L’ouvrage War and the State in Early Modern Europe de Jan Glete, aujourd’hui disparu, adopte une approche historique comparative novatrice pour expliquer la formation de l’État dans l’Europe de l’époque moderne. L’analyse proposée repose sur trois éléments importants. Tout d’abord, à rebours des récits alors en vogue, fondés sur des études locales et mettant l’accent à la fois sur « le compromis, le consensus et la coopération entre les dirigeants et les élites » (p. 1) et sur une continuité fondamentale entre la formation de l’État médiéval et celle de l’État moderne, J. Glete soutient qu’il y eut en réalité une « transformation majeure et décisive » (p. 6) des relations entre l’État et la société dans l’Europe des xviie et xviiie siècles. Cette transformation se comprend mieux si l’on évoque l’émergence de l’État militaro-fiscal. Deuxièmement, au lieu de fonder ses recherches sur la France ou l’Angleterre, J. Glete étudie l’Espagne, les Provinces-Unies et la Suède, ces États étant les premiers à avoir développé des armées et des marines permanentes. Troisièmement, il élude le débat autour de la croissance des bureaucraties afin de souligner le développement d’organisations fondées sur « la participation active des propriétaires terriens et des élites », y compris des « détenteurs de pouvoir locaux » (p. 7). Il s’éloigne des conceptions hiérarchiques selon lesquelles les nouveaux États écrasent la société pour privilégier un autre modèle selon lequel ils auraient développé des organisations et des institutions qui ont coopéré avec des membres de la société pour créer de nouveaux États efficaces, en mesure, pour la première fois, de revendiquer le monopole de la violence. S’appuyant sur des concepts issus de la sociologie économique, J. Glete soutient que, dans ces trois études de cas, l’émergence des États militaro-fiscaux doit tout à des entrepreneurs innovants de ces entités politiques, qui ont conçu de nouvelles solutions aux problèmes posés par la nécessité de contrôler l’armée.
Le travail de J. Glete reste pertinent aujourd’hui. Celui-ci recourt à deux procédés qui caractérisent la plupart des meilleurs travaux d’histoire globale contemporains. Premièrement, il insiste sur le dialogue à mener avec les travaux de chercheurs et chercheuses en sciences sociales – sociologues, politistes et économistes – qui s’intéressent également à l’émergence des États. Deuxièmement, il n’oublie pas la nécessité, dès lors que nous voulons écrire des histoires nationales, de les aborder selon une approche comparative : cela évite d’affirmer qu’une situation normale est exceptionnelle ou de considérer ce qui est inhabituel comme normatif.
Malgré toutes les qualités de ce travail, trois points fondamentaux me laissent cependant insatisfait. Premièrement, J. Glete examine trois entités politiques qui étaient des empires comme s’il s’agissait d’États-nations. Deuxièmement, il part du principe que les premiers États modernes existaient seulement pour résoudre « de vieux problèmes de protection et de contrôle de la violence » (p. 217) – aux xviie et xviiie siècles, ils ont apporté des solutions nouvelles et innovantes à des problèmes anciens. Troisièmement, et malgré tout le soin pris par J. Glete de centrer son récit sur la politique et la guerre, son traitement du cas néerlandais, en particulier, me semble poser problème et laisse penser qu’il aurait peut-être pu s’appuyer sur un concept plus solide du politique, où l’idéologie et la forme constitutionnelle joueraient un rôle plus important.
Au cours des xvie, xviie et xviiie siècles, l’Espagne, les Provinces-Unies et la Suède sont toutes devenues des empires. Ces trois entités politiques avaient compris que leur pouvoir économique et géopolitique reposait non seulement sur leurs propres territoires, mais également sur leur extension au-delà de leurs frontières. Leur influence dépendait entièrement de leur capacité à capter les richesses de leurs possessions outre-mer. L’Espagne, par exemple, dépendait des ressources extraites des mines d’argent américaines. La représentation de J. Glete reste cependant liée à la description de « l’émergence des États nationaux » propre à la littérature plus ancienne et à une focale forcément européenne. En ce qui concerne les États impériaux, l’Espagne fut peut-être un cas à part. Or, tandis que J. Glete postule qu’elle fut un « cas unique » comparé à la Suède et aux Provinces-Unies – celui d’une « dés-articulation » de « l’État en tant qu’organisation » (p. 216) –, du point de vue de l’État impérial, il s’agissait d’une réussite inhabituelle. L’État impérial espagnol perdura jusqu’au début du xixe siècle et gouverna de vastes territoires et de larges populations, des Philippines à l’Amérique espagnole. Aussi, l’Espagne demeura-t-elle une grande puissance au xviiie siècle, contrairement à la Suède et aux Provinces-Unies. Des travaux récents ont montré à quel point l’État impérial espagnol est resté innovant et efficace jusqu’au xviiie siècleFootnote 1, et il pourrait être intéressant de refaire le récit de l’innovation organisationnelle à l’échelle impériale. Une telle reconceptualisation se concentrerait alors moins sur le « déclin » de l’Espagne et sa « réticence au changement » (p. 99-100 et 137) que sur sa capacité à conserver son empire mondial, contrairement aux pertes en comparaison totales subies par la Suède et les Provinces-Unies.
