Introduction
Chez les auteurs s'intéressant au fédéralisme multinational, il existe un large consensus autour de l'idée que les minorités nationales et les peuples autochtones devraient se voir concéder une certaine forme d'autonomie par le système fédéral au sein duquel ils évoluent. En reconnaissant l'existence de plusieurs peuples, un tel système assurerait la cohabitation de différents projets de construction nationale concurrents (Norman, Reference Norman2006 ; Kymlicka, Reference Kymlicka2001a et Reference Kymlicka and Savidan2001b ; Tully, Reference Tully1995 ; Seymour, Reference Seymour2017 ; Gagnon, Reference Gagnon2021 et Reference Gagnon2011 ; Patten, Reference Patten2014). Dans les faits, le fédéralisme multinational permettrait à chaque collectivité nationale de posséder un domaine d'autorité exclusif en matière de construction nationale au sein d'un même espace politique. Chaque peuple aurait ainsi un espace où sa culture pourrait perdurer sans courir le risque de voir certaines de ses initiatives être bloquées par le vote d'un peuple majoritaire qui serait hostile au projet mis de l'avant (Kymlicka, Reference Kymlicka1998, p. 138–140). Le fédéralisme multinational contient de surcroît une seconde promesse normative : celle d'une relation égalitaire entre les différentes composantes nationales de la fédération. Cet objectif est sous-jacent à des projets normatifs comme celui de Will Kymlicka, lequel veut mettre en place une fédération qui évite de subordonner le destin d'un groupe à un autre groupe (Kymlicka, Reference Kymlicka2011, p. 286–287), ou celui de Wayne Norman, qui veut accorder à chaque nation fédérée les mêmes pouvoirs en matière de construction nationale (Norman, Reference Norman2006, p. 166). On peut cependant se demander si le concept d'autodétermination interne implicitement défendu par les tenants de ces thèses est suffisant pour atteindre ces deux objectifs. Est-ce que l'attribution d'une sphère d'autonomie exclusive à certains groupes permettrait à elle seule de rééquilibrer les rapports inégaux existant entre les nations au sein d'un espace plurinational ? Nous ne le croyons pas. Nous pensons au contraire que ces théoriciens ont trop rapidement considéré que la reconnaissance d'une plus grande autodétermination interne aux minorités nationales et aux peuples autochtones s'accompagnerait nécessairement d'une plus grande égalité entre les peuples fédérés, nonobstant les valeurs mises de l'avant par l’État fédéral.
Nous souhaitons pour notre part démontrer que le concept d'autodétermination interne est insuffisant pour répondre aux objectifs d'une cohabitation juste et équitable entre les peuples au sein d'un même espace étatique. Deux raisons militent en ce sens. Tout d'abord, les assises théoriques du concept que l'on trouve chez les auteurs du fédéralisme multinational devraient nous pousser à adopter une conception beaucoup plus robuste de l'autodétermination interne que ce qui est généralement proposé. Ensuite, il apparaît peu probable que l'adoption d'une telle conception suffise à assurer l’égalité entre les peuples fédérés. La raison en est que le concept d'autodétermination interne ne remet pas en question la hiérarchisation des différentes souverainetés qu'englobent les fédérations multinationales. Ainsi, les enjeux liés aux rapports de force au sein des institutions communes sont trop rapidement délaissés au profit d'une réflexion cantonnant chaque groupe à ses propres institutions.
Pour défendre ces propositions, nous partirons des travaux du philosophe Will Kymlicka et nous procéderons en cinq temps. Nous commencerons par rappeler brièvement la stratégie de Kymlicka pour justifier le droit à l'autodétermination interne des peuples dans les espaces multinationaux. Nous montrerons ensuite que cette stratégie reste ambiguë quant à l'extension exacte de cette autodétermination. Cela nous amènera à démontrer que l'argumentaire de Kymlicka devrait impliquer une forme d'autodétermination interne beaucoup plus robuste que ce qu'il défend. Le pouvoir juridique devrait notamment être inclus dans les institutions constitutives de la structure de base d'une culture sociétale. C'est à cela que seront consacrées les sections 2 et 3 du présent article. Ces éléments mis en place, nous soutiendrons ensuite dans la section 4 que même un concept d'autodétermination interne plus robuste ne permet toujours pas d'en assurer la viabilité pour chaque peuple. La raison principale en est que les peuples minoritaires restent en position de faiblesse dans les institutions centrales. Dans la cinquième et dernière section, nous aborderons deux objections potentielles qui pourraient être faites à notre approche.
1. Kymlicka et les fédérations multinationales
Comme nous le mentionnions d'entrée de jeu, les auteurs s'intéressant au fédéralisme multinational s'entendent généralement pour accorder une forme d'autodétermination interne aux peuples autochtones et aux minorités nationales au sein de la fédération (Gagnon, Reference Gagnon2021, p. 59–81). L'autodétermination interne se définit comme le « droit qu'a un peuple de se développer économiquement, socialement et culturellement au sein d'un État englobant et le droit de déterminer son statut politique au sein de cet État » (Seymour, Reference Seymour and Seymour2016, p. 8). En ce sens, le droit à l'autodétermination interne se distingue du droit de sécession puisqu'elle n'implique pas l'accès à un État indépendant. Elle implique plutôt l'accès à une forme d'autonomie politique au sein des États existants. Notre objectif n'est pas ici de faire la revue de tous les auteurs qui ont avancé des arguments en faveur de cette position. Nous prendrons plutôt appui sur les thèses développées par Will Kymlicka. Bien que plus souvent associé aux théories du multiculturalisme libéral, celui-ci a aussi cherché à défendre l'idée d'un fédéralisme multinational s'accordant avec les principes du libéralisme (Kymlicka, Reference Kymlicka2001a, p. 91–119 ; Gagnon, Reference Gagnon and Gagnon2006, p. 290 ; Rocher et Cousineau-Morin, Reference Rocher, Cousineau-Morin, Seymour and Laforest2011, pp. 271–272 et 274 ; Rocher, Reference Rocher2019, p. 641). De plus, le modèle théorique qu'il a mis en place a eu une influence importante sur la façon qu'ont eue les philosophes de penser aux enjeux de diversité nationale (Seymour, Reference Seymour2017, p. 29–41). Les travaux de Kymlicka nous offriront donc un point de départ pour comprendre le concept d'autodétermination interne et soulever les problèmes de ce que nous appellerons une stratégie de la « compartimentalisation ».
La théorie de Kymlicka en faveur des droits culturels étant largement connue, nous nous contenterons de rappeler les éléments pertinents qui se rattachent à la question des minorités nationales et des peuples autochtones. Pour Kymlicka, ces deux types de groupes possèdent chacun à leur façon une culture sociétale. Kymlicka veut dire par là que ces groupes disposent d'une structure de culture qui fournit un contexte de choix à leurs membres. Le concept de structure de culture fait référence à ce qui permet d'organiser la vie collective du groupe. Kymlicka pense précisément à la langue, à une histoire commune et aux institutions de base de la société (Kymlicka, Reference Kymlicka and Savidan2001b, p. 115–116). Ces éléments structurants fournissent ensuite aux membres du groupe un ensemble de signifiants qui favorisent la construction autonome de leur projet de vie. Ainsi, la structure de culture d'un groupe met en place des contraintes qui vont permettre aux individus de déployer leur autonomie, et ce, en leur offrant un contexte de choix (Kymlicka, Reference Kymlicka and Savidan2001b, p. 123–125). Kymlicka est donc d'avis que ces cultures sociétales sont nécessaires au déploiement de l'autonomie individuelle désirée par les auteurs libéraux. À cette conception purement libérale des droits culturels, il ajoute cependant que les individus ont un intérêt particulier à évoluer dans leur propre culture puisque leur identité y est rattachée. Pour cette raison, il sera important de s'assurer que les membres d'un groupe aient accès à leur propre culture sociétale (Schutter, Reference de Schutter2016, p. 52–54).
Pour les minorités nationales et les peuples autochtones, cela implique d'avoir le droit de se prémunir contre les tendances assimilatrices de l’État dominant, de l’État fédérateur, et de pouvoir protéger leur culture sociétale respective. Cette protection passe notamment par le contrôle exclusif des sphères de la vie collective jugées essentielles au maintien de la culture sociétale d'un groupe. Autrement dit, ces groupes minoritaires possèdent un droit à l'autodétermination dans des sphères particulières comme l’éducation, le contrôle du territoire, la langue, etc. L'objectif est de s'assurer que les membres du groupe minoritaire ne seront pas systématiquement mis en minorité lorsque vient le moment de prendre des décisions qui concernent leur culture. Le but de cette stratégie est de répondre aux enjeux culturels soulevés par des groupes comme les minorités nationales et les peuples autochtones en les isolant des décisions de la majorité. Pour ce faire, Kymlicka pose le concept de culture comme étant restreint à un espace précis. En procédant de la sorte, il est possible de construire un espace qui est propre à la culture, tout en le détachant des autres sphères de la société. On construit ainsi une sphère d'exclusivité culturelle qui n'entre pas en conflit avec les autres fonctions de l’État et les décisions du peuple majoritaire. De plus, chaque peuple ou nation de l'espace plurinational a accès aux outils qui lui permettent d'entreprendre son propre projet de construction nationale.
