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La vérité saisie. L'enjeu de la perception entre Hegel et Jacobi

Published online by Cambridge University Press:  26 April 2023

Emmanuel Chaput*
Affiliation:
Centre canadien d’études allemandes et européennes (CCÉAE), Université de Montréal, Montréal, QC, Canada / Cégep André-Laurendeau, Lasalle, QC, Canada
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Résumé

Le rapport qu'a entretenu G. W. F. Hegel avec la pensée de F. H. Jacobi a été constant. Il s'attarde avant tout à la question du savoir, de la vérité et de sa saisie, immédiate ou médiatisée. Or, l'un des concepts centraux à la pensée de Jacobi, et sur lequel se fonde en un sens sa conception du savoir immédiat, est celui de perception entendue comme saisie du vrai (Wahr-nehmen). C'est en partant de ce concept, largement discuté au chapitre deux de la Phénoménologie de l'esprit, que nous tenterons d’éclairer sous un angle inédit la critique hégélienne de Jacobi.

Abstract

Abstract

G. W. F. Hegel's interest in F. H. Jacobi's thought is persistent. It relies essentially on the issue of the nature of knowledge and truth, and the way we may apprehend it, either immediately or mediately. One of the central concepts at play in Jacobi's thought is that of perception as a hold on truth (Wahr-nehmen). Based on that concept of perception, extensively discussed in the second chapter of The Phenomenology of Spirit, I clarify and open new perspectives for the understanding of Hegel's critique of Jacobi.

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Article
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This is an Open Access article, distributed under the terms of the Creative Commons Attribution licence (http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/), which permits unrestricted re-use, distribution and reproduction, provided the original article is properly cited.
Copyright
Copyright © The Author(s), 2023. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/Publié par Cambridge University Press au nom de l’Association canadienne de philosophie

1. Introduction

1.1. La posture philosophique de Jacobi

Définir la posture philosophique de F. H. Jacobi (1743-1819) présente d'emblée son lot de difficultés en dépit, ou en raison justement peut-être, de sa volonté de simplicité. Auteur des romans philosophiques Allwill (1775) et Woldemar (1777), il prit part et fut même souvent au cœur des diverses querelles philosophiques qui animèrent l'Allemagne au tournant du XIXe siècle. C'est à travers ses mises au point successives avec Moses Mendelssohn (lors du fameux Pantheismusstreit Footnote 1), J. G. Fichte (qui sollicite l'appui de Jacobi lors de l’Atheismusstreit) et F. W. J. Schelling (à la suite de la controverse liée à la parution Des choses divines et de leur révélation de Jacobi) qu'il fera davantage connaître sa posture philosophique, au demeurant déjà développée dans ses romans. Qualifiée de « Philosophie du sentiment ou de la croyance » (Lévy-Bruhl, Reference Lévy-Bruhl1894, p. v), définie comme « réalisme » par son propre auteur (Jacobi, Lettre à J. P. F. Richter, 16 mars 1800, dans Briefwechsel I.12 Footnote 2, p. 208 ; Sandkaulen, Reference Sandkaulen2019, p. 135–167), dépeinte tantôt comme alternative philosophique à la philosophie, tantôt comme « non-philosophie » ou « non-savoir » (Jacobi, W 2.1 Footnote 3, p. 194 ; 2009, p. 47), il semble que réduire la pensée jacobienne à « une philosophie comme les autres, parmi d'autres » présente un certain danger, comme le souligne Louis Guillermit (Reference Guillermit and Jacobi2000, p. 12), qui préfère pour sa part parler d'une « prise de position ». Celle-ci est relativement simple et stable à travers le tempsFootnote 4. Pour Jacobi, la philosophie fait fausse route lorsqu'elle mise sur la capacité démonstrative et logique de la raison :

Ce qui est vrai absolument et en soi n'est pas donné à l’être humain par la voie de la raison […] Donc chaque fois que la raison prend de telles vérités pour prémisses de ses raisonnements, c'est qu'elle s'appuie sur quelque chose qu'elle n'a pas elle-même posé. Tout ce qui est absolument premier ou dernier est hors de son domaine. Toute son activité propre est une pure activité de médiation entre le sens, l'entendement et le cœur, dont elle a à administrer l’économie commune (Jacobi, W 7.1, p. 271).

Cependant, la raison philosophique en vient néanmoins à prétendre établir les conditions de l'inconditionné, faire la preuve de ce qui doit être présupposé par toute tentative visant à établir une preuve quelconque. En un mot, elle en vient à excéder les limites de son domaine. On retrouve bien ici une certaine affinité que Jacobi ne récusera jamais avec le criticisme kantien. À ceci près, qu’à ses yeux, l'idéalisme transcendantal auquel aboutissent Kant et les post-kantiens ne fait que déplacer le problème et ne présente qu'une nouvelle version de cette tendance inflationniste qui anime la philosophie fondée sur la logique démonstrative. La révolution copernicienne de Kant n'abolirait pas en effet la tendance qu'a la philosophie à se concevoir essentiellement comme pratique démonstrative, mais ne ferait que déplacer cette tendance de l'ordre des choses à l'ordre des phénomènes ou encore de l'ordre des causes du point de vue de Dieu aux conditions de possibilité de l'expérience pour un sujet transcendantal fini. Ce faisant, pour Jacobi, l'idéalisme opère encore une coupure entre soi et le monde qui ne saurait cicatriser tant et aussi longtemps que l'on se confinera à une posture représentationaliste comme le fait Kant. C'est donc une troisième voie à l'opposition dogmatisme-criticisme ou plutôt une réelle alternative à la philosophie (tant critique que dogmatique) conçue comme pratique strictement démonstrative que Jacobi prétend offrir en présentant une posture réaliste fondée sur ce qu'il nomme tantôt savoir immédiat, tantôt croyance.

