1. Introduction
Après avoir analysé bon nombre d'opérateurs discursifs de la langue française contemporaine (dans Anscombre, Donaire et Haillet Reference Anscombre, Donaire and Haillet2013, Reference Anscombre, Donaire and Haillet2018), j'entreprends dans cet article l’étude des concomitances et des divergences existant entre certaines de ces unités sur les plans synchronique et diachronique. Ce qui m'intéresse tout particulièrement sont les différentes voies ou chaines sémantiques (Heine, Claudi et Hünnemeyer Reference Heine, Claudi and Hünnemeyer1991, Heine et Kuteva Reference Heine and Kuteva2002) suivies par ces opérateurs lors du passage de l'adverbe en –ment intégré à la propositionFootnote 1 à l'adverbe de phraseFootnote 2 et, éventuellement, au marqueur discursifFootnote 3, ainsi que leurs processus de subjectivisation (Traugott Reference Traugott1995b, Reference Traugott, Davidse, Vandelanotte and Cuyckens2010, Traugott et Dasher Reference Traugott and Dasher2002) et d'intersubjectivisation (Traugott et Dasher Reference Traugott and Dasher2002, Traugott Reference Traugott, Davidse, Vandelanotte and Cuyckens2010).
À ce dessein, je présenterai initialement les emplois de huit adverbes en -ment étudiés dans des travaux précédents (c-à-d. honnêtement, sérieusement, apparemment, franchement, décidément, carrément, étonnamment et seulement); j'aborderai ensuite leur évolution diachronique; et j'analyserai enfin leur processus de subjectivisation et d'intersubjectivisation afin d'y dégager des régularités. Mon objectif principal est de mieux comprendre les voies par lesquelles ces processus ont été accomplis, spécialement lors du passage de l'adverbe intégré à la proposition, et à sens objectif, au marqueur discursif situé en dehors du cadre propositionnel et à sens (inter)subjectif.
L'intérêt de cette étude réside principalement dans la comparaison d'un nombre assez important d'opérateurs et dans le repérage des chaines sémantiques suivies par ces adverbes au cours de leur évolution diachronique. En effet, jusqu’à présent les études de ce genre ont examiné un nombre plus restreint d'unités. Le fait de proposer dans cet article une analyse approfondie en synchronie et en diachronie de huit opérateurs permet d’élargir la perspective et de commencer à identifier certaines régularités dans leur évolution historique. Il serait assurément intéressant de compléter cette étude en ajoutant de nouveaux opérateurs de la langue française à l'avenir, mais je souhaite offrir ici une première analyse et montrer quelques-unes des voies préférentielles empruntées par ces adverbes.
Pour mener à bout ce travail j'ai sélectionné huit adverbes en -ment connaissant au moins trois emplois en français contemporain. Ces huit adverbes ont déjà fait l'objet d'analyses individuelles de la part des membres du groupe de recherche OPÉRAS (Jean-Claude Anscombre, María Luisa Donaire, Adelaida Hermoso Mellado-Damas, Laurence Rouanne, et Emma Álvarez-Prendes). En effet, l’équipe de recherche franco-espagnole OPÉRAS s'est donné comme objectif d'offrir une analyse sémantico-pragmatique des « opérateurs discursifs » de la langue française. L’étiquette d'opérateur discursif fait référence à la fonction commune à toutes les unités évaluées : celle d’« instruire des opérations sémantico-pragmatiques ayant pour but la construction du sens de l’énoncé et guidant son interprétation » (Donaire Reference Donaire, Anscombre, Donaire and Haillet2013a: 3). Parmi les opérateurs discursifs examinés par le groupe OPÉRAS, on trouve des unités linguistiques comme à peine, autant dire (que), ben voyons, comment dirais-je, comme quoi, comme si, en revanche, entre nous, et pour cause, finalement, genre, heureusement, … ainsi que les huit adverbes ci-dessus mentionnés. L’équipe OPÉRAS a appliqué dans ses travaux une méthodologie contrastée : nous avons pris comme observables les unités lexicales pour arriver à déterminer par le biais de propriétés linguistiques (morphologiques, syntaxiques, sémantico-pragmatiques, prosodiques, etc.) les entités sémantiques correspondantes (Donaire Reference Donaire, Anscombre, Donaire and Haillet2013a: 5–6).
Dans cet article je me propose de :
■ identifier les différents emplois de chaque adverbe selon la classification suggérée par Molinier et Levrier (Reference Molinier and Levrier2000) et à l'aide des critères linguistiques établis notamment par Schlyter (Reference Schlyter1977) et Molinier et Levrier (Reference Molinier and Levrier2000).
■ montrer leur évolution diachronique (à partir des données fournies par la base Frantext).
■ dégager les concomitances et les divergences existant entre ces emplois et leurs évolutions.
■ aborder les processus de subjectivisation et d'intersubjectivisation opérés dans ces adverbes, ainsi que les principaux mécanismes linguistiques mis en œuvre.
2. Présentation de huit adverbes en -ment et de leurs emplois
J’énumérerai à présent les différents emplois des huit adverbesFootnote 4 et quelques-unes de leurs caractéristiques les plus saillantes.
■ SÉRIEUSEMENTFootnote 5
L'adverbe sérieusement a trois emplois en français contemporain :
1. Un adverbe de manière orienté vers le sujet, caractérisant de sérieuse la réalisation de l'action assertée par le verbe de l’énoncé.
(1) Marc, qui n’était pas de mauvaise foi, réfléchit sérieusement à cette phrase.
Fred Vargas, Debout les morts.Dans cet emploi, l'adverbe remplit les deux caractéristiques proposées par Molinier et Levrier (Reference Molinier and Levrier2000) pour identifier les adverbes intégrés à la proposition : il peut être extrait dans une phrase clivée (C'est sérieusement que Marc réfléchit à cette phrase) et ne peut être détaché en tête de phrase négativeFootnote 6. Dans cet usage, sérieusement modifie le verbe de l’énoncé, d'où le fait qu'il puisse être paraphrasé par de (d'une) manière / façon + Adj (Marc réfléchit de façon sérieuse).
2. Un adverbe de manière quantifieur intensif, qui indique un degré bien plus élevé que la moyenneFootnote 7 du contenu de l'adjectif ou du verbe sur lequel il porte.
(2) Oui. La voiture rouge avait changé de place. Alexandra a dû rétracter sa première déclaration, elle s'est fait sérieusement engueuler et a avoué s’être absentée de onze heures un quart à trois heures du matin.
Fred Vargas, Debout les mortsDans cet emploi, nous sommes face à un adverbe intégré à la proposition dont la caractéristique principale est de se trouver le plus souvent antéposé au verbe ou à l'adjectif qu'il accompagne. De ce fait, il peut être considéré comme un équivalent, plus nuancé, d'autres adverbes intensifs comme très, beaucoup, etc. (Schlyter Reference Schlyter1977). Il admet, en outre, la paraphrase Le N est Adj (L'engueulade a été sérieuse).
Il faut noter que la place de l'adverbe dans l’énoncé reste un élément clé pour décider de son rôle : postposé, on aura tendance à en faire une lecture en tant qu'adverbe de manière orienté vers le sujet; antéposé, je pencherai pour l'interprétation en tant qu'adverbe de manière quantifieur intensif. Comparons les exemples suivants : Il l'a devancé sérieusement dans la course vs. Il l'a sérieusement devancé dans la course. Nous aurons tendance à interpréter le premier comme Il l'a devancé dans la course sans rire, sans se moquer de lui, tandis que nous interpréterons le deuxième comme Il l'a beaucoup devancé dans la course.
3. Un adverbe disjonctif de style (et plus concrètement, un adverbe d’énonciation), qui montre l'attitude sérieuse du locuteur vis-à-vis de son propre dire.
