La revendication de l’humanisme comme mouvement hégémonique, exposée en 2013 dans un remarquable article de Clémence RevestFootnote 1, est ici articulée dans un volume collectif codirigé par cette dernière avec Denis Crouzet, Élisabeth Crouzet-Pavan et Philippe Desan, où vingt et une contributions viennent illustrer ce processus d’expansion sociale et culturelle. Malgré la brièveté des paratextes (un préambule et une introduction, respectivement de deux et cinq pages), la démonstration est convaincante grâce à l’unité du propos qui se développe au fil des pages. On peut en revanche regretter que les choix de délimitation spatiale et temporelle ainsi que le terme clef du titre – « transmutation » – ne fassent pas l’objet d’un développement spécifique dans les textes liminaires.
Les différentes études proposées, brèves mais denses, fonctionnent parfaitement comme tesselles d’un tout tant par leurs propos resserrés – malgré la diversité des domaines couverts – que par la cohérence de leur démonstration, permettant ainsi l’illustration de ce qu’énonce le préambule : l’humanisme aurait été une « [c]ulture caméléonesque et conquérante » (p. 6). Chaque étude offre un exemple de la manière dont ce « mouvement » s’imposa à échelle européenne tout en suscitant aussi des formes de résistance à ses tentatives de domination.
Il ne s’agit pas ici d’une histoire des idées, mais bien d’une histoire de la diffusion de ces idées. Non seulement l’ouvrage contribue à l’identification des limites d’une narration proposant le « constat rétrospectif d’un rayonnement triomphant » (comme cela est rappelé en introduction, p. 7), en démontrant les contradictions du mouvement humaniste et ses tensions internes, mais aussi et surtout il permet d’identifier les mécanismes d’appropriation de ce mouvement par d’autres cultures, condition de possibilité de l’affirmation de l’humanisme comme culture dominante. Ce n’est pas la geste d’un mouvement conquérant qui occupe ces pages, mais bien celle d’une adaptation et parfois d’une négociation, en somme l’histoire d’un mouvement parmi d’autres.
Plusieurs contributions s’attachent à faire émerger ces mécanismes de diffusion capillaire – ou « dynamiques », pour reprendre un terme employé à deux reprises dans les titres des chapitres du Livre II – ; en cela, la remarquable variété des spécialités mobilisées contribue à illustrer de manière convaincante que les méthodes et idées de l’humanisme participèrent d’un renouveau dans des domaines aussi divers que la pensée politique, les pratiques d’écriture, la sociabilité savante, l’ichtyologie (l’étude des poissons), l’éducation, l’historiographie et bien d’autres encore. La contribution majeure de ce volume collectif consiste cependant à tempérer le caractère novateur du mouvement humaniste en prenant soin de dresser à chaque fois un état des lieux du substrat culturel sur lequel était opérée la « greffe humaniste » et en s’attachant à faire émerger les modalités de cette transplantation.
Ainsi l’article de Pierre Couhault, qui s’intéresse au cas de l’héraldique, pose les termes de la question de manière claire en convoquant justement cette image d’une « greffe » (p. 155). Le contexte est celui d’une réticence humaniste face au renouveau des pratiques chevaleresques dans les cours, intérêt qui s’était accompagné, avant même l’humanisme, d’un retour à l’antiquité classique dans une perspective de recherche des origines. Malgré les critiques vives envers la pratique des blasons (chez Érasme de Rotterdam et François Rabelais notamment), la nécessité de louer les grands seigneurs ainsi que l’application de leur méthode philologique amena nombre d’humanistes à renforcer la légitimité de l’héraldique en lui offrant des références plus assurées. P. Couhault conclut ainsi que « la confrontation entre les humanistes et les savoirs héraldiques permit donc, en réalité, d’enrichir et de renouveler cette culture » (p. 162). L’hégémonie de l’humanisme est donc à penser tout autant sur le mode de la confrontation que sur celui de la porosité entre cultures concurrentes.