C'est justement ce recours au terme de « croyance » posé comme « savoir » qui n'a pas manqué de dérouter et même de soulever l'ire de certains philosophes contemporains de Jacobi. Comment peut-on en effet prétendre défendre une posture réaliste établissant l'objectivité au sens fort du monde, de l'autre, de soi et de Dieu en évoquant pour ce faire une notion de croyance couramment associée, au contraire, à l'idée de certitude strictement subjective et ne s'appuyant en définitive que sur sa propre conviction intime à l'instar de l'opinion la moins solide ? C'est là tout le sens du fameux « salto mortale » de Jacobi (W 1.1, p. 20 ; 1995, p. 60). Selon lui, tout savoir dérivé, médiatisé ou conditionné doit en définitive reposer sur une cause ou un principe inconditionné et immédiatFootnote 5. Ne pouvant faire l'objet d'une démonstration comme le voudrait le dogmatisme, ni être posé (gesetzt) par le sujet comme le voudrait un certain idéalisme transcendantal, ces principes, ces conditions inconditionnées ne peuvent être que « saisies » comme vraies. On ne saurait aller plus loin que cette simple conviction immédiate qu'elles sont et, à ce titre, qu'elles sont nécessaires Footnote 6.

Il faut dès lors renoncer à ce projet que Spinoza, selon Jacobi, aurait amené à son paroxysme, à savoir vouloir faire de la philosophie « une connaissance qui se doit de tout expliquer et de ne tenir sa certitude que de ses démonstrations » (Guillermit, Reference Guillermit and Jacobi2000, p. 41). Il faut simplement assumer qu'une telle entreprise doit en définitive reposer sur une série de croyances qui sont autant de certitudes fondées sur la simple évidence. La vérité objective prise comme évidence n'est pas démontrable, explicable ou justifiable, elle est tout simplement (Jacobi, Nachlaß, I,1,2, p. 268). Et considérée comme telle, on peut comprendre pourquoi Jacobi l'associe au terme de « croyance » avant d'y associer le terme de « raison » compris comme faculté de saisir immédiatement le vrai, ce qu'il appellera également perception (Wahrnehmung)Footnote 7.

1.2. L'importance de Jacobi pour Hegel et la philosophie post-kantienne

En raison de cette critique philosophique de la philosophie (démonstrative) et de son recours au concept de « croyance », on a souvent vu Jacobi comme une sorte d’outsider, voire comme un penseur de l'irrationnel (Beiser, Reference Beiser1987, p. 46–47 ; Colletti, Reference Colletti and Garner1979, p. 139 sq. ; Lukács, Reference Lukács and Livingstone1976, p. 294 sq.), usant des artifices de la raison contre la raison. À cet égard, malgré son importance pour les philosophes à son époque, Jacobi reste en quelque sorte dans l'ombre de son contemporain Kant comme grand initiateur de l'idéalisme allemand. Et en un sens, s'il est vrai qu'on peut difficilement comparer l’œuvre philosophique de l'un et de l'autre, il n'en demeure pas moins que Jacobi, à l'instar de Kant, constitue à la fois une source d'inspiration et d'opposition constante pour toutes les grandes figures de l'idéalisme allemand de Fichte à Hegel en passant par Schelling. On pourrait même aller jusqu’à dire que c'est à travers ses controverses répétées avec Jacobi que cette constellation philosophique que l'on nomme plus largement la philosophie post-kantienne en est réellement parvenue à se définir elle-même. Jacobi constitue en effet l'ombre de Kant, une influence souterraine qui, par sa critique, anticipe les tendances à venir de l'idéalisme transcendantal (Jacobi, Lettre à J. P. F. Richter, 5 novembre 1798, dans Briefwechsel I.11, p. 318), plante — un peu malgré lui (Cerutti, 2012, p. 9) — les germes de l'idéalisme allemand (Jacobi, Lettre à Fries, 2 avril 1812, dans Fries, Reference Fries1867, p. 323Footnote 8) et pose un défi au projet même des philosophes post-kantiens en rejetant les prétentions spéculatives de la philosophie transcendantale. Et si la philosophie post-kantienne chercha à compléter d'une certaine manière le criticisme kantien, elle chercha également à répondre à ce défi que Jacobi posait à la philosophie dite « spéculative » (Sandkaulen, Reference Sandkaulen2019, pp. 167 et 292).

Il est d'ailleurs significatif qu'aux yeux de Hegel, Kant et Jacobi forment pour ainsi dire les deux facettes d'une même médaille. Il les place en effet tous deux au commencement comme instigateurs de la philosophie « la plus moderne » (neueste Philosophie)Footnote 9, celle qui marque un nouveau tournant dans la pensée et une sortie de la métaphysique moderne d'inspiration leibnizo-wolffienne :

En liaison avec Kant, il nous faut parler ici au préalable encore de Jacobi, dont la philosophie est contemporaine de celle de Kant. Le résultat en est le même dans l'ensemble, seuls diffèrent pour une part le point de départ et pour une autre la démarche (Hegel, Werke 20 Footnote 10, p. 315 ; Reference Hegel and Garniron1991, p. 1831 ; GW 30,1, p. 439 ; GW 30,2, p. 747).

