donnaient leur plus grand effort. Ils produisaient ainsi des civilisations de groupes, de tribus, de nations, de continents, même, ou de portions de continents. Des civilisations parquées. Demain, sans nul doute, pour la première fois et sauf catastrophe, ils présenteront sinon tout de suite une civilisation mondiale, la civilisation des terriens, épandue sur l’œkoumène, du moins une ou deux civilisations intercontinentales qui, grossies déjà de plusieurs civilisations locales, se prépareront, en s’affrontant, à s’absorber l’une l’autre.

Quelles seront les étapes de cet immense procès ? Quelles, les premières réussites partielles ? À quels niveaux successifs s’établiront-elles ? Que représenteront dans l’œuvre totale les apports des non Européens ? Que passera-t-il de notre civilisation dans ces civilisations à l’échelle du monde qui, peu à peu, se substitueront à elle ? Secret d’avenir. Comme on voudrait prévoir et, sinon savoir, deviner…

« Folies, tout cela. Et sous la plume d’un historien »… – Eh, sous la plume de qui voudriez-vous qu’elles viennent, ces notations d’histoire ? Car, enfin, que s’est-il passé, s’il vous plaît, en Europe, aux v e, vi e, vii e, viii e, ix e et x e siècles ? Quoi, sinon déjà, au milieu de convulsions sans nom, d’éboulements, de massacres, d’incendies intermittents mais prolongés, avec des rémissions et des reprises, une bataille de civilisations : barbares contre romaines, nordiques contre méditerranéennes, asiatiques contre européennes – une digestion de civilisations les unes par les autres. Au terme de quoi, toute fraîche, toute jeune, la civilisation chrétienne du Moyen Âge. Cette grande novation dont, hier encore, nous vivions uniquement. Dont nous sommes toujours saturés. Alors, mes « prédictions » d’historien ? Des retours en arrière.

Un fait est certain, dès maintenant : vivre, pour nous-mêmes et pour nos fils, ce sera demain, c’est aujourd’hui déjà s’adapter à un monde perpétuellement glissant.

Un grand travail est commencé. Il ne s’arrêtera plus. Quelle que soit la durée des haltes et des répits. Liquidez vos « Branches-Vie », compagnies d’assurance. Le temps est passé où les pères mettaient dans vos tirelires quelques centaines d’écus sur la tête de leurs fils – pour les récupérer, vingt ans plus tard, avec les intérêts. Développez vos « Branches-Incendies », en les modernisant. Et vos « Branches-Vol » aussi...

Oui. Nous allons être très menacés. Gémir ne sert à rien. Il faut s’accommoder. Et d’abord ne pas se perdre. Faire le point tous les jours. Se situer dans le temps et dans l’espace.

L’Espace – que nous nommons autrement l’Univers. Cette minuscule boulette de matière perdue, parmi des millions d’autres, dans un coin de la voie lactée, et qui, déjà, commence à ne plus suffire à nos rêves d’explorateur. Pour la première fois, nous prenons conscience de sa petitesse. Mesurée à la toise, elle était si grande ! Au kilomètre, déjà moins. À vitesse d’avion, ce n’est plus rien du tout. Qui monte dans son avion un matin à Karrachi, prend le thé à Londres le lendemain à 16 heures. Est-ce un hasard si, depuis dix ans, blasés sur une planète désormais sans inconnu, nous rêvons de fusées, d’excursions dans l’infini, en direction de cette lune blafarde que nous finirons bien par atteindre un jour…

Oui, comme brusquement elle nous semble petite, mesquine, sans mystère, notre humble planète… Sur quoi tous, cependant, blancs, noirs ou jaunes, nous devons, bon gré mal gré, passer notre existence. La Maison des hommes – avec son « Règlement » affiché au pied de l’escalier : pour tout manquement, la mort…

Maison aux cent logements, maison aux milles chambrées. De toutes couleurs, de toutes dimensions, de tout ameublement. Mais il les faut connaître, toutes, puisque maintenant : quelques pas dans le couloir, ou deux paliers dans l’ascenseur – le jaune entre chez le blanc et le blanc chez le noir, mitraillette en main et sac tyrolien au dos, plein de bonnes choses à manger : les deux aspects du plus récent internationalisme.

Apprendre à connaître tout l’agencement de cet univers, tout le contenu de ces compartiments, pleins de marchandises et aussi de forces dont il nous faut dresser l’inventaire, mais, toujours, du seul point de vue de l’homme : première tâche de l’Européen 46. Seconde tâche ? Se situer par rapport, non seulement aux sociétés, qui, dans notre propre logement, ont vécu avant notre naissance, mais à toutes celles qui, dans les autres logements de la Maison des hommes, ont précédé les hôtes actuels, aménagé les lieux, laissé quelques meubles à leurs héritiers, noué quelques relations avec nos propres ancêtres. Première coordonnée, l’Espace. Seconde, le Temps. Empruntons sa formule à Gustave Monod, réformateur de notre enseignement secondaire : l’homme cultivé en 1946 ? Celui qui est capable « de saisir sa situation d’homme à la fois dans le temps et dans l’espace. De rapporter aux autres civilisations celle dont il est l’acteur et le témoin. L’homme qui, avec la connaissance d’un certain nombre d’événements essentiels, s’est acquis, dès l’école et par l’école rénovée, une sorte d’expérience de la vie et de la mort des civilisations »…

En clair, l’Espace : disons la Géographie. Le Temps : disons l’Histoire.

Certes, d’autres solutions ont leurs défenseurs.

« Regardez le voisin », disons-nous ici. De lui vient le danger. Même s’il ne nous veut pas de mal, un tel coude à coude s’est établi déjà entre les hommes – blanc, noirs, jaunes –, que tout mouvement des uns se répercute immédiatement sur les autres. Un tel coudoiement. Ce qui ne veut pas dire une telle fraternité. Car, autour de nous, quels étranges, quels inquiétants voisins ! Des hommes, c’est tout dire.

« Oui, dit l’humaniste, des hommes. Et vous nous dites : – Regardez-les. » Je réponds, avec Socrate : « Regardez-vous vous-même. » Prenez conscience de l’Homme qui est en vous. De l’Homme semblable à l’Homme, à travers les siècles et les civilisations. Toujours le même, dans ses vertus, ses qualités, ses excellences. Et dont seules changent les formes extérieures, les apparences. Négligez l’homme circonstanciel. Sans grandeur ni constance. Pittoresque, c’est tout dire. Allez droit à l’Homme éternel. Travaillez, enfant, à le dégager en vous. Achevez, adulte, de le sculpter en vous. Fort, fier, solide, capable de résister aux pressions du dehors, sans se faire écraser…

L’Homme éternel ? Mais à cette belle académie, exécutée selon les règles (élire dix beaux modèles ; prendre à l’un ses épaules, à l’autre ses jambes, etc.), tout notre effort à nous, jeunes « Sciences de l’Homme » : et la psychologie, et l’écologie humaine, et l’ethnographie, et le folklore, et la sociologie, l’histoire naturellement, – tout, jusqu’à la chirurgie de Leriche, qui chaque jour se veut plus humaine, plus soucieuse directement de l’être humain –, tout notre effort n’est-il pas au contraire d’opposer, et de plus en plus, les hommes ? Il y a trente ans, les géographes ne parlaient-ils pas volontiers de « l’Homme » et de ses œuvres sur terre ? Ne les avons-nous pas conduits à ne plus parler que des groupes humains et de leurs prodigieux efforts d’adaptation, par quoi s’explique la réussite terrestre d’êtres si faiblement armés par la nature, si fragiles, si vulnérables – et qui pourtant se rencontrent aussi bien sous le cercle polaire que sous l’Équateur, au Groenland qu’au Congo, partout ou presque exactement partout sur la surface du globe ? Tout notre désir n’est-il pas de les saisir à l’œuvre, dans ce persévérant et magnifique effort qu’ils poursuivent, depuis qu’ils sont sur terre, pour s’insérer dans les milieux les plus hostiles, et en les disloquant, en les désagrégeant, en profitant des moindres fissures, s’y ménager une place toujours plus grande, s’y tailler un rôle – vivre, dans la plénitude humaine de ce beau mot ?

« Regardez-vous vous-même » ? Mais, quand nous descendons en nous, quand nous fouillons nous-mêmes en profondeur, – non, ce ne sont pas les linéaments d’une académie aussi parfaite que possible dans son abstraite nudité –, ce sont les vestiges de nos devanciers que nous nous étonnons de trouver si nombreux en nous : cette surprenante collection de témoins des anciens âges, des antiques croyances, des plus vieilles façons de penser et de sentir, dont chacun de nous hérite au jour de sa naissance, sans qu’il le sache. Et que nos historiens découvrent jusque dans la conscience de Périclès, de Phidias, de Platon – au prix d’un sacrilège que réprouvent toujours nos humanistes de vieille observance. Car de telles trouvailles, au fond, ne nous plaisent pas beaucoup. Elles nous humilient. Elles nous rabaissent à nos propres yeux. Mais enfin les faits sont là. Et parfois, sous le coup d’une violente émotion, individuelle ou plus souvent collective, ne ressort-il pas brusquement, le vieux fond hérité, le vieux fond sauvage, provoquant des paniques, animant toute une foule de fureur sacrée ou maudite – s’emparant de nous au point de nous « aliéner » ?

Regardons-nous nous-mêmes. Dans les couches successives de ces alluvions qui garnissent le fond de nos consciences – que de trouvailles pour l’archéologie des pensées humaines ! Legs de nos ancêtres. Mais l’accepter sous bénéfice d’inventaire, impossible. Le mort nous tient, vifs que nous sommes.

Alors, vite à la besogne, historiens. Assez de discussions. Le temps passe, le temps presse. Vous voudriez peut-être qu’on vous laisse souffler ? Le temps de balayer chacun devant sa porte ? Il s’agit bien de cela. Le monde vous pousse, le monde vous souffle au visage son haleine de fièvre. Non, on ne vous laissera pas tranquilles. Ni les Anglais, ni les Américains, ni les Russes, ni les Libanais, ni les Syriens, ni les Arabes, ni les Kabyles, ni les portefaix de Dakar, ni les boys de Saïgon. Tranquilles ! Mais vous êtes pris dans la masse. Pressés, serrés, bousculés par des gens qui n’ont pas appris les belles manières. Vos belles manières, dont vous êtes si glorieux. (Encore qu’à la moindre occasion, on sache ce qu’elles deviennent, vos belles manières.) Ils vous marchent sur les pieds, les voisins : « Ôte-toi de là, je veux m’y mettre. » Que faire ? Prendre votre petit air pincé : « Mais Monsieur… » II ricanera un bon coup, Monsieur le Kabyle, Monsieur le Ouoloff, Monsieur le Tonkinois – et vlan, dans vos côtes, une bourrade vraiment fraternelle. – Alors tanks, canons, avions ? Mais ils en ont, eux aussi. C’est même vous qui les leur vendez. Et puis, ils sont trop, trop, trop… Saupoudrer l’univers de bombes atomiques, méthodiquement, kilomètre par kilomètre ? Carroyage de précision ? Beau progrès ; mais on sait des moyens moins chers de se suicider…

Fini le monde d’hier. À tout jamais fini. Si nous avons une chance de nous en tirer, nous Français, c’est en comprenant, plus vite et mieux que d’autres, cette vérité d’évidence. En lâchant l’épave. À l’eau, vous dis-je, et nagez ferme. Cette solidarité de fait qui, dès maintenant, unit les naufragés, – qui demain unira tous les hommes –, travaillons à en faire une solidarité de labeur, d’échange, de libre coopération. Nous avons tout perdu, ou presque, de nos biens matériels. Nous n’avons rien perdu s’il nous reste l’esprit. Expliquons le monde au monde.

Par l’histoire. Mais quelle histoire ? Celle qui « romance » la vie de Marie Stuart ? Qui fait « toute la lumière » sur le chevalier d’Éon et ses jupes ? Qui, pendant cinquante ans, étudie les deux derniers segments de la quatrième paire de pattes ?… Pardon, je confondais.

Eh bien, non ! Nous n’avons plus le temps. Trop d’historiens, et bien formés, et consciencieux, c’est là le pire – trop d’historiens encore se laissent égarer par les pauvres leçons des vaincus de 70. Oh, ils travaillent bien ! Ils font de l’histoire comme leurs vieilles grands-mères de la tapisserie. Au petit point. Ils s’appliquent. Mais si on leur demande pourquoi tout ce travail – le mieux qu’ils sachent répondre, avec un bon sourire d’enfant, c’est le mot candide du vieux Ranke : « Pour savoir exactement comment ça s’est passé : wie es eigentlich gewesen. » Avec tous les détails, naturellement.

Nous n’avons plus le temps, nous n’avons plus le droit. En 1920, il y a vingt-six ans, montant pour la première fois dans ma chaire, à l’Université de Strasbourg libéréeFootnote 2 – moi rescapé, mais face aux cimetières où dormaient, mal apaisés, les morts de deux générations fauchées dans leur fleur – comme je m’interrogeais, anxieux, sur mon devoir !

Avais-je le droit, historien, de refaire de l’Histoire ? De consacrer à l’Histoire mon temps, mon activité, tout ce qui me restait de forces, alors que tant d’autres besognes requéraient impérieusement les citoyens ? Avais-je le choit, professeur, de prêcher les autres d’exemple, d’engager de jeunes hommes, derrière moi, dans la voie qui était mienne ? Avec quel redoublement d’angoisse aujourd’hui, dans une situation bien plus dramatique, devons-nous, tous, nous interroger ?

Pour répondre net. Or, je réponds, ici, sans hésiter : « Faire de l’Histoire, oui. Dans toute la mesure où l’Histoire est capable, et seule capable, de nous permettre, dans un monde en état d’instabilité définitive, de vivre avec d’autres réflexes que ceux de la peur – des descentes éperdues dans les caves, et tout l’effort humain réduit à soutenir pour quelques heures, à étayer, au-dessus de têtes branlantes, des toits crevés, des plafonds éventrés. »

L’Histoire, qui ne lie pas les hommes. L’Histoire, qui n’oblige personne. Mais sans quoi rien ne se fait de solide. Sur le haut de Montmartre, qui veut bâtir le Sacré-Cœur pousse d’abord un sondage à travers la butte – jusqu’au niveau de la Seine. Sables, marnes, gypses, calcaires : quand on sait ce qui soutient, en dessous, le sol lépreux de la surface, alors on peut construire en connaissance de cause. La géologie, certes, ne contraint pas l’architecte à faire du néo-byzantin plutôt que du néo-gothique. Quel que soit le style qu’il adopte finalement, elle lui permet de fonder sa bâtisse solidement, sans qu’elle s’affaisse dans l’année. Ainsi l’Histoire. Celle qui comprend et fait comprendre. Celle qui n’est pas une leçon à apprendre chaque matin, dévotement – mais vraiment une condition permanente d’existence. Ce qu’elle a toujours été, ici, pour Marc Bloch et pour moi. Ce qu’elle sera demain pour Fernand Braudel, pour Charles Morazé, pour tous les amis qui m’aideront dans ma tâche. L’Histoire, réponse à des questions que l’homme d’aujourd’hui se pose nécessairement. Explication de situations compliquées, au milieu desquelles il se débattra moins aveuglément s’il en sait l’origine. Rappel de solutions qui furent celles du passé – et donc qui ne sauraient être, en aucun cas, celles du présent. Mais bien comprendre en quoi le passé diffère du présent ; – quelle école de souplesse pour l’homme nourri d’histoire !

« Ainsi, vous subordonnez la majesté d’une Science aux exigences de ce que nos journalistes nomment l’actualité… » Je ne subordonne rien du tout. Je ne confonds pas, faut-il l’assurer, les historiens avec ces dames obligeantes que les abonnés du téléphone, ayant formé les lettres S. V. P., sont en droit d’interroger sur l’âge de leurs notoires contemporains ou sur les galons de grade dans l’armée péruvienne. Mais je n’entends pas non plus subsumer sous le concept de l’éternel le Fulgence Tapir du vieil Anatole France. Je demande aux historiens, quand ils vont au travail, de ne point s’y rendre à la Magendie : Magendie, ce maître de Claude Bernard, ce précurseur de la physiologie, qui prenait tant de plaisir à flâner, les mains dans ses poches, à travers les faits rares et curieux – et comme le chiffonnier, disait-il, à travers les ordures. Je leur demande de s’y rendre à la Claude Bernard, une bonne hypothèse en tête. De ne jamais se faire collectionneur de faits, au petit bonheur, comme on se faisait jadis chercheur de livres sur les quais. De nous donner une Histoire non point automatique, mais problématique.

Ainsi agiront-ils sur leur époque. Ainsi permettront-ils à leurs contemporains, à leurs concitoyens de mieux comprendre les drames dont ils vont être, dont ils sont déjà, tout à la fois, les acteurs et les spectateurs. Ainsi apporteront-ils les plus riches éléments de solution aux problèmes qui troublent les hommes de leur temps.

En 1946, l’histoire des Annales entend servir. À l’heure où, de tant de côtés, nous entendons les écrivains, les romanciers, les poètes même répudier l’Art pour l’Art, – pour un art qui risque, souvent, de n’être qu’un artifice –, nous aussi, historiens, faisons notre examen de conscience. Notre retour sur nous-mêmes. Et disons : l’Érudition pour l’Érudition, jamais. L’Histoire au service des partis et des opinions partisanes, jamais. Mais l’Histoire posant des problèmes au passé, en fonction des besoins présents de l’Humanité : cela, oui. Voilà notre doctrine. Voilà notre Histoire.

En l’offrant à ceux qui la cherchent, ne faisons pas, comme il arrive, tout ce que nous pouvons pour qu’aux hommes de bonne volonté elle apparaisse laide, rébarbative, mal fagotée et parlant une langue incompréhensible et barbare. Faisons-la nette, claire, de propos humains. Et pour anéantir l’engeance, à la fois méprisable du point de vue scientifique et odieuse du point de vue humain, – l’engeance pullulante des gâcheurs d’Histoire –, présentons nous-mêmes au public l’Histoire, notre Histoire, la véritable Histoire, de façon telle que ce public, enfin, comprenne ce qu’elle est, et à quoi elle sert.

Méthode historique, méthode philologique, méthode critique : beaux outils de précision. Ils font honneur à leurs inventeurs et à ces générations d’usagers qui les ont reçus de leurs devanciers et perfectionnés en les utilisant. Mais savoir les manier, aimer les manier, voilà qui ne suffit pas à faire l’historien. Celui-là seul est digne de ce beau nom, qui se lance dans la vie tout entier, avec le sentiment qu’en s’y plongeant, en s’y baignant, en s’y pénétrant d’humanité présente, il décuple ses forces d’investigation, ses puissances de résurrection du passé. D’un passé qui détient, et qui, en échange, lui restitue le sens secret des destinées humaines.

Lucien Febvre

Au bout d’un an

Annales ESC , 2-1, 1947, p. 1-2

La première année de reprise pacifique des Annales se termine. Et nous aurions le droit de chanter victoire, si nous ne craignions d’irriter les dieux. 1946 nous a comblés. Nous avons regroupé nos collaborateurs et nos amis échappés à la tourmente. Nous avons attiré à nous de nouveaux amis et de nouveaux collaborateurs. Nous avons entièrement épuisé notre tirage, au point d’en être gênés pour servir nos nouveaux abonnements. Nous sommes contraints de le doubler désormais. Et ce succès nous est d’autant plus cher que nous savons à qui il est dû : à nos lecteurs, qui sont nos amis.

Grâce à eux, nous pouvons aborder avec un ferme espoir les nouvelles difficultés que la dureté des temps dresse, inexorablement, devant toutes les revues savantes françaises. Grâce à eux, nous sommes rassurés sur la direction qu’il convient d’imprimer à la revue – celle que, dès 1929, Lucien Febvre et Marc Bloch nous ont montrée du doigt, celle qu’ils ont servie en bataillant sans cesse pour une histoire neuve, s’appuyant fraternellement sur toutes les sciences de l’homme, ses compagnes ; grâce à eux, surtout, grâce à leur approbation non point seulement tacite, mais effective, nous savons que nous ne nous trompions pas en donnant, dans nos fascicules, une place plus grande encore qu’autrefois à cette histoire qui se fait sous nos yeux, et que nous pouvons, que nous devons expliquer, nous historiens, que nous devons faire comprendre en l’éclairant des feux d’une histoire qui n’entend « obliger » personne, qui ne prétend pas dicter à nos contemporains ces fameuses « leçons du passé » en qui seuls, dirions-nous, les apprentis stratèges ont eu foi (et pour quels résultats !). Mais elle sait, cette histoire, qu’en leur permettant de mieux saisir les origines historiques des événements présents elle dote nos contemporains d’armes précieuses pour ces luttes d’influence, à propos desquelles les Annales ont leur mot à dire. Et le diront. À la fin de sa vie, Marc Bloch – le Marc Bloch de L’Étrange Défaite –, avait conclu : « C’est un devoir. »

Certes, tout n’est point parfait dans notre entreprise. Loin de là. Nous avons fait effort, un patient et volontaire effort pour reprendre contact avec le monde. Mais, hélas ! plus que jamais d’épouvantables frontières cloisonnent la terre des hommes. Les avions ont beau la parcourir en quelques jours : nous n’en restons pas moins parqués dans nos enclos. Nous ne parvenons pas à faire dans nos Annales, comme en 1939, écho à la pensée, aux publications de l’étranger. Les livres, quand ils paraissent, nous échappent souvent. Petits tirages, petite propagande. On apprend qu’ils existent quand ils sont épuisés. Même d’Amérique, même de la proche Angleterre et de leur effort historique, nous ne savons que bien peu. La grosse différence entre les Annales d’aujourd’hui et celles d’hier vient de là, de cet inquiétant silence de l’étranger, de ces liaisons fragmentaires et hasardeuses. Faut-il se résigner à ce que les Annales, pendant des années encore, tirent tout d’elles-mêmes, ou presque tout ? En fait, dans nos fascicules, l’article, le petit mémoire original occupent, proportionnellement, plus de place que nous ne voudrions. Les comptes rendus restent rares et sporadiques. Nous le savons. Nous travaillons à changer tout cela. C’est dur.