Le choix d’un regard européen permet d’éviter l’écueil d’une focale italo-centrée qui s’impose encore souvent dans les lectures de la genèse et de l’expansion de l’humanisme. La première partie de l’ouvrage (Livre I) s’attaque à ce lieu commun historiographique en prenant le parti d’aborder le sujet en premier lieu par des exemples extérieurs à la péninsule italienne. Plusieurs contributions permettent ensuite d’offrir un tableau nuancé de l’humanisme dans la péninsule elle-même. L’approche sociologique parfois adoptée est déterminante en ce qu’elle permet l’identification des acteurs de cette diffusion, au-delà des zones géographiques où ils œuvraient. Première contribution du Livre II, l’article de David Rundle rappelle que les communautés de scribes ayant recours à la littera antiqua à Florence et Rome étaient composées en bonne partie de non-Italiens. La part de non-Romains atteignait même plus de la moitié des mains dans les ateliers de la ville papale. Le mythe fondateur philo-italien trouve ainsi ses limites et, comme le souligne l’auteur, l’idée même d’une « diffusion » devrait être interrogée puisque les transferts étaient soumis à des forces tout aussi centripètes que centrifuges.
Par ailleurs, toujours dans cette perspective de déconstruction du mythe unilatéral de la genèse humaniste, sont évoqués des espaces de la péninsule qui apparaissent eux-mêmes le plus souvent comme secondaires dans les études sur ce mouvement. Ilaria Taddei s’attache ainsi à évoquer les cas génois et vénitien, en plus de ceux mieux connus de Mantoue, Ferrare ou Florence, à propos de la place de la prudence dans la déclinaison du modèle pédagogique des studia humanitatis. Fulvio Delle Donne rappelle, quant à lui, que la prise en compte récente de la pensée napolitaine dans l’historiographie sur l’humanisme aragonais a provoqué un basculement permettant d’établir, à côté de la pensée républicaine largement étudiée, l’existence d’un « humanisme monarchique » (p. 269). Ces deux contributions démontrent la nécessité d’une histoire polycentrique de l’implantation humaniste, la composante politique locale venant nécessairement interférer avec les intentions pédagogiques, civiques ou morales du mouvement.
Enfin, l’approche géographique à l’échelle du continent et la chronologie allant de la genèse au déclin de l’humanisme amènent inévitablement à aborder la question des liens entre humanisme et réformes (Livre IV). Il s’agit en particulier de confronter deux thèses : celle, d’un côté, d’une pensée de Luther tout à fait indépendante du mouvement humanisme ou, de l’autre, d’une genèse foncièrement humaniste de la Réforme. La recherche d’une position plus nuancée, qui aiguille les études actuelles, est ici illustrée par trois contributions. Celle de Gérald Chaix s’attache ainsi à identifier la part d’héritage humaniste de Luther ; à travers l’idée d’un « humanisme impuissant », Marie Barral-Baron fait l’hypothèse d’un désarroi d’Érasme face à la réforme ; Amy Grave, enfin, évoque, dans une perspective comparée entre Lyon, Londres et Genève, les lectures calvinistes d’Ovide prises entre une condamnation morale du poète et un usage pédagogique de ses textes pour l’enseignement de la grammaire et de la métrique.
À la lecture de l’ouvrage, et en particulier des Livres I et IV, l’envergure continentale du mouvement ne fait aucun doute. En cela, les contributions sur les marges sont utiles (la Suède, évoquée par Pierre-Ange Salvadori, et la Pologne, dont provient Andrzej Frycz Modrezewski, comparé à Jean Bodin dans l’article de Jan Miernowski), même si, de manière inévitable dans un volume collectif, cette définition des contours européens n’est que partielle. On pourrait d’ailleurs s’interroger sur les raisons pour lesquelles cette « transmutation culturelle » ne franchit pas les confins de l’« Europe » évoquée dès le titre de l’ouvrage.