Jacobi demeure de fait une référence constante pour Hegel : déjà lors de ses études à Tübingen, Hegel discute avec ses camarades non seulement des Lettres sur la doctrine de Spinoza, mais aussi des romans philosophiques (Rosenkranz, Reference Rosenkranz1963, p. 40), et même du « Concept préliminaire » (Vorbegriff) de l’Encyclopédie de Berlin, qui l'amène à considérer la position de Jacobi comme la troisième grande position de la penséeFootnote 11 relative à la question de l'objectivité, laquelle est précisément ce qu'il entend dépasser (ou sursumer) (Hegel, GW 20, §61–78, p. 100–118 ; Reference Hegel and Bourgeois1994, p. 323–342 ; GW 23,2, p. 569–579, 701–711 ; Sandkaulen, Reference Sandkaulen2019, p. 289–315 ; Westphal, Reference Westphal1989)Footnote 12.

Au cours de cette période, le rapport de Hegel à Jacobi a bien sûr évolué, depuis les premières années à Iéna où il polémique violemment contre lui (Hegel, GW 4, p. 313–414 ; Reference Hegel and Méry1952), vers un regard plus favorable, quoique non sans critique, lors des années de Heidelberg où il réalise une recension de ses œuvres complètes (Hegel, GW 15, p. 7–29 ; Reference Hegel and Doz1976). Les références implicites ou explicites à Jacobi sont ainsi constantes dans l’œuvre hégélienne comme le remarque Jean-Michel Buée, l'un des rares chercheurs dans le monde francophone à s’être intéressé à cette relation intellectuelle au point d'y consacrer un ouvrage :

Jacobi semble jouir d'un double « privilège » dans le corpus hégélien : outre le fait d’être l'un des auteurs les plus fréquemment cités par un philosophe dont on connaît la parcimonie dans ce domaine, il est celui, parmi tous ses contemporains, sur la pensée duquel Hegel ne cesse de revenir (Buée, Reference Buée2011, p. 9).

1.3. La place de Jacobi dans la Phénoménologie de l'esprit et l'enjeu de la perception

Dans le présent texte, il sera plus particulièrement question de la marque que Jacobi a pu laisser sur la première œuvre majeure de Hegel, La Phénoménologie de l'esprit, et ce, en un sens bien précis. On a en effet souvent souligné la présence de références plus ou moins implicites à Jacobi au sein de celle-ci (Pöggeler, Reference Pöggeler and Gadamer1966, p. 29), que ce soit dès le premier chapitre sur la certitude sensible (Falke, Reference Falke1996, p. 71–92 ; Harris, Reference Harris1997, p. 213–214 ; Sandkaulen, Reference Sandkaulen2019, p. 146 ; Solomon, Reference Solomon1985, pp. 324 et 329) jusqu'au chapitre sur la religion (Buée, Reference Buée2011, p. 137–149), en passant par les sections du chapitre six consacrées à « La foi et la pure intellection » (Reid, Reference Reid2016) ou « Le combat des Lumières avec la superstition » (Hyppolite, Reference Hyppolite1978, p. 427–428 ; Reid, Reference Reid2016) ainsi que, de manière beaucoup plus fréquente, celles consacrées à « L'esprit certain de soi. La moralité » (Hyppolite, Reference Hyppolite1978, p. 487-488)Footnote 13 et, tout particulièrement, à « La conscience morale et la belle âme » (Buée, Reference Buée2011, p. 119–137 ; Falke, Reference Falke1996, p. 318 sq. ; Hyppolite, Reference Hyppolite1978, p. 496 ; Pöggeler, Reference Pöggeler1999, p. 37–38 ; Speight, Reference Speight2001, p. 117–121)Footnote 14.

On a moins souvent entrevu la relation possible entre la critique de l'immédiateté jacobienne et le traitement que Hegel réserve à la perception au sein de la Phénoménologie de l'esprit, chose d'autant plus étrange que l'on connaît l'importance du concept de perception ou de Wahrnehmung pour Jacobi. Il est vrai que le chapitre deux de la Phénoménologie a rarement été l'objet d'une attention particulière comparativement au chapitre sur la certitude sensible ou à la section sur la conscience de soi. À titre d'exemple, il n'est pas même abordé par Kojève dans son grand commentaire de près de 600 pages (Kojève, Reference Kojève2008).

Et pourtant, l'enjeu de la perception est déterminant, non seulement pour le développement de la conscience naturelle cheminant vers le savoir absolu au sein de la Phénoménologie de l'esprit, mais encore pour comprendre comment l'approche spéculative de Hegel entend répondre à la posture de Jacobi à laquelle il accorde une importance certaine. En effet, ce concept de perception, même si cela n'a pas été toujours relevé par les commentateurs, constitue l'un des angles d'attaque constants de la critique hégélienne de la pensée de Jacobi, tant dans les écrits antérieurs que postérieurs à la Phénoménologie.