Notons, cependant, que déjà des relations suivies ont été reprises avec certains pays. Avec les États-Unis, et nous payons ici notre dette de gratitude à l’égard de nos amis les professeurs A.-P. Usher, Earl J. Hamilton, F.-C. Lane, J.-U. Nef. Avec l’Angleterre, grâce à l’obligeance des professeurs Postan et Tawney. Avec la Belgique, où Lucien Febvre a résidé une partie de l’hiver et a pu constater combien, chez nos collègues et chez les jeunes historiens qui se forment pour continuer leur effort, nos Annales avaient d’audience. Avec la Suisse, plus difficile à gagner, et qui n’est pas toujours bien convaincue, semble-t-il, que l’histoire économique et sociale soit aussi une discipline française. Avec la Pologne. Avec la Tchécoslovaquie. Avec la Roumanie. Avec l’Italie, d’où nous sont venus des appels et des encouragements qui nous ont fait un particulier plaisir. Dans l’Amérique latine, avec le Brésil de nos amis Caio Prado et Gilberto Freyre. Avec le Mexique aussi. Demain, espérons-le, avec la Turquie, où se forme une école d’historiens qui a tout à nous apprendre sur le passé de son pays. Ainsi notre carte du monde s’est déjà repeuplée d’amitiés utiles et réconfortantes.

Est-ce tout ? Non. Le grand effort de la direction des Annales a été, cette année, la mise sur pied d’un vieux projet, cher à Marc Bloch et à Lucien Febvre, et dont ils achevaient la préparation quand sonna l’heure tragique. Association pour l’histoire de la Civilisation, la Société Marc Bloch pour le progrès des études historiquesFootnote 3 aidera du dehors ses dirigeants à publier leur revue. Mais, surtout, elle travaillera à constituer de valables équipes de travailleurs, aptes à défricher l’immense domaine des Sciences Sociales. Terra incognita. Elle essaiera de munir notre pays, non seulement d’instruments de travail, mais de méthodes nouvelles et originales, qui lui conservent sa place dans le monde déchiré, dans le monde si peu fraternel d’aujourd’hui, où il faut lutter pour ne pas périr. Du soin de maintenir et de propager la pensée française, ne nous remettons pas aux seuls écrivains, à nos poètes, à nos romanciers, aux animateurs de notre théâtre, aux essayistes et aux critiques de nos revues, quel que soit leur talent, quelle que soit leur audience dans le monde. Travaillons dans notre domaine – rien de moins que le domaine des jeunes sciences sociales, à la fois balbutiantes et conquérantes – travaillons avec notre esprit de mesure et de patience, à substituer valablement aux vieilles méthodes artisanales d’autrefois de nouvelles méthodes de prospection et d’invention. C’est l’esprit des Annales. C’est l’intérêt de notre pays. C’est le profit de l’intelligence.

Les Directeurs

Vingt ans après

Annales ESC , 4-1, 1949, p. 1-3

Les Annales entrent dans la vingtième année de leur existence. Le premier fascicule qui porta leur nom à travers le monde des bibliothèques et des universités était daté du 15 janvier 1929. Et j’ai sous les yeux le court avertissement à nos lecteurs que je rédigeai, et que Marc Bloch signa avec moi : « Historiens l’un et l’autre », disais-je ; en parlant de notre association, « ayant fait sensiblement les mêmes expériences et tiré d’elles les mêmes conclusions, nous sommes depuis longtemps frappés des maux qu’engendre un divorce devenu traditionnel. Tandis qu’aux documents du passé les historiens appliquent leurs bonnes vieilles méthodes éprouvées, des hommes de plus en plus nombreux consacrent leur activité à l’étude des sociétés et des économies contemporaines : deux classes de travailleurs faites pour se comprendre et qui, à l’ordinaire, se côtoient, sans se connaître ». Et j’expliquais en deux mots que les amener à associer leurs méthodes et à collaborer, c’était précisément notre but. Le but des Annales. Avons-nous réussi ? Oui et non.

Oui, en ce sens que personne en France, aujourd’hui, ne conteste plus, je ne dis pas la légitimité, mais la fécondité des études d’histoire économique, sociale et culturelle que les Annales se sont consacrées à promouvoir. Oui, en ce sens que nombreux, très nombreux (et, quelle que soit la part qu’ils réclament de notre pauvre temps, je ne dirai jamais trop nombreux) sont les jeunes gens qui viennent, de très loin parfois, nous demander conseil et prélever une étincelle sur le grand foyer des Annales. Oui, puisque des thèses se font, des mémoires s’élaborent, des articles s’écrivent, de plus en plus nombreux, qui s’inspirent des directives de la « maison », et qu’en particulier le grand mouvement qui porte tant de jeunes gens à étudier les problèmes agraires – ce mouvement sorti pour une large part de nos Annales – se développe dans le monde avec une puissance qui nous réjouit.

Non, puisque rien n’a été modifié dans les programmes de notre enseignement historique de ce qui les rend si archaïques encore, si étrangers aux grandes préoccupations de notre époque. Non, puisque l’agrégation – qui commande, en France, les neuf dixièmes des routes qu’empruntent les pèlerins de l’Histoire – reste nécessairement subordonnée aux exigences des programmes et ne demande pas aux candidats un effort de rénovation que les organismes officiels ne font point eux-mêmes. Non, puisque la France des ministères et des bureaux attend que, du dehors, une forte, une irrésistible poussée d’organismes internationaux (et s’il n’y avait que des organismes ! mais il faut parler de sentiments) l’oblige à réaliser des transformations que, depuis vingt ans, nous réclamons ici et dont notre pays pourrait prendre l’initiative, sans risque, vraiment, de faire des faux pas : il y a si longtemps que la voie est frayée !

Cela dit, nous avons quelque droit d’être fiers de nos activités. Les progrès de la revue sont journaliers. En dépit de la dureté des temps, de ces augmentations du prix d’abonnement dont chacune, si « raisonnable » et modérée soit-elle, nous fait mal au cœur, quand nous pensons qu’elle va contraindre à renoncer peut-être à son abonnement un de nos associés, enseignant ou étudiant au petit budget serré sur lequel il trouvait moyen, il voulait trouver moyen, héroïquement, de prélever ce qu’il fallait pour nous aider et pour se procurer l’instrument de travail que nous forgions de notre mieux en pensant à lui et à ses pareils – en dépit de tant de difficultés et de soucis, notre carte de diffusion s’élargit, s’amplifie, se renforce. Dans toute réunion internationale d’hommes cultivés, – je viens encore de le vérifier à Beyrouth –, le nom des Annales est le mot de passe qui ouvre les portes et fait naître sur les lèvres un sourire d’intelligence. Nous nous efforçons de mériter et de renforcer cette confiance internationale. Notre numéro double sur l’Amérique du Sud y contribuera certainement, nous l’espérons bien.

Mais il n’y a pas que les Annales. Il y a les Cahiers de la Société Marc-Bloch : celui de Pierre Sardella, Nouvelles et spéculations à Venise au début du xvi e siècle, qui a trouvé partout l’accueil le plus flatteur – et qui le méritait bien ; celui de Charles Morazé aussi, ses trois vivants Essais sur Histoire et Culture. Demain, gros événement : dans cette même collection des Cahiers, c’est un inédit de Marc Bloch qui va paraître (je viens de donner le bon à tirer) – ce livre sur l’Histoire auquel il a travaillé à ses moments de loisir, en 1941 et 1942, et qu’il n’a pu malheureusement terminer ; mais nous pouvons en publier les deux tiers, sous le titre même que Bloch avait prévu : Apologie pour l’Histoire ou Métier d’Historien. Et d’autres Cahiers suivront, à un rythme que nous voudrions aussi rapide que possible. Parmi eux, de grosses surprises…

Pendant ce temps, nous veillons à la réédition (chez Armand Colin) des Caractères originaux de l’Histoire rurale française, le « classique » depuis longtemps épuisé de Marc Bloch ; la nouvelle édition comportera, par les soins dévoués de M. Dauvergne, qui fut un des disciples de Marc Bloch et qui chemine sur les voies par lui ouvertes, la réimpression des passages essentiels des articles publiés dans les Annales qui, sous la signature de Bloch, ont repris pour les confirmer ou les corriger certaines des thèses présentées dans l’ouvrage original. Nous avons bien d’autres projets encore de publications et d’extensions. Notre seul regret, c’est de n’être que quatre, et que nos journées n’aient pas quarante-huit heures…

Et comment taire à nos lecteurs fidèles le très gros effort que représente, de surcroît, pour nous tous, la mise sur pied de la Sixième Section de l’École des Hautes-Études ? Vieux projet qui remonte à Duruy. S’il avait été exécuté il y a trente ou quarante ans, quel surcroît de rayonnement n’eût-il point donné à la France ? Un directeur audacieux de l’Enseignement Supérieur en a fait décider la création. Et j’ai ouvert en effet les Cours et Conférences de la Sixième Section à Pâques dernières. Pas un sou de crédits budgétaires, pas un local, pas une chaise : rien. Tant pis ! Une subvention Rockefeller et un dévouement sans limites de mes chers collaborateurs des Annales a permis le miracle. Une affiche plantureuse résume nos efforts pour créer un enseignement efficace et neuf. Mais cela n’est rien.

Nous avons su trouver les vastes locaux qu’on ne pouvait nous procurer en haut lieu. Nous avons organisé nos Centres de Recherches, créé un Centre de Recherches historiques qui s’organise, 54, rue de Varenne, par les soins et sous la direction de Fernand Braudel ; nous avons créé, dans les mêmes locaux, un Centre de Recherches économiques auquel Charles Morazé donne ses soins ; nous avons, en un temps record, meublé nos locaux, acheté tout un matériel de travail, et non seulement du mobilier, mais des machines à calculer et à reproduire, des appareils pour photographier les documents et pour lire les films, etc. ; déjà des travaux et des enquêtes sont en cours d’exécution : on en verra les résultats, dès la fin de cette année, dans toute une série de publications. Georges Friedmann organise, grâce à l’appui de la Sixième Section, une grande enquête qui a pour champ de prospection les Usines Renault ; l’UNESCO nous a chargés d’organiser les enquêtes communautaires qu’elle se propose d’entreprendre en France ; l’Institut d’Études Politiques nous prête son appui, et tout un Centre d’Étude des Civilisations naît, prenant appui sur la Sixième Section et sur le Musée de l’Homme. Les concours ne nous sont pas marchandés : nous en trouvons d’abord au 13 du quai d’Orsay, au Centre National de la Recherche Scientifique, qui nous aide à démarrer, autant que ses crédits le lui permettent. Et nous en trouvons à la Direction de l’Enseignement Supérieur, qui nous entoure d’une sympathie précieuse. C’est toute une ruche en travail que cette Sixième Section, sœur de nos Annales, et liée avec elles du lien étroit qu’établissent, entre elle et nous, nos propres personnes disputées, tiraillées entre tant de tâches diverses mais concordantes.

Demain, nous recevrons à Paris, pour une semaine de discussions franco-italiennes, quatre historiens italiens des plus réputés : Gino Luzzatto, vieil ami de la France et de la culture française ; Roberto Cessi, grand spécialiste d’histoire financière médiévale italienne ; Armando Sapori, qu’il est inutile de présenter aux lecteurs des Annales ; et Federico Chabod, qui dirige avec autorité le fameux Institut d’Études historiques de Naples. Nous pouvons les recevoir sans crainte. Ils ne verront autour d’eux que vie intense, travail sans arrêt, projets qui se réalisent, publications qui se préparent. Allons, la vie n’est pas si laide, quand on a un but et qu’on le poursuit sans faiblesse. Vous, chers lecteurs et amis, soutenez-nous, dans notre effort, de toutes vos sympathies affectueuses. C’est pour vous, aussi bien, que nous travaillons.

Lucien Febvre

Paris, le 15 janvier 1949

Lucien Febvre (1878-1956)

Annales ESC , 11-3, 1956, p. 289-291

Brusquement, d’un seul coup, comme il l’avait toujours désiré, Lucien Febvre nous a quittés dans la nuit du 25 au 26 septembre. Son cœur aura résisté moins d’un quart d’heure, juste le temps de souffrir cruellement, mais aussi d’accueillir la mort, consciemment. La veille, à son habitude, il avait lu, compulsé ses notes, écrit quelques lettres, arpenté, de son pas vif, les allées et chemins de sa petite et exquise propriété du Souget. La mort l’a ainsi surpris dans la plénitude de ses moyens physiques et intellectuels. Il lui a fait très beau visage.

Depuis février dernier, il était prévenu. Une première attaque l’avait immobilisé un mois durant, mais sa robuste santé avait vite surmonté l’épreuve et les médecins s’étonnaient de ne pouvoir déceler, sur son cœur, la moindre trace de blessure. Nous désirions le croire indemne. Chacun, trop vite, se rassura ; lui aussi, sans doute. La pénitence de repos accomplie, il reprit possession, avec une joie non dissimulée, de ses forces, puis de ses tâches, de toutes ses tâches : ses présidences, ses directions, les Annales enfin, son bien le plus personnel. Les médecins lui conseillèrent de restreindre son travail. Aussi bien, le jour, sous l’œil attentif des siens, était-il sage, vraiment très sage. Mais la nuit, quand le sommeil le fuyait, comme si souvent depuis dix ans, qui l’eût empêché de reprendre ses dossiers et ses lectures, ou d’écrire une lettre en retard, ou de « descendre » un article, d’un seul jet, sans rature, de son écriture rapide et lumineuse ? Un matin, de très bonne heure, au Souget, un témoin, étonné et amusé, le voyait abattre un arbre à grands coups de hache – un de ces arbres qui, sans doute, gênaient la pousse de quelques autres, récemment plantés. Car il fut, jusqu’à son dernier jour, un planteur d’arbres.

Pour lui, pour lui seul, réjouissons-nous que le départ ait été si inattendu, si rapide et qu’il se soit situé en ce coin extrême de Franche-Comté, sur cette terre qu’il aimait comme une personne vivante. Il est très bien qu’il repose, loin de Paris, dans ce cimetière simple et beau de Saint-Amour, auprès d’une lointaine aïeule. Il est bien aussi qu’il y soit venu, sans aucune pompe officielle, par un matin de grand soleil.

Trente, quarante années durant, dès avant la création des Annales, en 1929, il aura réussi ce tour de force, renouvelé comme à plaisir, d’alerter sans fin le monde trop paisible des historiens, d’en ouvrir les portes lourdement barricadées. Plus ardemment encore que quelques autres, il s’est porté au centre, au vif de cette vaste et très diverse révolution des sciences sociales, de ce combat toujours en cours, dont l’enjeu reste la connaissance nouvelle de l’homme… L’exceptionnel, c’est qu’il ait su allier cet esprit révolutionnaire et presque romantique à un humanisme traditionnel, à une sagesse issue du fonds spirituel de notre monde occidental. C’était chez lui un art de penser et de vivre, qu’entretenait un colloque, assidûment poursuivi, avec les plus grands esprits. Il a vécu une partie de sa vie avec eux, dans leur intimité spirituelle, et, j’ose le dire, d’égal à égal. En même temps, chaque nouveauté de notre vieux métier et des métiers voisins l’attirait, le passionnait, le prenait tout entier. Il a ainsi vécu avec délices, dans ce printemps sans cesse renouvelé de la recherche.

Pour lui, comme il l’a écrit tant de fois, « l’histoire, c’est l’homme ». Et alors, tout est histoire, chaque personnage amoureusement reconnu, retrouvé, – Luther, Marguerite de Navarre, Rabelais –, mais aussi l’homme anonyme aux prises avec toutes les forces qui l’entourent, nature, société, outillage mental, religions, superstitions, culture… L’homme à ses yeux ne pouvait être saisi hors de ses réalités temporelles, de ses durées diverses, de ses musiques diverses. Il l’aura toujours dit avec passion et bonne humeur, bousculant les idées adverses, sans trop regarder si, au passage, il ne bousculait pas, en même temps, leurs auteurs susceptibles.

Ces combats trop vifs ne lui seront pas pardonnés de si tôt. Mais qu’il ait été, depuis Michelet, le seul très grand historien français, chacun l’aura su de son vivant même, sinon reconnu. L’hommage que vient de lui rendre le monde entier signale l’immense place qu’il a occupée et qu’il occupera longtemps encore, tant il reste vivant par les prestiges de son intelligence, la sagesse évidente de sa pensée, la chaleur poétique de son écriture, et non moins par les multiples amis, disciples et élèves qu’il laisse derrière lui. Certains ne l’ont jamais vu, jamais entendu : cependant ils écrivent, ils m’écrivent qu’il les a marqués pour toujours du sceau de l’histoire vivante.

Il a marqué, disons-le sans hésiter, tous les jeunes historiens de chez nous et de tous les pays où rayonne la pensée française. Il a été pour eux, contre la scolaire et morne histoire des bien-pensants, un maître de la révolte et de l’espérance, du travail allègre. Tous les historiens savent qu’il a donné un lustre inouï à notre métier fragile et difficile. De ce lustre, nous tirons satisfaction et orgueil.

Je le dis vite, mais à voix très haute, pour ceux qui ne l’ont pas connu, comme moi, à longueur de vie : il était le plus doux, le plus tendre, le plus généreux des hommes. Sa jeunesse était celle de l’esprit, plus encore celle du cœur. Si sa force était adresse intelligente, acharnement au travail, elle était plus encore courage, l’un des plus beaux courages qui soient, silencieux, efficace. Personne n’a jamais construit gratuitement, et il a beaucoup construit ; les Annales, trente ans de labeur quotidien ; l’Encyclopédie française, vingt ans de tourments, de démarches ; la VIe Section de l’École des Hautes Études, dix ans de fatigues multiples ; sans compter ses voyages à travers le monde entier, sans compter son œuvre essentielle, son œuvre d’historien.

Mais c’est à l’homme – qui n’est qu’à nous seuls ses amis, jeunes et moins jeunes – que notre pensée se reporte de préférence. L’historien appartient à tous, et c’est justice. L’homme aimable, souriant, grand seigneur, le bon compagnon, c’est en notre seul cœur fidèle qu’il vivra, tant qu’il nous sera donné de penser, d’écrire et d’aimer.

Fernand Braudel

Les Annales continuent…

Annales ESC , 12-1, 1957, p. 1-2

En moins de trente ans de leur propre histoire, les Annales de Marc Bloch et de Lucien Febvre ont connu un essor et un rayonnement exceptionnels. Elles ont aussi connu d’exceptionnelles difficultés. La mort tragique de Marc Bloch en 1944 ; il y a quelques mois à peine, la mort brusque de Lucien Febvre. Mais les Annales se doivent de continuer.

La très vieille aventure de l’esprit qu’est l’histoire doit poursuivre sa marche qui n’est jamais sans surprise. Elle est trop liée à toutes les aventures de l’esprit et de l’homme pour s’arrêter à un stade donné de la technique, de la problématique ou de l’habitude. Ni Marc Bloch, ni Lucien Febvre n’ont eu la volonté ou l’illusion d’avoir fondé une École, avec ses formules et ses solutions.

Ils ont cherché toute leur vie. Ils ont sans fin accueilli toutes les idées neuves, toutes les méthodes ou techniques efficaces, tout ce qui a fait glisser peu à peu notre métier vers des formules de plus en plus précises, – pourquoi ne dirions-nous pas de plus en plus scientifiques ? Mais ce bien nouveau, ces curiosités, doivent être ramenés à l’histoire, à l’acquis, aux exigences reconnues, aux cadres anciens s’ils restent encore valables. Le redire et l’affirmer ce sera, chaque fois, se situer dans la ligne même de notre revue fondée sous le signe de la recherche et de la passion de l’histoire, de la fidélité et du risque, sous le signe d’une confiance exigeante en un métier fragile, difficile, mais dans lequel nous voyons bien autre chose qu’un jeu, une distraction ou une carrière. L’histoire poussée jusqu’à ses limites extrêmes, jusqu’au cœur de toutes les sciences qui ont l’homme pour objet ; jusqu’à l’actualité, pleine des flammes dangereuses de l’événement. Car l’histoire est explication, mesure de l’homme, au travers du passé, mais aussi, nous essaierons de le montrer avec ténacité, au travers du temps présent lui-même…

Ainsi nous sera-t-il plus facile – du moins je le pense – de maintenir l’histoire à sa place nécessaire aux rencontres évidentes de toutes les sciences sociales, dans un courant qui, sans elle, serait terriblement incompletFootnote 4 .

Fernand Braudel

Les Annales ont trente ans (1929-1959)

Annales ESC , 14-1, 1959, p. 1-2

Oui, trente ans déjà, ce qui est peu et beaucoup d’années. Que l’on nous permette de fêter cet anniversaire discrètement. Depuis que Marc Bloch et Lucien Febvre nous ont quittés, la maison qu’ils ont fondée ne peut guère s’ouvrir à une joie sans mélange. Nous avions, nous aurions tellement besoin d’eux, de cette vocation d’enthousiasme et de nouveauté qui fut la leur ! C’est à la maintenir, en tout cas, que nous mettrons notre fidélité qui consistera, selon nos forces, à aller de l’avant. Le risque reste à notre ordre du jour.

