L’anthropologue américain James Ferguson est une figure majeure des études critiques du développement, un champ de recherches particulièrement dynamique et fécond pour sa remise en cause des catégories, instruments et processus sociaux qui sous-tendent les politiques déployées à l’échelle globale. Dans le dernier très court essai qu’il publie dans une collection de pamphlets créée par Marshall Sahlins et Matthew Engelke l’on retrouve cette réflexion acérée et percutante déjà présente dans des travaux ayant reçu un fort écho, comme Give a Man a Fish Footnote 1. Cet ouvrage s’offrait de faire la critique des modèles de protection sociale traditionnels, étatiques et assis sur le salariat, développés dans le Nord global et considérés comme une norme à atteindre. Il y proposait un plaidoyer pour un revenu de base (basic income grant) combinant universalité et absence de conditionnalité comme alternative aux principes en vigueur tant dans les modèles reposant sur la cotisation dans les pays du Nord que dans les contreparties attendues de l’aide au développement dans le Sud.
Presence and Social Obligation prolonge et déplace cette thèse en se situant dans un autre registre analytique, celui des fondements anthropologiques du partage. Il s’agit ici d’identifier les sources sur lesquelles se fonde l’attribution d’une part, ou d’une juste part (« rightful share »), non pas à partir de principes éthiques ou d’obligations, mais à partir des relations sociales concrètes qui produisent ce que l’on pourrait appeler une politique du « fait accompli ». L’ouvrage consiste ainsi en une analyse des obligations sociales issues de ce que l’auteur nomme la « présence » et plaide pour un déplacement de l’étude des fondements classiques de la distribution des ressources (la contribution en travail et l’appartenance [membership]), vers l’analyse de la présence comme fondement du partage et de la distribution.
L’ouvrage s’ouvre sur un prologue qui revient sur la pandémie de Covid-19, à l’origine d’une crise de la présence sociale. J. Ferguson évoque la dénégation de l’absence lors du basculement en ligne de la vie académique au cours de la crise sanitaire : une célébration en ligne est-elle une vraie célébration ? La réponse, négative, souligne par contraste l’importance de la présence. Ce prologue insiste sur le caractère déceptif de la présence à distance et met ainsi l’accent sur les enjeux qui naissent de la présence, notamment les obligations sociales impensées qui en découlent, que
J. Ferguson s’emploie à dévoiler par une réflexion d’abord critique sur les formes de solidarité instituées et imaginées, puis sur les expériences transformatrices de la réalité et du regard. La crise sanitaire a rendu visible une structure sociale sous-jacente et pour ainsi dire latente, à savoir les exigences qui naissent de la présence.
Le premier chapitre pose les questions politiques de la distribution : qui reçoit quoi, et pourquoi (« Who gets What, and Why? », p. 1) ? De ces questions simples et essentielles découlent deux registres, celui du partage et celui de l’obligation. J. Ferguson fait d’abord le constat de l’inadéquation, dans le contexte actuel, des principales réponses apportées par les sociétés à ces questions, réponses qui ont fait reposer la justification de la distribution sur le travail et la citoyenneté. Le premier chapitre s’emploie à diagnostiquer l’érosion de la réalité et de l’idéal de la « société salariale », pour parler comme Robert CastelFootnote 2, dans un xxe siècle désigné comme « le siècle du travailleur » (« the century of laboring man », selon l’expression de Guy StandingFootnote 3). Or, cette réalité et l’horizon normatif qu’elle a dessiné apparaissent en décalage croissant tant avec la prégnance de l’informalité dans les pays en développement qu’avec la raréfaction des emplois industriels stables et de qualité dans les pays du Nord, où les travailleurs sans travail sont désormais légion.
Cet ancrage de la distribution dans l’emploi salarié a structuré une vision téléologique et purement négative des réalités qui échappent à ce cadre et qui sont pourtant, et de manière croissante, incontournables. Un premier déplacement a été apporté par la prise en compte directe par l’État, sur la base de la citoyenneté, de l’assistance. L’appartenance nationale apportait et apporte des droits à celles et ceux qui bénéficient, au titre de leur appartenance, de la solidarité. Ces fondements de la solidarité sont en crise et deviennent, pour J. Ferguson, dysfonctionnels. De plus en plus d’individus échappent à ces formes de solidarité pour constituer une part croissante de pauvres à l’échelle globale, notamment du fait des migrations et de l’absence de papiers qui en résultent. C’est ce décalage qui est à la source de la réflexion de l’auteur sur les principes et fondements de l’obligation : « Étant donné les failles, de plus en plus béantes, du système global de distribution des ressources, j’aimerais poser la question des fondements alternatifs (c’est-à-dire des principes de légitimation et des forces sociales et politiques) – au-delà de ceux reposant sur le travail et la citoyenneté – qui sont disponibles pour appuyer de nouvelles sortes de revendication à la distribution » (p. 8).