(3) En Jamaïque, ‘tu ne peux rien acheter avec 1 dollar, sérieusement’, s'exclame sur Twitter Laura Edwards.
Le Monde, 19/10/2013Cette fois-ci nous nous trouvons face à un adverbe de phrase qui remplit les deux conditions suggérées par Molinier (Reference Molinier1990 : 28) pour ce type d'adverbes : il peut figurer en position détachée en tête de phrase négative (Sérieusement, tu ne peux rien acheter en Jamaïque avec 1 dollar) et ne peut être extrait dans une clivée. Ces deux conditions viennent confirmer que l'adverbe opère en dehors du cadre propositionnel et qu'il est indépendant du contenu de la proposition.
■ HONNÊTEMENTFootnote 8
L'adverbe honnêtement connait de nos jours un fonctionnement très proche de celui de sérieusement :
1. Un adverbe de manière orienté vers le sujet, qui caractérise comme honnête la réalisation du procès asserté par le verbe de l’énoncé.
(4) Personne ne croira que je l'ai gagnée honnêtement.
Éric-Emmanuel Schmitt, La secte des égoïstes2. Un adverbe de manière quantifieur intensif, qui indique un degré moyen ou un peu plus élevé que la moyenne du contenu de l'adjectif ou du verbe qu'il accompagne.
(5) Ce portable n'est certes pas minuscule mais reste honnêtement petit !
(<www.ciao.fr/Nokia_3410__Avis_465494>).3. Un adverbe disjonctif de style (ou adverbe d’énonciation), qui montre l'attitude honnête du locuteur vis-à-vis de son propre dire.
(6) Honnêtement, le quartier est bien. Ça n'est pas ce que j'aurais choisi, mais c'est bien.
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FRANCHEMENTFootnote 9
L'adverbe franchement possède en français contemporain trois usages différents, qui coïncident avec ceux de sérieusement et de honnêtement vus supra :
1. Un adverbe de manière orienté vers le sujet, ayant le sens de « d'une manière franche » ou bien « sans équivoque, nettement ».
(7) Il m'a parlé franchement.
2. Un adverbe de manière quantifieur intensif, qui indique un degré nettement plus élevé que la moyenne du contenu de l'adjectif ou du verbe qu'il modifie.
(8) L'inverse me paraissait franchement douteux.
Dans cet emploi, franchement reste un adverbe intégré à la proposition mais il « amplifie le degré de la notion exprimée soit par le verbe, soit par l'adjectif et, comme tel, il peut accompagner n'importe quel élément, avec la seule condition que celui-ci présente un caractère graduel » (Hermoso Reference Hermoso Mellado-Damas, Anscombre, Somolinos and Gómez-Jordana2012 : 76). Dans cet usage franchement peut être paraphrasé par très ou par tout à fait.
3. Un adverbe disjonctif de style (ou adverbe d’énonciation), qui montre l'attitude franche du locuteur vis-à-vis de son propre dire.
(9) « Franchement, je n'ai pas de pitié pour eux ».
Lorsqu'il fonctionne comme adverbe d’énonciation, franchement porte sur un verbe de type dire et se rapporte au sujet de l’énonciation « je ».
■ CARRÉMENTFootnote 10
L'adverbe carrément présente en français contemporain quatre fonctionnements :
1. Un adverbe de manière verbale signifiant « à la façon d'un carré », « de manière carrée » (voir 10) ou bien « résolument, nettement, catégoriquement » (voir (11)).
(10) Si je sais m'y prendre, je pourrai couper bien carrément un compartiment de la planche de chêne qui formera l'abat-jour.
(11) Tout au long de nos discussions, qui se sont échelonnées sur plusieurs semaines, et sans me le dire carrément, il avait décidé que, s'il se présentait, ce serait dans Mercier.
L'emploi de cet adverbe dans le sens de « de manière carrée » est aujourd'hui presque disparu, sauf dans des jargons techniques (par exemple, accompagnant les verbes couper ou trancher); le deuxième sens, en (11), reste atypique de nos jours, mais possible.
2. Un adverbe de manière quantifieur intensif, qui indique un degré beaucoup plus élevé que la moyenne du contenu de l'adjectif ou du verbe sur lequel il porte.
(12) Voilà, je vous explique : je suis carrément nulle en maths.
Dans cet emploi carrément est la marque d'une intensité élevée, paraphrasable par complètement; mais à la différence de complètement, il apparaît dans une structure de renchérissement, car il « est construit dans le cotexte gauche une sorte d’échelle de représentation dont carrément s'avère l’étape ultime » (Rouanne, Reference Rouanne, Larrivée and Lagorgette2013 : 165).
3. Un adverbe disjonctif de style (ou adverbe d’énonciation), qui montre l'attitude du locuteur vis-à-vis de son propre dire.
(13) «… peut-être qu'il se hisse à la tête d'un parti politique - un parti modéré, un parti de droite, évidemment : le parti socialiste, par exemple. Ou alors, carrément, qu'il gagne le Tour de France »Footnote 11.
En tant qu'adverbe d’énonciation, carrément partage les caractéristiques principales de ce type d'adverbes mais, à la différence d'autres adverbes d’énonciation, il admet beaucoup plus facilement la position médiane – ou insérée – que la position en tête de phrase (attestée dans un registre oral ou familier, même si sa recevabilité en français contemporain peut poser des doutes (Rouanne Reference Rouanne, Larrivée and Lagorgette2013) :
(14) J'étais consciente que ‘songer’ signifie ‘pensare’, mais […] je soupçonnais que cette expression avait une autre nuance. Carrément, je me suis trompée !
4. Un emploi absolu :
(15) C'était le batteur des Damned ! La foule n'en croyait pas ses yeux. Comme ça ! Carrément ! Les temps changeaient pour de bon !
L'adverbe carrément affiche de nos jours un quatrième fonctionnement : un emploi en position absolue. En effet, il peut constituer à lui seul la réponse à une demande d'information ou bien une réplique; c'est un usage assez fréquent dans des contextes oraux et exclamatifs.
■ ÉTONNAMMENT
L'adverbe étonnamment déploie en français contemporain les trois valeurs suivantes :
1. Un adverbe de manière verbale, équivalant à « de manière étonnante » :
(16) Deux idiomes peuvent différer à tous les degrés : se ressembler étonnamment, comme le zend et le sanscrit, ou paraître entièrement dissemblables, comme le sanscrit et l'irlandais
Ferdinand de Saussure, [1916].2. Un adverbe de manière quantifieur intensif, qui indique un degré au-delà de la norme vis-à-vis du contenu de l'adjectif ou du verbe qu'il modifie.
(17) Le vent souffle étonnamment fort, mercredi 5 juin, dans les montagnes de la sierra de Guadarrama
<https://www.francetvinfo.fr/monde/espagne7on-vient-pour-le-lieu-pas-pour-franco-el-valle-de-los-caidos-un-site-touristique-presque-comme-les-autres_3477941.html>Dans cet emploi en tant qu'adverbe intégré à la proposition portant toujours sur un adjectif ou un verbe, étonnamment manifeste un haut degré, quelque peu nuancé, et peut de ce fait être commuté avec très. Lorsqu'il fonctionne comme adverbe de manière quantifieur intensif, étonnamment a tendance à sélectionner des prédicats dynamiques ne dénotant pas d’état ainsi que des adjectifs subjectifs.
3. Un adverbe disjonctif d'attitude (et plus précisément, un adverbe évaluatif), qui véhicule l’évaluation subjective du locuteur vis-à-vis du contenu de son énoncé.
(18) Notre père paraissait soucieux, annonça enfin que le plus sympathique de tous les mandataires des Halles venait de décéder. Immédiat, un sourire retroussa nos lèvres. Notre père le fixait. Étonnamment, maman aussi souriait, luttait en vain pour le cacher.