Hier, l’Histoire – ce fut le programme de Henri Berr – se proposait de réunir en un corps les différents secteurs de sa recherche. Avec Marc Bloch et Lucien Febvre, elle aura voulu conquérir et organiser à son profit le domaine de toutes les Sciences de l’Homme, y pénétrer pour le moins et, au cours de ces incursions, enrichir sa problématique, renouveler ses techniques. Le problème, aujourd’hui, est de participer, à part entière, au rassemblement nécessaire des Sciences de l’Homme.

Ce sont là des programmes successifs, des étapes, des directions de recherches, mais aucune de ces tâches n’est vraiment achevée et la dernière ne fait que s’amorcer. Que le lecteur ne s’étonne pas si nous restons partagés entre ces entreprises nécessaires, si notre vigilance va surtout vers la dernière, momentanément la plus importante de toutes, car de sa solution dépend l’avenir d’une Histoire humaniste à laquelle nous sommes tous attachés.

À ces programmes divers répondront les modifications que nos derniers numéros avaient indiquées ou fait prévoir.

Mais ces difficultés que nous essayons de signaler, et aussi de résoudre, ne nous sont pas particulières. Elles s’imposent à toutes les Écoles historiques françaises, diverses (et nous nous en réjouissons) mais solidaires et, plus qu’on ne le pense, proches les unes des autres. Elles s’imposent, au même moment, à tous les historiens hors de France. C’est pourquoi nous nous efforcerons, chaque jour davantage, de donner la parole à nos collègues étrangers. Une histoire scientifique s’élabore, elle s’affirme comme un seul et même langage au-delà de nos civilisations, de nos régimes politiques, de nos groupements sociaux. C’est un langage universel d’un prix inappréciable à l’intérieur et hors de nos Sciences sociales, d’esprit à esprit, d’homme à homme, de peuple à peuple, un langage pour lequel nous sommes décidés à travailler et à combattre sans faiblesse tant que les Annales se maintiendront en vie.

Fernand Braudel

Les « nouvelles » Annales

Annales ESC , 24-3, 1969, p. 571

Les Annales font peau neuve, une fois de plus. Ainsi elles restent fidèles à l’esprit de Lucien Febvre et de Marc Bloch, qui les fondèrent il y a quarante ans déjà. Leur but a toujours été de servir l’histoire et les sciences de l’homme, mais en se portant, autant que faire se peut et tous risques acceptés, à la limite même des novations qui s’esquissent. Il est d’autres revues que la nôtre qui servent notre métier et en tiennent solidement les terres déjà conquises. Leur rôle nous semble important, décisif, irremplaçable. Il nous permet d’en jouer un autre dans la conjoncture intellectuelle de notre époque.

Une réunion assez large des amis, collaborateurs et directeurs des Annales nous a été l’occasion, il y a quelques mois, de discuter à fond de la hiérarchie des urgences actuelles. Un programme a été arrêté. Il n’est certes pas nécessaire de le détailler à l’avance ; le sens de nos efforts nouveaux sera clair dès nos premiers numéros.

Les modifications de format et de disposition des rubriques se justifieront d’elles-mêmes. Elles visent en particulier à faciliter la mise en place des cartes, graphiques et illustrations, qui nous ont toujours paru essentiels dans le passé, mais nous ont souvent posé des problèmes difficiles de présentation matérielle.

Je suis sûr que les jeunes directeurs auxquels nous avons fait appel assureront le rayonnement des nouvelles Annales. Et que, si nécessaire, demain, ils n’hésiteront pas à faire de nouvelles nouvelles « Annales ». Et nous comptons aussi, comme toujours, sur le contrôle, les conseils et l’aide attentive qui ne nous a jamais manqué, de nos lecteurs.

Fernand Braudel

Histoire biologique et Société

Annales ESC , 24-6, 1969, p. 1

Que nos lecteurs veuillent bien accueillir ce numéro spécial : Histoire biologique et Société, non comme la mise en ordre définitive de toutes les enquêtes et défrichements en cette zone mal connue encore du domaine historique, dont les Annales, depuis de nombreuses années, se sont fait l’écho, mais comme une halte très provisoire, propre à relancer la recherche.

Exceptionnelle, l’épaisseur de cette livraison tient au sujet même que nous avons choisi. Tant de voies ouvertes, tant d’articles engagés nous sollicitaient que nous n’avons pas voulu refermer trop vite la porte. Faut-il le déplorer ou s’en réjouir ?

Plus encore, que nos lecteurs veuillent bien ne pas interpréter cette démarche comme une conversion exclusive aux problèmes opaques du sous-sol de l’histoire humaine, à sa part la moins mouvante, la moins volontaire, la moins humaine. Bien au contraire, c’est pour effacer la césure scolastique entre l’homme physique et l’homme moral, qui gêne toujours le regard de l’historien, que nous ayons décidé de transporter, pour une fois mais complètement, découpages chronologiques, descriptions de conflits, analyses de comportements, du côté du corps. En quoi nous restons fidèles à la forte définition de Marc Bloch : « L’objet de l’histoire est par nature l’homme. Disons mieux : les hommes. »

L’intérêt récemment porté aux différents secteurs de ce qu’il faut appeler très imparfaitement l’histoire matérielle (consommation alimentaire, nosologie, anthropologie physique, démographie, comportements sexuels, etc.) ne révèle pas une mode, comme l’affirment certains esprits attardés, peut-être malveillants, mais la volonté de suivre l’homme pas à pas, dans la complexité du tissu historique.

Enfin, ces disciplines jeunes que nous interrogeons ont l’avantage d’entamer le dialogue le plus difficile, peut-être le plus important, celui des sciences humaines et des sciences médicales. Leur terrain est encore peu exploré, mais leurs méthodes sont souvent plus assurées, plus rigoureuses que celles des sciences historiques, plus anciennes qu’elles. Les disciplines traditionnelles n’ont donc pas lieu de craindre leur intrusion, mais, au contraire, mille raisons d’utiliser leur éclairage.

Les Annales

Anthropologie historique des sociétés andines

Annales ESC , 33-5/6, 1978, p. 887-888

La préparation d’un numéro spécial est une entreprise qui demande à être expliquée, justifiée. Cette règle de bon sens s’impose avec plus de force encore pour l’ensemble que nous consacrons aujourd’hui aux sociétés andines : les Annales ne se sont-elles pas construites dès l’origine sur le refus des cloisonnements et des spécialités ? n’ont-elles pas toujours critiqué l’identification du cadre régional dans lequel le travail nécessairement s’inscrit, au problème qu’une recherche doit poser ?

Il est pourtant des ensembles régionaux qui, plus que d’autres, paraissent poser problème aux chercheurs. Tel est, à l’évidence, le cas du continent sud-américain : depuis plus un demi-siècle, il n’a pas cessé de fasciner et d’interroger la réflexion des sciences sociales, particulièrement en France. Les raisons, la nature et les formes de ce rapport privilégié n’ont jamais fait l’objet d’une analyse suivieFootnote 5 . Faut-il rappeler que dès la seconde livraison de la revue, en avril 1929, Lucien Febvre consacrait une longue note critique à ce « champ privilégié d’étudesFootnote 6 » ? Trois éléments rendent compte de cette prédilection raisonnée. L’étrangeté d’un monde demeuré si longtemps extérieur au nôtre, et dont « la nature et l’histoire ont fait pour nous un champ précieux d’expériences et de comparaisons ». Les confrontations culturelles dont, depuis quatre siècles, l’Amérique coloniale a été tout ensemble le théâtre et l’enjeu – comme si les modèles et les valeurs venus d’Europe y avaient été mis à l’épreuve d’une autre histoire. L’approche renouvelée qu’exige enfin ce terrain neuf : elle réclame les compétences croisées du préhistorien et du géographe, de l’archéologue et du linguiste, de l’ethnologue et de l’historien ; elle indique en clair la voie d’une histoire comparative : « Les problèmes que pose à nos disciplines et à nos curiosités respectives ce continent si plein d’une vitalité encore mal réglée ne sont vraiment intéressants, ne sont dignes de retenir notre attention, que parce qu’ils trouvent ailleurs leurs analogues. »

C’est encore le programme du numéro exceptionnel que les Annales consacrent en 1948 – il y a tout juste trente ans – aux Amériques latinesFootnote 7 . Fidèles à la définition d’une histoire-problème, Febvre et ses collaborateurs y proposent comme un échantillonnage de la différence américaine. L’accent pourtant a changé. Aux lendemains de la guerre, l’Europe, en quête d’identité, cherche dans les civilisations du Nouveau Monde un miroir où se reconnaître : elle, et son histoire. Les centres d’intérêt retenus sont ici parlants : d’une part, les siècles coloniaux et la rencontre des cultures ; d’autre part les sociétés contemporaines, nées de ce contact séculaire, et dont, pour la plupart, les auteurs de ce numéro ont désormais une expérience directe, à la faveur des échanges qui se sont multipliés depuis les années 1930 entre la France et le monde latino-américain. « Va-et-vient » emblématique d’une recherche qui doit abord « nous aider à nous comprendre nous-mêmes ».

Une longue génération a passé. L’ensemble que nous proposons ici laisse voir au premier coup d’œil ce qui s’est maintenu des ambitions initiales, mais aussi ce qui s’est transformé dans leur mise en œuvre. Ce qui s’est maintenu : pour l’essentiel, le projet d’une histoire qui saurait confronter et articuler entre elles des approches disciplinaires les plus diverses dans l’analyse de systèmes de civilisation. La faible institutionnalisation de la recherche américaniste en a sans doute facilité la réalisation. Ce qui a changé : l’enquête s’est enracinée sur un terrain, partout présent dans les contributions que nous avons rassemblées. D’une interrogation globale sur le destin d’un continent, l’horizon s’est, si l’on ose dire, rétréci au monde andin. Et le monde andin lui-même est saisi, dans ses solidarités massives comme dans ses différences internes, à travers l’investigation et la comparaison d’une série d’échantillons. Ce sont moins là les pièces éclatées d’un puzzle que les lieux où l’on a choisi d’éprouver un corps d’hypothèses générales. Car c’est là un second élément de nouveauté : la recherche andine n’a tant progressé depuis deux décennies que parce qu’elle a proposé, à partir d’une réflexion sur l’organisation de l’espace, des modèles pour rendre compte tout ensemble de pratiques économiques, sociales, politiques, symboliques. On insiste donc moins aujourd’hui sur ce qui pourrait rapprocher le monde andin du nôtre, que sur ce qui l’en sépare et qui fonde sa particularité dans la très longue durée.

On souhaite enfin que ce numéro spécial illustre les conditions d’une recherche. La préparation n’en aurait pas été possible sans l’amitié diligente de John Murra et de Nathan WachtelFootnote 8 . Pour eux comme pour nous, d’emblée, l’intention était double : présenter, sans doute, à un public non spécialiste un questionnaire inédit, montrer des acquis, des lacunes, des incertitudes. Mais aussi rendre sensible l’organisation concrète d’un travail. C’est un réseau scientifique, largement international, qui a fourni la matière de ce volume. Il ne vise pas au monopole ni à l’exhaustivité, mais il revendique des choix et une cohérence. À l’intérieur de ce réseau, on le verra, les résultats ont circulé : ils ont été confrontés, critiqués, puis repris. L’exemple nous a paru assez rare pour qu’à ce titre aussi, l’anthropologie historique des sociétés andines puisse témoigner pour une recherche ouverte.

J.R.

Les Annales, 1929-1979

Annales ESC , 34-6, 1979, p. 1344-1346

En 1979 les Annales ont eu cinquante ans. Un anniversaire appelle-t-il un bilan ? Rien n’est moins sûr ; les commémorations sont toujours ambiguës et prennent trop souvent l’allure d’une justification. Aujourd’hui pourtant, l’histoire et le métier d’historien sont affrontés à des problèmes nouveaux.

Il faut le répéter : de même qu’un individu amnésique est un individu malade, une société ne peut vivre sans histoire. Il n’y a de sens du présent (de sens au présent) que si le passé est repris en compte, interrogé sans relâche. C’est une vérité d’évidence qu’il est pourtant bon de rappeler au moment où l’on s’acharne à nous faire perdre la mémoire. L’histoire a été chassée de l’enseignement primaire ; elle est travestie dans l’enseignement secondaire où des programmes anémiés la vouent à la décoration, elle introduit à l’exotisme sans donner les moyens élémentaires de réfléchir. Et qui, demain, l’enseignerait au moment où le recrutement des professeurs atteint des chiffres dérisoires. Qui la renouvellera si les jeunes chercheurs n’ont plus même l’espoir d’un emploi ? Entendons-nous : on ne plaide pas ici la défense d’une discipline ni d’une corporation, mais pour que, dans l’apprentissage scolaire comme dans la recherche avancée, un certain nombre de questions restent posées.

D’ailleurs la société se défend : chassée par la porte, l’histoire revient par la fenêtre et s’insinue partout. Jamais, chez nous, la demande n’en a été aussi forte. L’édition, la presse, la télévision y répondent en multipliant une production qui est parfois très librement adaptée de l’histoire selon les Annales. Peu importe ici la qualité, fort inégale, de ces réalisations. Elles ne suffisent pas à nous rassurer parce que l’usage social de l’histoire qu’elles proposent est pour le moins ambigu. Face à des temps incertains, difficiles, la France se réenracine. Elle trouve plus de certitudes dans les communautés paysannes d’Ancien Régime que dans l’affaire du collier de la Reine ou dans le Masque de fer. Mais cette histoire, redécouverte, à quoi sert-elle ? Elle esquisse aujourd’hui la figure d’un tourisme, elle offre des plages où rêver, elle invite à l’identification nostalgique. Elle fuit devant le présent au lieu de l’interroger et de s’interroger à partir des questions qu’il suggère. Cette histoire non plus n’est pas celle que nous défendons.

L’histoire doit déranger. Non plus l’histoire édifiante d’avant-hier, celle qui formait des citoyens et des soldats. Non pas nécessairement celle à laquelle nous convient les courants radicaux qui dénoncent chez les historiens d’aujourd’hui – singulièrement chez ceux des Annales –, une surdité aux sollicitations de l’instant, une réticence à mettre leur savoir au service de combats plus essentiels. À vrai dire, l’histoire idéologique ne trouble qu’en surface car elle a tôt fait de s’épuiser. Elle se contente trop souvent de produire, elle aussi, un folklore, un rituel, avec ses noms de rues, ses soldats inconnus et ses processions. L’histoire qui dérange, c’est celle qui fait comprendre, celle qui produit de l’intelligible, non celle qui commémore, car la mémoire n’est rien si elle n’autorise pas un travail critique. Ni le passé pour le passé, ni le passé mobilisé au bénéfice du seul présent : mais, de l’un à l’autre, une circulation incessante de questions, l’invention des solidarités, la mesure d’écarts. L’analyse des phénomènes de longue durée, l’insistance mise sur les inerties qui ont contraint l’histoire des hommes sont-elles – comme on l’a écrit sans rire – des antidotes à la lutte des classes ? Ou permettent-elles de mieux penser les luttes réelles ? L’histoire, comme toutes les sciences sociales, n’a pas à réciter le « réel » ; elle doit au contraire construire ses objets, s’interroger sur la pertinence de ses conceptions, vérifier la validité de ses hypothèses. Il faut refuser le faux débat entre l’histoire pour l’histoire et l’histoire mise au service d’une cause. À l’historien, il revient seulement – et c’est déjà beaucoup – d’essayer de poser mieux quelques problèmes. À cet égard au moins, les Annales veulent rester fidèles aux desseins de leurs fondateurs.

Fidélité ? Il n’appartient sans doute pas à ceux qui ont, pour un temps, la charge de la revue d’en juger. Assurément, les Annales ont changé ; elles ont même changé plusieurs fois depuis leur naissance ; et il faut souhaiter, comme le faisait ici même Fernand Braudel il y a quelques années, qu’elles changent encore, autant qu’il sera nécessaire. Comment en irait-il autrement ? Le questionnaire historique n’a pas cessé de se renouveler depuis un demi-siècle. Les conditions de la recherche historique, les rapports entre l’histoire et les sciences sociales (si essentiels dès l’origine), la sensibilité commune (d’aucuns diront : la mode) se sont profondément, continuellement transformés. Dès lors, la fidélité ne saurait être répétition.

Elle doit être elle aussi critique – ou l’infidélité doit être raisonnée. Nous avons souvent, au contraire, l’impression d’être trop peu attentifs au changement, trop dépendants des pesanteurs institutionnelles, des habitudes, des suggestions de voisinage. Que l’on ouvre une fois encore les Annales des premières années : les « spécialités » de Marc Bloch et de Lucien Febvre, le domaine médiéval et moderne, n’y sont nullement prédominantes. L’histoire du présent y occupe en revanche une place remarquable. Elle a, depuis, presque disparu de la revue. Les raisons de cet effacement progressif sont complexes. D’un côté, les unions des débuts se sont défaites, en partie au moins : ainsi avec la géographie qui n’a pas toujours connu en France des développements parallèles à ceux de l’histoire ; avec l’analyse économique, pendant de longues années, et contre toute apparence. D’autres liens se sont noués, avec l’anthropologie par exemple ; mais celle-ci a longtemps refusé de s’intéresser au changement social, et lorsqu’elle se tourne vers les sociétés « développées », elle aborde plus volontiers un passé qu’elle n’est pas loin de considérer comme intemporel. Chez les historiens eux-mêmes, le choix de la longue durée a semblé devoir exclure l’analyse du contemporain alors qu’il peut, sans doute, permettre d’en reformuler l’approche. Et puis il faut faire la part des positions acquises, des prudences aussi : l’histoire médiévale et moderne, plus récemment et plus localement l’histoire ancienne, sont les domaines où les renouvellements de la recherche ont été les plus spectaculaires. Il n’est pas certain, pourtant, que ces réussites doivent dicter nos choix d’aujourd’hui. Une nouvelle histoire du présent est-elle possible ? Les Annales sont prêtes à l’encourager. Il est d’autres domaines qui ont toujours été absents des préoccupations de la revue : ainsi le politique, longtemps identifié à l’événementiel, à l’écume insignifiante d’une histoire profonde. Ici encore, pourtant, des questions inédites, des formulations neuves sont apparues. Elles viennent de l’anthropologie, encore une fois, de la réflexion sur les formes sociales du politique. Elles viennent parfois de l’histoire elle-même : au-delà des divergences d’interprétation ou des polémiques idéologiques, le débat récent sur la Révolution française a ainsi posé le problème d’une pertinence du politique comme niveau d’analyse historique. Il y a là un terrain à réinvestir. Mettons le politique à l’ordre du jour.

Pour une revue aussi, les conditions du travail ont changé. Le changement ici est moins voulu que subi. Marc Bloch et Lucien Febvre avaient conçu les Annales comme l’organe d’une communauté intellectuelle plus qu’universitaire : d’où leur originalité revendiquée, leur force agressive. Il n’était pas nécessaire d’être historien pour faire partie du réseau, il suffisait de gagner, par des approches diverses, des positions fortes et partagées. Le programme des Annales était minoritaire, il heurtait. Isolée, la revue donnait le ton, elle ouvrait des voies. En s’affirmant, en s’opposant, cette communauté, qui proposait pourtant plus un programme qu’une théorie, a été perçue de l’extérieur, de l’intérieur parfois, comme une école. Mais le succès de l’entreprise, l’institutionnalisation de la recherche, la définition plus stricte du métier ont modifié les fonctionnements, déplacé les positions et les enjeux. Le groupe est devenu mouvement (avec ses permanents, ses compagnons, ses passagers), et parfois même une simple référence. Aujourd’hui, l’héritage des Annales n’appartient plus à la revue. Il est le bien commun de la plupart des historiens, et il faut s’en réjouir. L’innovation est plus le monopole d’un petit nombre. L’histoire – comme, du reste, les autres sciences – devient l’activité d’un corps, plus anonyme qu’hier et cette activité est plus discrète. L’innovation est plus banale. Toute nostalgie serait ici inutile, anachronique. Quoi qu’on écrive, souvent, les Annales n’ont jamais eu, n’ont pas de prétention à une quelconque hégémonie. Elles témoignent pour une forme d’histoire et se réjouissent de la voir progresser, approfondir. Car le métier d’historien ne vaut que par les expériences, les interrogations qu’il autorise.

C’est ici sans doute que l’attention est la plus nécessaire. Le territoire de l’historien n’a cessé de s’élargir. À mesure qu’elle progressait, la recherche s’est faite plus spécialisée, plus technique. Elle s’est donné, dans le même temps, des objets plus divers et plus particuliers. Or comment ne pas voir qu’aujourd’hui, la multiplication de ces objets fait courir, jusque dans les Annales, le risque de voir reparaître la tentation d’une histoire cumulative, où les résultats acquis vaudraient plus que les questions posées ? L’usage des techniques de quantification, indéfiniment raffinées, en propose une illustration exemplaire : il est sans doute à l’origine de l’un des renouvellements épistémologiques essentiels qu’a connus l’histoire pendant les dernières décennies, parce qu’il contraignait l’historien à faire connaître qu’il construisait l’objet de son observation, et comment il le construisait. Mais vient aussi le temps où la mesure devient routine, où la technique se fait indifférente à ce qu’on veut prouver ; où l’exercice est une fin en soi, où tout résultat est bon à prendre. Ce cas n’est pas une exception. De nouvelles barrières sont près d’être élevées au nom de la connaissance positive. L’atomisation du champ historique fait à nouveau problème. Des histoires particulières, soit : elles n’ont pourtant d’intérêt, et de sens, que si elles sont référées les unes aux autres, si elles permettent d’appréhender, à travers des conjonctions ou des écarts, la complexité du temps social. Multiplier les points de vue, diversifier les approches ; non pour séparer, mais pour mieux articuler, pour construire plus efficacement. Parce que les risques encourus sont la rançon d’un succès, ils doivent nous rappeler, une fois encore, les exigences de l’histoire-problème.