Deuxièmement, J. Glete reste attaché à la notion hobbesienne d’État au moment même où les États européens commençaient à débattre d’autres modèles possibles. En 1651, Thomas Hobbes formula le célèbre postulat selon lequel « aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition que l’on nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun ». C’est donc pour assurer leur sécurité que les hommes ont conclu un contrat pour former un ÉtatFootnote 2. La position de Hobbes est discutable. J. Glete, tel de nombreux chercheurs et chercheuses travaillant sur la littérature relative à la formation de l’État, la considère comme un fait établi. Pour lui, « la mission des dirigeants » est toujours de « faire respecter la loi et l’ordre, et de protéger la société des menaces extérieures » (p. 3). Il estime donc que la révolution dans la manière de former l’État n’a été que le moyen d’atteindre ces objectifs bien définis. En réalité, les États européens s’étaient également mis à débattre des objectifs. Si J. Glete a raison de suggérer que « la plupart des États européens de l’époque moderne levaient des impôts principalement pour financer la guerre et les organisations militaires » (p. 214), cela masque la grande variété des montants consacrés au financement de l’armée. Par exemple, la Russie et le Saint Empire romain germanique ont effectivement consacré plus de 90 % de leurs revenus à la guerre. En revanche, la France y consacra un peu plus de 75 %, les Provinces-Unies 80 % et l’Angleterre/Grande-Bretagne environ 65 %. Ces variations s’expliquent par le fait que les Européens des xviie et xviiie siècles n’étaient pas tous d’accord pour affirmer que les États existaient uniquement pour faire respecter la loi et l’ordre, et pour promouvoir la sécurité. L’abbé Raynal figurait parmi les nombreux défenseurs de l’idée qui voulait que ceux-ci eussent pour mission de promouvoir la « félicité publique »Footnote 3. Pour John Locke, les États avaient été créés pour assurer « le bonheur et la sécurité »Footnote 4. Pour Locke, Raynal et d’innombrables autres penseurs, l’État existait à la fois pour promouvoir le bonheur ou le bien-être de ses sujets et pour assurer la sécurité. Plus une entité politique était attachée à cette notion, plus elle effectuait des dépenses alternatives à la guerre. Un récit solide de la formation de l’État ne se contenterait pas d’examiner les moyens novateurs par lesquels on a cherché à financer l’État moderne, mais analyserait aussi les nouveaux domaines où l’on estimait que l’État pouvait intervenirFootnote 5.
Enfin, je crains que J. Glete, peut-être parce qu’il recourt à des concepts forgés par la sociologie économique, ne s’appuie pas sur une notion suffisamment solide du politique. Ce problème se pose sérieusement dans son analyse des Provinces-Unies. J. Glete fait l’éloge des Néerlandais pour avoir créé un « régime fiscal et militaire impressionnant qui a mobilisé plus de ressources par habitant que n’importe quel autre État du xviie siècle ». Ce régime mit en place une « armée permanente » et une « marine permanente ». J. Glete refuse d’admettre la « faiblesse inhérente » de la République néerlandaise qui a pu conduire à son déclin. Alors qu’il pense que l’Espagne a décliné au début du xviie siècle, les Provinces-Unies auraient connu une « normalisation en tant qu’État européen avancé mais non plus exceptionnel » (p. 172-173). En réalité, les Provinces-Unies ont bel et bien décliné. Elles ont acquis leur indépendance en battant le puissant Empire espagnol lors de la guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648). Elles ont vaincu les Anglais lors de la deuxième guerre anglo-néerlandaise (1665-1667) et défié avec succès Louis XIV durant les années 1670 et 1680. Mais, après le traité d’Utrecht (1713), la République néerlandaise ne fut plus qu’un acteur de second rang de la politique européenne. Au xviie siècle, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales servit de modèle à tous les Européens. Or, au milieu du xviiie siècle, elle fut dépassée par les compagnies anglaise et française. Si les Néerlandais avaient développé « la première économie moderne » aux xvie et xviie siècles, c’est la Grande-Bretagne, et non les Pays-Bas, qui devint la première nation industrielleFootnote 6. Comment expliquer cela ? La réponse réside dans les faiblesses du système politique néerlandais. La structure fédérale des Provinces-Unies, dans laquelle chaque province est souveraine, rendit de plus en plus difficile la coordination des activités militaires ou économiques pour rivaliser avec des États de plus en plus puissants. Les Provinces-Unies avaient besoin d’un consensus au sein des États généraux pour prendre la moindre mesure politique. Alors que la Banque d’Amsterdam suscitait la convoitise de toute l’Europe au xviie siècle, les banques d’État, et surtout la Banque d’Angleterre, la dépassèrent largement au xviiie siècle pour délivrer des services financiers à l’État et aux particuliers. Malgré la capacité de la marine à exploiter les ressources commerciales, il y avait toujours plusieurs marines au lieu d’une seule : chaque province levait sa propre flotteFootnote 7. Ce manque de coordination politique signifiait que la République néerlandaise ne pouvait rivaliser ni avec la capacité militaire ni avec la puissance économique d’États mieux organisés. Les Provinces-Unies cessèrent d’être une grande puissance en termes géopolitiques ou économiques, car en accordant trop d’autonomie à chaque province, elle avait suscité, comme le fit remarquer James Madison dans une formule bien trouvée, « l’imbécillité dans le gouvernement, la discorde entre les provinces […], une existence précaire en temps de paix et des calamités propres au temps de guerre […]Footnote 8 ». La République néerlandaise avait fait preuve d’innovation dans sa capacité à exploiter l’activité commerciale, mais son organisation politique entrava en fin de compte sa portée économique et politique. Sa souveraineté décentralisée empêcha les Néerlandais de rester une grande puissance et de transformer la première économie moderne en première économie industrielle.
L’ambitieuse étude de J. Glete est à la fois passionnante sur le plan conceptuel et novatrice en termes de contenu. Son travail monumental mérite d’être développé. Pour ce faire, il faudrait repenser les entités politiques européennes des xviie et xviiie siècles en tant qu’États impériaux plutôt que proto-nationaux, prendre au sérieux les innovations dans l’action et les compétences de l’État, et, enfin, étudier de façon plus poussée la politique et la constitution des États de cette période.