Boris Schreiber, Un silence d'environ une demi-heureDans ce troisième emploi, étonnamment répond aux caractéristiques des adverbes de phrase et est paraphrasable par Que P est Adj : Que P est étonnant, où P reprend le contenu de la proposition.
■ APPAREMMENTFootnote 12
D'après Anscombre et al. (Reference Anscombre, Arroyo, Fouillioux, Gomez and Rodriguez2009), apparemment peut afficher trois emplois en français contemporain :
1. Un adverbe de manière verbale, avec le sens de « de manière apparente » :
(19) Peut s'exprimer spontanément et couramment sans trop apparemment devoir chercher ses mots.
Celui-ci est un emploi qui reste très rare de nos jours sauf dans des contextes négatifs, ce qui fait d’apparemment dans cet usage un adverbe à polarité négative (voir Anscombre et al. Reference Anscombre, Arroyo, Fouillioux, Gomez and Rodriguez2009 : 43) : « certaines entités lexicales appartenant à diverses catégories linguistiques possèdent la particularité de n'apparaitre que dans certains contextes, dits contextes négatifs » (par exemple, négation syntaxique, interrogation oui/non, structure si… alors, tournure trop… pour, etc.).
2. Un adverbe intégré à la proposition signifiant « en apparence Adj, mais en réalité non-Adj ».
(20) « Certains insectes apparemment inoffensifs peuvent entraîner des infections graves ».
Cet usage – très commun en français contemporain – est celui d'un adverbe intégré à la proposition et à caractère polyphonique, car il reprend la voix d'autres locuteurs qui ont affirmé préalablement le contenu de l'adjectif qu'il accompagne. Dans cet emploi, apparemment est paraphrasable par « en apparence seulement », et sa suppression est difficile ou bien change radicalement le sens de l’énoncé.
3. Un adverbe disjonctif d'attitude (ou adverbe modal), qui a une valeur d'atténuation du locuteur vis-à-vis de son propre dit :
(21) Apparemment, Air France est en grève.
Le locuteur prend distance eu égard à ce qui est affirmé dans la proposition : il ne prend pas en charge ce qui est affirmé en P.
■ DÉCIDÉMENTFootnote 13
Cet adverbe peut connaître trois emplois différents :
1. Un adverbe de manière verbale, avec le sens de « d'une manière décidée » :
(22) […] la fameuse gravure, si chère aux cœurs féminins, Enfin, seuls ! dans laquelle on ne s'arrête pas d'admirer un monsieur riche qui serre, décidément, dans ses bras, sous l’œil de Dieu, sa frémissante épousée…
Cet usage est presque obsolète en français contemporain et a quasiment disparu.
2. Un adverbe disjonctif de style (ou adverbe d’énonciation), qui montre l'attitude du locuteur à propos de son propre dire :
(23) Ces endroits, où l'on vous enfermait sans que vous sachiez très bien si vous en sortiriez un jour, portaient décidément de drôles de noms.
Lorsqu'il fonctionne comme adverbe d’énonciation, « le locuteur présente la répétition de faits […] comme contraire à une attente, à un espoir. En outre, l’énonciation de décidément attribue cette répétition à une force des choses indépendante du locuteur. Il pourrait s'agir d'une causalité indéterminée pouvant s'apparenter au destin » (Gómez Jordana Reference Gómez and Ferary2010 : 72).
3. Un emploi absolu, ayant une valeur proche de l'interjection :
(24) – Le lave-vaisselle est à nouveau en panne.
– Décidément !
Ducrot et al. Reference Ducrot, Bourcier, Bruxelles and Diller1980 : 132.Quand il apparait en position absolue, décidément répond également à la description proposée pour l'adverbe d’énonciation : il qualifie une répétition de faits contraire à une attente et qui est indépendante de la volonté du locuteur. C'est un emploi propre à la langue orale et difficile à trouver dans des textes littéraires.
■ SEULEMENTFootnote 14
L'adverbe seulement affiche trois fonctionnements en français contemporain :
1. Un adverbe intégré à la proposition focalisateur, dans le sens de « uniquement » :
(25) Réponds seulement aux questions qu'on te pose.
Lorsqu'il fonctionne comme adverbe de constituant, seulement pose une restriction concernant un présupposé explicité dans un segment de l’énoncé. Comme la plupart des adverbes focalisateurs, il ne peut figurer en position détachée en tête de phrase négative, ne peut être extrait par C'est… que et est attaché à un syntagme nominal (et non à un verbe).
2. Un adverbe de phrase conjonctif (et plus spécifiquement, restrictif) :
(26) Il était absolument impossible que ce type, surtout préoccupé de ses prouesses physiques, ait pu adresser des messages aussi complexes au Crieur. Danglard se demandait anxieusement si Adamsberg y avait seulement songé avant de se lancer tête baissée dans cette invraisemblable arrestation.
Fred Vargas, Debout les mortsDans cet usage, seulement a besoin d'un cotexte gauche et vient limiter, d'un point de vue sémantico-pragmatique, les possibilités d'enchainement de l’énoncé, car le segment dans lequel il s'insère fait obstacle à la conclusion que l'on peut tirer de l'autre segment de l’énoncé. Dans cet emploi seulement peut commuter avec au moins.
3. Adverbe de phrase conjonctif (ou concessif)
(27) Il s'allongea sur son lit, tenta de lire quelques pages. Puis il éteignit la lumière. Seulement voilà : il n'arrivait pas à dormir.
Seulement exige ici un cotexte gauche auquel il réfère et introduit une conclusion contraire à une conclusion précédente dérivée d'un autre segment de l’énoncé dont il vise à limiter la portée. Dans cet emploi seulement apparait surtout en position initiale et peut commuter avec cependant ou toutefois.
3. Analyse linguistique
Une fois présentés les différents emplois des huit adverbes, je proposerai une double analyse linguistique (synchronique et diachronique) de leur fonctionnement.
3.1. Analyse synchronique
Dans un souci de clarté, j'ai résumé le fonctionnement de ces adverbes dans le Tableau 1:
Au vu de ce tableau, nous pouvons constater que le premier emploi de ces adverbes est dans presque tous les cas celui d'un adverbe intégré à la proposition, et plus précisément, un adverbe de manière portant sur le verbe de l’énoncé. Il n'y a qu'un adverbe qui représente une exception à cette caractéristique (seulement, adverbe intégré à la proposition focalisateur)Footnote 15.
Le deuxième emploi de ces adverbes est, en revanche, beaucoup plus varié. Nous observons qu'il y a une majorité d'adverbes qui continue à afficher des emplois intégrés à la proposition, mais les emplois exophrastiques (Guimier Reference Guimier1996) commencent à émerger. Il existe une tendance parmi les adverbes analysés à évoluer à partir de l'adverbe de manière vers l'adverbe quantifieur intensif (ou de degré) (i.e. carrément, franchement, sérieusement, honnêtement, étonnamment); dans ce cas, nous remarquons un glissement de la valeur qualitative de l'adverbe vers une valeur intensificatrice. À leur tour, d'autres adverbes commencent à fonctionner comme des adverbes de phrase (i.e., décidément en tant qu'adverbe d’énonciation, seulement comme adverbe conjonctif).
Le troisième fonctionnement de ces huit adverbes revêt aussi des formes très variées, mais cette fois-ci nous sommes dans presque tous les cas face à des emplois exophrastiques (c'est-à-dire des adverbes de phrase). Seulement l'adverbe décidément connait une valeur différente : un emploi absolu, proche de l'interjection. En ce qui concerne les sept autres adverbes aux emplois exophrastiques, nous y trouvons des disjonctifs de style (notamment des adverbes d’énonciation : carrément, franchement, sérieusement, honnêtement), des disjonctifs d'attitude (modaux : apparemment, et évaluatifs : étonnamment), et même des conjonctifs (seulement).