Fernand Braudel (1902-1985)

Annales ESC , 41-1, 1986, p. 3-6

II était de ces hommes que la vie paraît avoir comblés. Mais c’est tout au contraire : c’est Fernand Braudel qui n’a cessé de donner à la vie, de l’enrichir à force de volonté, d’intelligence et de travail. De passion, surtout : il l’évoque aux premières lignes, inoubliables, de la Méditerranée et c’est elle encore qui fait comprendre la générosité, l’incroyable dépense de savoir et d’écriture qui constituent son œuvre.

Il nous a quittés chargé de gloire et d’honneurs qui le faisaient sourire et qui l’ont rendu heureux. Mais cette célébration tard venue risque de figer l’image que nous gardons de lui, de clore abusivement une œuvre multiforme et qu’il a toujours voulu maintenir ouverte. Dans l’émotion qui entoure cette grande mort, il est sage de s’interdire tout bilan. Depuis un demi-siècle, la pensée et l’influence de Fernand Braudel ont toujours été en chemin, aux Annales et bien au-delà d’elles. Il faudra longtemps attendre encore pour en mesurer les véritables effets. Il n’est pas trop tôt en revanche, pour saluer ce qui fut le projet d’une vie tout entière faite de combats et de débats.

Il l’a souvent rappelé : tout a commencé pour lui avec les « éblouissantes » Annales de Marc Bloch et de Lucien Febvre. Tout, c’est-à-dire une foi sans partage, inlassablement proclamée, dans l’unité des sciences de l’homme. Il y voyait l’avenir d’une histoire accueillante à tous. « Plus ardemment encore que quelques autres, il s’est porté au centre, au vif de cette vaste et très diverse révolution des sciences sociales, de ce combat toujours en cours dont l’enjeu reste la connaissance de l’homme. » L’hommage que Braudel rendait à Febvre voici trente ans, il faut le lui rendre aujourd’hui, tant, de l’un à l’autre, la même volonté intellectuelle et politique s’est continuée. On la retrouve à l’œuvre dans tout ce que Fernand Braudel a entrepris.

Dans ses livres, qui associent l’écriture la plus personnelle au projet le plus collectif. Des œuvres provisoirement achevées, La Méditerranée et Civilisation matérielle, économie et capitalisme, au chantier désormais inachevé de son Histoire de France, le même souci revient de reprendre sans trêve un problème en l’enrichissant à chaque fois de lectures et de débats nouveaux jusqu’à en reformuler les termes. Et ce travail de réécriture indéfinie traduisait moins chez lui l’insatisfaction d’un auteur que la volonté de rendre compte, avec humilité, d’une situation de la recherche. Quels livres portent, plus que les siens, les marques d’un travail souvent né sur leurs traces, quels livres disent plus en clair ce qu’a été le mouvement des sciences de l’homme au cœur de notre siècle ? Ainsi cette œuvre singulière et incomparable s’est toujours voulue, dans la durée, collective et rassembleuse.

Dans la politique scientifique, ensuite, dont il a été l’avocat obstiné. Fernand Braudel n’a pas été le marginal qu’on a voulu, tardivement, faire de lui. Il n’a pas été non plus le fondateur d’empire, régnant sur d’innombrables provinces pacifiées, que l’on évoque trop complaisamment. Il fut l’homme d’une conviction scientifique et il livra bataille sur bataille pour la faire triompher. De la présidence du jury d’agrégation, il avait fait le moyen d’une politique de recrutement et de formation qui a modelé une génération d’historiens. De la présidence de la VIe Section de l’École Pratique des Hautes Études à la création de la Maison des Sciences de l’Homme, il s’est attaché à créer les conditions d’une vraie confrontation, immédiate et empirique selon ses goûts, entre les sciences sociales. Ces institutions qu’il a animées à longueur de vie n’ont pas eu d’autre but que de créer pour les chercheurs des espaces libres dont il aurait voulu qu’ils demeurent durablement affranchis des pesanteurs académiques.

Aux Annales, enfin, dont il eut la responsabilité directe de 1956 à 1969. Dans la tâche d’unification des sciences de l’homme à laquelle il s’était voué, Fernand Braudel réservait à l’histoire un rôle central. Non parce qu’il était lui-même historien mais parce que, comme Bloch et Febvre avant lui, il était convaincu qu’elle était « indispensable à une méthodologie commune » et que son apparente faiblesse – de toutes les sciences humaines, l’histoire n’est-elle pas « la moins structurée » ? – constituait une vraie force. Alors même que les jeunes sciences sociales tendaient à s’affirmer contre l’histoire, les Annales eurent pour mission de défendre et d’illustrer cette conviction fondamentale qui renvoyait aux origines mêmes de la revue.

Braudel, il l’a souvent dit, n’était pas un « homme de revue » comme l’avaient été, chacun à sa manière, Bloch et Febvre. Il choisit d’ouvrir les Annales aussi largement qu’il le put aux expériences neuves, aux grandes enquêtes collectives, aux contributions des disciplines voisines. En mettant la revue au service de la communauté scientifique, en nouant à travers elle d’autres solidarités, il en affirma le rôle : lieu de rencontres et d’initiatives, dans un moment où de telles tentatives étaient périlleuses, de tels lieux étaient rares. De cette conjoncture faste qu’elles avaient contribué puissamment à créer, les Annales enregistraient les effets en retour : elles avaient été minoritaires et batailleuses, elles tendaient à devenir une référence obligée, une institution incontournable. Fernand Braudel le regrettait, qui redoutait tous les académismes.

Plus fondamentalement, en les forçant à la confrontation dans des conditions qui étaient parfois difficiles, dans la tourmente des années soixante, il invitait les historiens à refuser la tentation d’un repli sur soi. Sous sa direction, les Annales ont conduit l’histoire à redéfinir sa place au sein des sciences de l’homme, et ont contribué à modifier ses pratiques. Le territoire de l’histoire, grâce à Fernand Braudel, n’a pas cessé de s’élargir. Mais en progressant, la recherche s’est faite plus spécialisée, plus localisée, courant ainsi à la fois le risque de l’éparpillement et celui de la renaissance d’une conception cumulative de l’histoire.

Pourquoi chercher à le dissimuler ? Fernand Braudel avait bien des réserves à l’égard de la revue dont il avait transmis la responsabilité voici plus de quinze ans, et dont il s’était progressivement détaché. Il a dit les raisons de ses réticences et de ses critiques. Il ne niait pas que la revue se fût diversifiée et en partie renouvelée. Mais il lui reprochait d’éparpiller les intérêts et de mal distinguer, parfois, l’accessoire de l’important. Son projet avait été celui d’une histoire globale, intégrant les apports de toutes les sciences de l’homme. Nous nous livrions à des expérimentations plus locales, que nous souhaitions plus explicitement soucieuses des procédures scientifiques mises en œuvre, plus attentives à l’appréciation des apports mutuels de pratiques disciplinaires confrontées.

Ses reproches nous paraissaient injustes. Avec lui, nous raisonnions, nous argumentions : l’histoire restait fondamentalement soucieuse d’appréhender le social à travers tout un système de différences, les Annales multipliaient les points de vue non pour séparer mais pour mieux construire, et toujours fidèles à l’esprit qu’il avait défini en 1969, elles s’efforçaient de se porter « autant que faire se peut et tous risques acceptés, à la limite même des novations qui s’esquissent ». Nous ne l’avons pas souvent convaincu. Nous avons, lui comme nous, appris à vivre avec ce désaccord.

Car sur les Annales, il n’avait pas seulement les droits que lui donnaient le passé et son œuvre. À cette revue qu’il n’approuvait plus, il n’a jamais cessé d’être profondément attaché et c’est ainsi que nous recevions ses critiques. Chacun d’entre nous garde le souvenir de ses visites fréquentes et impromptues : il feuilletait les livres reçus, scrutait les sommaires à venir, il emportait avec lui quelques manuscrits qu’il nous renverrait annotés. Et puis il nous disait ce que les Annales avaient représenté pour lui, ce qu’il en attendait pour demain. C’était à nouveau le langage de la passion qui a traversé sa vie et auquel rien ne pouvait longtemps résister. C’était le vrai prix du rude et affectueux compagnonnage qu’il aura voulu, à toutes forces, maintenir. Nous n’avons pas cessé, il le savait, de lui en être reconnaissants. Et déjà sa passion nous manque.

Les Annales

Histoire et modélisation

Annales ESC , 43-1, 1988, p. 3-4

Rassembler des articles sous la seule étiquette d’une démarche méthodologique n’est pas d’usage fréquent dans les Annales : les objets, les territoires ou les problèmes servent plus souvent de trait union. Le hasard, on s’en doute, n’est pas à l’origine de ce regroupement.

L’histoire quantitative semble, depuis quelques années, soumise à la loi des rendements décroissants. Malgré la construction de banques de données dont l’exhaustivité semble parfois constituer le seul critère d’appréciation, malgré le recours à l’informatique pour l’analyse de variables plus foisonnantes, malgré la publication comme autant de bulletins de victoire du nombre toujours croissant d’individus rangés dans les tableaux de comptage, le doute, par plusieurs côtés, gagne.

La pratique à nouveau prônée de la narration, le retour en force dans l’historiographie de l’individu et de l’événement, le recours à de nouveaux paradigmes interprétatifs empruntés à l’herméneutique, à une certaine anthropologie culturelle ou à une science conjecturale des indices témoignent notamment ensemble de la désaffection à l’égard d’une démarche dominante pendant une génération.

Faut-il se contenter d’emboîter le pas, abandonner le terrain et se résigner à voir l’histoire pratiquée à la manière de l’agriculture sur brûlis ? Il y a mieux à faire. L’analyse quantitative ne saurait se réduire à une statistique descriptive élémentaire. Elle peut prendre des formes plus diverses, plus riches, voire même, pourquoi pas, plus réfléchies et plus inventives. La construction de modèles et la simulation relèvent, avec d’autres méthodes, de ces pratiques plus déliées.

La modélisation n’est pas neuve en histoire. La Religion de Rabelais, la Société féodale, la Méditerranée sont tout pleins de modèles. Le passé ne se dévoile jamais spontanément et la construction des faits historiques est inséparable des questions que les problématiques du présent suggèrent, et les modèles, pour reprendre une formule proposée voici trente ans par Fernand Braudel, ne sont rien d’autre que « des hypothèses, des systèmes d’explication solidement liés selon la forme de l’équation ou de la fonction ». Dans les travaux d’historiens, tous les usages de la modélisation ne répondent cependant pas à cette définition exigeante. Ils diffèrent selon leur degré d’explicitation, leur mode de formalisation, leur statut logique, leur fonction démonstrative (et une tâche utile serait de dresser la typologie des modèles utilisés en histoire). Les exemples développés dans ce numéro prennent tous au sérieux cette solidité constitutive qu’inclut la définition précédente. Il en naît plusieurs avantages.

Objet construit, le modèle, par la formalisation qu’il nécessite, oblige l’historien à une plus grande rigueur dans l’expression des hypothèses interprétatives qui le sous-tendent. Objet artificiel, il est contrôlable, en sorte que l’opacité attribuable au réel en est absente, et que le jeu raisonné sur les variables qu’il associe peut tenir lieu d’une expérimentation autrement improbable. Exposant des conséquences théoriques déduites aux démentis de la matière historique, il permet de rejeter les hypothèses infondées qui ont présidé à sa construction et d’enrichir les problématiques qui justifient son usage. Aboutissant à l’expression logico-mathématique d’un phénomène fonctionnel, la modélisation conduit à interroger l’usage que la discipline fait de la généralisation causale, ou des catégories du vrai et du faux. Apportant à la réalité des simplifications, substituant « au visible compliqué de l’invisible simple », elle établit, dans la confrontation, un pont entre le langage de la théorie et les données empiriques, entre le général et le particulier, et se situe ainsi au point même où le discours historique se constitue.

Les modèles, partant, sont riches d’usages, et bons à penser. Pour des questions aussi diverses que l’influence des variations climatiques ou les systèmes de parenté dans le long, voire le très long terme, ou les mécanismes de la croissance économique en plus courte période, les articles qui suivent contribuent à le démontrer.

Ce dossier est dédié à la mémoire de Jean Bouvier, disparu trop tôt, alors qu’il avait encore à dire et à écrire. Sa contribution à l’histoire économique de la France contemporaine n’a pas besoin d’être rappelée, ni sa fidélité à l’esprit des Annales auxquelles il a donné plusieurs articles fondamentaux et des comptes rendus en grand nombre. Comme à beaucoup d’autres, son honnêteté et sa rigueur intellectuelles nous manquent déjà.

Bernard Lepetit

Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ?

Annales ESC , 43-2, 1988, p. 291-293

Depuis soixante ans, les Annales ont construit leur projet sur une confrontation entre l’histoire et les sciences sociales. Cette rencontre a pris des formes diverses et connu des succès inégaux, mais elle a contribué à transformer en profondeur le paysage historiographique. Quand la convergence des sciences sociales constituait à la fois une conviction partagée et un horizon des pratiques, les travaux de terrain, plus circonscrits, faisaient voir sur pièces ce que pouvaient être les voies concrètes de l’échange entre les disciplines et capitalisaient les profits communs. Dans une conjoncture intellectuelle faste et optimiste, la revue suscitait, soutenait, accompagnait ces recherches qui « par l’exemple et par le fait » témoignaient du renouvellement des objets, des questionnaires, des procédures.

Aujourd’hui, le temps semble venu des incertitudes. Le reclassement des disciplines transforme le paysage scientifique, remet en cause des primautés établies, affecte les voies traditionnelles par lesquelles circulait l’innovation. Les paradigmes dominants, que l’on allait chercher dans les marxismes ou dans les structuralismes aussi bien que dans les usages confiants de la quantification, perdent de leurs capacités structurantes, quand se développe, dans une atmosphère de « retour de Chine », une méfiance simpliste devant toutes les idéologies. Les développements multiformes de la recherche, enfin, rendent inacceptable le consensus implicite qui fondait l’unité du social en l’identifiant au réel.

L’histoire, qui avait établi une bonne part de son dynamisme sur une ambition fédératrice, n’est évidemment pas épargnée par cette crise générale des sciences sociales. Sa propre vitalité constitue paradoxalement une difficulté supplémentaire. La multiplication désordonnée des objets de la recherche compose un tableau qui perd en visibilité. La dénonciation, approximative, de l’« émiettement de l’histoire » a servi à désigner tout à la fois les conséquences inévitables de spécialisations nécessaires et l’éclectisme d’une production abondante mais anarchique. Faute de pouvoir identifier clairement, dans un paysage intellectuel mouvant, les disciplines avec lesquelles bâtir une nouvelle alliance, et les paradigmes pour les fonder, les solutions paresseuses l’emportent : dénonciations faiblement argumentées d’une « École des Annales » aux contours dessinés pour les besoins de la cause, remplois des vieux motifs – retour du narratif, de l’événement, du politique, de la biographie – comme s’ils devaient suffire à remettre un peu d’ordre dans nos pratiques. La position paradoxale de la discipline dans la société, faite à la fois de reconnaissance au sommet et de tarissement des recrutements à la base, concourt au même mouvement.

Le moment est venu de rebattre les cartes. Il ne s’agit pas de dresser l’inventaire arrêté d’une situation qui ne cesse de changer sous nos yeux, moins encore de faire le constat global d’un échec. Il s’agit de tenter, à partir des expériences acquises et de celles qui sont en cours, de dégager quelques points de repère, de tracer quelques lignes de conduite pour des pratiques rigoureuses et novatrices en temps d’incertitude.

Ce travail ne peut être que collectif. Fidèles à leur rôle, les Annales l’accueilleront et tiendront leur place. La revue est ouverte aux réflexions et aux débats que nous appelons. Elle projette de réunir, en 1989, un premier ensemble de contributions sous la forme d’un numéro spécial. Une telle entreprise n’a de sens que si elle prend en compte l’expérience de chacun : nous serons heureux de recevoir, avant la fin d’avril 1989, sous des formes qui peuvent varier, les réactions et les réflexions sur les deux points suivants.

Nouvelles méthodes. Nous souhaitons attirer l’attention sur deux questions majeures : les échelles d’analyse et l’écriture de l’histoire. Certaines des propositions développées par la micro-histoire, après une longue période d’attention exclusive aux processus globaux et aux structures d’ensemble, contraignent à une gymnastique intellectuelle salutaire. Elles obligent en particulier à préciser et à discuter les formes de l’adéquation entre la taille des objets étude, les modalités de l’observation et les problématiques. De l’individu au groupe et à la société, du local au global, comment assurer l’articulation entre les niveaux d’observation et définir les modalités des généralisations nécessaires ? Dans une autre direction, comment établir les conditions d’ajustement et de confrontation des résultats, et plus fondamentalement développer un comparatisme dont l’exigence n’a cessé d’être proclamée, mais dont la mise en œuvre demeure l’exception ?

Ces préoccupations renvoient nécessairement à une interrogation sur les capacités démonstratives de l’histoire et, inséparablement, sur son écriture. Prouver, pour l’historien, n’est pas seulement faire un usage correct de la critique documentaire et des techniques d’analyse ; la relation entre la nature des hypothèses et celle des éléments de leur vérification est peut-être plus essentielle. Sur cette question, la discipline – dans sa variante quantitative ou dans sa version plus littéraire – a ses habitudes et ses conventions rhétoriques. Peut-elle s’en contenter ou doit-elle faire place à d’autres formes d’argumentation ? Comment, des unes et des autres, peut-elle contrôler les usages et les effets ? Il convient de prendre au sérieux les formes de l’écriture historique. Celle-ci a ses traditions, fortement ancrées ; elle est sensible aussi, à chaque époque, aux suggestions de formes extérieures, narratives en particulier. Depuis un demi-siècle, le choix d’objets inédits, le primat du chiffre et de la série l’ont profondément renouvelée sans qu’on y ait beaucoup prêté attention, sans qu’on ait cherché à prendre la mesure de ces transformations. Ici encore, les choses changent sous nos yeux : certains expérimentent de façon plus résolue des solutions inédites. L’exercice pourtant n’est pas libre. Comment faire en sorte que l’exigence de la démonstration ne soit pas perdue de vue ?

Nouvelles alliances. Ne revenons pas ici sur les relations traditionnelles qui ont permis à l’histoire de trouver successivement ou concurremment une inspiration dans la géographie, la sociologie ou l’anthropologie. Nous souhaitons d’autres témoignages, et d’autres études en provenance des périphéries. Aux marges de la discipline existent des provinces que l’histoire revendique sans, curieusement, s’être jamais donné véritablement les moyens d’y assurer son impérialisme : l’histoire de l’art, l’histoire des sciences, celle de certaines des aires culturelles les plus lointaines sont dans ce cas. Sur des fronts neufs, par ailleurs, des tentatives se multiplient, dont il est trop tôt pour dire la fécondité : de l’économétrie rétrospective à la critique littéraire, de la socio-linguistique à la philosophie politique, et d’autres encore. Comment, dans ces territoires, écrit-on l’histoire ? Comment pratique-t-on – ou ne pratique-t-on pas – l’interdisciplinarité : sous quelles formes les interrogations croisées, avec quelles limites et pour quels résultats ?

À ces questions, il n’est pas souhaitable que les historiens, et moins encore les historiens français, répondent seuls. Si le projet interdisciplinaire a un sens, l’échange sur lequel il se fonde appelle aussi une évaluation venant de nos partenaires. Quel usage font aujourd’hui de l’histoire – non seulement l’intelligibilité historique, mais aussi la production d’histoire – l’anthropologue, le philosophe, le sociologue ? Les Annales par ailleurs n’ont jamais prétendu être seules. À l’étranger particulièrement, des tentatives pour répondre aux questions que l’on pose ici ont pris d’autres formes. Nous les sollicitons aussi, et nous leur ferons écho, pour qu’elles contribuent, en venant rompre avec nos habitudes, à ce travail d’analyse et de proposition.

Ni bilan, ni examen de conscience. Le moment ne nous paraît pas venu d’une crise de l’histoire dont certains acceptent, trop commodément, l’hypothèse. Nous avons en revanche la conviction de participer à une nouvelle donne, encore confuse, et qu’il s’agit de définir pour exercer demain le métier d’historien. Nous avons l’ambition de saisir, sur le vif, un tournant critique.

Les Annales

Tentons l’expérience

Annales ESC , 44-6, 1989, p. 1317-1323

L’héritage des Annales appartient à tout le monde : libre à chacun d’en faire une lecture particulière, d’y puiser les éléments d’une pratique ou d’un positionnement intellectuels, d’en livrer une analyse généralement plus révélatrice de l’évolution de son auteur que de celle de la revue. Mais qui croira que l’invention intellectuelle puisse accompagner une transmission matérielle ? L’innovation n’est pas matière d’héritage, mais processus de redéfinition constante, dans un champ de forces en perpétuelle évolution. Les questions historiques résultent à la fois de l’enchaînement des pratiques passées de la discipline, de la configuration actuelle des constellations disciplinaires, des conditions du moment de la production du savoir social : de tous les livres, l’historien écrit les plus éphémères.