En compartimentant les décisions relevant de la culture, il devient plus facile de détacher cette dernière des autres sphères de la vie collective. Le concept d'autodétermination interne mis de l'avant par Kymlicka doit être compris de cette manière. Au moyen de ce concept, Kymlicka souhaite réconcilier plusieurs autonomies au sein d'un même État. Autrement dit, chaque culture sociétale vivant sur le territoire étatique pourrait posséder un domaine de pouvoir exclusif en matière culturelle qui n'entrerait pas en concurrence directe avec celui des autres cultures sociétales. De la même façon, les institutions relevant de l'autodétermination externe ne concernant pas les questions culturelles, elles peuvent être pensées sur le même mode que n'importe quel autre État-nation. C'est en ce sens qu'on peut décrire la stratégie de Kymlicka comme une stratégie de « compartimentalisation ».
En suivant la typologie proposée par Michel Seymour, on peut dire que Kymlicka adopte une posture à mi-chemin entre le sens canonique et le sens robuste de l'autodétermination interne. Seymour distingue trois sens qui peuvent être attribués à l'autodétermination interne : un sens faible, un sens canonique et un sens robuste. En son sens faible, l'autodétermination interne se limite à un droit de représentation politique pour les peuples minoritaires au sein de l’État englobant. Cette représentation permet ainsi au peuple minoritaire d'influencer les processus décisionnels regroupant tous les membres de la fédération. On peut ici penser au modèle fédéral canadien dans le cadre duquel le Québec est représenté par des députés québécois au sein du parlement canadien (Seymour, Reference Seymour, Seymour and Laforest2011, p. 296–297). Au sens canonique, l'autodétermination interne implique de surcroît l'accès à une certaine forme d'autonomie politique. Dans ce cas, le peuple minoritaire possède des institutions politiques distinctes de celles de la majorité (Seymour, Reference Seymour, Seymour and Laforest2011, p. 297). On peut ici penser aux arrangements fédéraux en vigueur au Canada, en Belgique ou en Espagne pour accommoder leurs minorités nationales respectives. L'autodétermination interne au sens robuste va encore plus loin en exigeant la reconnaissance d'une différence politique pour le peuple minoritaire. Non seulement ce dernier devrait-il posséder des institutions en propre, mais il devrait aussi acquérir un statut politique particulier au sein de la constitution englobante. Ainsi comprise, l'autodétermination interne introduirait une forme d'asymétrie entre les communautés politiques composant la fédération (Seymour, Reference Seymour, Seymour and Laforest2011, p. 297).
Dans le cadre de cet article, nous prendrons comme point de départ ces éléments de la théorie kymlickienne et, plus précisément, l'idée que plusieurs cultures sociétales existantes se caractérisent par une structure de culture particulière. Tout comme Kymlicka, nous estimons que ces cultures sociétales correspondent plus ou moins aux nations et aux peuples qui existent actuellement au sein de l'espace canadien (Kymlicka, Reference Kymlicka and Savidan2001b, p. 34). Autrement dit, nous partirons de la caractérisation générale des espaces plurinationaux que fait Kymlicka, soit un espace qui regroupe plusieurs entités nationales dont les contours sont clairement définissables. Dans le cadre canadien, cela implique que les peuples autochtones et le Québec formeraient des cultures sociétales distinctes du reste de la société canadienne.
Au concept de structure de culture de Kymlicka, nous ajouterons l'idée qu'il existe quelque chose comme des peuples majoritaires et des peuples minoritaires. Si les concepts de peuple minoritaire ou de minorité nationale sont plus intuitifs, celui de peuple majoritaire l'est un peu moins et aucune définition ne fait consensus (Patten, Reference Patten2020, p. 542–544 ; Orgad, Reference Orgad2015, p. 182–185). Cela s'explique parce que les peuples majoritaires sont généralement eux-mêmes une coalition de différents groupes minoritaires (Orgad, Reference Orgad2015, p. 184). Cela dit, Nootens et Lecours proposent de définir le nationalisme majoritaire comme une communauté qui trouve son noyau dans le groupe majoritaire et/ou s'identifie principalement aux institutions politiques de l’État englobant tel que ce groupe le perçoit (Nootens et Lecours, Reference Nootens, Lecours and Gagnon2011, p. 10). Cette définition permet de circonscrire minimalement ce que nous entendons par peuple majoritaire, soit les personnes qui considèrent que l’État englobant constitue leur principal pôle identitaire. Les Canadiens seraient donc un peuple majoritaire en ce sens qu'ils correspondent au groupe qui s'identifie principalement aux institutions canadiennes. À l'inverse, les membres des peuples minoritaires auraient au moins un autre pôle principal d'identification politique, soit un ensemble sous-étatique, comme pour les minorités nationales, ou une communauté politique concurrente, comme pour les peuples autochtones. L'intérêt de cette distinction entre peuple majoritaire et peuple minoritaire est qu'elle nous permet d'identifier différents peuples au sein d'un même espace politique, tout en reconnaissant certaines formes de chevauchement entre eux. Nous reviendrons cependant sur les limites de cette distinction au cours de notre démonstration.
Notre objectif est de montrer qu'en dépit de ses mérites, la stratégie de la compartimentalisation telle que proposée par Kymlicka s'avère insuffisante pour répondre aux deux objectifs du fédéralisme multinational : la préservation culturelle des peuples minoritaires et un accès égal aux outils de construction nationale à tous les peuples résidant au sein d'un même espace plurinational. Cette insuffisance devient particulièrement évidente à partir du moment où l'on porte attention à l'espace juridique en contexte fédéral. Encore aujourd'hui, la loi reste l'un des principaux moyens d'interférence dans les décisions des peuples minoritaires. On entend par interférence le fait que la loi est utilisée pour limiter la capacité des peuples minoritaires à adopter des normes distinctes de celles du peuple majoritaire ou, plus directement, pour réduire leur domaine d'autonomie. Peu importe l'espace d'autonomie qui est accordé à ces groupes, cette autonomie demeure toujours clairement délimitée par les normes juridiques de l’État englobant (Seymour, Reference Seymour and Seymour2016, p. 16 ; Coulthard, Reference Coulthard, Rochers and Gauthier2018, p. 159–177 ; Allard-Tremblay, Reference Allard-Tremblay2022, p. 238–240 ; Tully, Reference Tully2008, p. 259–264). Et cette délimitation pose au moins deux problèmes : 1) elle subordonne les institutions des différents peuples minoritaires aux institutions de la majorité ; 2) elle empêche chaque peuple de s'approprier de façon autonome l'espace juridique et les normes qui devraient l'aider à se structurerFootnote 2. À partir du moment où l'on considère que l'espace juridique fait partie de la structure de culture, cela revient en effet à remettre en cause le droit d'un peuple à créer son propre contexte de choix.
2. Quelle étendue à la structure de culture ?
Un premier problème relatif à la stratégie de la compartimentalisation a trait au concept de structure de culture. À la vue des exemples donnés par Kymlicka, on comprend que ce dernier s'appuie sur la situation canadienne, et plus particulièrement sur la situation québécoise, pour élaborer ses concepts de structure de culture et d'autodétermination. Ainsi, en plus de la langue et de l'histoire, les institutions de base de la société comprennent les institutions éducatives, sociales et le processus de décision politique d'un peuple (Chambers, Reference Chambers2003, p. 310–312). Kymlicka reprend pour l'essentiel la division des pouvoirs existant entre le gouvernement des provinces et le gouvernement fédéral au Canada, telle qu'elle existe depuis 1867. On y retrouve une division des pouvoirs entre des autorités provinciales, un pouvoir central et des territoires qui possèdent des pouvoirs distincts de ceux des provinces. Chacune de ces entités détient la responsabilité exclusive de champs de compétences distincts et clairement délimités tels que définis dans l'Acte constitutionnel de 1867. Ainsi, les provinces possèdent entre autres le pouvoir exclusif dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la justice civile et de l'administration de la justice. De son côté, le gouvernement fédéral est entre autres responsable des domaines des transports, de la finance, de l'armée ou du droit criminel et il se voit aussi attribuer l'ensemble des pouvoirs résiduels.