Ainsi, autant peut-on voir dans cette critique que Hegel développe au chapitre deux de la Phénoménologie à l'encontre d'un réalisme naïf qui prend appui sur le concept de perception un désaveu implicite de la position jacobienne — désaveu qui se trouvait déjà en germe dans Foi et Savoir où il accusait Jacobi de « restreindre la connaissance de l'effectivité commune (gemeiner Wirklichkeit) […] la foi et les vérités éternelles (ewigen Wahrheiten) à la toute simple perception » (Hegel, GW 4, p. 376–377 ; Reference Hegel and Méry1952, p. 259 [traduction modifiée]) —, autant les critiques ultérieures semblent s'ancrer en partie sur les leçons qu'il tire de cette analyse phénoménologique de la perception et de ses médiations entre l'objet, ses propriétés et la conscience.

Bien évidemment, il ne s'agit pas ici de réduire l'ensemble du propos tenu par Hegel au chapitre deux de la Phénoménologie à une confrontation directe avec la philosophie (ou la non-philosophie) de Jacobi (Jacobi, W 2.1, p. 194 ; Reference Jacobi and Radrizzani2009, p. 47). On pourrait en effet être tenté de répondre à une telle prétention en affirmant deux choses :

1) D'une part, que le chapitre consacré à la perception est davantage à mettre en relation avec la pensée de Locke (Cobben et al., Reference Cobben2006, p. 127 ; Falke, Reference Falke1996, p. 93 sq. ; Harris, Reference Harris1997, p. 248 ; Hyppolite, Reference Hyppolite1978, pp. 80, 108, 112–13 ; Solomon, Reference Solomon1985, p. 340 sq.) qu'avec celle de Jacobi, si tant est qu'il faille y voir une réponse à une posture philosophique particulière. Il serait cependant aisé de répliquer que pour Hegel, la critique de l'un et de l'autre est loin d’être incompatible. N'est-ce pas Hegel qui souligne justement dans Foi et Savoir que c'est chez Locke qu'il faut trouver la source de ce courant qu'il nomme philosophie réflexive et auquel il rattache tout autant Kant, Fichte que Jacobi ? Tous trois, selon lui, s'enferment en effet « également dans les limites de la fin que se propose Locke, à savoir la considération de l'entendement fini » (Hegel, GW 4, p. 326 ; Reference Hegel and Méry1952, p. 207). On peut certes contester la légitimité d'un tel rapprochement, particulièrement dans le cas de Fichte et Jacobi, mais il n'en reste pas moins que s'il est bien question d'une critique de Locke au second chapitre de la Phénoménologie, cela n'exclut pas que Hegel y trouve également l'occasion d'affûter sa critique de Jacobi, qu'il rapprochait par ailleurs déjà de Locke dans Foi et Savoir.

Mais l'on pourrait alors être tenté de me répondre, et c'est la deuxième chose à prendre en compte :

2) Qu'il est d'autre part loin d’être évident que le concept de perception tel que Jacobi en fait usage n'ait quoi que ce soit à voir avec ce que l'on entend habituellement par cette expression. Avec Jacobi, la Wahrnehmung comme saisie du vrai n'est pas vraiment une perception au sens classique telle qu'on peut la penser dans un cadre représentationaliste et c'est pourquoi la posture jacobienne demeurerait intacte face à la critique hégélienne de la perception. Dans les faits, l'on aurait davantage affaire à une forme sophistiquée de certitude sensible imperméable à l'erreur qui pourrait découler d'un jugement issu d'une perception au sens courant (Falke, Reference Falke1996 ; Marmasse, Reference Marmasse, Béguin and Marmasse2021, p. 77).

Or, s'il est vrai que l'on ne saurait réduire le concept jacobien de Warhnehmung à son sens usuel comme perception sensible d'un objet à travers ses qualités secondes — et Jacobi souligne lui-même cette différence lorsqu'il écrit : « L'animal ne perçoit que le sensible ; l'homme doué de raison perçoit en outre le supra-sensible et ce qui lui permet de percevoir le supra-sensible, il l'appelle sa raison, à la façon dont il appelle son œil ce qui lui permet de voir » (Jacobi, W 2.1, pp. 377, 409–410 ; Reference Jacobi and Guillermit2000, pp. 127, 154) — je tenterai de montrer qu'il joue néanmoins sur son ambivalence. En fait, la perception du supra-sensible chez Jacobi doit le plus souvent être comprise comme une sorte d’intuition immédiate (Sandkaulen, Reference Sandkaulen2019, p. 146) qui n'aurait dès lors pas à se décliner en propriétés d'objet et pourrait ainsi échapper à la critique hégélienne de la perception, sinon de la certitude sensible. Mais en cherchant justement à faire de cette perception spécifiquement humaine quelque chose riche de contenu, et non simplement l'intuition d'un universel vide ou abstrait, Jacobi se trouve pour ainsi dire forcé de rapprocher son concept de perception, mais sans l'y réduire, de son usage courant.