Décloisonner les savoirs – « les murs sont si hauts que, bien souvent, ils bouchent la vue » soupiraient Marc Bloch et Lucien Febvre en 1929 –, se porter « autant que faire se peut et tous risques acceptés, à la limite même des novations qui s’esquissent » comme Fernand Braudel l’écrivait en 1969 : là réside la fidélité aux ambitions qui sont celles de la revue depuis qu’elle existe. Pour le reste, c’est le projet du moment qui est constamment à redéfinir. Les Annales, en 1989, ont soixante ans : est-il une meilleure occasion de le faire, et de refuser du même mouvement le choix que d’aucuns nous ont proposé entre la pétrification et la dissolution ? Le numéro qu’on va lire rassemble la première série de textes – d’autres suivront, régulièrement – suscités par l’appel que nous avons lancé en 1988 (« Histoire et sciences sociales. Un tournant critique », mars-avril 1988, p. 291-293) et il indique le rôle que nous entendons tenir. Ni école, tant sont grands les risques symétriques de devenir chapelle ou institution, ni boîte aux lettres (même de renom), mais lieu d’expérimentation.

Dessiner le champ d’une confrontation fructueuse des investigations en cours, cristalliser les nouveaux questionnements et les nouvelles manières de faire que des chantiers nombreux mais dispersés voient se définir, établir les bases renouvelées sur lesquelles fonder le métier d’historien et le dialogue avec les sciences sociales : nos ambitions sont démesurées si elles ne trouvent pas un écho et un appui dans la réflexion et le travail collectifs. Il faut donc dès maintenant ébaucher les premiers axes, le long desquels nous souhaitons qu’ensemble nous avancions. Ils constituent les éléments d’une politique rédactionnelle. Ils se voudraient incitation à une œuvre commune.

Ni la position chronologique des objets qu’elle se donne, ni ses procédés d’analyse, ni la nature de sa documentation ne suffisent à fonder l’originalité de l’histoire. L’historien, on l’a dit, construit ses problématiques à l’intersection d’une longue suite de commentaires et des interrogations du présent, et il emprunte aujourd’hui beaucoup de ses méthodes aux sciences de l’homme voisines. À l’inverse, lorsque l’économiste établit le mouvement des prix au xviii e siècle ou quand le philosophe étudie la genèse des structures d’enfermement, ils trouvent dans les époques anciennes un répertoire d’occurrences plus riche que celui aujourd’hui. Mais c’est alors moins l’histoire qui est fédératrice, que son domaine d’application – le passé – qui est presque universel.

L’historien n’aurait-il alors rien d’autre à faire qu’à ouvrir son territoire à une pratique œcuménique des sciences humaines après avoir enseigné à tous des procédés d’exhumation et de mise en œuvre des sources anciennes ? Le risque serait alors de ne plus rencontrer sur le terrain historique que des anthropologues, des économistes ou des sociologues du passé. Risque, car si l’historien économiste, par exemple, est un économiste du passé, l’histoire et l’économie n’ont plus grand-chose de fondamental à s’apprendre : la diffusion d’innovations suppose des différences de potentiel. À un moment où les capacités des sciences sociales à élucider le monde paraissent douteuses à quelques-uns, il faut plaider d’une manière faussement paradoxale pour une affirmation des identités disciplinaires. On y reviendra.

Dans cette entreprise plurielle, l’exploration des mécanismes temporels doit constituer la contribution particulière de l’histoire. Contre le temps linéaire des chroniques et de l’histoire positiviste, les historiens des Annales, les premiers, ont souligné la complexité du temps social et privilégié la longue durée. Aujourd’hui, l’attention portée à l’événement et la résurgence d’un certain historicisme signalent que l’intuition initiale est en passe d’épuiser ses effets. La métaphore de l’étagement des plans de l’histoire et le souci particulier des phénomènes de plus longue durée portent en eux le risque d’oublier les processus par lesquels le nouveau advient. Au moment où les théories de l’auto-organisation redécouvrent que l’avenir est à la fois peu prévisible et tout entier contenu dans le passé, les historiens restent singulièrement silencieux. À raison si l’on voit que les réponses apportées à ces questions sont jusqu’à présent fortement rhétoriques. À tort si l’on pense que le temps est peut-être le seul véritable objet spécifique de l’histoire.

Refuser de trouver les mécanismes des transformations à venir dans les configurations présentes d’un système revient à placer les causes du changement en position exogène. Nous voyons une difficulté logique à une explication historique qui placerait hors de ses prises, en position extérieure, une telle variable critique. L’attention aux processus suppose au contraire que les temporalités humaines sont multiples, que la coïncidence chronologique ne suffît pas à fonder la contemporanéité vraie, que les décalages sont créateurs. C’est parce qu’une société fonctionne toujours pour partie à côté de son organisation formelle, c’est parce qu’une économie n’a que partiellement la conjoncture de ses structures que le nouveau est possible (ou plutôt, c’est parce que ces catégories sont rigides que la pensée des évolutions est difficile). Il faut faire l’hypothèse qu’on trouve dans les multiples décalages entre les formes, les structures et les fonctionnements l’origine d’une évolution qui ne serait ni allométrique, ni stationnaire, mais proprement historique, c’est-à-dire irréversible, imprévisible et déterminée. Il faut faire l’hypothèse que chaque société est dans un processus constant de construction d’elle-même, et qu’on trouve dans l’analyse de ce mouvement la seule manière pour rompre avec l’insignifiance des récits événementiels comme avec la tautologie des descriptions à l’intérieur de catégories prédéterminées.

Dans sa version dominante, l’histoire sociale a été d’emblée conçue comme celle du collectif et du nombreux. Elle s’est très tôt préoccupée de mesurer les phénomènes sociaux à partir d’indicateurs simples (ou simplifiés) mais massivement quantifiables, d’établir des tableaux de distribution et des courbes d’évolution, de les décrire et de les commenter. Un énorme matériel a été ainsi rassemblé et analysé. Mais dans le développement même de la recherche, l’accumulation des données a pris le pas sur l’ambition et parfois le souci même de l’interprétation. Si la description chiffrée constituait l’essentiel, il fallait bien, pour lui donner une force d’évidence, postuler que le résultat obtenu correspondait à quelque chose dans le réel. La priorité accordée sur les relations à des structures plus aisément chiffrables et la réification des catégories apparaissaient ainsi logiquement contenues dans la démarche. On s’en est inquiété ici même, depuis longtemps, à propos de la dérive de l’histoire des prix ou de la manière dont a été menée, d’emblée, l’analyse des catégories socio-professionnelles du passé. On aurait pu le faire tout aussi bien en réfléchissant sur la manière dont, en France surtout, on s’est trop souvent contenté de juxtaposer les différents aspects de la réalité historique, conformant les catégories sociales aux grandes distributions proposées par l’histoire économique puis logeant les faits culturels dans les cases du tableau socio-économique ainsi constitué. Une sorte de sociographie commune en est née, qui a rapidement démontré ses limites. Le développement d’amples banques de données, qu’on croit d’autant plus proches du réel qu’elles gagnent en exhaustivité, ou le recours aux méthodes d’analyse factorielle, techniques plus sophistiquées de description des grands tableaux statistiques, ont pu un instant apparaître comme une panacée. Elles se heurtent en fait aux mêmes apories qui tiennent à une conception simplifiée du rapport de l’historien au document et de l’archive au passé, et qui aboutissent à la réification des structures analytiques.

La société n’est pas une chose. Il n’est pas indifférent que nombre de recherches actuelles convergent pour s’écarter des deux grands modèles qui ont dominé les sciences sociales, le modèle fonctionnaliste et le modèle structuraliste, pour se tourner vers des analyses en termes de stratégies, qui permettent de réintroduire la mémoire, l’apprentissage, l’incertitude, la négociation au cœur du jeu social. Ces notions, qui jouent un rôle central dans toutes les sciences sociales aujourd’hui, sont bonnes à penser. Elles rappellent que les objets sociaux ne sont pas des choses dotées de propriétés, mais des ensembles d’inter-relations changeantes, à l’intérieur de configurations en constante adaptation. L’échange économique, dans sa forme la plus simple, suppose une convention constitutive, ou un arbitrage préalable entre conventions alternatives. Toutes n’appartiennent pas à la sphère de l’équilibre marchand mais renvoient à des représentations mentales et à des rapports sociaux, s’inscrivent dans un temps long que chaque opération réactualise et pervertit. Les identités sociales doivent être conçues comme des réalités dynamiques qui se construisent et se déforment face aux problèmes auxquels les acteurs sociaux sont affrontés, comme des formations que l’on ne peut comprendre qu’en examinant leur développement au cours d’une période suffisamment longue. Pareillement, la définition du politique n’est pas séparable de l’organisation d’un champ de forces instables et qui ne cessent d’être reclassées. L’exercice du pouvoir est la récompense de ceux qui savent exploiter les ressources d’une situation et tirer parti des ambiguïtés et des tensions qui caractérisent le jeu social.

Ces rapports s’inscrivent dans une dynamique ; ils échappent à l’analyse dès lors qu’on tente de les figer dans un moment particulier pour en dégager les composantes. Ces processus – par lesquels les acteurs redéfinissent en permanence, suivant ce qu’ils pensent faire et ce qu’ils ignorent qu’ils font, l’organisation du social – forment l’objet même de l’histoire. On ne saurait accepter qu’ils soient déterminés a priori. La relation n’a pas à être posée d’emblée, par exemple, entre le comportement d’un groupe, sa composition sociale et une conscience politique qui paraîtraient toutes deux aller de soi et de pair. C’est précisément les modes de relation entre ces trois pôles que l’historien doit se donner pour tâche d’élucider. « Économies-Sociétés-Civilisations » : le sous-titre des Annales ne doit pas être lu comme un encouragement à confondre l’histoire totale avec une sorte de somme arithmétique, ni même à rechercher les déterminations successives entre des niveaux étagés de l’expérience sociale. À vrai dire même, l’économique est du culturel, comme le social est de l’économique. Toute société fonctionne comme un système généralisé d’équivalences entre ces trois catégories (qui n’ont d’ailleurs de valeur que d’usage). Il faut voir dans l’analyse des modalités de ces équivalences une source pour une compréhension des sociétés et des temps.

Pas plus que d’autres savoirs, l’histoire ne progresse par adéquation de plus en plus étroite aux processus passés. Le défaut d’information n’est pas fondamentalement en cause ici. La critique des sources établit moins un degré d’ajustement au réel – la métaphore du miroir, un moment employée, est sur ce point trompeuse – qu’elle n’apprécie les caractéristiques internes du document et qu’elle ne délimite le champ du questionnaire à lui appliquer. Les raisons doivent en être recherchées ailleurs. D’une part, un processus social renvoie à une multitude d’expériences existentielles, individuelles et irréductibles. D’autre part, comme tout discours scientifique, l’histoire ne produit jamais que des commentaires, que des modèles d’intelligibilité. De la métaphore du social comme texte, développée par tout un courant de l’anthropologie contemporaine, il faut au moins retenir les notions de polysémie et de participation active du lecteur à la production du sens. De la modélisation, il faut retenir qu’un bon livre d’histoire est un système de propositions explicatives solidement liées entre elles.

L’histoire, ainsi, ne se borne pas à inventer ses problèmes, en réactualisant les questionnaires, en faisant siennes les interrogations des disciplines voisines ou en cristallisant une demande sociale. Elle construit en même temps ses objets. Un article ou un livre d’histoire n’est pas une reproduction réduite du réel, mais l’expression d’une structure qui en dissout l’opacité – en fonction d’hypothèses initiales et de règles expérimentales préalables. Construction révisable, donc, à partir de principes d’intelligibilités différents ou de méthodes nouvelles. Mais construction déterminée puisque les propositions qui la constituent doivent à la fois ne pas entrer en contradiction avec les données disponibles et répondre à des principes de cohérence interne.

Si l’objet de l’histoire ne peut être posé en position d’extériorité et s’il ne doit pas être enfermé dans des catégories a priori, c’est la démarche même de la recherche, ce sont les procédures de l’expérimentation qui le construisent et le rendent intelligible. Le savoir historique ne progresse pas par totalisation mais, pour user de métaphores photographiques, par déplacement de l’objectif et par variation de la focale. De cet état de choses, toutes les conséquences n’ont pas été tirées. Une technique qui appartient au bagage de tout historien, l’analyse des séries temporelles, devrait permettre de progresser dans ce sens. Pour comprendre la valeur à tout instant d’une grandeur soumise à variation chronologique, on sait qu’on décompose la série en isolant successivement par exemple les variations pluri-séculaires, les mouvements longs et les fluctuations cycliques dont l’orientation et le rythme renvoient, à chaque échelle temporelle, à des causalités spécifiques. Pour l’observation des processus sociaux, la variation raisonnée des échelles d’observation constitue une démarche de même type. Le réglage différent de l’optique tout à la fois révèle de nouvelles configurations, souligne l’inadéquation partielle, c’est-à-dire le caractère réducteur, des catégories conceptuelles disponibles, suggère de nouveaux principes explicatifs : à chaque niveau de lecture, la trame du réel apparaît différente. Cela conduit, du côté des méthodes, à prêter une attention particulière au rôle que jouent l’observateur et ses instruments dans l’élaboration de l’analyse. Il faut briser l’opposition appauvrissante entre la micro et la macro-analyse pour approfondir la question plus essentielle des formes d’adéquation acceptables entre les questionnements, les méthodes d’étude et l’échelle d’observation des phénomènes. Du côté des principes explicatifs, cela amène à souligner qu’il n’y a pas opposition mais bien plutôt complémentarité des échelles d’analyse. Chaque échelle informe un niveau d’explication particulier (c’est pourquoi la question posée par la micro-histoire, par exemple, n’est pas celle de la représentativité, qui suppose l’homogénéité des variables explicatives, mais celle de la généralisation). Alors, la synthèse historique passe par la constitution de nouveaux objets, et le changement d’échelle qu’ils impliquent suppose une modification des hypothèses dont l’assemblage forme modèle. D’autre part, les principes explicatifs vérifiés à une échelle ne constituent pas des arguments opposables à ceux qu’on établit à une autre. L’exploration de la diversité du réel ne peut passer par la réduction du nombre des liaisons causales, ou par la recherche d’un hypothétique principe rationnel unique. À la simplification, les modèles historiques doivent préférer la complexification : contre l’appauvrissement ils doivent choisir l’enrichissement, seul moyen de rendre compte de la complexité des processus sociaux.

L’entreprise nécessite une redéfinition des moyens et des buts de l’interdisciplinarité. Sous ce nom ont été revendiqués depuis l’origine des Annales le droit et le devoir des historiens de s’affranchir des contraintes disciplinaires et de mettre à profit toutes les ressources offertes par les sciences sociales, voire par les sciences de la vie. L’histoire de l’interdisciplinarité a été celle d’une générosité intellectuelle qui est peut-être le meilleur de ce que la revue a apporté à la communauté des historiens. Nous n’entendons pas en rompre le fil, mais mieux préciser ce que l’on peut en attendre aujourd’hui – et comment.

L’interdisciplinarité est un mode de relation entre des pratiques scientifiques spécialisées. Ces relations, leur nature, leur fonction, leur efficace sont réglées par le rapport qui existe, à un moment donné, entre les disciplines en même temps que par leur évolution propre. Ce rapport, depuis le début du siècle, a changé. Durkheim et ses disciples avaient rêvé d’une science sociale unifiée autour d’une méthode qui serait commune à toutes les disciplines. Une génération plus tard, Marc Bloch et Lucien Febvre, puis après eux Fernand Braudel, donnèrent toute priorité à ce qu’ils nommaient heureusement le « décloisonnement » du travail intellectuel : l’emprunt, souvent sauvage, porté par un formidable appétit de connaissance, fut avec eux la règle. Mais l’expansion accélérée du territoire de l’historien, la multiplication des provinces inédites ont été acquises au prix d’un risque inattendu : celui d’un nouveau cloisonnement qui ne passerait plus, cette fois, entre les sciences sociales, mais à l’intérieur de notre discipline elle-même sous couvert des nouvelles spécialisations. On parlait hier d’un « éclatement » de l’histoire. Le problème se pose aujourd’hui en termes différents. Nous savons bien qu’aucun paradigme majeur ne propose plus d’ordonner, moins encore d’unifier le champ des sciences sociales. L’histoire est engagée dans un travail de redéfinition de ses projets et de ses pratiques – ce numéro en porte témoignage –, mais nous pressentons qu’elle n’est pas seule dans ce cas, même si, peut-être parce qu’elle est la moins rigoureusement codée des sciences sociales, elle est la première à exposer publiquement ses interrogations et ses incertitudes. En 1989, en tout cas, aucune discipline ne peut prétendre à une hégémonie intellectuelle ou institutionnelle sur les sciences sociales.

Le propos n’est pas nécessairement mélancolique. Il l’est d’autant moins que jamais, peut-être, les effets limitatifs de la spécialisation n’ont été aussi peu sensibles. Non seulement les éléments d’une culture commune sont désormais diffusés, mais, de plus en plus, les pratiques de recherche suggèrent la mise en œuvre de compétences qui s’embarrassent moins des frontières acquises. On travaille davantage aujourd’hui sur des chantiers restreints sur lesquels on s’emploie à rendre plus complexe, plus riche, la réalité qui fait l’objet de l’analyse. Dans cette tâche, tous les moyens sont bons et le problème disciplinaire ne paraît plus guère se poser.

Pourtant, cette pratique, positive, comporte aussi ses dangers. Le premier réside dans la multiplication indéfinie d’expériences individuelles, isolées, dans lesquelles chaque chercheur arrêterait souverainement les règles de son alchimie personnelle : il en résulterait une accumulation d’études de cas non susceptibles d’être reproduites et dont les résultats ne seraient pas comparables ni cumulables. Le second danger est que cette solution empirique des problèmes de l’interdisciplinarité risque d’accréditer la conviction que ceux-ci ne se posent plus, que chacun prend son bien où il le trouve et qu’à terme cette circulation de concepts et de méthodes suffira à garantir une convergence de fait.

Le moment nous semble au contraire bien choisi pour reposer l’interdisciplinarité comme question. Non pas comme question générale (sur ce plan les choses paraissent désormais gagnées), mais comme problème de la pratique historienne la plus quotidienne. On voudrait avancer ici qu’au lieu de penser, comme tout nous y invite, la relation entre disciplines en termes d’homologie ou de convergence, il est utile aujourd’hui d’insister sur leur spécificité, voire sur leur irréductibilité les unes aux autres. Le paradoxe n’est qu’apparent. Chaque pratique scientifique construit la réalité à partir d’une série d’hypothèses soumises à vérification. Parce que, de l’une à l’autre, les habitudes et les instruments conceptuels diffèrent, les objets ainsi élaborés ne se recouvrent pas. Il en naît plusieurs avantages. La confrontation des problématiques, mais aussi des pratiques, d’une part, rappelle utilement le caractère résolument expérimental de tout travail d’analyse du social. D’autre part, l’innovation suppose, dans l’ordre intellectuel comme ailleurs, la différence. Comment échapper au poids des traditions accumulées, comment oublier les catégories mentales reçues, ces « prisons de longue durée », pour produire un savoir neuf ? L’interdisciplinarité, parce qu’elle multiplie les regards, assure la mise à distance critique de chacun des modes de représentation du réel, permet peut-être de ne rester prisonnier d’aucun. Elle doit nous aider à penser autrement.

Les Annales

Mobilités

Annales ESC , 45-6, 1990, p. 1273

Qu’on ne s’attende pas à trouver dans ce numéro des informations nouvelles sur les phénomènes de mobilité géographique et sociale dans le passé. Le but des articles que nous avons rassemblés n’est pas de proposer une série de mesures comparées du degré de mobilité des sociétés, appréhendées à travers une collection d’études de cas.

Ce numéro, à vrai dire, s’inscrit dans le droit fil du programme que nous dessinions à la fin de 1989 (« Histoire et sciences sociales. Un tournant critique »). Il constitue l’une des illustrations possibles des formes d’une expérimentation historique sans doute plus utile, dans la conjoncture intellectuelle du moment, que la recherche des systèmes globaux d’explication. Dans ce programme, la mobilité est un objet particulièrement utile à penser. Il s’agit d’une notion dont la construction est tout entière sociale et qui porte essentiellement, comme le note l’un des auteurs de ce volume, la marque d’effets idéologiques, l’empreinte de technologies statistiques et celles d’expériences individuelles et collectives.

Les articles qui composent ce numéro ont, au-delà de la diversité de leurs objets et de leurs ambitions, des caractères communs :

  • - leur refus de considérer les groupes sociaux et les institutions comme des choses, et leur choix d’en construire une approche socio-historique en termes de configurations de relations inter-personnelles en constante redéfinition ;

  • - leur prise au sérieux des représentations et des légitimations théoriques et pratiques que les acteurs construisent et donnent des systèmes de mobilité ;

  • - leur choix de mener l’analyse à des niveaux et à des échelles variables pour faire paraître la complexité, voire les contradictions internes, des phénomènes.

Un dernier trait n’échappera à personne : le caractère programmatique de presque tous ces textes, la tension qu’ils manifestent pour échapper au poids des méthodes apprises, des catégories d’analyse reçues, des traditions accumulées. On l’aura compris : ce numéro n’est pas, pour l’étude de la mobilité sociale et géographique, un bilan. C’est un point de départ.

Les Annales

Histoire, sciences sociales

Annales HSS , 49-1, 1994, p. 3-4

Le Comité de rédaction des Annales s’élargit et le sous-titre de la revue est modifié. Ces deux changements affirment l’existence d’un lien plus fort avec les sciences sociales. Cette évolution n’est pourtant pas une rupture, ni une nouveauté. La revue depuis sa création s’est toujours voulue un lieu de confrontation disciplinaire et son Comité de rédaction a déjà compté dans le passé des spécialistes d’autres savoirs. Récemment, le numéro spécial « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique » a réaffirmé cette volonté de décloisonner les savoirs, de faire évoluer les manières de penser, d’écrire l’histoire dans un dialogue plus dense avec l’ensemble des sciences sociales.