Cependant, cette division des pouvoirs reprise, il est difficile d'expliquer pourquoi la préservation de la culture d'un groupe passe uniquement par ces institutions et non par d'autres. Kymlicka ne fournit aucun outil pour discriminer entre les institutions qui sont essentielles à la préservation d'une culture sociétale et celles qui ne le sont pas. Cela peut être potentiellement problématique, car, comme le soulignait déjà Wayne Norman, n'importe quelle politique publique peut rapidement devenir un sujet de mobilisation culturelle. Pour illustrer son propos, Norman donne l'exemple de l'assurance maladie au Canada, ou d'Hydro-Québec pour les Québécois. Aussi étrange que cela puisse paraître à un observateur externe, ces politiques sont devenues de puissants outils d'identification culturelle pour leurs peuples respectifs (Norman, Reference Norman2006, p. 47–48).
Cette situation est particulièrement évidente si l'on considère l'espace juridique. De prime abord, il ne semble pas absurde de vouloir envisager l'espace juridique comme une institution constitutive d'une culture sociétale. Au Québec, par exemple, le régime de droit civil repose sur la tradition civiliste française et non sur la common law britannique. Cette diversité juridique est reconnue dans l'espace fédéral canadien. On peut aussi rappeler que la restructuration du régime juridique a longtemps été l'une des demandes centrales du gouvernement québécois (Brouillet et Tanguay, Reference Brouillet, Tanguay, Seymour and Laforest2011, p. 150–152). De la même façon, plusieurs peuples autochtones demandent que leur propre régime de lois soit reconnu et serve de base de référence en matière juridique. C'est d'ailleurs bien ce qu'affirme le juriste anichinabé John Borrows :
It is significant to note how each of these categories alludes to indigenous legal traditions. It could be said that:
• Indigenous culture is partially created, preserved, and adapted through legal tradition.
• Indigenous identity is partially developed and passed on through Indigenous law.
• Indigenous language is an important medium through which Indigenous peoples create and interpret their law; it uniquely structures thought concerning norms and relationships.
• Indigenous institutions are held together by Indigenous laws.
Indigenous peoples’ special relationships with their lands and resources are best defined through their own legal traditions. (Borrows, Reference Borrows2010, p. 188–189)
Borrows n'est pas le seul à estimer que le droit est une des institutions importantes sur le plan culturel. On pourrait aussi penser aux travaux de Val Napoléon sur cette question (Napoléon, Reference Napoléon, Provost and Sheppard2013). De son côté, Michel Seymour est d'avis que les institutions de base que l'on trouve dans la structure de culture devraient comprendre une constitution interne. Rompant avec ce qu'il envisage comme une conception faible du droit à l'autodétermination interne, Seymour considère qu'une constitution interne permettrait aux différents peuples minoritaires de définir leurs règles de fonctionnement de base indépendamment de celles mises de l'avant par le peuple majoritaire (Seymour, Reference Seymour2017, p. 9). Il va même jusqu’à proposer que cette constitution interne ait une force interprétative dans les décisions des juges constitutionnels (Seymour, Reference Seymour and Seymour2016, p. 15–17). Autrement dit, ceux-ci devraient interpréter les règles structurant la fédération à l'aune de la constitution interne du peuple minoritaire. Dans le cadre de la relation entre le Canada et le Québec canadien, cela impliquerait que les juges de la Cour suprême prennent en compte les principes d'une hypothétique constitution québécoise dans les interprétations qu'ils font de la constitution canadienne. Le penseur catalan Ferran Requejo partage le point de vue de Seymour et Borrows lorsqu'il propose de considérer l'autodétermination interne comme la relation entre plusieurs demoi égaux et tous capables de produire leurs propres règles de fonctionnement interne (Requejo, Reference Requejo, Seymour and Gagnon2012, p. 52–53). Aux yeux de Requejo, l'espace juridique possède bien un caractère particulier pour les peuples minoritaires, puisque c'est là que sont réglées les disputes entre les peuples, la structure de cet espace étant l'un des points clés pour garantir l'autonomie des peuples minoritaires dans l'espace fédéral (Requejo et al., Reference Requejo2020, p. 77).
Ce rôle d'arbitre qui est dévolu aux institutions juridiques dans les espaces fédéraux explique l'importance de la sphère juridique pour ces groupes (Brouillet, Reference Brouillet, Mathieu and Guénette2019, p. 52). Cela est particulièrement évident dans le cadre de la fédération canadienne où l'espace juridique ne reproduit pas exactement la même logique que celui du partage des pouvoirs entre les ordres de gouvernement. Si les provinces et les territoires possèdent leurs propres tribunaux (cours inférieures, cours supérieures et cours d'appel) et le gouvernement fédéral les siens (cour fédérale et cour d'appel fédérale), on trouve aussi une entité tierce, la Cour suprême du Canada, qui fait office à la fois de cour d'appel finale et de cour constitutionnelle. En effet, la Cour suprême du Canada agit comme cour d'arbitrage lors des différends entre le gouvernement central et les provinces ainsi que comme cour d'appel finale pour certaines causes juridiques soulevant des enjeux constitutionnels et juridiques cruciaux.
Cela dit, il est important de souligner que l'ensemble des juges siégeant dans les différentes cours d'appel (provinciales, territoriales et fédérales), à la Cour suprême et dans les cours supérieures sont nommés par l'entremise des instances politiques fédérales (Laforest, Reference Laforest, Brown and Weinroth1995, p. 189 ; Brouillet, Reference Brouillet, Mathieu and Guénette2019, p. 55–56). Par conséquent, les provinces n'exercent qu'un rôle indirect dans le processus de nomination de ces juges. Ce faible rôle des provinces constitue d'ailleurs une source d'insatisfaction pour le Québec qui a manifesté à plusieurs reprises le désir de participer de façon plus active au processus de nomination des juges (Courtois, Reference Courtois2014, p. 219–220). L'enjeu est particulièrement important pour une institution comme la Cour suprême du Canada qui est responsable des conflits entre les différents ordres de gouvernement. Pour assurer son rôle d'arbitre, il est important qu'elle soit vue comme une institution impartiale. Néanmoins, cette impartialité est mise à rude épreuve lorsqu'un seul des ordres de gouvernement participe à la nomination des juges (Brouillet, Reference Brouillet, Mathieu and Guénette2019, p. 56 ; Woehrling, Reference Woehrling2000, p. 49).
Les enjeux liés à l'espace juridique sont tout aussi importants pour les peuples autochtones. Contrairement aux provinces, les peuples autochtones ne possèdent pas un ordre de gouvernement qui leur est propre et se trouvent plutôt sous la responsabilité des institutions fédérales. Tout en profitant d'une protection constitutionnelle par l'entremise de l'article 35 des lois constitutionnelles de 1982, ceux-ci doivent systématiquement entrer en négociation avec les différents ordres de gouvernement et les cours de justice pour déterminer l’étendue de leurs droits et de leurs pouvoirs (Papillon, Reference Papillon2012, p. 299–303). L'action de la Cour suprême du Canada a donc un impact direct sur l'autodétermination de ces peuples. Voilà pourquoi les peuples autochtones cherchent à introduire leur conception propre de la justice afin de pluraliser l'espace juridique canadien (Ross-Tremblay et Hamidi, Reference Ross-Tremblay, Hamidi and Otis2019, p. 254–257).
Cependant, en plus du rôle d'arbitre joué par les tribunaux, l'espace judiciaire est important pour une seconde raison. Si l'on suit Seymour et Requejo, on doit comprendre qu'un peuple minoritaire se trouve dans une entreprise constante de construction culturelle. De façon régulière, le groupe doit faire des choix par rapport aux institutions, aux normes ou aux caractéristiques qu'il désire conserver ou non. Pour ces raisons, la culture a une dimension performative qui dépasse son simple caractère identitaire. Le processus de mise en place d'une culture est à bien des égards un processus involontaire. Le simple fait de prendre une décision politique, de débattre d'un sujet depuis une histoire ou un contexte différents, fait en sorte qu'un groupe peut arriver à des conclusions distinctes de celles d'un autre groupe. En ce sens, on peut concevoir l'espace juridique comme l'un des espaces principaux où cette discussion entre lois, normes, décisions politiques et conventions prend place. C'est un endroit où de nouvelles normes peuvent naître, où les décisions de la majorité peuvent être remises en question et où certains principes constitutifs du groupe peuvent être réaffirmés (Napoléon, Reference Napoléon, Provost and Sheppard2013, p. 232–234 ; Woerhling, Reference Woehrling and Gagnon2006, p. 263). De plus, si l'on prend au sérieux l'idée qu'il existe une pluralité de contextes humains, environnementaux, historiques et qu'au sein de ces contextes cohabitent une pluralité d’êtres humains autonomes faisant des choix quant à leur manière de vivre, il n'est pas étonnant de voir cette pluralité conduire à autant de consensus distincts qui prennent pourtant appui sur des valeurs identiques ou très similairesFootnote 3.