Ce sera d'ailleurs la forme générale de l'argument hégélien contre Jacobi : ou bien celui-ci parle bien d'une intuition immédiate lorsqu'il fait usage de la notion de Wahrnehmung et alors tout ce qu'il est en mesure de saisir est une vérité vide de contenu, ou bien cette vérité présente un certain contenu, même de manière tout à fait générale et apparemment indéterminée, et constitue dès lors une perception qui peut tomber sous le coup de la critique hégélienne. C'est précisément là l'un des apports de cette entreprise de confrontations des postures que de montrer que la critique hégélienne de la perception ne se limite pas uniquement, comme nous le verrons, à la perception au sens courant, mais qu'elle englobe en outre des formes de perceptions supra-sensibles comme celles d'un Jacobi.

L'intérêt de notre travail est ainsi double, en jetant un nouvel éclairage sur :

  1. 1) la critique de la perception au chapitre deux de la Phénoménologie en la confrontant à la posture jacobienne.

  2. 2) la crique hégélienne du savoir immédiat de Jacobi, laquelle fait l'objet d'analyses détaillées avant et après la Phénoménologie, mais qui demeurent toutefois laconiques quant à la critique du concept pourtant central de la perception chez Jacobi. J’émettrai ainsi l'hypothèse que si une telle critique est aussi peu présente dans les œuvres antérieures et postérieures, c'est précisément parce qu'on la trouve déjà de manière implicite dans le second chapitre de la Phénoménologie.

Dans la mesure où le concept de perception est aussi un motif de critique à l'endroit de Jacobi dans Foi et Savoir, on peut certainement penser que celui-ci reste une référence à l'esprit de Hegel lorsqu'il s'agit d'analyser les philosophies de la perception. Inversement, la critique phénoménologique de la perception en général en 1807 informera également sa critique ultérieure de Jacobi (Hegel, GW 15, p. 12 ; Reference Hegel and Doz1976, p. 24 ; GW 23,2, p. 702–703 ; GW 30,1, p. 178, 439–440 ; GW 30,2, p. 748–750 Werke XX, p. 326–327 ; Reference Hegel and Garniron1991, p. 1840).

Le but est donc de mettre en évidence le rôle qu'a pu jouer le chapitre deux de la Phénoménologie dans le développement de la critique hégélienne de Jacobi. Autrement dit, il s'agit de montrer que Hegel s'attarde dès 1802 à souligner les limites du concept de perception en discutant la pensée de Jacobi et que cette critique reste en arrière-plan de sa critique plus générale des philosophies de la réflexion au chapitre deux de la Phénoménologie auxquelles il n'associe pas seulement l'empirisme et le sensualisme hérités de Locke, mais aussi la pensée de Jacobi. Enfin, il s'agit de faire voir comment les outils critiques qui y sont développés continuent à informer sa position au moment où il reprend son dialogue critique avec Jacobi en 1817, puis à Berlin.

Pour ce faire, je propose d'abord d'examiner la conception jacobienne de la Wahrnehmung comme saisie immédiate du vrai pour ensuite faire l'analyse de sa critique par Hegel et exposer, chemin faisant, l'importance d'une telle critique dans le cadre plus général de la confrontation de leurs philosophies.

2. Le concept de Wahrnehmung chez Jacobi

Penseur de l'immédiateté, apologiste de la croyance, Jacobi est longtemps apparu comme la bête noire des philosophes, le porte-étendard de l'irrationalisme, voire du fidéisme qui poussait le rationalisme dans ses derniers retranchements. En un éclair, Jacobi établissait sans démonstration nécessaire la réalité de ces objets que les milliers de pages noircies par l'encre des philosophes semblaient incapables d’établir de manière convaincante : le soi, le corps, le monde, autrui et, évidemment, Dieu. Il suffisait d'un mot pour Jacobi : Glaube, croyance :

[N]ous naissons tous dans la croyance et devons rester dans la croyance, de même que nous naissons tous dans une société et devons rester dans une société. Comment pouvons-nous aspirer à la certitude si la certitude ne nous est pas déjà connue d'avance ? Et comment peut-elle nous être connue si ce n'est par quelque chose que nous reconnaissons déjà avec certitude ? Cela conduit au concept d'une certitude immédiate qui non seulement n'a besoin d'aucune preuve mais qui encore exclut absolument toutes les preuves et qui est purement et simplement la représentation s'accordant avec la chose représentée (et donc a son fondement en soi-même). La conviction produite par des preuves est une certitude de seconde main, elle repose sur une comparaison et ne peut jamais être pleinement sûre et parfaite. Si tout assentiment qui ne provient pas de motifs rationnels est une croyance, la conviction pour motifs rationnels doit nécessairement venir elle-même de la croyance et recevoir d'elle seule sa force.

Grâce à la croyance, nous savons que nous avons un corps et qu'il y a en dehors de nous d'autres corps et d'autres êtres pensants. C'est là une authentique, une merveilleuse révélation ! (Jacobi, W 1.1, p. 115–116 ; Reference Jacobi and Tavoillot1995a, p. 113 ; voir Hegel, GW 20, §63, p. 102 ; Reference Hegel and Bourgeois1994, p. 326 ; GW 23,2, p. 570–571)