Deux fondements sont possibles. Le premier, abordé dans Give a Man a Fish, est celui de la propriété (« ownership ») : se revendiquer et se représenter comme membre d’une collectivité détentrice d’une forme de propriété. Se détournant du marxisme et de son ancrage dans la production pour se tourner vers la pensée de Pierre Kropotkine, J. Ferguson avait montré que le système entier de production pouvait être pensé comme un héritage collectif : ce faisant, tout le monde doit recevoir une part, ce qui constitue le fondement solide d’un revenu de base à l’échelle globale. Les mobilisations en faveur d’une telle mesure en Namibie illustraient alors la possibilité de concevoir la distribution non comme un don ou une aide, mais au contraire comme la revendication d’une « juste part ». Ce premier fondement alternatif de la solidarité se heurte à la nécessaire appartenance à une collectivité qui le sous-tend, qui exclut en même temps qu’elle inclut. Or, les mobilités accélérées liées aux migrations à l’échelle globale posent un même problème de désajustement des modèles de propriété, de travail ou de citoyenneté, raison pour laquelle J. Ferguson se tourne vers l’examen du fondement de la distribution et de l’obligation par la présence.
Le deuxième chapitre constitue ainsi le cœur argumentatif de l’essai. La première opération intellectuelle consiste à réévaluer et à relégitimer l’idée même de social ou de société pour penser l’obligation. Mais cette catégorie, qui pourrait passer pour une évidence aux yeux d’un anthropologue, est confrontée à une remise en cause théorique importante, sur laquelle revient un addendum (« Some theoretical Contrasts and Clarifications », chapitre 3) traversant une série de positions auxquelles celle de J. Ferguson se confronte. En effet, les courants foucaldiens et latouriens ont reconsidéré l’idée durkheimienne d’obligations proprement liées à l’unité morale d’un groupe. Cette unité morale qui fonde la société constitue une différence radicale tant avec l’association (entre humains et entre humains et non-humains) mise en avant par Bruno Latour qu’avec l’idée de raison humanitaire, où les enjeux proprement biologiques, très fortement portés par les acteurs de la santé globale, supplantent l’idée de société.
Pour fonder l’idée de présence, évoquée brièvement à la fin de Give a Man a Fish, J. Ferguson revient à la réflexion anthropologique sur le don et à son ancrage dans des faits, et non dans des sentiments ou des valeurs. Marcel Mauss constate que le don est partout lié à une série d’obligations perçues ou ressenties. De manière similaire, la question empirique de l’obligation à partager doit se poser : quand l’acte de partage nous apparaît-il comme une obligation ? À cette question s’ajoute celle des observations ethnographiques qui permettent de renseigner sur les principes de l’obligation. Ceux-ci sont de deux ordres : être membre (« One of us »/membership) ; être là, parmi nous (« Here, among us »/presence). Les deux attributs créent l’obligation et assoient les revendications les plus fortes, qui peuvent parfois s’exprimer de manière agressive.