A priori, considérer la sphère juridique comme faisant partie des institutions composant la structure de culture n'entre pas directement en conflit avec la proposition de Kymlicka. Bien que la conception institutionnelle défendue par ce dernier le conduise à faire une lecture limitée des enjeux culturels, rien dans sa théorie ne nous oblige à en faire autant (Boucher, Reference Boucher, Boucher and Noël2021, p. 173–178). De plus, si l'on part de l'idée qu'une structure de culture est l'espace au sein duquel se déploie un contexte de choix particulier, il semble logique de vouloir considérer l'institution juridique comme l'un des éléments structurant les choix des individus au sein d'une culture sociétale donnée. Comme le rappelle Seymour, toute institution est porteuse d'un régime de contraintes qui structure les droits et libertés des citoyens (Seymour, Reference Seymour2017, p. 34–35). En ce sens, les institutions juridiques semblent être le véhicule idéal pour exprimer les contraintes spécifiques qui permettent de soutenir l'existence d'un contexte de choix particulier en lui donnant une réalité institutionnelle précise. On pourrait même ajouter que prendre en compte les institutions juridiques offre l'avantage d'inclure un espace de contestation propre à une culture sociétale. Les membres de cette culture possèdent ainsi une institution leur permettant de remettre en question leurs normes culturelles et de contrôler leur processus démocratique. Conçues ainsi, les institutions judiciaires sont une partie constitutive du processus de décision politique démocratique (Woehrling, Reference Woehrling and Gagnon2006, p. 263). Autant d’éléments qui s'accordent avec les intuitions libérales de Kymlicka, voire les renforcent.
Bien sûr, Kymlicka pourrait rétorquer que son modèle permet d'accommoder cet accroissement du champ de compétences d'une minorité (indépendamment du fait qu'un tel accroissement soit souhaitable ou non), mais une telle réponse passerait à côté du problème que nous tentons de soulever. En étendant potentiellement le concept de culture à l'ensemble des règles dont se dote une communauté, ce changement fait plus que simplement accroître le domaine de compétences exclusives des sous-unités nationales. Il autorise aussi une modification des institutions qui structurent les rapports entre les différents peuples au sein d'un même État. Plus le nombre d'institutions incluses dans la structure de culture sera grand, plus la possibilité qu'il existe des systèmes de règles concurrents et contradictoires au sein d'une même fédération sera importante. Si l'on ajoute à cette diversité institutionnelle l'idée que chaque culture sociétale devrait être considérée sur un pied d’égalité, la stratégie de la compartimentalisation ouvre la porte à l'existence de divergences entre les droits des citoyens évoluant dans un même espace fédéral (Woehrling, Reference Woehrling2000, p. 39–44). Bien sûr, cette diversité n'est pas un problème en soi, mais elle a des implications sur la façon dont doivent être structurés les rapports de force au sein des espaces communs d'une société plurinationale, et plus précisément l'espace juridique. Ce qui précède nous amène à examiner de plus près les conséquences qu'a une telle compréhension de la structure de culture sur l’édifice fédéral plurinational.
3. L'importance d'un pouvoir de révision interne
L'extension de la structure de culture à la sphère juridique aura bien sûr un impact sur la manière dont les tribunaux interpréteront les droits au sein de la fédération, et plus particulièrement ceux reconnus aux minorités nationales et aux peuples autochtones. Cet enjeu relatif à une lecture extensive de la structure de culture se trouve ainsi au cœur de la tension entre droits culturels et libéralisme. Si les libéraux sont ouverts à l'idée de répondre aux injustices culturelles et historiques, ils restent néanmoins soucieux de conserver des pouvoirs leur permettant d'assurer le caractère libéral des décisions qui seront prises par les peuples minoritaires. L'idée étant que tous les citoyens, peu importe le peuple auquel ils appartiennent, devraient avoir accès aux mêmes droits minimaux (Kymlicka, Reference Kymlicka and Savidan2001b, p. 59–71; Rocher et Cousineau-Morin, Reference Rocher, Cousineau-Morin, Seymour and Laforest2011, p. 278–279). Surtout, tous les citoyens devraient pouvoir être protégés des décisions d'une majorité oppressive. Cette exigence place cependant les peuples minoritaires dans une position inconfortable, leurs décisions restant sujettes à l'approbation des institutions de la majorité (Woehrling, Reference Woehrling2000, p. 34–35). Cela est en effet problématique dans la mesure où la majorité risque de se prononcer spécialement sur des décisions qu'elle juge controversées, alors même que l'autonomie devait permettre aux peuples minoritaires de prendre de telles décisions (Holder, Reference Holder2012, p. 93–94 ; Rocher, Reference Rocher and Gagnon2006, p. 102–104)Footnote 4.
On retrouve notamment cette tension chez Kymlicka, qui veut s'assurer que l'autonomie accordée aux peuples minoritaires ne sert pas à mettre en place des contraintes internes pour les membres du groupe. Certains types d'interventions externes restent ainsi justifiées dans la mesure où elles permettent d’éviter qu'un groupe restreigne les libertés de ses membres au nom de la préservation culturelle (Kymlicka, Reference Kymlicka and Savidan2001b, p. 234–241 ; Levy, Reference Levy2000, p. 117–121). Tous ne partagent cependant pas un tel avis ni une telle inquiétude. Ainsi, en partant des travaux de Cindy Holder (Holder, Reference Holder2012, p. 86–102), nous aimerions montrer que cette inquiétude perd de sa force à partir du moment où un groupe possède un éventail d'institutions politiques, juridiques ou communautaires lui permettant de se prémunir contre de telles dérives. Holder soutient en effet qu'il existe un problème dans la façon dont les penseurs libéraux envisagent le pouvoir de révision juridique qui est habituellement attribué aux institutions du groupe majoritaire. Pour Holder, même en prenant au sérieux la crainte qu'une minorité puisse dominer ses propres minorités internes, nous devrions arriver à une conclusion distincte de celle qui attribue aux seules institutions du peuple majoritaire le pouvoir de réviser les décisions.
Pour ce faire, Holder distingue deux catégories d'arguments plaidant en faveur de cet encadrement et montre pourquoi elles échouent toutes deux à justifier le recours à une procédure de révision extérieure aux institutions des peuples minoritaires. La première catégorie d'arguments consiste à défendre le pouvoir de révision attribué aux institutions de la majorité à l'endroit des décisions prises par un peuple minoritaire sur la base du contenu de ces décisions. Selon cet argument, une décision formulée par les institutions du peuple minoritaire pourrait être jugée moralement ou politiquement inacceptable par les institutions du peuple majoritaire et ainsi être infirmée par les cours de justice. Dans le même ordre d'idées, ces cours de justice pourraient aussi vouloir considérer les conséquences découlant d'une décision des institutions du groupe minoritaire afin de s'assurer que ces conséquences ne sont pas inacceptables ou négatives à long terme (Holder, Reference Holder2012, p. 88–89). De tels arguments reposent généralement sur l'idée que certains peuples minoritaires possèdent des caractéristiques ou des attributs spécifiques qui les rendraient plus susceptibles que le groupe majoritaire de prendre de mauvaises décisions. En effet, si la simple possibilité que le groupe minoritaire prenne une mauvaise décision justifiait le recours à une intervention externe, l'argument perdrait toute sa force. Après tout, le groupe majoritaire est lui aussi susceptible de prendre de mauvaises décisions au cours de son existence (Holder, Reference Holder2012, p. 98). Les deux groupes étant aussi faillibles, il n'y aurait aucune raison d'accorder une plus grande sagesse aux institutions du peuple majoritaire qu’à celles de la minorité. Le point central de l'argument est donc plutôt que le groupe minoritaire posséderait des attributs faisant en sorte qu'il prend systématiquement ou majoritairement des décisions moralement inacceptables. Ce sont ces attributs qui justifient la tutelle juridique qu'il subit. Cependant, outre le fait qu'il est difficile d'identifier empiriquement de tels attributs chez ces groupes, ce type d'attribution peut aussi contribuer à renforcer une vision essentialiste d'un groupe, et ce, d'autant plus lorsque des rapports de force existent entre les différents peuples au sein d'un même État (Holder, Reference Holder2012, p. 92).
Le deuxième type d'arguments en faveur d'un contrôle sur les décisions des minorités recouvre les arguments procéduraux. Contrairement aux arguments portant sur le contenu des décisions, ce second type d'arguments s'intéresse aux procédures conduisant aux décisions des groupes minoritaires. On peut ici penser à un groupe qui prend ses décisions sur la base d'une procédure théocratique et antidémocratique. L'argument consiste alors à dire que si les décisions prises par le groupe minoritaire sont acceptables sur le plan du contenu, elles sont néanmoins inacceptables sur le plan des procédures (Holder, Reference Holder2012, p. 89) ayant mené à leur adoption. L'avantage de ce type d'arguments est qu'il évite de définir un ensemble de normes a priori qui devraient être respectées par les décisions du groupe minoritaire. Peu importe le contenu de la décision, l'illégitimité de celle-ci reposerait sur un appareillage institutionnel déficient. En se penchant sur les normes institutionnelles qui devraient garantir aux décisions de la minorité une qualité démocratique comparable à celle des décisions du groupe majoritaire, ce type d'arguments offre l'avantage d’éviter de placer le fardeau de la preuve sur les groupes minoritaires (Holder, Reference Holder2012, p. 96–97). Il permet aussi de cerner des éléments plus concrets que les caractéristiques d'un groupe pour expliquer ce qui conduit le groupe minoritaire à prendre de mauvaises décisions. Malgré son intérêt, cette stratégie argumentative reste problématique pour les raisons suivantes.