On aurait tort, bien entendu, de voir dans cette posture réaliste fondée sur le concept de croyance un simple saut dans la foi. Si Jacobi parle bien d'un saut périlleux (salto mortale), celui-ci vise avant tout une sortie de la (mauvaise) philosophie (démonstrative) plutôt qu'un saut mystique dans la foiFootnote 15. En fait, si l'on relit les Lettres à Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza, on voit bien qu'il s'agit simplement, dans le contexte de la discussion avec Lessing, d'une culbute permettant aux philosophes accusés de « marcher sur la tête » (Jacobi, W 1,1 p. 29 ; Reference Jacobi and Tavoillot1995a, p. 66)Footnote 16 de reprendre pied et retrouver leur sens (di Giovanni, Reference Di Giovanni1994, p. 29–30 ; 2005, p. 13). Le philosophe vit en effet, selon Jacobi, dans un monde renversé — image que Hegel reprendra à son compte (Hegel, GW 9, p. 96–97 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 132)Footnote 17 — et, marchant sur la tête, il prend le produit de ses réflexions et de ses abstractions comme fondement du réel, alors que c'est au contraire la réalité première et immédiate qui rend possible l'activité spéculative de l'entendement (Jacobi, W 1.1, p. 144 ; Reference Jacobi and Tavoillot1995a, p. 132)Footnote 18. Le salto mortale constitue ainsi une réhabilitation du sens commun contre les constructions abstraites et formelles de la pensée, une réaffirmation du primat de la sphère pratique de la vie face à la domination de la theoria et n'est périlleux à ce titre que pour le philosophe et son statut. Il ne s'agit donc point simplement d'une critique irrationaliste ou fidéiste de la raison, même si Jacobi finit bien par relier son concept philosophique de croyance à une notion beaucoup plus proche de la croyance religieuse comme révélation en jouant ainsi sur l'ambiguïté du mot allemand Glaube. Ce sera d'ailleurs l'une des forces de la critique de Hegel de souligner la véritable nature de ce double discours (Hegel, GW 16, p. 192 ; Reference Hegel, Georget and Grosos2001, p. 91 ; GW 23,2, p. 570–571 ; Werke XX, p. 323 ; Reference Hegel and Garniron1991, p. 1837). On peut néanmoins, comme l'a souligné Gilles Marmasse (Marmasse, Reference Marmasse, Béguin and Marmasse2021, p. 61–62), concevoir la philosophie de la croyance de Jacobi en des termes strictement philosophiques sans avoir à évoquer un quelconque argument d'autorité d'ordre religieux. Pour ce faire, Marmasse s'attarde principalement sur le David Hume et la croyance. Idéalisme et réalisme qui « se singularise dans le parcours de Jacobi par l'absence du thème du supra-sensible » (Marmasse, Reference Marmasse, Béguin and Marmasse2021, p. 62). On se trouve ici devant un dialogue qui « tire son intérêt d'un usage précis des débats de l’époque et d'un remarquable effort pour échapper à leurs apories » (Marmasse, Reference Marmasse, Béguin and Marmasse2021, p. 62). Nous serions ainsi au cœur de ce qui constitue la contribution de Jacobi à un débat essentiellement philosophique entre les postures idéaliste et réaliste et portant non pas sur le domaine du supra-sensible, mais bien plus sur « la perception finie, celle des corps sensibles et des sujets pensants, eux-mêmes saisis à partir de leurs corps respectifs » (Marmasse, Reference Marmasse, Béguin and Marmasse2021, p. 62).

Évidemment, il y a une certaine limite à défendre de manière absolue une telle posture consistant à distinguer dans l'usage jacobien du concept de croyance ou de perception ce qui relèverait strictement du domaine du sensible ou du fini et ce qui relèverait également du supra-sensible et de l'infini, alors même que l'ensemble de l’œuvre tend à vouloir articuler ces deux plans. Et Marmasse en convient d'ailleurs lui-même (Marmasse, Reference Marmasse, Béguin and Marmasse2021, p. 62) : pour considérer le David Hume (1787) comme une contribution strictement philosophique au débat entre réalisme et idéalisme sans vouloir y déceler un arrière-plan métaphysique ou religieux (supra-sensible), il faut l'isoler tant par rapport aux œuvres antérieures — à savoir les Lettres sur la doctrine de Spinoza (1785) (Jacobi, W 1.1, p. 115–118 ; Reference Jacobi and Tavoillot1995a, p. 113–114) — que postérieures — notamment la préface de 1815 au deuxième tome des Œuvres complètes qui introduit justement le David Hume (Jacobi, W 2.1, p. 402–403 ; Reference Jacobi and Guillermit2000, p. 148–149) — où les concepts philosophique et religieux de croyance et de foi vont résolument de pair. Il faut en outre d'une certaine manière isoler le David Hume de son contexte essentiellement polémique. Au-delà d'une contribution, aussi significative soit-elle, aux discussions sur la perception finie de soi, du corps d'autrui et du monde, l'ouvrage se veut avant tout une réponse aux accusations de superstition et d'irrationalisme qui tentaient de minorer de manière générale la valeur philosophique du propos jacobien. Jacobi entend ainsi montrer qu'il est parfaitement en mesure de défendre sa posture en se limitant au champ de la philosophie au sens strict, en s'appuyant notamment sur la pensée de Hume. Il ne s'agit pas cependant d'abandonner l'idée du supra-sensible ou du divin, mais plutôt de répondre en un premier temps aux critiques sur leur propre terrain en démontrant la cohérence purement philosophique de son propos afin de forcer dans un deuxième temps le pas vers la croyance religieuse.