L'adverbe carrément est le seul de tous les adverbes examinés qui affiche un quatrième emploi en français contemporain : une valeur proche de l'interjection, située donc en dehors de la catégorie adverbiale proprement dite. Pour Ducrot, l'interjection se reconnait à deux propriétés complémentaires : une propriété négative, à savoir qu'elle ne se présente pas comme destinée à fournir une information, et une propriété positive, qu'elle se présente comme arraché au locuteur par la situation, comme une espèce de cri (Ducrot et al. Reference Ducrot, Bourcier, Bruxelles and Diller1980 : 133).
3.2. Analyse diachronique
À l'aide des données fournies par la base Frantext, j'ai pu établir l’évolution diachronique des huit adverbes.
La première attestation de l'adverbe sérieusement date de la fin du XVIe siècle; dans ces occurrences il remplit les conditions d'un adverbe de manière orienté vers le sujet (Je le hay et fuy, de ce qu'il n'est pas assez jeu, et qu'il nous esbat trop serieusement, ayant honte d'y fournir l'attention qui suffiroit à quelque bonne chose. Michel de Montaigne. Essais, 1592). À partir de cette date les occurrences de cet adverbe commencent à foisonner (j'en ai identifié 82 en français préclassique). Vient ensuite l'usage comme adverbe de manière quantifieur intensif, attesté pour la première fois à la fin du XVIe siècle (Cette volupté, pour estre plus gaillarde, nerveuse, robuste, virile, n'en est que plus serieusement voluptueuse. Michel de Montaigne. Essais, 1592), même si les emplois de ce genre se font plutôt rares jusqu'au XVIIIe siècle. Le dernier emploi à apparaitre est celui de l'adverbe d’énonciation, datant de la fin du XVIIe siècle (C'est le plus beau que j'aie jamais vu; on l'a admiré ici. Si vous l'approuvez, et qu'il ne vous tienne point au cou, il sera suivi de quelques autres, car pour moi, je ne suis point libérale à demi. Sérieusement, rien n'est plus beau. Madame de Sévigné. Correspondance (1646–1675), 1675); à partir de ce siècle, il n'est pas difficile de trouver des occurrences de ce type dans la base Frantext, bien qu'il reste moins fréquentFootnote 16 en français contemporain que le premier emploiFootnote 17.
Quant à honnêtement, l'adverbe est déjà présent dans les textes français depuis le XIIe siècle avec la graphie « (h)onestement » (Aristotes d'Ataines l'aprit onestement. Roman d'Alexandre, 1150). En ancien et en moyen français cet adverbe connait une seule acception : « d'une manière honnête » (c'est-à-dire, un adverbe de manière), mais peut se montrer sous différentes graphies : (h)onestement, honnestement, honnêtement (cette dernière demeurera la seule existante à partir du XVIIe siècle). La première édition du Dictionnaire de l'Académie Française (1694) fournit une deuxième acception de cet adverbe (celle de l'adverbe de manière quantifieur intensif) : « Il signifie quelquefois suffisamment, passablement (Il en a honnestement mangé. Dictionnaire de l'Académie Française. [1694]); emploi qui restera plutôt marginal tout au long de l'histoire de la langue françaiseFootnote 18. Enfin, la valeur de honnêtement comme adverbe d’énonciation commence à émerger au XIXe siècle (Cette gamine semblait trouver ça tellement simple et nécessaire, qu'il n'y avait vraiment pas de quoi rire, honnêtement. Zola, La Terre, 1887) et connaitra un essor important à partir de cette date.
L'emploi de franchement comme adverbe de manière a été déjà vérifié au XIIe siècle sous la graphie franchemant (Et cil li respont franchemant. Christian de Troyes, Érec, 1170). Il faudra attendre quatre siècles (XVIe) pour que cet adverbe affiche un emploi antéposé à valeur intensive (Puis qu'aujourdhui pour me donner confort, De ses cheveus ma Maistresse me donne, D'avoir receu, mon cueur, je te pardonne, Mes ennemis au dedans de mon fort. Non pas cheveus, mais un lien bien fort, Qu'Amour me lasse, & que le ciel m'ordonne, Où franchement captif je m'abandonne, Serf volontaire, en volontaire effort. Pierre de Ronsard, Les Amours, 1553); et encore deux siècles (XVIIIe) pour qu'il apparaisse comme adverbe de phrase – et plus spécifiquement, comme adverbe d’énonciation – en position initiale détachée (Dieu sait, sans reproche, combien de fois je lui ai sacrifié ma volonté, qui n'avait pourtant point d'autre défaut que de n'être pas la sienne; et franchement, je commence à me lasser de cette sujétion que je ne lui dois point. Pierre de Marivaux, Le Paysan parvenu, 1734)Footnote 19.
En ce qui concerne carrément, il apparaît pour la première fois au XIVe siècle – sous la forme quarreement ou bien quarrément – dans l’œuvre d'Evrart de Conty, Problème d'Aristote (1341), où il fonctionne comme un adverbe de manière. Il conserve cette fonction jusqu'au début du XXe siècle, lorsqu'elle disparait sauf dans des expressions argotiques accompagnant des verbes comme couper ou trancher. L'emploi de carrément comme adverbe quantifieur intensif (ou marque de renchérissement, carrément + Adj ou + V) est attesté dès le XVIIe siècle. À son tour, l'adverbe d’énonciation apparait au XVIIIe siècle mais ne s'avère pas très fréquent en français contemporainFootnote 20. Enfin, le quatrième emploi de carrément (l'emploi interjectif) est très récent : il surgit au XXe siècle (Si nous persistions à prétendre pomper le sujet de géo ou d'espagnol directos sur les pages des manuels ou de nos anti-sèches scientifiques, quelqu'un levait le doigt. Carrément. Ça voulait dire: caftage. Pourritures. Bayon, Le Lycéen, 1987).
Quant à l'adverbe étonnamment, il a été attesté pour la première fois à une date plutôt tardive – la deuxième moitié du XVIIIe siècle – et ayant une valeur d'adverbe de manière (Vous me surprenez étonnamment, je n'aurais jamais soupçonné. Louis-Sébastien Mercier, La Brouette du vinaigrier, 1775). L'emploi comme adverbe quantifieur intensif émerge également dans ce siècle (Vous êtes étonnamment maigrie. Madame de Genlis, Adèle et Théodore, 1782), alors que la valeur d'adverbe de phrase (et plus précisément, comme disjonctif de style évaluatif) n'a été étayée qu'au XXe siècle (Étonnamment, je me sentis très proche et de cette rue boueuse, et de ces vieux guerriers condamnés à tomber dans un combat inégal. Non, il n'y avait rien de pathétique dans leur démarche. Andreï Makine, Le testament français, 1995).
Si l'on regarde l’évolution diachronique d’apparemment, le premier emploi –datant du XVe siècle – est celui d'un adverbe de manière ayant le sens de « visiblement, manifestement » (Et se tu le vuelz savoir, regarde les croniques, et tu le verras apparemment. Juvénal des Ursins, Audite celi, 1435); c'est un emploi qui subsiste jusqu'au XVIIe siècle. Mais à la moitié du XVIIe siècle ce premier sens est presque complètement remplacé par un autre : « selon toute apparence, de toute apparence, de toute évidence », de nos jours disparu (Et dans la seconde apologie de Justin Martyr, afin que nous ayons aussi la déposition des chrestiens, Abraham est mis entre les barbares. D'où l'on peut apparemment inférer, que ce terme n'estoit pas alors en si mauvais odeur qu'il l'est à présent. Jean-Louis Guez de Balzac, Dissertations critiques, 1654). À côté de ce deuxième sens se développe au XVIIe siècle un troisième sens : « uniquement en apparence, mais non en réalité » (C'est ce que Virgile nous fait entendre admirablement, lorsque faisant apparemment succomber Troye sous la puissance et l'artifice des Grecs, il la fait démolir en effet par le même dieu qui l'avait bâtie. Jacques Esprit, La Fausseté des vertus humaines, 1678). Le fonctionnement comme adverbe de phrase modal apparait dans le courant du XVIIIe siècle (Cette dame est de votre compagnie, apparemment ? Florent Carton Dancourt, La Foire Saint-Germain, 1711)Footnote 21.
