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Décoloniser le Canada Arthur Manuel et Ron Derrickson, 2018, Montréal : Écosociété, pp. 352

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Décoloniser le Canada Arthur Manuel et Ron Derrickson, 2018, Montréal : Écosociété, pp. 352

Published online by Cambridge University Press:  22 February 2021

Sébastien Girard Lindsay*
Affiliation:
Université d'Ottawa
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Abstract

Type
Book Review/Recension
Copyright
Copyright © The Author(s), 2021. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Political Science Association (l'Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique

Les luttes menées par les peuples autochtones du Canada dans leur quête pour assurer leur autodétermination sont protéiformes. Elles s'expriment notamment par des actions directes, des revendications politiques, économique et juridiques, mais également par le biais de la littérature. L'ouvrage Décoloniser le Canada rédigé par Arthur Manuel et le Grand Chef Ron Derrickson s'inscrit dans cette dernière perspective et offre au lecteur une vision privilégiée sur l'histoire de l'action politique autochtone contemporaine au Canada. Par la vie d'Arthur Manuel, l'ouvrage retrace les luttes politiques et économiques qu'ont menées les Premières Nations au Canada dans un effort de redéfinition de leur rôle avec l’État canadien. Il s'agit donc d'un livre militant plutôt que théorique, qui nous rappelle d'ailleurs l'ouvrage fondateur de son père George Manuel (Manuel & Posluns, Reference Manuel and Posluns1974). Ron Derrickson n'occupe qu'un rôle secondaire dans la trame narrative, ne contribuant qu’à l’épilogue. Les auteurs lancent un message clair au lecteur : il est grand temps de décoloniser le Canada et de redéfinir le rôle de l’État canadien avec les Premiers peuples. Nous ferons l’économie de quatre grands axes transversaux articulant le propos du livre et dans lesquels les luttes autochtones s'enracinent : l'axe personnel, l'axe national, l'axe international et l'axe local.

La principale force de l'ouvrage réside dans son caractère intimiste. Le lecteur notera une profonde sincérité dans les propos des auteurs, puisqu'il s'agit de luttes qui les ont affectés sur les plans sentimental et physique. Le lecteur assistera par exemple à la tentative d'assassinat de Ron Derrickson par un ancien policier embauché par des hommes d'affaires locaux (130). Artur Manuel expose sans retenue les forces et les faiblesses du mouvement politique autochtone, jetant un éclairage sur les intérêts des diverses communautés autochtones qui sont souvent opposés. D'entrée de jeu, l'ouvrage s'intéresse à la jeunesse d'Arthur Manuel et son passage dans les écoles résidentielles et carcérales, deux structures coloniales qui s'imposent dans la vie de bon nombre d'Autochtones. Ce séjour fera naître en lui les germes d'une résistance face à la situation d'oppression vécue par son peuple. L'auteur nous entraîne par la suite dans la description de son rôle de pionnier du mouvement d'opposition au livre blanc du gouvernement fédéral (1969) qui constituait une « politique d'extinction du gouvernement à l'endroit des Premières Nations qui met[ait] en péril [leur] statut particulier et [leurs] droits ancestraux, y compris le titre aborigène » (52). Selon Manuel, le livre blanc constitue l’élément déclencheur des luttes autochtones contemporaines au Canada. Cette politique proposait l'abolition de Loi sur les Indiens et du statut d'Indien, l'instauration d'un régime de privatisation des terres de réserves, ainsi que l'assimilation des Autochtones dans la société canadienne, afin de régler la question autochtone une fois pour toutes. Ultimement, cette politique n'aboutira jamais grâce à la détermination et la persistance des mouvements d'opposition des Premiers Peuples, qui refusaient de se voir assimiler dans une vision édulcorée du multiculturalisme canadien.

Dans cette foulée, l'auteur souligne les victoires juridiques majeures arrachées par les Autochtones pour s’émanciper du joug colonial. Par exemple, la reconnaissance du titre ancestral autochtone par la Cour suprême du Canada dans les affaires Calder (1973) et Delgamuukw (1997). Arthur Manuel demeure toutefois critique face à ce que Sean Coulthard (Reference Coulthard2014) désigne comme la politique libérale de reconnaissance autochtone (51), conséquence de l'introduction de la notion de titre autochtone dans l'ordre constitutionnel canadien. La négociation de traités modernes menant par exemple à la création du Nunavut s'inscrit dans cette perspective. Or, les processus de négociation entourant l'adoption de ces instruments juridiques sont décrits comme étant asymétriques et favorisant les intérêts de l’État colonial. Les gouvernements fédéraux et provinciaux déploieront à ce titre un « arsenal de manipulation, d'intimidation et de dénigrement » (78) pendant la négociation de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois de 1975. Selon l'avis de l'auteur, l'instauration par la Colombie-Britannique de la Commission des traités en 1992 n'est qu'une manière détournée d’éteindre ou de court-circuiter les revendications autochtones, en leur demandant d'investir des ressources considérables dans un processus législatif dont l'issue est incertaine, et au sein duquel les revendications de certaines communautés sont opposées à celles d'autres communautés adjacentes. Son expérience rejoint la description que font Samson et Cassell (Reference Samson and Cassell2013) de ces logiques procédurales qui ne constituent en vérité qu'une nouvelle stratégie d'extinction des droits autochtones visant à extraire les ressources naturelles de leur territoire ancestral.