Et pourtant, on doit néanmoins souligner cette possibilité de concevoir la posture jacobienne comme parfaitement cohérente d'un point de vue philosophique. C'est d'ailleurs pourquoi Jacobi insistera constamment sur la probité philosophique de sa posture visant à mettre la croyance au fondement du savoir en évoquant les noms de philosophes insignes que nul n'aurait idée d'accuser de piétisme. Il évoque ainsi à sa défense le témoignage d'un Hume (Jacobi, W 2.1, p. 29–31 ; 2000, p. 189–191) ou d'un Kant (Jacobi, W 1.1, p. 319–321 ; Reference Jacobi and Tavoillot1995b, p. 230–231).

Certains commentateurs (Baum, Reference Baum1969, pp. 75, 80 ; di Giovanni, Reference Di Giovanni2005, p. 88-90 ; Franks, Reference Franks and Munk2011, p. 210 sq.) ont également souligné l'influence possible de Thomas Reid, philosophe du sens commun, dont Jacobi prend en effet soin de mentionner l'importance dans une lettre à Neeb (Lettre à Neeb, 18 octobre 1814, dans Jacobi, Reference Jacobi1970, p. 444–445). Un tel rapprochement fut également mis de l'avant par Friedrich Schlegel dans sa critique du Woldemar (Schlegel, Reference Schlegel and Cerutti2012, p. 143). Selon di Giovanni, ce serait en s'inspirant de Reid que Jacobi aurait fondé son épistémologie sur la perception (Wahrnehmung) comme saisie-du-vrai (Wahr-nehmen) (di Giovanni, Reference Di Giovanni2005, p. 88 ; Jacobi, W 2.1, p. 208–209 ; 2009, p. 63–64). Il faudrait ici cependant plutôt parler d'affinité que d'influence directe comme le souligne Bowman : « il est impossible que Reid ait pu servir de source, bien que Jacobi voie en lui un important camarade de lutte » (Bowman, Reference Bowman, Jaeschke and Sandkaulen2004, p. 160). En fait, toujours selon Bowman, ce serait plutôt à la fois à partir et contre Spinoza que Jacobi développerait sa position. Celle-ci serait conforme à la philosophie de Reid, mais ne découlerait pas directement de sa lecture par Jacobi. Pour le dire rondement, Jacobi reprendrait l'idée spinoziste « que la vérité est sa propre norme » (Spinoza, Reference Spinoza1974, Part. II, p. 43, p. 129) pour défendre le fait qu'on ne saurait douter de l’évidence (qu'elle soit le fruit d'une perception ou d'une croyance) en notre propre existence et en celle du monde, par exemple, dans la mesure où il s'agit bien d'idées vraies et donc imperméables au doute selon Spinoza. En même temps, Jacobi refuserait l'entreprise spinozienne consistant à atteindre cette vérité à travers une entreprise systématique et démonstrative. C'est justement ici que Jacobi en appellerait à son fameux saut périlleux hors de la philosophie démonstrative.

On peut d'ailleurs évoquer la lettre à Hamann du 22 juin 1787 pour montrer à quel point, à l’époque où il écrit son David Hume et où il a déjà établi pour l'essentiel sa conception de la croyance et de la perception, Jacobi n'est pas encore des plus familiers avec l’œuvre de Reid. Il dit bien à Hamann qu'il « voulait » lire les Essays on the Intellectual Powers of Man de Reid (1785), mais qu'il ne l'avait pas encore fait (Jacobi, Briefwechsel I.6, p. 200–201). Ce n'est donc qu'après avoir développé sa propre pensée à la fois avec et contre Spinoza, puis avec et contre Kant, qu'il a pu trouver en Reid et la philosophie du sens commun une pensée alliée et, de même, un appui pour défendre sa propre position (di Giovanni, Reference Di Giovanni2005, p. 317). Comme l'explique bien Sandkaulen (Reference Sandkaulen, Sandkaulen and Jaeschke2021, p. 203), on peut admettre, avec Bowman, que Reid n'a pas exercé une influence déterminante sur la genèse de la pensée jacobienne tout en reconnaissant, avec Braun, Franks et di Giovanni — ou Schlegel avant eux — qu'il y a des affinités manifestes entre les deux positions et que, rétrospectivement, Jacobi aura su se réclamer de Reid notamment en ce qui a trait à la notion de perception.

Chez Jacobi, la perception constitue un savoir immédiat non discursif mais expérientiel et même « existentiel » (Sandkaulen, Reference Sandkaulen2019, p. 39), donnant accès à la vérité de ce monde réel que l'entendement déforme constamment en substituant l'abstraction au réel. La perception jacobienne est préréflexive et fournirait en quelque sorte une sensation d’évidence immédiate que l'on ne saurait contester sans remettre automatiquement en question les fondements mêmes de ce questionnement.