Pour sa part, l'adverbe décidément est attesté à partir de la deuxième moitié du XVIIIe – une date plutôt tardive – avec le sens de « d'une manière décidée » (Ils auroient du moins voulu l’étudier eux-mêmes avant de le juger si décidément et si cruellement. Ils auroient fait ce que j'ai fait, et avec l'impartialité que vous leur supposez, ils auroient tiré de leurs recherches la même[…] Jean-Jacques Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques, 1776); cet emploi en tant qu'adverbe de manière demeure rare de nos jours. Le fonctionnement comme adverbe de phrase apparait également au XVIIIe siècle (Non, non, décidément, je veux que tu t'en ailles. Jean-François Collin d'Harleville, L'Optimiste ou l'Homme toujours content, 1788). En revanche, l'emploi absolu, propre à la langue orale, n'est attesté qu'en français contemporain, et plus concrètement, vers la fin du XIXe siècle (Madame de Rénat : Ta réponse ! Antoinette : Mais oui, ma réponse à M Gilet, vous savez bien . . . que je devais lui donner ce soir . . . ah! Ah! Ah! Décidément. Madame de Rénat : Ah! Oui. Eh bien? Raoul: Eh bien?. Édouard Pailleron, L'Étincelle, 1879)Footnote 22.
Enfin, la première apparition de l'adverbe seulement date du XIIe siècle (Or entent bien; dirai le dont, si la retien. D'une beste ai oÿ parler: quant primes doit par terre alera quatre piez vet longuement, et puis a trois tant seulement; o les trois vet grant aleüre. Roman de Thèbes, 1150). En ancien français, cet adverbe apparait aussi sous les graphies sulement (Vus fuiez trop vilainnement Ki fuiez pur mei sulement. Roman de Brut, 1155) et solement (attestée déjà en 1130 : Toz les fesistes al deluge finer. N'en eschapa fors solement Noé, Et si trei fill, et chascuns ot sa pe. Le couronnement de Louis). Ces premiers emplois correspondent tous à l'usage comme adverbe intégré à la proposition focalisateur, et on peut en trouver de nombreuses occurrences en ancien français (239 occurrences pour seulement, 118 pour solement et 38 pour sulement dans la base Frantext en ancien français). À leur tour, les emplois conjonctifs datent tous deux du XVIe et apparaissent de façon presque simultanée; l'emploi restrictif (Si je racontoye les sottes fables qu'ils ont semées de moy il y auroit danger que je ne m'envelopasse en leur sottise. Seulement je diray ce mot que s'i fault que la cause de l'Evangile soit tenue mauvaise et condamnée selon que noz adversaires seront hardiz et impudens à mentir, que ceulx qui font des jugemens si cornuzse plaignent à tort des scandales lesquels ils appetent et attirent de leur bon gré. Jean Calvin, Des scandales, 1550) tout comme l'emploi concessif (Ilz ne nous inviterent à boyre, ne à manger. Seulement, en longue multiplication de doctes reverences, nous dirent qu'ilz estoient tous à nostre commendement, en payant. François Rabelais, Le Quart Livre, 1552) surgissent en français préclassique et restent d'usage jusqu’à nos jours.
Le Tableau 2 combine les données issues de l'analyse synchronique et les données issues de l'analyse diachronique :
Si nous comparons les dates d'apparition des différents usages, nous pouvons constater que les premiers emplois (adverbes de manière) surgissent à des dates très variées : elles recouvrent une vaste période allant du XIIe au XVIIIe siècle. Nous retrouvons certains adverbes (honnêtement, franchement, seulement) déjà dans les plus anciens textes de la littérature française (Roman d'Alexandre, Roman de Thèbes, Roman de Brut), sous des graphies hétérogènes ((h)onestement, honnestement, honnêtement; seulement, sulement, solement; franchement, franchemant), alors que d'autres adverbes (étonnamment, décidément) n'apparaissent que six siècles plus tard (dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle). Le fait que l’émergence de certains adverbes est attestée à une date précise et que leurs occurrences se multiplient immédiatement à partir de cette date (c'est le cas, par exemple, des premiers emplois de seulement ou étonnamment) laisse à penser que ces adverbes circulaient déjà régulièrement dans la langue française et que leur existence a été reflétée un peu tardivement dans les textes écrits.
Le deuxième emploi de ces huit adverbes s'est généralement développé pendant la période du français classique, notamment aux XVIe et XVIIe siècles. C'est également à l’époque classique (XVIe–XVIIIe siècles) que surgissent les premiers emplois exophrastiques.
La date d'apparition du troisième emploi des huit adverbes étudiés est à son tour très diverse : elle va de la fin du XVIe siècle (sérieusement, seulement) jusqu'au XXe siècle (étonnamment); une ample période qui recouvre le français moderne (XVIIIe–XIXe siècles) et le français contemporain (fin XIXe–XXIe siècles). Toutefois, la période d’émergence de la plupart de ces emplois sont le XVIIIe siècle (franchement, carrément et apparemment) et le XIXe siècle (honnêtement et décidément).
Enfin, le quatrième emploi que connait seulement l'adverbe carrément date du XXe siècle et appartient par conséquent à la période du français contemporain. L'autre adverbe qui affiche un emploi interjectif (décidément) voit cet usage émerger à la même période (fin XIXe).
Les adverbes qui ont eu une formation tardive (décidément, étonnamment, XVIIIe siècle) ont paradoxalement connu une évolution beaucoup plus rapide. Ils ont atteint en peu de temps le même stade sémantique que les adverbes apparus, par exemple, en ancien français (honnêtement, franchement). En dépit de cette apparition tardive, ces adverbes-là ont subi une évolution parallèle à celle des adverbes formés jusqu’à six siècles auparavant. Ainsi ont-ils déployé un premier emploi en tant qu'adverbe intégré à la proposition (adverbe de manière), qui peut avoir presque disparu de nos jours (décidément) ou bien demeure d'usage (étonnamment); puis, ils ont évolué de l'expression de l'objectif vers l'intensif (devenant adverbe quantifieur intensif) et ont ensuite affiché un fonctionnement comme adverbe de phrase (adverbe d’énonciation – décidément; ou bien adverbe évaluatif – étonnamment).
En revanche, certains adverbes qui sont apparus très tôt dans la langue française ont mis beaucoup plus longtemps à évoluer vers un deuxième usage. C'est le cas, par exemple, de honnêtement, qui a connu son premier emploi (adverbe de manière) au XIIe siècle et a dû attendre plus de cinq siècles avant que son deuxième emploi (adverbe quantifieur intensif) ne soit attesté (fin XVIIe siècle).
Le passage du premier au deuxième emploi s'est dans la plupart des cas révélé beaucoup plus lent que le passage du deuxième au troisième emploi. En effet, à partir de nos données, nous pouvons estimer que l’évolution du premier au deuxième emploi a généralement nécessité trois ou quatre siècles, alors que le passage du deuxième au troisième emploi a été attesté juste un ou deux siècles plus tard.