La division tripartite – Économies, Sociétés, Civilisations – n’était plus adéquate ; elle correspondait mal à la souplesse dans l’agencement des niveaux d’analyse et à la pluralité des approches qu’aujourd’hui nous souhaitons et que le nouveau sous-titre « Histoire, Sciences Sociales » suggère mieux. L’ancienne trilogie n’est pas reniée ; elle désigne une période de grande fécondité de l’historiographie française, et ses vertus programmatiques ont puissamment contribué à structurer la recherche et à produire des résultats. Cependant, si l’histoire veut aujourd’hui élargir ses approches et intégrer des réflexions plus diversifiées sur les processus temporels ou sociaux, elle doit faire évoluer ses catégories d’analyse et aller contre leur réification. Plus que jamais, le dialogue avec l’extérieur est indispensable et fécond.

L’ouverture n’est pas si facile, et il serait imprudent d’en sous-estimer la difficulté. Elle suppose une attention à des disciplines qui ne construisent pas leurs objets ou leurs démonstrations comme le fait l’histoire. Leurs modes de prise en compte du temps, par exemple, ou le privilège qu’elles accordent à des fins déductives au régulier contre le singulier, à la concomitance forte contre le similaire, pourront sembler peu recevables. De fait, l’histoire ne doit pas perdre son identité et oublier ses références méthodologiques les plus essentielles. Elle doit, tout au contraire, conserver et amplifier son sens de la diachronie et son ambition de comprendre les régimes d’historicité dans leur diversité. Si elle exerce aujourd’hui un réel pouvoir d’attraction, c’est précisément grâce à la dimension proprement historique de ses modèles.

Nul impérialisme dans cette attitude : le dialogue est enrichissement partagé. Pour leur part, les Annales seront particulièrement attentives à faire fructifier deux apports.

1. Les processus de connaissance. Les évolutions significatives de la recherche historique résultent moins des progrès des techniques utilisées (l’évolution à contresens de l’histoire quantitative et des outils statistiques ou informatiques disponibles est là pour en témoigner) ou des découvertes documentaires, mais des déplacements conceptuels. Comment penser autrement ? Comment articuler de manière plus réfléchie travail empirique, mise en œuvre expérimentale et élaboration théorique ? L’échange d’objections, le dialogue critique, la contextualisation des innovations auront, croyons-nous, ces vertus.

2. Les temps actuels. Par habitude plus orientées vers le présent, les sciences sociales voisines de l’histoire contribueront à l’intérêt porté par la revue aux questions contemporaines. Cette préoccupation est fondatrice du projet des Annales et elle ne s’est pas démentie jusqu’à aujourd’hui. Elle peut être accentuée et affinée. Les regards croisés de l’économiste, du sociologue ou de l’anthropologue, d’un côté ; de l’histoire, de l’autre, permettent un repérage plus large des questions sociales pertinentes. Mieux, parce qu’il n’y a d’histoire que dans un présent qui requalifie pour de nouveaux emplois l’espace d’expérience passé des sociétés, une telle démarche conjointe permet de mieux fixer le sens des problèmes qui résistent et dont l’élucidation intellectuelle et politique sont nécessaires pour comprendre les temps actuels et la modernité.

Ces changements traduisent une évolution déjà amorcée : ils se situent dans la ligne du programme esquissé en 1989. Ils ne peuvent d’ailleurs être que progressifs : les mutations de l’historiographie ne se décrètent pas, et elles conservent leur part d’imprévisibilité. Les Annales voudraient jouer leur rôle en étant un lieu visible et ouvert de confrontation, d’innovation et de proposition, un aiguillon nécessaire pour renouveler la recherche en histoire et en sciences sociales.

Les Annales

Bernard Lepetit (1948-1996)

Annales HSS , 51-3, 1996, p. 519-523

La forte présence et l’autorité aussi naturelle qu’amicale de Bernard Lepetit rendent comme irréelle sa disparition. L’avenir ne pouvait qu’appartenir à cette intelligence critique si vive qui lui faisait mieux qu’à d’autres percevoir les pistes intéressantes encore vierges et les façons nouvelles de penser et d’écrire l’histoire. Et pourtant la mort l’aura surpris, au moment où sa créativité et son influence sur le milieu des historiens s’affirmaient comme considérables. Tout en vivant intensément et avec exigence son métier d’historien, il conservait cependant cette distance amusée et ce scepticisme discret qui lui donnaient une force et une lucidité peu communes, qui rendaient cette personnalité si profondément attachante.

Bernard Lepetit aimait passionnément les Annales. Les Annales depuis plus de dix ans lui doivent beaucoup. La haute idée qu’il s’en faisait ainsi que de leur rôle dans l’historiographie ont beaucoup contribué à maintenir et à renforcer la capacité de la revue à être un lieu d’innovation et d’expérience intellectuelle. C’est en 1986 qu’il devient secrétaire de la rédaction, fonction qu’il occupe pendant six ans avant d’accéder au Comité de direction en 1992. Très vite, il s’affirme comme un « homme de revue ». Il en possède d’évidence toutes les qualités. Outre un sens de l’organisation et une forte capacité de travail, il a une grande faculté d’écoute, couplée à un goût profond pour l’échange intellectuel. Combien de visiteurs n’a-t-il pas reçus dans le bureau des Annales, au 5e étage de la Maison des Sciences de l’Homme, toujours attentif à leurs recherches et soucieux de bien les comprendre, bien souvent capable de les aider à définir et à améliorer leurs projets ? Combien de textes n’a-t-il pas lus – pour les Annales bien sûr mais aussi pour tous ceux, français ou étrangers, amis ou collègues, qui sollicitent son avis – ces textes qu’il rend le jour dit, annotés en détail de sa fine écriture qu’il fallait savoir déchiffrer ? Nul doute que cette disponibilité intellectuelle, alliée à une rare finesse de lecture, ait beaucoup contribué à son rayonnement personnel. Les jugements qu’il porte sur les articles soumis au Comité des Annales témoignent d’une étonnante acuité et d’une sûreté sans égale pour comprendre la logique d’un texte, sa construction et sa place dans les problématiques en cours, tant en histoire que dans les sciences sociales. Ses avis sont motivés par le souci de donner aux Annales un vrai et ambitieux projet intellectuel. Pour lui une revue, même de premier plan, ne doit pas seulement refléter l’historiographie en train de s’écrire, elle a aussi pour mission de défricher des voies encore mal explorées, de signaler les chantiers prometteurs, c’est-à-dire qu’elle doit accepter la prise de risques. Surtout, elle ne remplit son rôle que si elle réfléchit sur les pratiques et les façons de faire de l’historien, contribuant par là même à les faire évoluer.

C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’initiative qu’il prend à la fin des années 1980, avec le Comité de direction, de s’interroger sur le nouveau paysage historiographique, ses incertitudes et ses potentialités latentes, avec « l’ambition de saisir, sur le vif, un tournant critique ». Cette opération éditoriale est nécessaire : l’épuisement du paradigme associé à l’histoire sérielle, les difficultés croissantes de l’histoire des mentalités pour renouveler ses objets, le défi lancé par la micro-histoire aux manières de faire alors privilégiées, tous ces signes et d’autres encore dessinent une conjoncture difficile qui appelle une réaction des Annales. L’un des grands mérites de Bernard Lepetit est d’avoir perçu précocement ces changements et d’avoir suscité une réflexion approfondie au sein du Comité de direction. Le résultat est ce numéro spécial de décembre 1989, le Tournant critique, dont il est légitimement fier, qui place la revue au cœur d’un débat qu’elle a pour partie suscité. Cette nouvelle alliance proposée aux sciences sociales, sur la base de la reconnaissance des identités disciplinaires, définit, selon son expression, une « pratique restreinte de l’interdisciplinarité ». La spécificité de l’histoire n’est pas qu’elle étudie le passé car, de plus en plus, économistes, sociologues, philosophes cherchent dans les périodes anciennes des occurrences qui les aident à penser et nourrissent leurs modèles. Par contre, l’exploration des mécanismes temporels, sans être une exclusive, doit constituer la contribution particulière de l’histoire. À l’inverse, une attention forte des historiens pour les sciences sociales est une condition, dans la meilleure tradition des Annales, pour échapper aux pratiques devenues trop habituelles et pour mettre en question les conceptualisations qui ont fait leur temps. Ces assertions seront par la suite au cœur de ses réflexions d’historien.

Dans les mêmes années, ses recherches personnelles arrivent à maturité. Après un ouvrage consacré aux transports en France entre 1740 et 1840 (Chemins de terre et voies d’eau. Réseaux de transport et organisation de l’espace en France, 1740-1840, Paris Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, 1984), il publie en 1988 sa thèse de doctorat d’État soutenue l’année précédente : Les villes dans la France moderne 1740-1840, Paris, Albin Michel. Ce livre important, longuement mûri, le désigne comme l’un des meilleurs spécialistes d’histoire urbaine de sa génération. De même que le Tournant critique annonce et invite à une transformation de l’historiographie, cette recherche entend dépasser l’approche monographique et sérielle, dont il maîtrise par ailleurs fort bien les techniques qu’il a éprouvées dans sa thèse de doctorat de troisième cycle sur la population de Versailles de 1545 à 1715 (1976). L’un des aspects les plus novateurs de ce travail réside dans la construction progressive de son objet, le réseau urbain. Loin d’être donné d’avance, cet objet se constitue peu à peu grâce à la mobilisation d’une documentation très variée qui se valorise et prend sens dans un jeu de renvois permanents, grâce à un emploi subtil et renouvelé du quantitatif plaçant le chiffre au cœur d’un système d’indices, grâce enfin à un jeu complexe sur les niveaux d’analyse et à un usage qui se révèle pertinent de la variation d’échelle d’observation. Cet objet ainsi constitué, il en montre la permanence des formes structurelles mais aussi les changements parfois radicaux dans les modalités de fonctionnement. On touche ici à l’une des préoccupations majeures de la réflexion de Bernard Lepetit : comment le changement advient, comment un système acquiert des propriétés nouvelles dont les caractères dépendent du passé ?

Ce déplacement historiographique, sa nature, son contenu, deviennent une question importante au début des années 1990. Bernard Lepetit est au cœur de ce débat, mobilisant les diverses institutions dont il choisit de s’occuper. Les Annales, encore et toujours, mais aussi le Centre de recherches historiques de l’École des Hautes Études en Sciences sociales qu’il codirige à partir de 1992, la collection « L’évolution de l’humanité » (depuis 1992), et son séminaire de l’EHESS dont il est élu directeur d’études en 1989. Il se révèle alors sous un nouveau jour, celui d’« homme d’institution ». Il sait en effet assumer efficacement les responsabilités collectives parfois lourdes à gérer, tout en les investissant de sa propre énergie pour les faire vivre et servir des objectifs intellectuels. La publication des Formes de l’expérience. Une autre histoire sociale (1995) en est une illustration. Cet ouvrage, fruit d’un colloque du Centre de Recherches Historiques, entend poursuivre et concrétiser l’entreprise du Tournant critique. Alors que ce dernier se voulait d’abord une critique du savoir historique menée à l’aide d’un dialogue avec les sciences sociales, les Formes de l’expérience travaillent, à partir de cas concrets, à l’appropriation de concepts développés dans les disciplines voisines (convention, légitimité…) en les dotant d’une charge temporelle propre à l’histoire.

Cette activité éditoriale ne nuit en rien à la poursuite de ses propres travaux. Ils concernent d’abord la connaissance historique, la façon de penser et d’écrire l’histoire. L’originalité forte de ces textes, souvent récents, tient à leur profond attachement au métier d’historien et à la volonté de tracer un sillon qui lui soit propre. Sa critique des catégories macro-historiques recourt certes à la micro-histoire dont il sentait la part de pertinence mais il montre aussi les apories de cette dernière, son incapacité à penser « la société comme un tout ». S’il se montre sensible aux apports d’un Paul Ricœur et de la réflexion herméneutique pour caractériser le raisonnement historique, il ne renvoie pas ce dernier à la seule logique de la compréhension, concevant d’abord l’argumentaire historien comme un système d’hypothèses et d’explications solidement liées. Une épistémologie de terrain se dessine ainsi, surtout soucieuse des effets en retour qu’elle provoque. La pragmatique du métier d’historien se trouve alors doublement définie à travers une relation d’échange entre théorie et pratique, et dans l’ancrage de l’investigation et de ses modalités au sein de l’objet lui-même.

C’est pour cette raison que Bernard Lepetit, durant toute sa carrière, a poursuivi ses recherches sur des objets précis. Tous ont un point commun, ils ont trait à l’espace : la ville et les modélisations qu’elle inspire (auto-organisation), le réseau et l’espace urbain, dernièrement l’expédition d’Égypte et les voyages en Méditerranée. Ce goût marqué pour l’espace, qu’il manifeste dans le plaisir évident qu’il a à user dans ses écrits de métaphores associées à la randonnée et à la marche, il faut peut-être y voir aussi la manifestation d’un souci de détachement, de prise de recul par rapport à un milieu et à une activité qu’il aimait mais qu’il ne dédaignait pas parfois de considérer de loin. C’était en somme sa façon à lui de pratiquer le jeu des distances différenciées.

L’activité de Bernard Lepetit ces dernières années avait pris une ampleur considérable. Interventions et voyages multiples, articles toujours plus nombreux, propositions intellectuelles renforcées…, le rythme du promeneur s’était accéléré, comme s’il voulait sans tarder montrer le chemin.

Le promeneur n’est plus là, il nous faut désormais faire face à l’absence de l’ami qui était si présent.

Jean-Yves Grenier

Une histoire à l’échelle globale

Annales HSS , 56-1, 2001, p. 3-4

Avec le dossier qui suit, les Annales accueillent un ensemble de propositions d’histoire globaleFootnote 9 . D’aucuns se réjouiront de ce que la revue renoue avec une telle perspective, qui fait partie de sa tradition, même si elles ne s’inscrivent pas dans le débat sur les durées et niveaux qui correspondait naguère à ce programme. Les contributions que l’on va lire se situent bien davantage par rapport à la World History qui se développe outre-Atlantique. Avec l’étude du millénarisme chrétien et musulman au xvi e siècle, Sanjay Subrahmanyam ne prétend pas plaquer telle ou telle conception de la globalisation présente au cœur des processus historiques passés ; pour dépasser les risques et les limites qu’offre cette « histoire mondiale » aujourd’hui, il s’appuie sur une conjoncture qui fonde son projet d’analyser l’attente du millénaire du Tage au Gange en passant par Istanbul et Ispahan. Avec l’étude des phénomènes de circulation à l’intérieur de la Monarchie catholique, Serge Gruzinski n’envisage pas seulement l’occidentalisation du monde à l’époque moderne, avec les phénomènes de métissage ou d’hybridation qui lui sont liés et que cet auteur a étudiés auparavant ; son projet est validé par l’existence d’un empire qui, pendant l’Union des deux couronnes (de la Castille et du Portugal entre 1580 et 1640), s’étendait en effet de Madrid à Mexico et Manille, de Lisbonne à Goa et Macao. Ces accroches spatio-temporelles fournissent aux auteurs des contextes et des cadres qui légitiment leur entreprise. D’où leur attention à ce qu’ils appellent les « connexions » et les circulations, car l’histoire globale qu’ils proposent n’est pas seulement un programme d’analyse à un certain niveau de généralité ; elle est surtout une tentative pour dépasser les limites habituelles des enquêtes, circonscrites à une aire culturelle ou une entité politique particulières. Il était donc normal que le souci d’appréhender des objets (en l’occurrence l’État), au-delà des spécificités de leurs expressions locales et par-delà les différences entre civilisations, rencontrât la Méditerranée de Fernand Braudel ; c’est l’objectif de la contribution de R. Bin Wong. Il se propose de tester la pertinence du concept braudélien de « région », l’appliquant à la Chine du Nord-Ouest et à l’Asie du Sud-Est, où le dialogue, ici, s’établit aussi avec le Carrefour javanais de Denys LombardFootnote 10 . Au lecteur de juger de la validité de la démarche, mais on aura garde d’identifier trop immédiatement World History et projet braudélien, même si une parenté peut être établie entre ces références.

Les propositions rassemblées peuvent être situées également par rapport au moment historiographique de la microstoria et de la micro-analyse, qui a été l’une des références insistantes des dernières années. La rupture que pourrait faire accroire le changement d’échelle proposé – et que l’on pourrait réduire, s’il le fallait, à une formule : de l’« histoire au ras du sol » à une histoire intercontinentale – n’est pas telle qu’il y paraît à première vue. Tout comme il ne fallait pas confondre micro-histoire et perspective micro, il y a lieu de distinguer histoire globale et questions d’ordre général. On le sait, autant sinon plus que le changement d’échelle, c’est la variation de la focale qui importe, pour reprendre une autre métaphore qui a fait florès pendant les années 90 ; aussi, entre les deux perspectives, est-ce plus une question d’approche et de méthode qu’une opposition de fond, les desseins étant somme toute voisins. Pourtant, et de manière symétrique à ce qui fut dit au début de cette présentation, les tenants de la micro-histoire pourront certainement éprouver des réserves face à la perspective globale, telle qu’elle est mise en œuvre par les auteurs. Elles ne sont pas sans fondements. N’aimerait-on pas en effet, après avoir été invité à un tel voyage intercontinental, que le lecteur soit ramené au plus près des choses pour voir qui met en œuvre les phénomènes envisagés et comment fonctionnent les connexions établies ? Soit, de nouveau, la question des acteurs, des vecteurs, des passeurs, et celle de l’impact de ces transferts et de leur réception, pour ne rien dire des transformations qu’ils ont induites et des aménagements auxquels ils donnèrent lieu. Car il n’est pas tout d’affirmer l’existence d’une conjoncture idéologique ou d’une circulation planétaire des objets par exemple ; il faut encore mesurer leur caractère marginal, diffus ou massif, et identifier ceux qui participent et ceux qui restent étrangers à ces mouvements, puisqu’il ne s’agit évidemment pas de revenir aux études (classiques) des échanges et des transferts. Cette histoire des connexions et des circulations ne peut laisser de côté l’histoire sociale de leur établissement et de leur mise en œuvre. Par ailleurs, la pluralité des cultures qui se côtoyaient, s’interpénétraient ou s’affrontaient à l’intérieur de l’espace méditerranéen diffère de la stratification des héritages qu’a mise en lumière Denys Lombard pour l’Insulinde ou des contacts, certes multiples, qui se jouaient au cœur de l’Asie, confins du monde musulman en même temps que périphérie chinoise. Au-delà de l’affirmation d’un commun partage définissant l’identité d’une « région » et des processus de leur construction, il y a lieu de s’interroger sur ce qui fait qu’il y a partage, soit la question de la comparaison et celle des aires culturelles. Il y a là un débat (des débats ?) auquel les Annales invitent ceux qui le voudraient à participer, prêtes qu’elles sont à recevoir des contributions qui chercheraient à fonder les conditions de possibilités, aujourd’hui, d’une autre histoire globale.

Les Annales

Éditorial

Annales HSS , 57-1, 2002, p. 5-6

Les Annales changent de maquette. Elle n’avait pas été fondamentalement modifiée depuis 1954. L’historique plantin est abandonné pour le tout aussi classique caslon (du nom d’un célèbre typographe londonien du xviii e siècle), associé à deux polices de caractères créées au xx e siècle : les syntax et din schriften. C’est la mise en page qui subit les plus profonds changements. La lecture rendue plus confortable (le volume des livraisons n’en est pas pour autant diminué), la structure des numéros est soulignée et les rubriques ou les genres des textes publiés sont affichésFootnote 11 . Nous espérons que les lecteurs s’habitueront vite à ce nouvel « habillage » des articles de la revue.

À l’occasion de ce changement de maquette, les Annales ouvrent à nouveaux frais le dossier du comparatisme. À bien des égards, c’est l’ensemble du numéro qui est consacré à cette question, classique s’il en est, à laquelle la revue est fortement attachée. La nécessité de reformuler ce qui est l’une des ambitions ultimes de la recherche en sciences sociales en même temps que l’horizon de tout historien a été relancée il y a peu. Le dossier central : « L’exercice de la comparaison », est issu de journées d’études organisées les 7 et 8 décembre 2000 par Lucette Valensi à l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman de l’EHESS. Il relève le défi lancé par Marcel Detienne dans son ouvrage : Comparer l’incomparable Footnote 12 , et les articles s’y attachent à partir de différentes échelles d’analyse, dans la proximité, la contiguïté ou la distance spatiales et temporelles. Par-delà la diversité des objets et situations – historiques, anthropologiques –, ce sont les conditions mêmes du comparatisme que les auteurs expérimentent, la pertinence des instruments de la comparaison qu’ils interrogent et la validité des déplacements opérés qu’ils établissent. Car le comparatisme ne se réduit pas à l’alternative entre le postulat de la stricte comparabilité des sociétés et la confrontation la plus extensive des formes que celles-ci ont construites. Il est plutôt dans l’opération qui consiste à saisir, sur la base du protocole de recherche établi, les lignes de partage ou les points de convergence qui font sens, quels que soient les niveaux considérés, et dans celle qui, à partir d’un questionnement congruent, dégage les logiques des configurations observées et les fondements des expériences mises en œuvre. Et lorsque les sociétés comparées interagissent ou qu’elles ont en partage un héritage qu’elles reformulent chacune différemment ; lorsque l’objet de la comparaison porte sur les modalités différenciées de leurs « inventions », c’est la dynamique de leur évolution et les logiques de leur transformation qui sont alors en jeu. Si la comparaison n’est jamais totalement vaine, ce sont les choix qui président à la sélection de ce qui est comparé qui lui confèrent sa plus ou moins grande pertinence.