Si notre souci est de mettre en place des procédures de décision justes, nous devrions nous limiter à identifier les frontières et les institutions pertinentes pour le processus décisionnel d'un groupe et nous assurer que tous ses membres peuvent participer à ces institutions de manière à ce que personne ne se trouve sous la domination d'une faction particulière (Holder, Reference Holder2012, p. 98–99) au moment de prendre la décision. En ce sens, une fois les frontières et les procédures clairement identifiées, il ne devrait plus y avoir de raison de vouloir encadrer le processus décisionnel du groupe minoritaire ainsi défini. Les institutions démocratiques pertinentes mises en place, la procédure de révision judiciaire externe perdrait alors de son intérêt. En effet, celle-ci ne pourrait plus être fondée que sur la possibilité que le groupe se trompe. Cependant, nous avons vu que la simple possibilité de se tromper n'est pas un argument suffisant pour justifier une procédure de révision judiciaire qui soumet les décisions d'un peuple à l'approbation d'un autre peuple. Ce type d'arguments permet donc d'introduire des conditions à la dévolution de pouvoirs particuliers à un groupe, sans pour autant légitimer un pouvoir de contrôle judiciaire sur les décisions du groupe (Holder, Reference Holder2012, p. 100). Une fois que le groupe possède les procédures pertinentes, rien ne justifie qu'il soit mis sous tutelle juridique.
L'argumentaire d'Holder nous permet d'insister sur le caractère institutionnel de l'autonomie d'un groupe. Dans la mesure où une société donnée est institutionnellement complète sur le plan des procédures de décision, il n'existe pas d'arguments forts en faveur d'un pouvoir d'intervention du groupe majoritaire. En effet, dès lors qu'un peuple minoritaire dispose des structures de décision adéquates, il n'y a aucune raison de lui imposer une tutelle juridique. Nous évoquons cet argument d'Holder dans la mesure où il permet de compléter l'argument que nous avons avancé dans la section précédente. À partir du moment où nous considérons la sphère juridique comme un espace de production culturelle, notre principal souci devrait consister à nous assurer que ce processus de production culturelle est juste. C'est ce que nous rappelle ici Holder. Dans un espace plurinational, l'intervention externe du peuple majoritaire pour venir « corriger » l'erreur du peuple minoritaire devient par conséquent illégitime dès l'instant où le processus qui a conduit à la décision est raisonnablement juste et inclusif.
L'argument d'Holder offre donc une première réponse aux inquiétudes des libéraux à l'endroit du concept d'autodétermination interne. Cela devrait maintenant nous inciter à reporter notre attention sur l'arbitrage des décisions internes. Il s'agit alors simplement de s'assurer qu'il existe un processus décisionnel interne permettant de contester les décisions prises par le groupe, tout comme cela existe pour les décisions du groupe majoritaire. L'intérêt de l'argument d'Holder est qu'il offre une justification normative en faveur de l'autonomie des structures de décision d'un peuple minoritaire. Une telle procédure de révision a aussi l'avantage de placer l’évaluateur des contenus culturels d'un groupe au bon endroit : au sein même des procédures de décision du groupe. Comme l'ont souligné d'autres auteurs (Hendrix, Reference Hendrix2008, p. 134 ; Coulthard, Reference Coulthard, Rochers and Gauthier2018, p. 169), un des problèmes que pose la révision externe est qu'il n'est pas évident d'identifier qui est en position de juger de la validité des demandes ou des normes d'un groupe. De plus, un évaluateur externe peut interpréter de façon très différente les mêmes points de droit selon la culture juridique à laquelle il appartientFootnote 5. C'est par exemple le cas dans les conflits entre les peuples autochtones et les États où, même lorsque les normes juridiques des différents peuples autochtones sont prises en compte, cela est fait de façon à ce qu'elles ne remettent pas en question les normes étatiques (Ross-Tremblay et Hamidi, Reference Ross-Tremblay, Hamidi and Otis2019, pp. 228–231 et 244).
Outre le problème que permet de résoudre la réponse d'Holder, on pourrait aussi identifier un second problème à l'utilisation de la révision externe des décisions d'un peuple minoritaire dans un espace plurinational. Nous avons vu que l'autodétermination interne impliquait un droit d'accès égal aux outils de construction nationale, c'est-à-dire à la protection de la structure de culture d'un groupe. Comme nous l'avons expliqué à la section 2, on peut considérer que l'espace juridique fait partie de la structure de culture d'un groupe puisque la justice est l'un des principaux espaces où sont produites les normes, les règles et les contraintes qui structurent la vie collective d'un peuple. Le dialogue qui existe entre le peuple, les institutions politiques et les institutions juridiques est justement ce qui permet à ce peuple de s'approprier des normes particulières et de les mettre en pratique dans des situations données. À partir du moment où l'on accepte cette idée, une intervention juridique externe peut difficilement être perçue autrement que comme une remise en question de l'autonomie culturelle d'un peuple. Cette intervention sera en effet perçue comme l'imposition par le peuple majoritaire de ses propres normes culturelles au peuple minoritaire, et ce, même si le peuple minoritaire en serait arrivé à soutenir la même option. En effet, comme le souligne lui-même Kymlicka, la provenance d'une proposition est d'une importance capitale (Kymlicka, Reference Kymlicka and Savidan2001b, pp. 151–153 et 239–240). Une proposition perçue comme provenant de l'extérieur du groupe, surtout si elle provient d'un groupe majoritaire jugé suspect, sera rapidement rejetée.
Bien qu'il puisse donner l'impression de conduire à un dédoublement superflu des institutions juridiques, ce déplacement des procédures démocratiques à l'interne n'est pas inutile. En plus de répondre aux exigences précédemment énoncées, il offre l'avantage d'internaliser les procédures de contestation des décisions du peuple minoritaire et d'ainsi réduire la distance entre démocratie et justice. En accordant aux différents peuples le pouvoir de mettre en place un ensemble institutionnel juridique complet (des cours inférieures jusqu’à la cour de révision constitutionnelle), on s'assure que les procédures de contestation juridique ne sont pas vues comme faisant concurrence au processus de décision du peuple minoritaire, mais plutôt comme faisant partie intégrante de ce processus. En instituant ces procédures de contestation, on confère en d'autres mots une légitimité institutionnelle aux différentes voix à l'intérieur du groupe minoritaire qui pourraient avoir des avis différents sur les valeurs et les normes qui sont centrales dans la vie culturelle d'un peuple. Enfin, en procédant ainsi, on diminue non seulement le risque que le recours à la contestation judiciaire soit perçu comme une anomalie démocratique, mais on limite aussi la possibilité que l'autonomie accordée aux peuples minoritaires soit utilisée de façon abusive par ce dernier. Le fait de placer les mécanismes de révision à l'intérieur du processus décisionnel du peuple minoritaire réduit donc au maximum la possibilité d'une domination des minorités vivant à l'intérieur même de ce peuple.
4. L'importance des institutions centrales : où s'arrête l'autodétermination interne ?
Jusqu'ici, nous nous sommes concentrés sur la dimension interne du droit à l'autodétermination. Nous avons montré que la stratégie de la compartimentalisation, pour être cohérente avec ses objectifs, devrait impliquer l'existence d'un espace d'autonomie potentiellement plus important que ce qui est généralement envisagé par des auteurs comme Kymlicka. Cela dit, bien que nécessaire, cette première étape ne nous permet pas de répondre pleinement aux limites de la stratégie de la compartimentalisation. À notre avis, cette stratégie sous-estime aussi l'exigence des conditions nécessaires à la viabilité de l'autodétermination interne. En l'absence d'une distribution équitable du pouvoir central entre les différents peuples, l'accès à une autonomie interne risque de s'avérer insuffisant pour faire contrepoids aux désirs de la majorité. Pour que l'autodétermination interne ait une force effective, certaines conditions doivent aussi être présentes au sein des institutions centrales.