4. Grammaticalisation, subjectivisation, intersubjectivisation et chaines sémantiques
Une fois les données synchroniques et diachroniques exposées, il est temps d'aborder les processus de subjectivisation et intersubjectivisation entrepris par ces opérateurs. Nous pouvons tout d'abord nous demander si l’évolution des huit adverbes examinés répond à un processus de grammaticalisation et si elle respecte les principales caractéristiques de ce phénomène.
Notons que par grammaticalisation l'on désigne habituellement deux faits différents (Prévost Reference Prévost2006 : 121, Combettes Reference Combettes2008 : 135) :
• un type de changement linguistique, qui peut constituer lui-même un objet d´étude,
• et un cadre théorique, qui s'est formé à partir de l'observation de cet objet d’étude.
Le terme « grammaticalisation » a été créé en 1912 par Antoine Meillet, qui définissait le phénomène comme suit : « La ‘grammaticalisation’ de certains mots crée des formes neuves, introduit des catégories qui n'avaient pas d'expression linguistique, transforme l'ensemble du système. Ce type d'innovations résulte d'ailleurs de l'usage qui est fait de la langue » (Meillet Reference Meillet and Meillet1912 : 133). Plus récemment, Elizabeth Traugott soutient que « Grammaticalization […] is that subset of linguistic changes whereby lexical material in highly constrained pragmatic and morphosyntactic contexts becomes grammatical, and grammatical material becomes more grammatical » (Traugott Reference Traugott, Brown and Miller1996 : 183)Footnote 23. Ce qui est à souligner dans ces deux définitions est que le changement et la variation sont considérés comme des composantes essentielles (et non des phénomènes marginaux) du système de la langue (Combettes Reference Combettes2008 : 135).
La grammaticalisation peut entrainer des modifications à plusieurs niveaux puisqu'elle traverse tous les niveaux de la langue. Ces modifications ne sont pas le résultat de mécanismes aléatoires, mais présentent des régularités, que nous pouvons illustrer, par exemple, à l'aide des adverbes en –ment.
La formation des adverbes en –ment a été le résultat d'un processus de grammaticalisation d'origine romane: en protoroman, il s'est produit la coalescence (Lehmann Reference Lehmann1995) du substantif latin féminin mens, mentis (au sens de l'esprit, l'intention) et d'un adjectif féminin (par ex., clara), ce qui a donné une forme adverbiale : clara mente, ayant le sens de « dans une intention claire » (Combettes Reference Combettes2008).
Le processus qui a donné lieu à la formation de ces adverbes en –ment est un clair exemple de grammaticalisation, car il remplit les principaux critères de ce phénomène :
■ il s'est produit un changement de catégorie (recatégorisation ou dégradation, dans le sens de Meillet (Reference Meillet and Meillet1912)) : avec la formation de l'adverbe en –ment nous « descendons » de la catégorie nominale et de la catégorie adjectivale à la catégorie adverbiale;
■ il y a eu une désémantisation (ou affaiblissement du sens) du substantif latin mens, mentis, qui perd sa signification initiale d'esprit ou d'intention;
■ il y a également eu une perte d'autonomie du substantif latin mens, mentis, qui ne peut plus fonctionner de façon autonome en langue française;
■ et enfin, il y a eu une perte phonétique : le [t] et la voyelle finale [e] du substantif mente ne se prononcent plus en français dans le cas des adverbes en -ment
Une fois établi que la formation des adverbes en –ment est le résultat d'une grammaticalisationFootnote 24, nous pouvons nous interroger sur l’évolution de nos huit adverbes : constitue-t-elle également l'aboutissement d'un processus de grammaticalisation ou s'agit-il d'un autre type de changement linguistique ? En d'autres mots, nous pouvons nous demander si le passage de l'adverbe intégré à la proposition à l'adverbe de phrase et, éventuellement, au marqueur discursif représente lui aussi un exemple de grammaticalisation ou non.
Comme le reflètent Degand et Evers-Vermeul (Reference Degand and Evers-Vermeul2015), quatre réponses à cette question sont possibles :
• Les marqueurs discursifs sont le résultat d'un processus de grammaticalisation (Traugott Reference Traugott1995b, Hopper et Traugott, 2003 [Reference Hopper and Traugott1993], etc.).
• Les marqueurs discursifs sont le résultat d'un sous-type particulier de grammaticalisation appelé pragmaticalisation (Barth-Weingarten et Couper-Kuhlen Reference Barth-Weingarten, Couper-Kuhlen, Wischer and Diewald2002, cités par Degand et Evers-Vermeul (Reference Degand and Evers-Vermeul2015)).
• Les marqueurs discursifs sont le résultat d'un processus autre que la grammaticalisation, appelé pragmaticalisation (Erman et Kotsinas Reference Erman and Kotsinas1993, cités par Degand et Evers-Vermeul (Reference Degand and Evers-Vermeul2015)).
• Les marqueurs discursifs sont le résultat d'un phénomène complètement différent (ni grammaticalisation ni pragmaticalisation) (Waltereit 2006, cité par Degand et Evers-Vermeul (Reference Degand and Evers-Vermeul2015)).
La réponse à cette question est tributaire de la conception que l'on se fait de la grammaire : en effet, elle pivote autour de l'acceptation ou non des aspects pragmatiques et contextuels dans notre conception de la grammaire. À ce propos je partage le point de vue d'Elizabeth Traugott, qui estime que la grammaire comporte une composante pragmatique (car des catégories grammaticales – comme, par exemple, le temps verbal – jouent un rôle pragmatique), et les marqueurs discursifs en font partieFootnote 25.
Il se pose à présent la question des caractéristiques de l’évolution de ces opérateurs : sont-elles les mêmes que celles d'autres cas de grammaticalisation ou a-t-on affaire à des caractéristiques différentes?
L'une des hypothèses les plus fortement associées à la grammaticalisation est celle de l'unidirectionnalité (i.e., un élément linguistique grammaticalisé deviendra toujours plus grammatical, et non l'inverse)Footnote 26. Pour Lehmann (Reference Lehmann1995), cette hypothèse est liée non seulement à une perte d'autonomie de l’élément linguistique en question, mais aussi à une réduction de sa portée syntaxique, et de ce fait l'apparition des marqueurs discursifs ne rentre pas dans le cadre de la grammaticalisation.
Dans son article, Traugott (Reference Traugott1995b) admet que l’évolution des marqueurs discursifs ne répond pas strictement à certains mécanismes qu'on a longtemps jugés comme propres à la grammaticalisation (notamment, les trois mécanismes que je viens d’énoncer : l'unidirectionnalité, la perte d'autonomie et la réduction de la portée syntaxique). Cette auteure constate toutefois que l'apparition des marqueurs discursifs remplit d'autres critères bien connus de la grammaticalisation : d'un point de vue syntaxique, les marqueurs discursifs subissent une recatégorisation, puisque l'adverbe abandonne sa place intraprédicative et à portée étroite pour se situer en tête de phrase et développer une portée beaucoup plus large (normalement exophrastique). Comme le signalent Combettes et Kuyumcuyan (Reference Combettes and Kuyumcuyan2007 : 77), le détachement en tête de l’énoncé est sans doute la caractéristique la plus nette du changement de catégorieFootnote 27. Il faut, néanmoins, noter que le passage d'une catégorie à une autre est progressif et que les limites sont parfois difficiles à tracer. D'un point de vue sémantique, il se produit toujours chez les marqueurs discursifs un changement du concret vers l'abstrait (donc un affaiblissement du sens ou désémantisation). Pour Traugott, l'unidirectionnalité dans le cas de l’échelle adverbiale (adverbial cline) doit justement être comprise ainsi : comme le glissement progressif d'une référence concrète et spécifique (de l'adverbe intraprédicatif) vers une référence plus générale et abstraite (du marqueur discursif). Cette généralisation de la signification est souvent accompagnée d'une augmentation de la subjectivité de ces unités, fréquemment liée à l'attitude du locuteur (subjectivisation)Footnote 28. Comme l'observe Combettes (Reference Combettes2008 : 140), grâce au processus de subjectivisation, la signification de ces unités évolue en passant du monde de la référence au monde du locuteur; c'est-à-dire la signification d'une unité évolue vers la subjectivité du locuteur vis-à-vis du contenu de sa proposition. Le phénomène de subjectivisation répond à une propriété de la langue – que Traugott perçoit comme une tendance très générale – qui permet d'exprimer à travers des énoncés l'attitude et les volontés du locuteur grâce à des termes qui ne portaient pas en soi de charge subjective initialement (Marchello-Nizia Reference Marchello-Nizia2009).