Par ailleurs, l'expérience d'Arthur Manuel dans l'arène internationale nous démontre toute l'inventivité des peuples autochtones et de leurs alliés dans l'investissement des organisations et institutions supranationales, dans l'objectif de contraindre l’État canadien à respecter les droits fondamentaux des peuples autochtones. D'aucuns réfèrent à l'exercice d'un effet boomerang (Forest & Rodon, Reference Forest and Rodon1995). Les instances adjudicatives de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) deviennent le lieu de contestation du régime d'exploitation forestier de Colombie-Britannique, permettant à l'industrie de bénéficier de droits de coupes « ridiculement bas qui lui donnent le droit d'exploiter des terres dont elle n'est pas réellement propriétaire » (187). Le recours devant l'OMC échouera éventuellement en raison des procédures qui compliquent l'accès au tribunal. Quant à l'ALENA, le National Resource Defense Council (NRDC) s'avère un allié de taille lorsque l'organisation environnementale joint un recours enclenché par le département du commerce à l'encontre du Canada. L'administration états-unienne avait lancé une enquête sur les pratiques de subvention du Canada à l’égard de son industrie forestière, tout en étudiant la possibilité d'imposer des droits compensateurs prévus par le traité de libre-échange. Le NRDC soutiendra que le gouvernement canadien subventionne son industrie forestière « en refusant de reconnaître les droits fonciers des Premières Nations sur les terres exploitées, et par conséquent de leur verser des redevances » (189). L'industrie du bois canadienne consentira ultimement à payer des taxes d'exportation plutôt que de verser des redevances aux peuples autochtones. Cette saga judiciaire démontre à quel point le gouvernement du Canada s'oppose systématiquement à toute revendication économique d'envergure intentée par les communautés autochtones en vertu de leurs droits ancestraux, y compris sur la scène internationale. Il s'agit toutefois de moments cruciaux qui ont permis l'expansion du mouvement anticolonial, tout en favorisant la création d'alliances importantes. L'auteur souligne à ce titre le caractère fondamental des alliances entre les groupes de défense des droits autochtones et les groupes environnementaux, de même qu'avec la société civile, dans l'objectif de défendre la terre mère. L'adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones par l'Assemblée générale des Nations Unies en 2007 constituera une autre victoire de l'activisme autochtone sur la scène internationale, représentant l'aboutissement de l'investissement par les peuples autochtones des instances internationales.

Le récit d'Arthur Manuel nous transporte ensuite à l’échelle locale, sur le territoire ancestral de sa Nation Secwepemc appelé le Skewlkwek'welt. Sa communauté a dû faire face à un projet d'expansion de la station de ski de Sun Peaks entrepris unilatéralement par la compagnie chinoise Nippon Cable en 2000, sans l'obtention de leur consentement préalable, libre et éclairé. En raison de l'incertitude juridique régnant en Colombie-Britannique quant au statut des droits ancestraux autochtones, la province fait d'ailleurs face à des contestations récurrentes et importantes des communautés autochtones qui doivent faire face à une pluralité de projet de développement, comme en témoigne le mouvement de contestation mené par les Wet'suweten contre le projet de gazoduc Coastal GasLink. L'expérience de l'auteur démontre que les actions directes demeurent un moyen efficace de remise en question de l'ordre colonial, puisqu'elles permettent d'attirer l'attention des médias nationaux et internationaux sur les injustices subies par les Autochtones, tout en forgeant des alliances importantes. Naomi Klein appuiera notamment la lutte des Secwepemc par un article paru dans le Guardian, à l'aube des Jeux olympiques de Vancouver. L’État canadien n'hésitera toutefois pas à utiliser des moyens de répressions, en criminalisant les mouvements de protestation par un recours à la GRC ou l'utilisation stratégique d'injonction pour empêcher les Autochtones d'accès à leur terre.

Dans sa conclusion, l'auteur formule une vision d'espoir, en soulignant l'implication d'une jeunesse qui refuse d'accepter l'inertie du colonialisme, avec comme illustration le mouvement Idle No More déclenché en 2012. Ce livre demeure un ouvrage fondamental pour comprendre d'un œil critique les multiples dimensions des luttes autochtones, tout en illustrant les ontologies qui motivent leur parcours vers l'autodétermination. Le propos de Arthur Manuel est résolument tourné vers l'avenir et démontre que les luttes autochtones relèvent d'un parcours sinueux jonché de victoires et de défaites qui est tout sauf linéaire. La quête vers l'autodétermination des peuples autochtones constitue un lieu riche d'apprentissages et de redéfinitions du rapport interpersonnel de ceux qui y prennent part. En clair, le chemin est aussi important que la destination.

References

Bibliographie

Coulthard, Glen S. 2014. Red Skin, White Masks : Rejecting the Colonial Politics of Recognition. Minneapolis : University of Minnesota Press.CrossRefGoogle Scholar
Forest, Pierre-Gerlier et Rodon, Thierry. 1995. « Les activités internationales des autochtones du Canada ». Études Internationales, 26(1): 3557. https://doi.org/10.7202/703425arCrossRefGoogle Scholar
Manuel, George et Posluns, Michael. 1974. The Fourth World–An Indian Reality. Minneapolis : University of Minnesota Press.Google Scholar
Samson, Colin et Cassell, Elizabeth. 2013. « The long reach of frontier justice: Canadian land claims ‘negotiation’ strategies as human rights violations ». International Journal of Human Rights, 17(1): 3555. https://doi.org/10.1080/13642987.2012.695860CrossRefGoogle Scholar