Pour soutenir cet argument, il faut d'abord souligner que les espaces d'autonomie laissés aux peuples minoritaires sont moins hermétiques que ce que les théoriciens donnent généralement à voir. Ainsi, les frontières entre l'espace de compétence de l’État central et celui des sous-unités appartenant aux peuples minoritaires sont souvent plus poreuses que l'on ne le pense. Au Canada par exemple, malgré l'existence de champs de compétences clairement délimités entre chacun des ordres de gouvernement, le gouvernement fédéral possède divers outils pour outrepasser cette division. On peut penser à son pouvoir de dépenser, à l'existence d'enclaves juridiques fédérales sur le territoire des provinces ou à l'enchevêtrement de certains pouvoirs et compétences qui sont autant de moyens que le gouvernement fédéral utilise pour agir dans des champs de compétences qui ne sont pas les siens (Chevrier, Reference Chevrier2019, p. 577 ; Noël, Reference Noël2007, p. 108–110). De plus, l'action des institutions d'arbitrage canadiennes a tendance à favoriser une centralisation des pouvoirs au sein de la fédération et à produire une uniformisation dans l'application des droits, réduisant ainsi d'autant plus l'espace d'autonomie des peuples minoritaires (Gagnon et Brouillet, Reference Brouillet, Gagnon, Gagnon and Noreau2017, p. 89–93 ; Woehrling, Reference Woehrling2000, p. 52–55). Ces facteurs font en sorte que, aussi importante que soit l'autonomie des peuples minoritaires, elle reste considérablement affectée par les décisions prises par les institutions centrales du Canada, qu'il s'agisse des institutions politiques liées au gouvernement fédéral ou de l'action d'arbitrage de la Cour suprême du Canada.
Ici, les réflexions d'Iris Marion Young sur les espaces fédéraux peuvent nous être utiles pour bien comprendre les enjeux sous-jacents à cette situation. Celle-ci nous rappelle qu'envisager l'autonomie comme une non-interférence nous pousse communément à ne pas prendre en compte les dimensions relationnelles de l'autonomie, soit le fait que les décisions d'un peuple ont souvent des impacts, directs ou indirects, sur les autres peuples (Young, Reference Young2005, p. 146–150). En ce sens, l'autonomie d'un peuple peut être affectée par les décisions prises par les autres peuples au sein de la fédération, même dans les situations où le peuple affecté possède tous les pouvoirs, les compétences ou les droits rattachés à ses sphères d'autonomie propres. Il suffit pour cela que le peuple majoritaire dispose d'outils qui lui permettent d'exercer une pression indirecte sur le ou les peuples minoritaires, et ce, afin de passer outre à l'autonomie du groupe. Ainsi, bien qu'une décentralisation plus importante puisse remettre en question certains pouvoirs de l’État central et la distribution des pouvoirs au sein de la fédération, elle ne permet pas nécessairement de mettre fin aux rapports de force asymétriques existant au sein de la fédération. On pourrait ajouter que cette question est d'autant plus cruciale dans un espace plurinational où cohabitent différents peuples qui n'ont pas tous le même rapport de force avec le pouvoir centralFootnote 6.
Un bon exemple d'une telle situation est très certainement la question linguistique dans l'espace canadien. Loin de posséder une autonomie exclusive en matière linguistique, le peuple québécois doit composer avec les normes définies par le cadre constitutionnel canadien de 1982 auquel il n'a pas consenti. Les institutions du peuple majoritaire peuvent ainsi s'ingérer dans les questions linguistiques, alors même que celles-ci devraient relever uniquement des institutions du peuple minoritaire selon la logique de la compartimentalisation. C'est d'ailleurs au nom de cette logique fédérale que les lois linguistiques québécoises sont soumises à l'approbation des juges de la Cour suprême du Canada. Ces institutions juridiques étant constituées de juges nommés par les représentants du gouvernement fédéral, elles véhiculent ultimement les biais du peuple majoritaireFootnote 7. À l'inverse, les peuples minoritaires ne participent pas en propre, c'est-à-dire comme entités collectives, au processus de décision dans les institutions centrales. Ils ne possèdent pas non plus de droit de veto sur de telles décisions. Par conséquent, ils ne prennent part que de façon indirecte aux décisions en matière de relations internationales, par exemple les accords économiques, et ce, même si ces décisions ont souvent des répercussions importantes sur leur réalité.
Les décisions dans ces domaines n’étant pas le fruit d'institutions bien réfléchies, lorsque vient le temps de statuer à leur sujet, les peuples minoritaires ne peuvent compter que sur leur capacité à créer un rapport de force avec l’État fédéral pour espérer pouvoir imposer leur volonté, ou à tout le moins s'assurer de la prise en compte de leurs valeurs et préoccupations dans le processus décisionnel. Bien sûr, ce rapport de force sera toujours à reconstruire. Leur surplus d'autonomie ne permet tout simplement pas de compenser leur faible poids politique dans de telles instances (Nootens, Reference Nootens and Jedwab2014, p. 177 ; Chevrier, Reference Chevrier2019, p. 576–578). On peut ajouter que, peu importe la précision avec laquelle les compétences de chacun seront réparties entre les peuples d'une fédération, celles-ci en viendront nécessairement à se chevaucher dans certaines situations. Prenons le cas des politiques linguistiques pour illustrer ces inévitables chevauchements. On voit en effet très mal comment celles-ci pourraient être limitées à une sphère précise puisque la question linguistique touche à tous les espaces de la société : transport, justice, économie, éducation, arts, politique, etc. Ce caractère englobant de la langue implique qu'il faudra nécessairement une structure pour arbitrer les relations entre chacun des peuples dans l'espace fédéral.
Cet aspect est cependant souvent laissé de côté par un théoricien comme Kymlicka. En fait, ce dernier considère même qu'une décentralisation asymétrique, correspondant au principe d'autodétermination interne, devrait aussi être accompagnée d'une diminution des pouvoirs des peuples minoritaires dans les instances centrales. Pour Kymlicka, plus un peuple profite d'une décentralisation importante, plus sa représentation dans les institutions centrales devrait diminuer. L'argument consiste à dire que le peuple minoritaire ne devrait pas pouvoir se prononcer sur des décisions qui affectent le peuple majoritaire (Kymlicka, Reference Kymlicka2001a, p. 108–109 ; Kymlicka, Reference Kymlicka and Savidan2001b, p. 204–206). Par exemple, un peuple qui bénéficierait de plus de pouvoir en matière d'immigration que les autres peuples ne devrait pas pouvoir statuer sur ces mêmes sujets dans les institutions centrales. Toute intervention de sa part apparaîtrait comme de l'ingérence dans les affaires des autres peuples.
Ce constat est cependant moins évident qu'il n'y paraît. On pourrait en effet soutenir avec Michael Jewkes que, pour garantir une réelle autonomie interne aux différents peuples minoritaires, il faut plutôt s'assurer que ceux-ci soient surreprésentés dans les instances centrales (Jewkes, Reference Jewkes2014, p. 159–160). Comment en arrive-t-on à une telle conclusion ? On peut tout d'abord considérer que, peu importe le degré de décentralisation mis en place, un certain nombre de questions communes continueront à se poser. Autrement, cela donnerait lieu à des entités pleinement indépendantes et non plus à une fédération. Ces questions communes ayant de fortes chances d'affecter les peuples minoritaires autant que le peuple majoritaire, il semble logique de vouloir éviter que le peuple majoritaire puisse imposer sa solution aux peuples minoritaires par le seul poids du nombre. Il faudrait plutôt faire en sorte que les peuples minoritaires ne se trouvent pas systématiquement mis en minorité sur toutes les questions qui touchent la vie commune de la fédération. Par exemple, les décisions macroéconomiques auront nécessairement des impacts sur tous les membres d'une fédération multinationale, et notamment sur la culture des peuples minoritaires. Ces ententes impliquent souvent des clauses contraignantes qui limitent le pouvoir d'action de ces derniers. Cependant, on peut se demander dans quelle mesure les institutions du peuple majoritaire peuvent légitimement imposer des décisions qui auront un impact sur l'autodétermination interne du peuple minoritaire. Cela admis, on comprend mal pourquoi on ne devrait pas veiller à ce que chaque peuple possède un poids similaire dans ce type de décisions collectives. Pourquoi le concept de plurinationalité devrait-il cesser d'opérer juste au moment où l'on prend des décisions en commun ?