Comme nous avons pu le constater, les adverbes analysés ont connu une évolution d'un sens premier dénotant généralement la manière dont l'action verbale a été accomplie vers un deuxième sens désignant soit un degré plus élevé que la moyenne du contenu du verbe ou de l'adjectif qu'ils accompagnent (adverbes quantifieurs intensifs), soit l'attitude du locuteur vis-à-vis de son énonciation (adverbes d’énonciation)Footnote 29. Vint ensuite un troisième (et encore un quatrième) sens toujours lié à l'attitude du locuteur à l’égard de son propre acte énonciatif (disjonctifs de style : adverbes d´énonciation) ou bien du contenu de l’énoncé (disjonctifs d'attitude : adverbes modaux et évaluatifs). Non seulement les caractéristiques syntaxiques et sémantiques de chacun de ces emplois sont différentes (voir la section 2), mais le sens de ces adverbes a évolué dans tous les cas d'une signification « objective » (dénotant la manière de l'action verbale) à un sens plus abstrait et de plus en plus rattaché à la subjectivité du locuteur.
Les seuls deux critères que la classe des marqueurs discursifs dans son ensemble ne respecteraient pas sont la perte d'autonomie et la réduction de leur portée syntaxique.
Concernant cette dernière caractéristique, Tabor et Traugott (Reference Tabor, Traugott, Ramat and Hopper1998) notent que la grammaticalisation peut prendre une double direction : la portée syntaxique d'un élément grammaticalisé peut diminuer ou bien au contraire augmenter (comme c'est le cas, par exemple, des formes adverbiales devenus des marqueurs discursifs, y compris nos huit opérateurs). Même si aucune des deux possibilités ne s'est avérée universelle, il existe des raisons de préférer comme hypothèse l'augmentation de la portée syntaxique; entre autres, elle opère dans un nombre étonnamment élevé de cas (et même dans certains qui à l'origine étaient considérés comme des exemples de réduction de la portée syntaxique); d'autre part, elle reste plus cohérente avec la conception de l'unidirectionnalité défendue par Traugott (Reference Traugott1995b)Footnote 30.
Quant à l'interaction entre les aspects syntaxiques et les aspects sémantico-pragmatiques lors de l’évolution des marqueurs discursifs, la diachronie montre que l'adverbe devient de plus en plus subjectif et qu'il occupe une position de plus en plus éloignée du verbe de la phrase, jusqu’à pouvoir se retrouver en position frontale détachée (c'est-à-dire, en indépendance totale du verbe de la phrase et du contenu de l’énoncé). Dans son étude sur six adjectifs de différence en anglais (different, distinct, diverse, several, sundry et various), Breban (Reference Breban2008) reprend l'hypothèse d'Adamsom (2000) selon laquelle la grammaticalisation de certains éléments linguistiques au sein du groupe nominal entraine un déplacement vers la gauche de l’élément en question et signale alors que « It can be expected that those elements exhibiting subjectification in other types of phrases such as the verbal phrase display a similar leftward movement in English » (Breban Reference Breban2008 : 298).
Mon analyse de l’évolution de huit adverbes français vient corroborer cette hypothèse : la classe adverbiale rend également compte de ce lien entre l'augmentation de la valeur subjective de l'adverbe et le déplacement vers la gauche de l’énoncé. À ce sujet, plusieurs auteurs postulent que le changement sémantique suit le changement syntaxique (Degand et Fagard Reference Degand and Fagard2011)Footnote 31 ou bien l'accompagne (Hopper et Traugott Reference Hopper and Traugott1993Footnote 32, Fagard et Sarda Reference Fagard, Sarda, Sarda, Carter-Thomas, Charolles and Fagard2014Footnote 33). Ce qui, en tout cas, est certain est qu'il n'y pas d’évidence que le changement sémantique précède le changement syntaxique (Heine, Claudi et Hünnemeyer Reference Heine, Claudi and Hünnemeyer1991Footnote 34).
Grâce à son déplacement vers la gauche de l’énoncé et à la sémanticisation de valeurs initialement pragmatiques, le marqueur discursif peut exercer une portée exophrastique depuis plusieurs positions syntaxiques – toujours extraprédicatives –, sans avoir nécessairement à se situer en tête de phrase. Certes, de par son statut cognitif singulier, la position initiale constitue un endroit privilégié pour les changements catégoriels ainsi que pour l’émergence des marqueurs discursifs (Sarda et al. Reference Sarda, Carter-Thomas, Fagard and Charolles2014)Footnote 35; toutefois, la relation entre la position et la portée d'un adverbe n'a jamais été univoque ou déterministe (voir Crompton Reference Crompton2006, à propos de if-clauses et to-clauses de la langue anglaise, et Degand et Fagard Reference Degand and Fagard2011, à propos de alors en français)Footnote 36.
Jusqu’à ce moment j'ai le plus souvent parlé de subjectivisation comme le phénomène subi par les unités adverbiales examinées. Dans un souci de rigueur, je devrais parler d'un double phénomène : subjectivisation et intersubjectivisation. En effet, la diachronie des marqueurs discursifs implique souvent un changement sémantique d'une caractérisation objective du monde vers des significations concernant l'expression de l'attitude du locuteur (subjectivisation) et ensuite vers des significations plutôt liées à l'interaction locuteur / interlocuteur (intersubjectivisation).Footnote 37 Selon Traugott, le changement de signification s'initie quand le contenu sémantique codé dans une unité linguistique est enrichi des valeurs pragmatiques contextuelles; la subjectivisation advient lorsque ces nouvelles valeurs pragmatiques sont conventionnellement associées à l'unité linguistique (Cuyckens et al. Reference Cuyckens, Davidse, Vandelanotte, Davidse, Vandelanotte and Cuyckens2010 : 5). De façon analogue, le phénomène d'intersubjectivisation s'initie lorsqu'il se produit un changement des valeurs pragmatiques véhiculées par une unité linguistique et est complété lorsque ces valeurs deviennent systématiquement associées à l'unité en question. L'hypothèse de Traugott (Reference Traugott, Davidse, Vandelanotte and Cuyckens2010 : 29) est que subjectivisation et intersubjecitivisation demandent – dans le cadre de la négociation de la signification entre locuteur et interlocuteur – une réanalyse des valeurs pragmatiques véhiculées par l'unité linguistique qui deviendront plus tard des contenus sémantiquement codés. L'auteure considère que l'intersubjectivisation découle sémantiquement de la subjectivisation, de sorte que l'on peut établir une échelle de l’(inter)subjectivisation des unités linguistiques : ‘Non / peu subjectivisés > subjectivisés > intersubjectivisés’ (Traugott Reference Traugott, Davidse, Vandelanotte and Cuyckens2010 : 36).