Le numéro s’ouvre par le texte de la leçon inaugurale de la chaire d’Anthropologie de la nature, prononcée par Philippe Descola au Collège de France. Dans le répertoire des relations qui organisent le rapport des sociétés humaines à la nature, dans toute leur diversité – spatiale, culturelle et temporelle –, il est possible de distinguer, dans une perspective structurale, un nombre fini de schèmes qui le construisent, si celui de leurs variantes est, lui, infini ; soit une méthode comparative qui n’est pas contrainte par les unités discrètes que ces modalités cognitives d’appréhension du monde dépassent. Cet article s’inscrit donc lui aussi dans le débat (ré)ouvert.

Jacques Poloni-Simard

Classer, évaluer

Annales HSS , 63-6, 2008, p. 1-4

Le monde de la recherche et de l’enseignement supérieur semble saisi par la fièvre de l’évaluation : c’est dans ce cadre qu’il importe de situer le débat récent autour des classements des revues mis en place en Europe par la European Science Foundation (ESF) et en France par l’Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (AERES), qui s’est fortement inspiré du précédent. Ces classements séparent les revues européennes entre celles qui ne sont pas classées et celles qui le sont, elles-mêmes étant réparties en trois catégories, A, B et C. La lecture des documents proposés par l’ESF et l’AERES révèle leurs carences. Les procédures et les principes de classement sont impressionnistes, les experts sont anonymes et les erreurs abondent, faisant figurer plusieurs fois certaines revues, avec parfois des classements différents ou des confusions de titre. Plus grave, ces classements montrent des injustices flagrantes, heurtant le sens commun d’une communauté des chercheurs qui n’est pas à ce point ignorante de ses propres valeurs. Les réactions, parfois virulentes, ne se sont d’ailleurs pas fait attendre, en France mais aussi dans d’autres pays européens, ainsi en Allemagne ou en Angleterre. Pour toutes ces raisons, les Annales ne peuvent que souhaiter l’abandon par l’ESF et l’AERES de ces classements à la fois contestables et contestés.

Le débat n’est pas clos pour autant, car derrière ces classements, d’autres enjeux se profilent, qu’il convient de distinguer : celui de l’évaluation des revues, mais aussi, bien entendu, celui de l’évaluation des chercheurs et des unités de recherche. Dans une période de fragmentation des savoirs et de multiplication des publications, l’idée de contribuer à l’organisation d’un espace scientifique de discussion en reconnaissant l’existence de différentes catégories de revues n’est pas a priori dépourvue de sens s’il ne s’agit pas de fabriquer des cloisons étanches ou des hiérarchies arbitraires. Encore faudrait-il que les critères de classement ainsi que l’objectif recherché soient clairement affichés, que les procédures soient l’objet d’un consensus et les révisions régulières. Par ailleurs, dans les pays où les publications dépendent du soutien des institutions et des financements publics, il semble légitime de disposer d’outils pour répartir les ressources sur la base de critères scientifiques. On pourrait d’ailleurs espérer qu’une discussion collective autour de l’évaluation des revues scientifiques permette de débattre de leurs pratiques éditoriales et de rendre plus explicites les attentes des institutions qui les financent et des chercheurs qui les alimentent et les lisent. Les experts scientifiques de l’AERES ont donné récemment, en réaction aux protestations des revues et des chercheurs, des gages de leur souci de discussion. Il faut en prendre acte.

Il reste qu’en publiant leurs classements sans aucun débat préalable et sans que leur usage soit clairement établi, les institutions européennes et françaises (à la différence des États-Unis toujours montrés en exemple mais qui ne pratiquent pas ce type de classement) se sont engagées dans une voie dont des décennies de recherches montrent le danger. Les Annales ne peuvent que mettre en garde contre l’usage fait de ces dispositifs de classement et de mesure du savoir et inciter à la réflexivité dans le maniement de ces outils qui n’ont nullement la neutralité qu’on leur attribue. C’est d’abord au nom d’un engagement scientifique dans la pratique des sciences sociales que les réserves à l’égard de ces choix discutables doivent s’exprimer. De tels classements risquent fort de contribuer à figer l’espace intellectuel en rendant beaucoup plus difficiles les innovations et en offrant des rentes de situation aux revues à forte notoriété. Le mouvement de création de nouvelles revues, pourtant nécessaire à la vie intellectuelle, risque d’en pâtir.

Mais le principal problème qui hypothèque le principe d’un classement unique des revues est celui de la diversité des grandeurs selon lesquelles les revues peuvent être classées. Une revue peut être la référence internationale dans son domaine tout en étant limitée à un très petit milieu intellectuel de diffusion, tandis qu’une autre peut toucher une aire géographique restreinte, mais être lue par un nombre bien plus important de chercheurs, et il n’y a qu’à se féliciter de l’existence d’une vraie diversité des revues, garantie d’un pluralisme méthodologique et intellectuel. Enfin, la constitution de ces classements sur des bases disciplinaires, qui varient d’un pays à l’autre, ne fait qu’aggraver les difficultés, et confine parfois à l’absurde lorsqu’une revue interdisciplinaire, voyant son projet intellectuel complètement dénaturé, n’est évaluée que dans une seule discipline. Les communautés de savoirs n’ont pas la même taille, les mêmes frontières ni le même fonctionnement et il importe de reconnaître cette diversité irréductible. La question de l’évaluation des revues scientifiques, parfaitement légitime, reste ouverte, mais un classement unique et uniforme n’est en aucun cas la solution : il est à la fois inutile et contre-productif, comportant plus d’effets négatifs que positifs.

On peut gager toutefois que la résistance au classement des revues aurait été moins vive si ce dernier n’était pas lié à la mise en place de nouvelles formes d’évaluation des chercheurs. Le premier risque d’une telle évaluation est de mettre l’accent sur des critères strictement quantitatifs au moment même où la communauté scientifique prend conscience des limites des outils bibliométriques et de la vanité des mesures comme le « facteur d’impact », y compris dans les sciences physiques ou naturelles, sur lesquelles on prétend aligner coûte que coûte les sciences humaines et sociales. Même si la quantité de publications n’est souvent pas sans rapport avec la qualité de l’activité scientifique d’un chercheur et qu’elle peut avoir une place dans la mesure de son activité scientifique, en fournissant des indicateurs certes faillibles mais objectivables, l’absence d’une corrélation directe et le risque de céder à la facilité des méthodes quantitatives incitent à la prudence, d’autant qu’à la différence d’autres disciplines, les travaux de référence en sciences sociales ne passent pas toujours par les revues, les livres jouant un rôle fondamental dans la structuration du débat intellectuel. D’autre part, une telle conception de l’évaluation témoigne d’une méprise. Un comité de rédaction n’a pas pour fonction de distribuer des notes à la place des évaluateurs institutionnels et il n’y a pas lieu de se délester sur lui de la part la plus importante de l’évaluation, la part qualitative, à un moment où il faudrait au contraire défendre les instances collectives d’évaluation. Un comité de rédaction travaille à garantir la plus grande qualité scientifique possible des articles publiés, mais aussi à défendre une conception de la recherche qui est propre à chaque revue. Les membres de ces comités font des choix intellectuels qui ne sont pas neutres et qui s’inscrivent dans l’histoire et l’identité de chaque revue, ce qui invalide l’utilisation mécanique d’un classement des revues comme principal outil d’une évaluation des chercheurs ou des unités de recherche.

La voie d’une évaluation essentiellement quantitative appuyée sur un classement des revues, nous paraît donc dangereuse. Pour autant, on ne saurait en tirer argument pour refuser par principe une évaluation plus rigoureuse du travail des chercheurs, au nom de l’argument spécieux que tout se vaut. On objectera que les chercheurs sont déjà évalués. Qui pourra néanmoins prétendre sérieusement que les mécanismes d’évaluation individuelle ne puissent être améliorés ? Le refus de toute procédure évaluative ou le maintien d’un statu quo ne sont pas plus souhaitables que les propositions d’évaluation strictement quantitative. L’attachement à une conception scientifique du travail intellectuel en histoire et en sciences sociales ne peut guère s’accommoder d’une prétendue incommensurabilité de nos productions. De même, il y a quelque paradoxe à passer dans la pratique une grande partie de notre temps à évaluer étudiants ou collègues plus jeunes et à refuser tout débat sur les formes d’évaluation. Les conditions actuelles du recrutement universitaire, trop souvent parasité par le localisme et le clientélisme, mais aussi le déroulement des carrières, où les chercheurs les plus dynamiques sont peu encouragés, ou encore les décalages parfois criants entre la reconnaissance scientifique et les parcours institutionnels, plaident en faveur d’une évaluation plus systématique, à condition de s’entendre sur les formes de cette dernière. Or, les évolutions récentes liées à la création d’agences nationales et européennes qui évaluent les revues, les chercheurs et les projets dans une totale opacité, n’ont rien de rassurantes à cet égard. Ces institutions dont les membres sont nommés et non élus contribuent à renforcer le sentiment d’arbitraire par l’absence de critères et de procédures exposés publiquement puis reconnus et validés collectivement. Elles développent à un point encore jamais atteint la bureaucratisation de la recherche, de sorte que les enseignants du supérieur dont le prétendu travail à mi-temps de chercheur est déjà bien entamé par l’accumulation des tâches pédagogiques et administratives passent désormais souvent plus de temps à écrire des projets ou des rapports qu’à effectuer la recherche elle-même. Enfin, et ce n’est pas le moindre paradoxe, alors que la rhétorique politique prétend promouvoir l’autonomie des institutions universitaires, se met en place en réalité une centralisation directement soumise à un pilotage administratif, voire politique, souvent ignorant des réalités les plus élémentaires de la recherche.

Ne nous faisons pas d’illusions : l’évaluation est par nature problématique et insatisfaisante dans nos disciplines. L’évaluation qualitative par les pairs, qu’on oppose volontiers à l’évaluation bibliométrique, n’est pas davantage une panacée : elle est dévoreuse en temps pour les chercheurs, dépend de la façon dont sont désignés les évaluateurs, et n’assure pas que les travaux innovants soient distingués. Les Annales ne prétendent pas proposer – ce n’est d’ailleurs pas leur rôle – une solution toute faite à ces problèmes, mais ne peuvent que souhaiter une redéfinition collective des règles sous le signe de la transparence, de l’autonomie et de la responsabilité. En cette période d’incertitudes économiques et de menaces accrues sur les conditions du travail scientifique, les revues et les chercheurs qui y publient doivent aujourd’hui démontrer leur capacité à défendre et à illustrer une idée de la recherche scientifique et de son évaluation, même imparfaite, tout en ayant le courage de se l’appliquer à eux-mêmes.

Les Annales

Éditorial

Annales HSS , 66-1, 2011, p. 5-7

Comme toutes les revues de sciences humaines et sociales, les Annales sont aujourd’hui confrontées aux mutations de l’édition scientifique, aux conséquences des politiques de la recherche, et aux nouvelles pratiques de lecture. À l’heure de la mise en ligne, du libre accès, de la consultation des revues par bouquets et de la recherche par mots-clés, comment continuer à mener un projet éditorial cohérent ? Comment, en particulier, rendre compatibles l’exigence d’évaluation scientifique, qui implique des expertises variées, et la prise de risque sans laquelle il n’y a pas de projet éditorial ambitieux ? Comment concilier l’ouverture à toutes les manières nouvelles d’écrire l’histoire, aux nouveaux objets et aux nouvelles méthodes, et le rôle de certification du savoir que les revues ont toujours été amenées à exercer ? À ces défis, les Annales ajoutent la caractéristique d’être une revue généraliste à l’heure de la spécialisation, voire de l’hyperspécialisation, et d’être une revue consacrée qui continue à se vouloir innovante. Comment évoluer sans se renier ? Comment persister sans se scléroser ?

Les Annales évoluent. Deux traits visibles en témoignent aujourd’hui. L’aspect le plus visible est le changement de périodicité : la revue adopte dès cette année un rythme trimestriel qui devrait laisser à chaque numéro le temps d’être lu et discuté. Cette nouvelle périodicité sera aussi plus favorable à l’expertise scientifique des articles, processus indispensable en raison de l’éclatement des savoirs, mais qui exige du temps. Deuxièmement, la réorganisation de son fonctionnement se traduit par la constitution d’un comité scientifique international et un renouvellement du comité de rédaction. Ces éléments ne sont que les premiers éléments d’un projet plus large. Dans les mois qui viennent, la revue se dotera d’un site propre sur internet qui permettra la publication de textes inédits, de documents illustrant et complétant les articles, mais aussi et surtout, nous l’espérons, de débats et de controversesFootnote 13 . Il s’agira d’articuler le contenu du site à celui de la revue en jouant des temporalités et des formats différents. Enfin, le chantier le plus ambitieux, mais sans doute le plus nécessaire, est la publication, à partir de l’an prochain, d’une édition anglaise électronique des Annales. Celle-ci, qui viendra compléter l’édition française, implique pour la revue un effort soutenu, mais nous croyons fermement que c’est aujourd’hui une condition indispensable pour une revue qui entend rester un acteur international de la recherche, c’est-à-dire continuer à publier des auteurs étrangers et être effectivement lue à l’étranger. Il ne s’agit en aucun cas d’une capitulation face à la suprématie actuelle de l’anglais, mais au contraire d’en prendre acte pour continuer à défendre la production de sciences humaines francophones. Disons-le nettement : les chercheurs français qui veulent être lus aux États-Unis, mais aussi en Chine, au Brésil ou en Allemagne, sont déjà contraints – et le seront de plus en plus – de publier en anglais, devenu, de fait, la langue scientifique internationale. Un système de publication bilingue, pour les principales revues de sciences humaines, doit offrir la possibilité de continuer à écrire et à publier dans sa propre langue, tout en bénéficiant d’une traduction, d’une diffusion, et d’une visibilité internationale.

Un dispositif éditorial ne vaut que par le projet intellectuel qui le sous-tend. L’heure n’est pas, loin s’en faut, à l’affirmation triomphante ou militante d’un paradigme, à la leçon de méthode ou à la géopolitique des disciplines. Le pluralisme théorique et méthodologique des sciences sociales nous paraît un fait majeur de notre moment épistémologique et nous pensons qu’il est un fait positif. À supposer qu’elles l’aient été, les Annales ne sont plus, depuis longtemps, une école historique. Leur projet, maintes fois reformulé, s’est-il pour autant dissous dans l’éclectisme ? Nous ne le pensons pas. Nous croyons au contraire que les Annales peuvent continuer à faire entendre, dans cet espace intellectuel ouvert, leur spécificité. Celle-ci tient principalement en trois points.

La première exigence est la réflexivité méthodologique. Les Annales entendent rester ouvertes à des manières très différentes de pratiquer et d’écrire l’histoire, de la modélisation au récit, de l’histoire quantitative à l’étude de cas, de l’histoire sociale à l’histoire intellectuelle, mais elles publient en priorité des textes qui interrogent les opérations qu’ils effectuent, qui proposent l’expérimentation de méthodes nouvelles ou l’élaboration de concepts originaux, et qui contribuent au renouvellement du questionnaire historique. Depuis longtemps, si l’innovation en histoire s’appuie sur la découverte de nouveaux documents, elle repose davantage encore sur de nouvelles manières de les interroger. Une telle conception constructiviste de l’opération historiographique a toujours été la marque des Annales, même si elle a pu prendre des formes très variées. Elle le reste aujourd’hui et justifie l’importance que nous accordons aux notes critiques, aux recensions et aux diverses formes du débat.

Histoire, sciences sociales. Le sous-titre de la revue reste un programme. Les Annales sont sans ambiguïté une revue d’histoire, couvrant toutes les périodes, de la préhistoire au très contemporain. Néanmoins, leur souci constant a été d’affirmer la nécessité d’un dialogue avec d’autres disciplines, dialogue qui doit en permanence être réouvert, approfondi, refondé, car ces autres disciplines évoluent elles aussi, ainsi que le rapport qui existe entre elles toutes, et rien n’est plus dangereux qu’une interdisciplinarité factice reposant sur une conception désuète de ce que pratiquent nos collègues. Ces dernières années, cet effort a été particulièrement intense en direction du droit, de la sociologie, de l’anthropologie, mais aussi de la théorie littéraire, de l’histoire de l’art et de la philosophie. Nous reviendrons très prochainement sur le dialogue avec la géographie et l’économie, avec lesquelles les relations furent longtemps si étroites. Il ne s’agit ni de nier la spécificité de l’histoire comme discipline, ni de promouvoir une interdisciplinarité floue, mais bien de contribuer à l’existence d’un espace commun de discussions et d’échanges au sein des sciences humaines et sociales.

Enfin, une troisième spécificité de la revue reste l’attention portée aux espaces non français et en particulier aux aires extra-européennes. Il ne s’agit pas de sacrifier sans réserve à l’engouement actuel pour l’histoire globale, parfois porteuse de simplifications et d’ambiguïtés méthodologiques. Les Annales revendiquent une longue tradition d’ouverture au monde, de comparatisme raisonné et d’attention aux échanges et aux connexions, mais elles restent particulièrement vigilantes sur les formes que peut prendre une telle histoire. C’est une question à laquelle nous avons consacré un numéro il y a quelques années et sur laquelle nous reviendrons prochainement. Entre-temps, nous avons consacré de nombreux dossiers à l’histoire de la Chine, de l’Asie centrale, de l’Inde, des Amériques, de l’Afrique. Dans ce domaine, deux exigences paraissent prioritaires : faire découvrir non seulement des histoires étrangères, mais aussi des historiographies, de façon à articuler différentes conceptions de l’histoire et du travail historique ; proposer des approches transversales et thématiques pour échapper au cloisonnement des aires géographiques et faciliter le renouvellement des questionnaires.

Ceci, à coup sûr, ne dessine pas un programme de travail parfaitement circonscrit, mais un horizon intellectuel et surtout un projet éditorial : donner à lire, à discuter, à débattre, des textes venus de traditions historiographiques ou épistémologiques différentes, mais qui tentent, de façon réfléchie, de déplacer les frontières du savoir.

Les Annales, aujourd’hui, demain

Annales HSS , 67-3, 2012, p. 557-560

Que peut être une revue scientifique aujourd’hui ? Nous avions posé la question dans l’éditorial du premier numéro de l’année 2011 qui annonçait l’évolution des Annales ; nous tentons maintenant d’y répondre, dans un temps où domine le discours sur la crise des sciences historiques et sociales. Nourri des difficultés économiques, politiques et institutionnelles que rencontrent nos disciplines depuis plusieurs années, ce discours ne doit pas pour autant masquer le remarquable renouvellement qui caractérise le domaine de l’histoire et des sciences sociales ces dernières années. Les deux dernières décennies ont été marquées par un réagencement des savoirs et des pratiques : la prise en compte des interrogations venues du post-modernisme et du tournant culturel dans les sciences de l’homme, le renouveau de l’histoire économique et sociale à travers de nouvelles formes d’analyse de l’action et des données, la réflexion sur les relations entre la temporalité de l’action historique et celle de l’écriture historienne, la place transformée de la critique documentaire, l’importance des échanges entre les différentes sciences sociales mais aussi avec la philosophie ou la littérature, ou encore l’approfondissement de la réflexion sur l’épistémologie de l’histoire, articulant l’étude de cas et la généralisation. Ces évolutions témoignent du dépassement de la « crise de l’histoire ». La désagrégation bien réelle de l’espace de la recherche scientifique, tel qu’il s’était défini depuis les grandes transformations intellectuelles et institutionnelles de la fin des années 1960, est aussi une recomposition dont il faut comprendre les modalités, plutôt que de vivre dans la nostalgie d’un âge d’or. Chaque génération de chercheurs a fait l’épreuve de crises ; celle qui nous touche aujourd’hui est sans doute moins tragique que d’autres. Elle est surtout profondément différente de celles qui l’ont précédée : aux problèmes politiques, économiques et intellectuels, elle superpose une mutation des moyens technologiques de la recherche et de sa diffusion. La révolution numérique a transformé le travail concret des sciences sociales, depuis l’usage quotidien du micro-ordinateur et du courrier électronique jusqu’à l’édition en ligne, et à l’accès massif aux publications anciennes grâce à la numérisation rétrospective des livres et des revues. Il revient aux chercheurs d’en prendre la mesure, comme de prendre acte des déplacements intellectuels, techniques et institutionnels qui se sont opérés dans les dernières décennies. Toutes ces années, les historiens, et plus largement les praticiens des sciences sociales, n’ont pas arrêté de travailler, de renouveler leurs questionnaires, leurs méthodes, et d’obtenir de nouveaux résultats empiriques. Parce que les chercheurs ont eu le souci légitime d’éviter les excès des déclarations programmatiques, mais aussi parce que l’attention publique aux sciences sociales est devenue moins vive que dans les décennies précédentes, la mise en évidence de ces évolutions a sans doute été plus discrète qu’auparavant, mais des jalons théoriques ont régulièrement été posés. Un nouveau paysage historiographique s’esquisse. Les Annales entendent d’autant plus en rendre compte qu’elles ont contribué à ces évolutions, et continueront à le faire.