La raison semble provenir du fait que les théoriciens du fédéralisme multinational comme Kymlicka restent attachés à l'idée d'une identité panfédérale qui constituerait elle-même un peuple au sein duquel chaque ressortissant de l’État englobant doit avoir voix en tant que citoyen. Helder de Schutter soutient ainsi que l'un des avantages du fédéralisme multinational est qu'il permet de répondre aux différentes préférences identitaires des membres d'un État, sans prioriser l'une au détriment des autres (Schutter, Reference de Schutter2021, p. 829 ; Kymlicka, Reference Kymlicka2011, p. 288–289 ; Levy, Reference Levy2007, p. 466–469). Autrement dit, une personne vivant au Québec mais se considérant uniquement comme Canadienne peut être représentée dans les institutions fédérales. De la même façon, une personne vivant au Québec et se considérant uniquement comme Québécoise peut être représentée par ses institutions nationales à l’échelle provinciale. En créant des espaces d'autonomie entre lesquels les citoyens peuvent se déplacer, on autorise chaque peuple à se doter d'un espace politique lui permettant de développer sa culture, tout en maximisant les préférences identitaires des individus. C'est aussi pour cette raison que le problème de Kymlicka surgit. Dans le modèle de Kymlicka, les institutions centrales ne sont pas perçues comme le point de rencontre de plusieurs peuples, mais plutôt comme l'espace d'expression d'un peuple, ou d'une identité commune, en particulier. Suivant cette approche, ce peuple possède des pouvoirs englobants qui ne sont possédés par aucun des autres peuples présents au sein de l'espace fédéral. Kymlicka est bien conscient des problèmes créés par cette situation, mais il s'en tient malgré tout uniquement à la solution de la décentralisation en faveur des peuples minoritaires (Kymlicka, Reference Kymlicka1998, p. 160–164). Cependant, en se concentrant sur la maximisation des préférences identitaires des individus, on laisse de côté la question des rapports de force existant entre les peuples. Du même coup, l'idéal d'une considération égale de chacun des peuples s'en trouve affecté.
On peut résoudre ce problème si l'on accepte que chaque peuple, incluant le peuple majoritaire, possède les mêmes pouvoirs en matière d'autodétermination interne et que les institutions centrales ont pour objectif de surreprésenter les différents peuples minoritaires. En attribuant au peuple majoritaire un espace d'autodétermination interne, on évite que les autres peuples puissent interférer dans les compétences qui lui sont propres et ainsi le bloquer arbitrairement dans ses décisions. Du même souffle, cette attribution permet de justifier l'existence d'un forum commun où les différents peuples se rencontrent comme des peuples distincts et ayant un poids politique similaire. Évidemment, une telle solution en vient à frustrer de leurs préférences identitaires certains citoyens qui se retrouveraient dans le mauvais sous-ensemble. Il nous semble cependant que cette conséquence est inévitable dans une fédération multinationale qui ne se soucie pas uniquement du sort des individus, mais qui cherche aussi à assurer l'autonomie et l’égalité entre ses différents peuples. Pour répondre à cet objectif, il ne nous semble pas suffisant de restreindre l'action du peuple majoritaire dans certains secteurs d'activité. Il faut aussi limiter sa capacité d'imposer ses préférences lors des processus décisionnels communs. Autrement dit, il faut rompre avec l'idée qu'une identité politique englobant toutes les autres est nécessaire, pour plutôt adhérer à l'idée que plusieurs identités collectives coexistent dans des rapports égalitaires (Allard-Tremblay, Reference Allard-Tremblay2018, p. 679–680 ; Nootens, Reference Nootens, Mathieu and Guénette2019, p. 134–135 ; Requejo, Reference Requejo, Seymour and Gagnon2012, p. 54–59). C'est aussi rompre avec l'idée que la représentation de chaque peuple devrait être proportionnelle à son poids dans la fédération. On pourrait par exemple imaginer que la position internationale de la fédération canadienne en matière de droits autochtones serait différente si ces peuples avaient plus de poids au sein des institutions centrales. Autre exemple : les accords économiques ne seraient pas de même nature s'ils devaient obtenir l'aval des différents peuples au sein du Canada.
Notre objectif n'est pas de défendre une forme particulière de représentation dans les institutions centrales, mais plutôt de remettre en question l'idée que la reconnaissance de la diversité nationale s'arrête à l'identification d'un certain nombre de compétences à octroyer aux peuples minoritaires, de façon asymétrique ou non. Tout en allant dans la bonne direction, cette décentralisation est insuffisante en ce qu'elle ne parvient pas à limiter réellement le pouvoir détenu par le peuple majoritaire sur les autres peuples. Ce pouvoir s'exerçant généralement par le biais des institutions centrales, c'est au sein de celles-ci qu'il faut circonscrire les avantages du peuple majoritaire. Ainsi, à partir du moment où l'on reconnaît l'impossibilité de compartimenter l'espace culturel d'un peuple, il semble logique de vouloir s'assurer qu'aucun peuple ne possède plus de pouvoir que les autres lors des décisions communes. Ne serait-ce que pour rendre explicite le fait que les institutions communes appartiennent à plusieurs peuples et non à un seul.
5. Un peuple majoritaire inexistant ?
Cela dit, cette proposition atteint rapidement une limite : les peuples majoritaires se conçoivent rarement comme tels (Nootens et Lecours, Reference Nootens, Lecours and Gagnon2011, p. 7–8). Pour revenir au Canada, ce que le Québec nomme le ROC (Rest of Canada) ne se conçoit pas comme une entité unie et cohérente sur le plan culturel (Kymlicka, Reference Kymlicka1998, p. 157–164 ; Blattberg, Reference Blattberg and Chagnon2004, p. 83–113). Les Canadiens envisagent plus l'espace fédéral comme un expédient administratif que comme une structure permettant d'assurer l'autonomie de ses différentes parties. En ce sens, le Canada est conçu comme une entité politique composée de plusieurs cultures et non comme un espace multinational composé de plusieurs peuples (Kymlicka, Reference Kymlicka1998, p. 136–141).
Cependant, cette conception du Canada correspond tout à fait à la définition de peuple majoritaire de Nootens et Lecours que nous avons utilisée et qui fait de l’État englobant le pôle d'identification principal d'un certain nombre d'individus. On pourrait toujours insister sur le fait que certains Canadiens s'identifient aussi à leur province ou à d'autres identités nationales qui ne recoupent pas le peuple canadien. Cela dit, peu importe le nombre d'entités politiques distinctes que l'on pourrait constituer, les deux principes que nous avons tenté de défendre restent valables : l'espace juridique est un élément constitutif de l'autodétermination interne et aucun peuple ne devrait être en position d'imposer ses préférences aux autres peuples dans un espace fédéral. Il nous semble que ces constats valent, peu importe comment chaque peuple est construit. Cependant, on pourrait nous rétorquer que le problème n'est pas que le peuple majoritaire est mal construit, mais plutôt qu'il ne se conçoit tout simplement pas comme un peuple distinct des peuples minoritaires. Autrement dit, sa conception de lui-même inclut les membres des peuples minoritaires qu'il ne voit pas comme autres (Patten, Reference Patten2020, p. 542). Que faire dans ces circonstances ? Une telle attitude équivaut en quelque sorte à dénier toute réalité à la société plurinationale. Comme le souligne Requejo, cela revient à reconnaître l'existence de plusieurs cultures au sein d'une même identité politique sans pour autant reconnaître l'existence de plusieurs identités politiques (Requejo, Reference Requejo, Burgess and Gagnon2010, p. 289). Or, cela suppose de récuser les prémisses mêmes du fédéralisme multinational, lequel repose sur l'idée qu'il existe plusieurs nations au sein d'un même État. Comme l’écrit Nootens : « Une véritable démocratie fédérale remet en cause le postulat unitarien et le mode de fonctionnement reposant sur l'alternance des majorités au profit du gouvernement conjoint des minorités et des mécanismes de collaboration » (Nootens, Reference Nootens, Mathieu and Guénette2019, p. 140). Refuser de concevoir l'espace fédéral comme un espace où se rencontrent plusieurs identités politiques collectives autonomes revient à nier la dimension émancipatrice associée initialement au fédéralisme multinational. Cette attitude est d'autant plus problématique qu'elle place les peuples minoritaires dans une situation où toutes les options mitoyennes entre l'assimilation et l'indépendance sont exclues. En effet, en l'absence de la reconnaissance par le peuple majoritaire du fait que d'autres peuples partagent le même espace politique que lui, on voit mal comment tout projet multinational pourrait voir le jour.
Une seconde objection qui pourrait nous être faite est qu'il n'est pas nécessaire d'attribuer des institutions de révision à chacun des peuples partageant l'espace fédéral. Il pourrait être suffisant de bonifier les sources interprétatives de la constitution commune et la présence des peuples minoritaires dans ces institutions pour s'assurer que les perspectives de tous les groupes soient prises en compte lors des processus d'arbitrage. Il nous semble que c'est notamment la stratégie que Seymour défend dans ses travaux. Conscient de l'importance de l'espace juridique pour l'autonomie d'un peuple, Seymour propose de mettre en place une constitution québécoise qui aurait une valeur interprétative sur le plan constitutionnel. Autrement dit, lorsque la Cour suprême du Canada aurait à interpréter la constitution canadienne, elle devrait le faire en conjonction avec les principes de la constitution québécoise. De plus, pour Seymour, trois des neuf juges de la Cour suprême devraient être nommés par le gouvernement québécois. Ces deux éléments mis ensemble devraient permettre au Québec d'avoir une plus grande influence sur le processus de révision juridique de la fédération (Seymour, Reference Seymour and Seymour2016, p. 15–18). Comprise ainsi, la reconnaissance de la pluralité nationale par l’État central devrait impliquer la reconnaissance de plusieurs sources constitutionnelles à partir desquelles la Cour suprême du Canada devrait formuler ses décisions juridiques. La stratégie consiste à pluraliser les institutions juridiques actuelles en accordant une place plus importante à tous les peuples en leur sein.