Pour J. Ferguson, la distinction des deux termes reste néanmoins heuristique, et le cas des sociétés d’Afrique du Sud aide à saisir les enjeux propres à la présence. Dans leurs contextes réciproques, les présences physiques partagées créent un enchevêtrement de fait ancré dans la matérialité (ainsi que dans la souffrance liée à l’exploitation et à la prédation subies) qui transforme la présence en une forme d’appartenance et en une identité substantielle. L’enjeu de la présence a été sous-évalué ou a fait l’objet d’une attention moindre, ce que l’essai s’emploie à réparer en identifiant son potentiel réaliste et en apparence triviale de fondement du partage. Même si, à l’échelle des pays, la solidarité s’appuie sur des droits, dans la réalité des contextes urbains du Sud global, les individus présents sur un territoire, même sans titres de séjour et dans l’illégalité, parviennent, bon gré mal gré et surtout malgré les limites et les inégalités béantes avec les nationaux, à sécuriser l’accès des formes de distribution minimales comme les toilettes ou l’eau courante. La simple présence impose et crée une obligation de fait : la nécessité de se serrer et de faire une place à l’autre dans un minibus déjà bondé illustre parfaitement cette forme de solidarité. Ce taxi collectif représente en effet la communauté politique, avec toutes les limites d’une image, et permet de la distinguer de l’obligation morale sous-jacente à la raison humanitaire. Ce n’est donc pas une obligation morale, mais bien une obligation née de l’insertion dans des réseaux relationnels, de réputation, des relations sociales. La présence crée un sens d’obligation qui, pour être minimal
et insatisfaisant, n’en est pas moins susceptible de fonder un partage véritable. L’accès universel à l’eau potable en Afrique du Sud découle de ce type d’obligation fondée sur la présence et non sur le droit ou sur le travail. J. Ferguson lit dans ces développements un potentiel stratégique adapté à la globalisation. Le pari est alors de rendre présents les invisibles en acceptant de faire passer la présence par des constructions qui nous permettent de voir et de prendre en compte les individus qui, même « là », n’en sont pas moins exclus : les travailleurs agricoles informels peuvent ainsi retrouver une présence dans la reconstitution des chaînes d’interdépendance ayant conduit à produire la salade consommée au déjeuner d’un séminaire au sein d’une Université. Dans le contexte d’une production qui inclut de moins en moins, la présence peut et doit être celle du besoin et de la souffrance partagés.
Le troisième chapitre s’articule enfin autour d’une série de figures emblématiques de la pensée critique, après avoir souligné la force de la perspective anthropologique classique, dont l’argument central est de souligner que le pouvoir de la présence repose sur la vulnérabilité partagée qui l’accompagne. La proximité potentiellement dangereuse crée une obligation qui n’est pas morale ou contractuelle. Cette thèse se pense en référence à Émile Durkheim et au maintien (contre B. Latour) de l’idée de société, même si la présence ne repose plus sur l’énergie charismatique des rituels australiens évoqués dans les Formes élémentaires de la vie religieuse Footnote 4. La discussion avec Jacques Derrida et sa critique de la présence permet à J. Ferguson de souligner un accord de fond (derrière un désaccord de surface) sur la dimension construite et conventionnelle de la présence.
L’ouvrage condense, dans un style précis, une thèse forte. Comme J. Ferguson a pu nous y habituer, la critique des manières d’opérer et de penser la solidarité est exprimée avec vigueur et nuance, ce qui en rend la lecture d’autant plus plaisante. Se situant en amont des propositions institutionnelles, ouvertes à la critique, comme le revenu de base, l’argumentation ouvre une piste alternative au salariat et à l’assistance (nationale ou humanitaire) et permet de remonter aux principes, méconnus, de la solidarité. Si l’argument est issu d’une réflexion sur les formes de distribution et de partage universels issus du Sud global et notamment des pays d’Afrique du Sud, il constitue une ressource précieuse pour penser les limites des formes institutionnalisées de solidarité vis-à-vis des migrants dans les pays du Nord et attire le regard sur des formes de vie et l’inclusion, spontanée et institutionnelle, qu’elles suscitent, au-delà des formes de rejet. De manière plus profonde, l’enjeu de la présence et de sa construction permet de penser les soubassements sociaux de la solidarité d’un mouvement comme celui des Gilets jaunes, visibles et audibles par leur présence physique sur les ronds-points, contestant l’invisibilisation rampante de groupes sociaux partageant une forme de souffrance, souffrance qui provient de l’insécurité générée par des sociétés structurées autour du salariat et entrées en crise profonde. La compatibilité de cette approche avec ces protections est l’une des questions non abordées, ce qui renvoie au problème de la différenciation des contextes dans l’aménagement d’un potentiel stratégique à la présence. Rendre présent et visible expose à la réduction des formes de distribution précisément à cause de leur mode d’obtention – le fait accompli. J. Ferguson ne tient pas compte des risques de backlash (de restriction des droits aux seuls nationaux, définis sur une base ethnique). Or, rendre présent suppose de maîtriser les termes de l’établissement des conventions par lesquels les membres d’une collectivité existent. Ce n’est pas le moindre intérêt de la démarche de l’auteur que de permettre de penser ces questions avec la précision sémantique et conceptuelle qui est la sienne, la rigueur d’un regard ethnographiquement (in)formé sur la réalité sociale et une attention permanente à saisir les formes et fondements de l’émancipation dans le monde tel qu’il est.