Avec quels moyens ? Il importe, en effet, de ne pas séparer l’ambition intellectuelle de la forme matérielle de la revue. Tout d’abord, avec le souci de maintenir la plus large diffusion d’une version française imprimée, en considérant que c’est la nature même de notre revue d’être un objet, dont la cohérence intellectuelle se reflète dans l’unité matérielle, dans une série de numéros composés de dossiers thématiques, mais aussi d’essais, de notes critiques ou de recensions. Cependant, la lente érosion de l’édition papier n’épargne pas les périodiques, posant une question de diffusion et de coût : c’est pourquoi les Annales, comme d’autres, ont fait depuis plusieurs années le choix d’une diffusion électronique payante, avec une barrière mobile, et d’un large accès gratuit aux numéros anciens. En cherchant un modèle économique équilibré, visant non pas le profit, mais une juste répartition des coûts consentis par les institutions publiques qui nous soutiennent, nous avons voulu nous tenir à distance aussi bien d’une forme de gratuité intégrale de la revue en ligne que d’une diffusion par des éditeurs privés qui ponctionnent lourdement l’investissement public dans la recherche en faisant payer les institutions scientifiques pour accéder à des travaux réalisés par leurs membres.

Toute la difficulté consiste à conjoindre deux pratiques de la revue – le format papier et l’édition en ligne – en trouvant un équilibre. D’un côté, la version imprimée joue un rôle fondamental dans l’identité de la revue, et dans le lien tissé entre elle et une communauté, celle des étudiants et des chercheurs francophones. D’un autre côté, la diffusion électronique représente une occasion unique de continuer à étendre notre lectorat international : depuis leur création, les Annales ont eu pour objectif de dépasser les frontières de l’hexagone et des pays francophones, ce dont témoigne le fait que nous ayons plus de lecteurs à l’étranger qu’en France. Se donner les moyens d’un nouveau souffle passe par l’internationalisation de notre équipe éditoriale, mais aussi et surtout par une réflexion sur les langues de publication. Tout en continuant à publier la version imprimée entièrement en français, nous avons fait le choix de proposer à nos lecteurs une véritable version bilingue de la revue, en ligne, pour la partie concernant les articles. Les recensions, qui sont une part essentielle de l’activité de la revue, resteront pour l’instant uniquement dans la version française, imprimée et en ligne, ce qui lui conservera sa singularité. Ces recensions, grâce à notre nouveau site en ligne et à l’intégration de la plateforme du projet européen recensio.net, seront encore plus largement diffusées, de manière à leur donner toute leur place au sein du débat scientifique international. Le soutien de l’EHESS, du CNRS et, nous l’espérons, d’autres institutions, l’élargissement de notre équipe éditoriale à un universitaire et à une secrétaire de rédaction américains coordonnant une équipe de traducteurs, et l’investissement de l’ensemble de la rédaction des Annales nous ont permis de nous lancer dans cette entreprise ambitieuse. Les difficultés techniques d’une édition bilingue, qui recourt à deux codes typographiques différents et vise à la plus grande qualité de la langue scientifique en anglais comme en français, sont réelles. Les risques politiques ne sont pas moins grands dans un pays comme la France, attentif à la défense et à l’illustration de sa langue. Il nous a pourtant semblé que l’expérience valait la peine d’être tentée.

Ce choix n’est pas seulement une adaptation éditoriale : il est aussi, comme l’ensemble du nouveau dispositif présenté ici, une orientation intellectuelle, privilégiant le développement d’un propos historiographique ancré dans l’héritage des Annales à l’aide de nouveaux outils. Une version bilingue donnera l’opportunité à tous les chercheurs francophones de continuer à écrire et publier dans leur langue, et de s’adresser dans le même temps à un lectorat international en anglais. Elle permettra aussi, nous le souhaitons, d’attirer plus de chercheurs anglophones, qui pourront de la même manière s’adresser à des publics différenciés. L’internationalisation de la recherche n’est pas un vain mot : au-delà des États-Unis et de l’Europe, le dynamisme historiographique de pays aux traditions intellectuelles anciennes, mais longtemps méconnues, est remarquable, en Amérique latine, en Inde, en Chine, en Russie, au Japon, au Proche et au Moyen-Orient ou en Afrique. Dans ce contexte, qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, le français n’a plus qu’une portion congrue, et l’anglais tend à être la langue véhiculaire. Une édition bilingue en français et en anglais paraît la meilleure manière de rester fidèle aux ambitions internationales des Annales, de contribuer au rayonnement de notre projet historiographique sans rien céder de notre identité, et d’assurer ainsi l’avenir, et donc l’assise intellectuelle et économique, de notre revue.

Le développement d’une nouvelle politique de diffusion passe également par la mise en ligne d’un site propre à la revue, outil de travail scientifique désormais indispensable. Il s’agit de proposer à nos lecteurs un espace éditorial qui soit complémentaire des numéros et qui les accompagne. Grâce à ce site, il sera désormais possible de trouver non seulement toute l’actualité de la revue, mais aussi, à l’aide des liens avec les numéros anciens, son patrimoine historique, revivifié par les usages électroniques tels que la recherche par mot-clef ou l’aménagement de parcours thématiques. Ce site doit aussi nous permettre de développer d’autres manières de lire et de publier des articles, en renvoyant à des annexes, des textes, des images ou des vidéos en ligne, afin de créer un nouveau lien avec les lecteurs de la revue. Il a toujours été possible d’écrire à la rédaction ou de publier des réponses, mais les échanges restaient contraints par les formes du traitement éditorial traditionnel. Notre site voudrait devenir un espace privilégié d’animation du débat scientifique, selon un rythme plus rapide que celui de la revue, et d’une manière plus souple. Il pourrait être le lieu de débats autour d’articles publiés ou de recensions, proposant des contributions de lecteurs, voire l’intervention de l’auteur en réponse : ce serait le prolongement électronique des formes de discussion qui sont le cœur de la vie scientifique, et le fondement du travail d’animation intellectuelle mené par les revues.

La version bilingue et le site seront complétés par une troisième innovation, l’organisation de débats publics réguliers autour des numéros publiés, avec le soutien de la Bibliothèque nationale de France. Le travail que nous cherchons à accomplir aux Annales a, en effet, pour vocation de dépasser les frontières de la communauté professionnelle de l’histoire et des sciences sociales : il s’adresse aussi aux enseignants du secondaire, aux étudiants ou, plus largement, au grand public qui pourrait souhaiter découvrir l’actualité de la recherche. C’est une autre manière de s’inscrire dans la continuité des fondateurs de la revue et dans un idéal de la recherche publique que de s’ouvrir plus largement sur la cité.

Dans quelle perspective ? Celle de construire des complémentarités entre supports, entre langues, entre travail éditorial actuel et patrimoine accumulé, pour proposer un nouvel usage de la revue. En effet, la mise en ligne fractionne les numéros en une série d’unités élémentaires, les articles, sans qu’il soit besoin de les rapporter à l’ensemble dans lequel ils s’insèrent. Face à cette évolution qui dilue le travail des revues, une réponse qualitative est insuffisante. Bien sûr, le travail du comité éditorial, appuyé sur des expertises extérieures et anonymes, est nécessaire à la réalisation d’une revue de haut niveau. Mais une revue n’est pas une instance de validation, elle est un projet intellectuel, garant d’une identité, d’une reconnaissance et d’une valeur qui aillent au-delà de l’identification matérielle avec un volume de papier. Cela ne signifie pas qu’il faille produire des mots d’ordre, lancer des modes ou défendre une vision sectaire de l’historiographie. Plus qu’une ligne, nous cherchons à mettre en œuvre des principes : publier des textes qui lient le travail empirique des sciences historiques et sociales à des propositions méthodologiques ; ouvrir largement la revue sur la production scientifique internationale en élargissant autant que possible nos horizons géographiques et chronologiques ; considérer que l’histoire est une science sociale inscrite dans le projet pluridisciplinaire des sciences de l’homme ; donner au travail scientifique une dimension réflexive et critique, indispensable pour éviter les ornières symétriques du positivisme et du relativisme. Si les Annales veulent continuer à être une revue, elles doivent être davantage. Elles ne doivent pas avoir une ligne, mais une exigence ; pas un programme, mais une pratique, une écriture, des procédures, une manière de faire – en un mot, et dans tous les sens du terme, un style.

Les Annales

Jacques Le Goff (1924-2014)

Annales HSS , 69-3, 2014, p. 599-601

Il a été l’un des grands historiens de son temps. Partout traduite, son œuvre a été lue et admirée. Elle a fait école et l’émotion qu’a suscitée à travers le monde l’annonce de sa disparition a donné la mesure de son importance. Les signes de la reconnaissance n’ont pas manqué à Jacques Le Goff au cours d’une très longue carrière de professeur et de chercheur.

Aux Annales le liait un compagnonnage de plus d’un demi-siècle. Il y avait publié ses premiers grands articles, dont plusieurs sont presque aussitôt devenus des références classiques, ainsi que les résultats des enquêtes collectives qu’il animait à l’École des hautes études qu’il avait rejointe au tournant des années 1960, et dont il fut le président entre 1972 et 1977. Lorsque Fernand Braudel décida, en 1969, de confier la direction de la revue à la génération qui suivait la sienne, c’est à lui, ainsi qu’à Marc Ferro et à Emmanuel Le Roy Ladurie, qu’il choisit, tout naturellement, d’en laisser la responsabilité. Le lien était, en fait, bien plus ancien. Comme nombre de jeunes historiens dans sa génération – ceux qui avaient eu vingt ans à la fin de la Seconde Guerre mondiale –, J. Le Goff n’avait pu manquer de croiser les propositions et les débats des Annales. Pendant ses années d’étudiant, il avait lu Marc Bloch, dans lequel il n’a cessé de reconnaître l’historien qui avait laissé sur lui l’empreinte la plus forte et la plus durable, celui à l’égard duquel il n’a jamais cessé de revendiquer sa dette intellectuelle. Un peu plus tard, l’influence en avait été relayée par un autre médiéviste, Maurice Lombard, dont il suivit pendant des années l’enseignement à la VIe Section : il y découvrit avec un émerveillement qu’il aimait à rappeler une histoire vivante, concrète, presque tactile, appuyée sur des textes, des images, des cartes, des objets. Il s’y voyait déjà confronté à « un autre Moyen Âge », pour reprendre le titre qu’il devait choisir pour l’un de ses livres à venir – celui qui, peut-être, dit le mieux ce qu’ont été sa sensibilité et son ambition. Aussi bien sa rencontre avec les Annales se fit-elle peu à peu, par proximité et par empathie. « Par l’exemple et par le fait », comme l’avaient recommandé en leur temps les pères fondateurs de la revue. J. Le Goff a beaucoup réfléchi sur le métier d’historien mais il l’a d’abord fait à partir de sa propre pratique, de ses projets et des problèmes auxquels il se heurtait. Il n’avait guère de goût, en revanche, pour le débat théorique en tant que tel, dont il appréhendait les rigidités et les simplifications. Il se reconnut donc moins dans une « école » que dans des manières de faire de l’histoire qu’il pensait partager avec de grands prédécesseurs et avec les contemporains qu’il s’est choisis par la suite au fil des lectures et des rencontres. C’est dire qu’il eut le sentiment de trouver – « très simplement », comme pour tant d’autres choses tout au long de sa vie – une famille historiographique. Cette famille dans laquelle il avait été accueilli sans peine, il l’a toujours voulue accueillante à son tour. Et nous avons tous bénéficié de sa générosité.

J. Le Goff était un lecteur insatiable, tout à la fois exigeant et bienveillant. Jusqu’à ses derniers jours, il aura travaillé au milieu de piles de livres dont l’équilibre menaçait en permanence, dans un désordre de papiers qui n’était sans doute qu’apparent puisqu’il s’y retrouvait à merveille. Il aimait partager ses découvertes avec ses amis, avec ses étudiants, comme il le faisait avec les auditeurs du programme radiophonique auquel il aura été fidèle pendant quarante ans. Aux Annales, il attirait des auteurs qu’il avait repérés dans ses lectures ou qu’il avait entendus à l’occasion d’un séminaire, d’une réunion savante et dont il pensait « qu’ils avaient quelque chose pour nous ». Ce préjugé favorable ne suspendait pas pour autant l’esprit critique, toujours en éveil. Lors des réunions du comité de rédaction de la revue, nous attendions toujours avec un peu d’impatience les moments où il se livrerait à l’un de ses exercices préférés : il s’emparait d’un article, bon ou moins bon, qui nous était soumis et il en improvisait devant nous une version nouvelle, celle qui aurait mieux fait comprendre les hypothèses de l’auteur, mieux mis en valeur ses trouvailles. Il le faisait longuement, en prenant son temps, sans arrogance mais porté par la passion de comprendre et de faire comprendre, comme il le faisait dans ses séminaires et dans ses propres écrits. Il s’appuyait sur des textes, sur des références qu’il puisait dans un savoir inépuisable, mais tout autant sur un instinct sûr qui lui suggérait de déplacer un point de vue, de modifier un cadrage, d’affiner un argumentaire.

Ce n’est pas ici le lieu de revenir sur l’apport qui aura été celui de J. Le Goff à l’imagination historique de son temps et au projet intellectuel de la revue, dont il a contribué à faire un laboratoire de l’anthropologie historique. L’ampleur et la diversité de son œuvre, l’ampleur de sa reconnaissance internationale, en particulier en Europe de l’Est ou en Italie, l’influence qui a été la sienne appellent des études de longue haleine et qui, dans certains cas, ont déjà commencé de son vivant. Au moment où il s’efface, nous voulons seulement rappeler ce que nous lui devons, ce que les Annales lui ont dû. Quel que soit le poids de ses responsabilités et de ses engagements, il tenait à prendre part aux réunions de la revue. Quand l’âge a commencé de limiter sa mobilité, le comité se retrouvait souvent chez lui et il en était heureux. Jusqu’à la fin, il s’est astreint à lire les textes qui nous étaient proposés et à nous faire connaître son sentiment. Il continuait de suivre les projets de la revue et il le faisait, à nouveau, avec une ouverture et une bienveillance qui ne se sont jamais démenties. Chacun sait que le monde historiographique s’est profondément renouvelé depuis trente ou quarante ans. Pourtant, il ne s’y est jamais senti étranger, il ne s’en est jamais inquiété. Il pouvait être critique, mais il voulait d’abord comprendre et, sans effort particulier, il se sentait de plain-pied. C’est que l’« appétit de l’histoire » qu’il revendiquait n’était toujours pas rassasié chez cet ogre chaleureux. Tous les matins, il était assis à sa table de travail avec une régularité d’écolier. Il n’a jamais cessé de publier, d’intervenir, et son dernier livre à peine paru, au début de cette année, il se mobilisait déjà sur son prochain projet. Rien n’était plus éloigné de lui que de se penser comme un savant honoraire, alors même qu’il était comblé d’honneurs, que son œuvre et la reconnaissance dont elle avait fait l’objet le plaçaient au premier rang. Ses amis des Annales ont beaucoup reçu du grand historien ; ils savent aussi ce qu’ils doivent à sa générosité, à son exigeante amitié, à son exemple.

Les Annales

Éditorial

Annales HSS , 72-1, 2017, p. 5-6

Les Annales entrent dans un nouveau moment de leur longue histoire. En effet, à partir de ce numéro, la revue est disponible en deux éditions, française et anglaise, sous forme imprimée et électronique, grâce à la collaboration entre les Éditions de l’EHESS et Cambridge University Press. Ce changement est le résultat d’une politique mise en œuvre depuis 2012, dont nous avions alors présenté les grandes lignes dans un éditorial intitulé « Les Annales, aujourd’hui, demainFootnote 14 ». Il s’agissait, avec le soutien du CNRS, de l’EHESS, de la Fondation Florence Gould et de l’American University of Paris, de proposer une traduction intégrale des articles de la revue dans une version anglaise électronique de grande qualité éditoriale, accessible en ligne sur les portails Cairn International, Cambridge Core et, bientôt, Revues.org pour la période 2012-2016.

L’évolution de la diffusion de la revue depuis le début du xxi e siècle montrait une augmentation régulière du lectorat, mais un recul des abonnements et des consultations sous forme imprimée au profit du format électronique et une désaffection progressive du français comme langue de communication scientifique au niveau internationalFootnote 15 . Face à ces transformations, le comité de rédaction des Annales a cherché à explorer de nouvelles formes éditoriales. Plutôt que de s’enfermer dans l’alternative entre une défense systématique de la langue française et la publication croissante d’articles en anglais dans la revue, nous avons imaginé une édition véritablement bilingue (hors comptes rendus), qui permettrait non seulement de faire connaître le meilleur de la recherche francophone très au-delà de nos frontières, mais aussi de faire lire, en français, davantage de chercheurs et de chercheuses de tous les pays. De plus, nous avons choisi d’appuyer la production et la diffusion de la revue imprimée, à laquelle nous sommes très attachés, sur une politique ambitieuse de développement électronique. Les premiers résultats de ces choix sont déjà visibles, puisque le nombre d’articles soumis à la revue, aussi bien en français que dans d’autres langues, a nettement augmenté durant les cinq dernières années.

Cette évolution générale nous a conduits à construire depuis 2016 un partenariat éditorial avec Cambridge University Press, dont le savoir-faire et le rayonnement international sont des atouts uniques pour les Annales et les Éditions de l’EHESS. Ce partenariat nous permet aujourd’hui d’élargir la diffusion en anglais des travaux scientifiques que nous présentons, et ce d’une manière inédite à l’échelle mondiale. En même temps, il protège l’existence d’une édition française largement accessible, au format papier et en ligne. Enfin, il consolide l’autonomie intellectuelle et économique de la revue et sa pérennité, dans une époque où la crise du secteur éditorial des sciences humaines et sociales et la baisse des financements de la recherche créent de véritables difficultés pour la diffusion des travaux scientifiques.

Nous disposons désormais des moyens de porter vers une audience bien plus large que celle des lecteurs francophones les projets scientifiques inédits que nous souhaitons faire émerger et accompagner dans les prochaines années. Face aux mutations technologiques et institutionnelles qui parfois nous fragilisent, nous pouvons surtout envisager plus sereinement de prolonger l’élan intellectuel dont nous avons hérité, dans une liberté fidèle à l’esprit de nos fondateurs. Nous espérons vivement que, lecteurs et lectrices, vous continuerez à vous trouver à nos côtés durant ce nouveau temps de l’histoire d’une revue qui est, d’abord, le bien commun de celles et ceux qui l’écrivent, la lisent et, ainsi, lui donnent vie.

Les Annales

References

1 « L’histoire économique et la vie. Leçon d’une exposition », Annales d’histoire économique et sociale, 4-13, 1932, p. 1-11.

2 Voir Lucien febvre, « L’histoire dans le monde en ruines. Leçon d’ouverture du cours d’histoire moderne à l’université de Strasbourg », Revue de synthèse historique, t. XXX, 88, février 1920, p. 1-15.

3 La Société Marc Bloch a été constituée le 30 janvier 1947. Les cotisations peuvent être adressées à M. l’Administrateur de la Fondation Nationale des Sciences Politiques (C. C. P. Paris 515-86, compte Association Marc Bloch), 2, rue Saint-Guillaume, Paris.

4 Lisant ce premier numéro de 1957, nos lecteurs constateront quelques changements d’ordre matériel dans la présentation de la Revue : nombre de pages porté à 176, tarifs (malheureusement) augmentés, nouvelle couverture, variations typographiques. Toute cette réorganisation avait été préparée par Lucien Febvre, l’été dernier.

5 Cette histoire intellectuelle et institutionnelle serait pourtant importante pour qui voudrait comprendre le développement des sciences sociales en France, et les formes très particulières que leur articulation y a prises. Un certain nombre d’éléments ont été rassemblés dans une communication inédite de M. G. Martinière, « L’école des Annales et les Amériques latines (1929-1949) », présentée à la Ve réunion des historiens latino-américanistes européens (Torun, mai 1978).

6 Lucien Febvre, « Amérique du Sud : un champ privilégié d’études », Annales d’histoire économique et sociale, 1-2, 1929, p. 258-278.

7 « À travers les Amériques latines », Annales ESC, 3-4, 1948.

8 À ces deux noms, il convient de joindre ceux de Carmen Bernand, Jean-Paul Desaive, Françoise Héritier, Tina Jolas, Marianne Mahn-Lot, Luis Rodriguez, Roselyne Saignes et Thierry Saignes, qui nous ont aidés à mettre au point les traductions d’un ensemble largement étrange ; et celui de Marie-Claude Lapeyre, qui, avec beaucoup de gentillesse, a réalisé dans des conditions parfois difficiles le dossier cartographique et graphique qui accompagne ce numéro.

9 Les articles publiés sont issus d’une journée d’études : « Penser le monde », organisée le 10 mai 2000 à l’EHESS, par Serge Gruzinski et Sanjay Subrahmanyam.

10 Denys Lombard, Le carrefour javanais, Paris, Éd. de l’EHESS, 1990.

11 Nous tenons à remercier vivement M. Michel Rohmer, à qui fut confiée la création de la nouvelle maquette des Annales.

12 Marcel Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Éd. du Seuil, 2000. Les Annales regrettent que son auteur n’ait pas répondu favorablement à l’invitation qui lui a été adressée d’apporter son commentaire au dossier ici présenté.

13 Rappelons, à cette occasion, que le contenu de la revue est aujourd’hui intégralement disponible en ligne. Les numéros anciens de la revue sont consultables à la fois sur Persée et sur JSTOR. Les numéros en cours, et des années précédentes, sont consultables sur le site d’Armand Colin, pour les abonnés, et sur le site de Cairn.

14 Éditorial, « Les Annales, aujourd’hui, demain », Annales HSS, 67-3, 2012, p. 557-560.

15 Étienne Anheim, « Le numérique et l’économie éditoriale des revues scientifiques », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 62-4 bis, 2015, p. 22-32.