Si cette proposition est en phase avec l'idée d'une pluralisation des instances centrales de la fédération, elle reste cependant silencieuse sur le problème du processus d'interprétation juridique propre à chacun des peuples. Au-delà des sources d'interprétation, notre argument est que l'autorité juridique responsable d'interpréter les règles relevant de son autonomie interne devrait se trouver au Québec et non au sein des institutions centrales. En étant la source de ses propres interprétations juridiques, chaque peuple serait libre de trouver l’équilibre entre ses normes constitutives, ses projets politiques et les droits et libertés de ses citoyens. Notre solution rejoint ici l'une des propositions avancées par Guy Laforest pour assurer un partenariat équitable entre le Québec et le Canada (Laforest, Reference Laforest, Brown and Weinroth1995, p. 191), ainsi que l'une des recommandations du rapport Allaire (1991, p. 48–49) dont l'objectif n'est pas uniquement de pluraliser les sources du système juridique, mais aussi d'autonomiser l'espace juridique québécois par rapport aux autres partenaires fédéraux. On trouve également cet idéal d'autonomisation des espaces juridiques dans les travaux de Pierrot Ross-Tremblay et Nawel Hamidi (Ross-Tremblay et Hamidi, Reference Ross-Tremblay, Hamidi and Otis2019, p. 290–293). Ceux-ci soulignent que, malgré le progrès que représente la prise en compte des ordres juridiques autochtones, ces derniers demeurent malgré tout prisonniers des interprétations étatiques. Leur prise en compte se fait toujours selon les normes fédérales de façon à ce que ce pluralisme juridique reste cohérent avec les objectifs de l’État (Ross-Tremblay et Hamidi, Reference Ross-Tremblay, Hamidi and Otis2019, pp. 243 et 255–256). Constat auquel arrive aussi Glen Coulthard dans son analyse des rapports entre l’État canadien et le peuple déné dans le cadre de la négociation des droits de ces derniers (Coulthard, Reference Coulthard and Eisenberg2014, p. 160). Notre argument consiste à dire que l'autodétermination interne devrait impliquer une autonomie juridique dans les champs de compétences relevant des peuples minoritaires. Dans le cas plus précis de la loi 101, ce seraient ainsi des tribunaux québécois, constitués de juges nommés par les institutions politiques québécoises, qui s'assureraient de la compatibilité de cette loi avec les chartes et constitutions québécoises. Cette proposition suppose donc non seulement une pluralisation des normes juridiques et politiques qui auraient droit de cité dans les instances juridiques centrales, comme le recommande Seymour, mais aussi une autonomisation des différents processus de révision juridique au sein de la fédération. En ce sens, sans être incompatible avec elle, notre proposition insiste sur un aspect distinct de la proposition avancée par Seymour.
C'est cette autonomisation qui garantit à chaque peuple un espace d'autonomie suffisant pour non seulement protéger ses propres normes, mais aussi pour en produire de nouvelles ou pour proposer des équilibres entre les différents droits et libertés distincts de ceux qui sont défendus par le peuple majoritaire.
Conclusion
Si les différents penseurs de la diversité culturelle s'entendent pour affirmer que les minorités nationales devraient posséder un droit à l'autodétermination interne, ce droit est déterminé à travers le prisme d'une conception hiérarchique de l'autorité politique. On suppose ainsi l'existence d'une autorité centrale capable d'imposer sa volonté au reste des unités, selon le modèle de l’État-nation westphalien (Allard-Tremblay, Reference Allard-Tremblay2018, p. 682). Comprise ainsi, l'autodétermination interne consiste tout au plus à reconnaître à une minorité culturelle distincte de la majorité un espace d'autonomie, tout en réitérant la subordination de cet espace à l'autorité centrale. Une telle conception de l'autodétermination interne nous empêche de voir la source première du conflit entre les collectivités, soit l'existence d'un rapport de force inégal entre les différents peuples composant l'espace fédéral. À partir du moment où l'un des objectifs normatifs des fédérations plurinationales est d'assurer un accès égal aux outils de construction nationale, il est nécessaire de se pencher sur ces rapports de force.
Notre objectif était d’établir que, pour remplir sa fonction, le concept d'autodétermination interne implique qu'un peuple contrôle tous les outils nécessaires à la protection et à la production de sa culture. Plus précisément, nous avons voulu montrer que ce concept peut être compris de façon beaucoup plus extensive et moins compartimentée que ce que donnent souvent à voir des auteurs comme Kymlicka. De façon plus indirecte, nous voulions aussi souligner qu'il est possible de comprendre différemment les implications de l'autodétermination interne et les rapports de force qui y sont liés. Le concept de culture sociétale proposé par Kymlicka étant par nature englobant, il en découle qu'un peuple doit avoir accès à un ensemble d'outils juridiques, économiques, sociaux et politiques étendu pour arriver à développer les institutions et les règles qui fonderont sa culture. Bien entendu, une telle autonomie entre nécessairement en conflit avec l'idée que les institutions centrales d'une fédération constituent une autorité souveraine finale. La logique du multinationalisme, poussée jusqu’à sa limite, suppose au contraire que plusieurs autonomies politiques devront apprendre à cohabiter les unes avec les autres, de manière horizontale. Si l'on veut donner un sens réel à l'idée qu'il existe plusieurs peuples au sein d'un même État tout en évitant les pièges de l'essentialisme culturel, il nous semble qu'il faille accepter de fournir à chaque peuple les moyens de créer son identité de la façon la plus critique possible. Nous avons soutenu que la réponse à cette question passait par la mise en place d'institutions de contestation internes qui permettent au groupe de donner une voix aux différentes compréhensions de son identité collective qui existent en son sein.
Cette approche aux accents confédéraux nous permet aussi de consolider le concept de culture sociétale présent chez Kymlicka. Notre façon de construire ce concept le rend moins facilement isolable que chez cet auteur. D'une certaine façon, notre approche permet de « dépacifier » les enjeux culturels en introduisant un type de diversité plus exigeante que celle des enjeux culturels classiques. On peut parler de « dépacification » des demandes culturelles dans la mesure où ces demandes exigent de l’État qu'il repense ses institutions et la distribution du pouvoir entre les peuples. Ces demandes contestent donc nécessairement les structures étatiques existantes. Notre compréhension institutionnelle des enjeux culturels permet d'introduire un devoir particulier du peuple majoritaire à l'endroit des groupes minoritaires, soit celui de les laisser s'autonomiser et non de les libéraliser. En effet, la mise en place d'un espace plurinational devrait conduire le peuple majoritaire à fournir aux minorités nationales et aux peuples autochtones les moyens matériels de mettre en place des institutions inclusives et démocratiques leur permettant de prendre des décisions qui correspondent à leur façon de se projeter dans le monde. C'est à tout le moins ce que nous avons tenté de défendre ici.
Cette « dépacification » des demandes culturelles remet aussi en question la « sécurité » du choix fédéral. Plusieurs auteurs ont tendance à percevoir le fédéralisme multinational comme la seule solution viable aux problèmes des peuples minoritaires. Les peuples sont tellement nombreux, dispersés ou entremêlés, qu'il n'est pas réellement envisageable de leur attribuer à tous un État au sein duquel ils pourraient déployer leur autonomie. Cependant, la majorité des problèmes de frontières, d'attribution des ressources, d'assignation des citoyens à la « bonne autorité », se posent aussi à l'intérieur d'une fédération. Qui aura le dernier mot quant aux normes qui encadreront les politiques linguistiques ? Quant au régime de laïcité ? Sur qui s'exerce l'autorité des gouvernements fédérés ? Qui peut être désigné comme une minorité nationale ou un peuple autochtone ? Les réponses à chacune de ces questions ne sont pas plus ni moins évidentes que dans le cas d'une séparation des territoires. La principale différence semble plutôt tenir à ce que le régime fédéral les résout en imposant une autorité souveraine unique. Autrement dit, il n'affronte pas le problème de la remise en question de la légitimité de cette autorité unique.
Remerciements
Merci à Marc-Antoine Dilhac pour ses précieuses observations. Je remercie également les participants aux ateliers du Groupe de recherche interuniversitaire en philosophie politique (GRIPP) pour leurs commentaires sur les premières versions de l'article. Merci aussi aux évaluateurs anonymes pour les remarques et suggestions qui ont permis d'améliorer et de clarifier le propos de l'article. Je remercie pour finir le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et le Fonds de recherche du Québec (FRQ) pour leur appui financier.
Conflits d'intérêts
L'auteur n'en déclare aucun.