Remarquons en outre que grammaticalisation et (inter)subjectivisation constituent des phénomènes indépendants, car : « Not all grammaticalization is equally likely to involve equal degrees of subjectification, and some may involve little or no subjectification » (Traugott Reference Traugott, Davidse, Vandelanotte and Cuyckens2010 : 40). Ceci dit, il existe une relation étroite entre subjectivisation et grammaticalisation puisque cette dernière concerne, entre autres, le développement de marqueurs discursifs servant à exprimer la subjectivité du locuteur; la relation entre intersubjectivisation et grammaticalisation se révèle moins fréquente étant donné que la première « largely involves expressions of politeness, and cross-linguistically these tend to be associated with lexical choices rather than with grammatical ones » (Traugott Reference Traugott, Davidse, Vandelanotte and Cuyckens2010 : 61). L'adverbe apparemment peut, par exemple, illustrer ce phénomène d'intersubjectivisation, puisque dans son deuxième emploi, signifiant « en apparence Adj, mais en réalité non-Adj », il reprend la voix d'autres locuteurs ayant affirmé préalablement le contenu de l'adjectif qu'il accompagne.
Les adverbes de cette étude remplissent, en somme, les principales conditions de la grammaticalisation (à savoir, recatégorisation, augmentation de la portée syntaxique, passage du concret ver l'abstrait, généralisation du sens, enrichissement pragmatique, unidirectionnalité) et ont bel et bien connu des processus de subjectivisation et d'intersubjectivisation. La catégorie adverbiale, et tout particulièrement les adverbes pouvant exprimer un haut degré d'une qualité – comme c'est le cas, par exemple, de franchement, carrément, sérieusement, étonnamment et même honnêtement –, semble être une classe spécialement apte à subir ces phénomènes.
Il ne reste à présent qu’à examiner les mécanismes linguistiques grâce auxquels ces processus ont été accomplis. L'analyse diachronique de nos huit opérateurs a révélé des parcours sémantiques relativement stables, ainsi que dégagé un certain nombre de chaines sémantiques (Heine et al., Heine et Kuteva Reference Heine and Kuteva2002). En effet, en accord avec la conception de Heine, je désigne par « chaine sémantique » la structure linéaire et directionnelle, pouvant être décrite comme un continuum, une échelle ou bien une chaine, qu'ont parcourue ces unités linguistiques sur le plan sémantique pendant leur évolution historiqueFootnote 38. La chaine sémantique reflète notamment ce qui est arrivé à ces unités lors du passage du « concret » à l’« abstrait » et permet parallèlement de reconstruire tout le processusFootnote 39.
Si nous regardons de près l’évolution sémantique des huit opérateurs discursifs analysés, nous pouvons aisément identifier les cinq chaines sémantiques suivantes:
1. Adverbe de manière > Adverbe de degré > Adverbe d’énonciation > Interjection [ex. carrément, franchement; sérieusement, honnêtement]
2. Adverbe de manière > Adverbe d’énonciation > Interjection [ex. décidément].
3. Adverbe de manière > Adverbe de degré > Adverbe évaluatif [ex. étonnamment].
4. Adverbe de manière > Adverbe de constituant polyphonique > Adverbe modal épistémique [ex. apparemment].
5. Adverbe focalisateur > Adverbe conjonctif > Adverbe conjonctif [ex. seulement].
De ces cinq chaines sémantiques la plus commune est celle où l'adverbe a comme valeur première un emploi en tant qu'adverbe de manière, évolue vers l'adverbe intensif (ou de degré) et devient ensuite un adverbe d’énonciation. C'est le cas des adverbes honnêtement, sérieusement, franchement et carrément (qui continue, lui, son évolution jusqu'au stade interjectif). Comme le signale Anscombre (Reference Anscombre2009), les adverbes quantifieurs intensifs (ou de degré) et les adverbes d’énonciation présentent certains points communs, en particulier celui d'impliquer fortement le locuteur : ils laissent transparaitre l'attitude énonciative du locuteur. De ce fait ils intègrent la classe sémantique qu’Anscombre (Reference Anscombre2009) a justement dénommée « marqueurs d'attitude énonciative ».
Une variante de cette chaine sémantique est celle où l'adverbe de manière ne connait pas un emploi intensif (ou de degré) et passe « directement » de l'adverbe de manière (intégré à la proposition) à l'adverbe d’énonciation (décidément).
D'autres chaines sémantiques qui ont été également décelées dans le passage de l'adverbe intégré à la proposition au marqueur discursif sont :
• celle où l'adverbe de manière évolue vers l'intensif (adverbe de degré) et puis vers un adverbe de phrase évaluatif (étonnamment);
• celle où l'adverbe de manière évolue vers un adverbe polyphonique avant de devenir un adverbe de phrase modal épistémique (apparemment);
• et celle où l'adverbe de manière affiche un premier emploi conjonctif pour ensuite déployer un deuxième emploi conjonctif (seulement).
Il faut remarquer qu'un même stade de la chaine sémantique peut donner lieu par la suite à des résultats divergents (adverbe de degré > adverbe d’énonciation vs. adverbe de degré > adverbe évaluatif).
Notons également que deux de ces chaines ne sont suivies que par un seul opérateur (adverbe de manière > adverbe de constituant polyphonique > adverbe modal épistémique : apparemment, et adverbe focalisateur > adverbe conjonctif > adverbe conjonctif : seulement).
En guise de conclusion, on peut affirmer que ces chaines sémantiques viennent, d'une part, préciser la réalisation diachronique de l’échelle adverbiale (adverbial cline)Footnote 40 postulée par Traugott (Reference Traugott1995b); et, d'autre part, l'unidirectionnalité de ces chaines constitue un argument de plus en faveur de l'hypothèse sur la subjectivisation des marqueurs discursifs adoptée par cette auteure (puisqu'ils évoluent toujours de l'adverbe de manière vers l'intensif puis vers l'adverbe d’énonciation ou bien évaluatif, et jamais dans le sens inverse).
5. Conclusion
Après avoir analysé les emplois, les propriétés les plus saillantes et l’évolution diachronique de huit adverbes en –ment de la langue française contemporaine, je suis en mesure d'affirmer que leur évolution répond aux conditions établies par Traugott (Reference Traugott1995b) pour la grammaticalisation. Outre une première grammaticalisation ayant eu comme conséquence leur formation, ces adverbes ont subi plus récemment un deuxième processus de grammaticalisation, qui leur a permis de passer de l'expression « objective » de la manière dont est accomplie une action verbale à l'expression d'une attitude subjective du locuteur ou bien à une attitude liée à l'interaction de celui-ci avec l'interlocuteur.
Même si ce deuxième processus de grammaticalisation n'honore pas certains critères syntaxiques longtemps jugés comme propres à la grammaticalisation, il respecte en revanche la plupart des propriétés signalées pour le phénomène; à savoir la recatégorisation, l'augmentation de la portée syntaxique, le passage du concret vers l'abstrait, la généralisation du sens, l'enrichissement pragmatique, et l'unidirectionnalité (dans le sens de Traugott (Reference Traugott1995b)).
Par ailleurs, ces huit adverbes ont montré certaines régularités sémantiques dans leur diachronie, ce qui a permis d'identifier une série de chaines sémantiques évoluant toujours dans une même direction (la plus commune étant celle qui va de l'adverbe de manière à l'adverbe d’énonciation en passant par l'adverbe de degré, jamais l'inverse).
Il serait sans doute intéressant de poursuivre à l'avenir cette recherche dans deux directions différentes et néanmoins complémentaires : élargir l'analyse à d'autres adverbes en –ment du français contemporain afin de vérifier si leur évolution répond aux critères présentés dans cet article, et lancer une étude contrastive de l’évolution de ces unités dans d'autres langues romanes (par exemple, l'espagnol). C'est justement la tâche à laquelle je m'attèlerai bientôt.