La perception jacobienne se distinguerait ainsi de l'intuition intellectuelle si chère à l'idéalisme allemand et particulièrement à Fichte et Schelling. Le parallèle n'est outefois pas absurde et Jacobi rapproche lui-même, en un sens, les deux notions dans Des choses divines et de leur révélation :

[O]n trouve ici aussi, sous des noms semblables ou différents, comme norma veritatis, ce que le spinozisme moderne appelle l'intuition intellectuelle de l'absolu, expression qui, à mon jugement, n'est pas précisément absurde et condamnable. Il nous faut bien une expression particulière pour désigner le mode de conscience dans lequel le vrai, le bien et le beau en soi se rendent présents à nous et se révèlent comme quelque chose de surabondant, de premier et de suprême, qui ne peut se présenter en aucun phénomène, mais qui permet aux Idées, aux sentences suprêmes de la raison de passer dans l'entendement comme des connaissances immédiates excluant la médiation préalable du sens ; de la sorte, il est indéniable que non seulement s'attache à ces connaissances le sentiment plein de vérité et de certitude qui accompagne les intuitions sensibles, mais encore c'est grâce à elles seulement que tout le cœur de l'homme en vient à participer, de manière inexprimable, à la certitude la plus parfaite du vrai […] Je pose la question de savoir si une représentation objective sans intuition sensible ne peut être appelée une intuition intellectuelle ou bien si l'on peut concevoir une représentation objective sans quelque chose d'analogue à l'intuition, c'est-à-dire sans perception (Jacobi, W 3.1, p. 122–123 ; Reference Jacobi and Cerutti2008, p. 127).

Il nous semble cependant que la notion de perception chez Jacobi doit malgré tout être distinguée de l'usage que font Fichte et Schelling par exemple du concept d'intuition intellectuelle. Certes, tout comme la perception chez Jacobi, l'intuition intellectuelle est décrite par Schelling comme « une connaissance à laquelle ne conduisent ni preuves, ni raisonnements, ni concepts en général » (Schelling, SW 3 Footnote 19, p. 369). Une telle connaissance n'est toutefois possible pour Schelling que parce que le sujet intuitionnant est identique à l'objet intuitionné. Tout comme pour Fichte, l'intuition intellectuelle est essentiellement un « acte par lequel le Moi est engendré pour lui » (Fichte, W 1 Footnote 20, p. 463 ; Reference Fichte and Philonenko1964, p. 272). A contrario, ce qui importe davantage à Jacobi ne sera pas tant le rôle actif du soi dans le processus perceptif que la réalité de l'objet ainsi saisi, objet qui ne sera précisément pas le soi. C'est ainsi que Jacobi écrit dans l’Allwill :

Nous reconnaissons librement et sans contrainte, ajouta Allwill, que ce n'est pas par concept que nous saisissons comment non seulement nous sentons, mais encore que nous sentons quelque chose, en vertu d'un simple affect et du mouvement de nos sens,— nous prenons conscience d'une chose entièrement différente de nous et nous la percevons ou en d'autre mots nous la prenons pour vraie (Jacobi, W 6.1, p. 161).

Il faut donc insister sur cette différence : non seulement la perception prétend saisir ce qui est autre et hors de soi, mais elle insiste davantage sur la dimension passive ou plutôt affective de la perception que sur son caractère actif ou constitutifFootnote 21. En cela, là où l'intuition intellectuelle reste intimement liée aux notions clés de l’idéalisme que sont l'aperception transcendantale, l’activité du sujet ou la conscience de soi, la perception jacobienne insiste à l'inverse sur des aspects qui renforcent sa position réaliste : l'immédiateté du rapport à l'objet saisi comme présence.

En fait, la posture de Jacobi semble essentiellement s'appuyer, de manière exagérée peut-être, sur une sorte de jeux de mots ou plutôt sur une relecture étymologique des mots allemands Wahrnehmung et Vernehmen Footnote 22 faisant littéralement de la perception une saisie du vrai (Jacobi, W 2.1, p. 208–209 ; 2009, p. 63–64) et de la raison (Vernunft) un terme dérivé de cette perception originaire (Jacobi, W 2.1, pp. 201, 208 ; Reference Jacobi and Radrizzani2009, pp. 55, 63)Footnote 23. Selon le dictionnaire des frères Grimm (vol. 27, p. 947Footnote 24), cette idée de la perception comme saisie du vrai se trouvait déjà exprimée chez Meister Eckhart, mais elle apparaît avoir été largement négligée par les philosophes à l’époque de Jacobi comme Kant (AK IIIFootnote 25, pp. 125, 152 ; AK IV, p. 89 ; Reference Kant and Alquié1980, pp. 873–874, 906–907, 1421 ; Eisler, Reference Eisler, Balmès and Osmo2011, p. 790–791) ou Fichte (W 2, p. 7 ; Reference Fichte and Philonenko1987, p. 35) qui conçoivent plutôt la perception comme conscience du donné empirique ou comme saisie du particulier devant ensuite être organisé et médiatisée par l'entendement pour donner lieu à un savoir. Bien que Hegel partage en un sens une posture similaire, il n'en reste pas moins qu'il semble faire indirectement référence à Jacobi au chapitre deux de la Phénoménologie en y reprenant dès le début cette idée de jouer avec le terme même de perception (en allemand) pour y voir une prétendue (aux yeux de Hegel du moins) saisie de la vérité (Hegel, GW 9, p. 71 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 93 ; Heidegger, GA 32Footnote 26, pp. 101, 119 ; Reference Heidegger and Martineau1984, pp. 121, 138 ; Labarrière, Reference Labarrière1985, p. 76 ; voir également Hegel, GW 20, §420, p. 425 ; Reference Hegel and Bourgeois2006, p. 225).

Considérant le recours apparemment peu répandu parmi les philosophes de l’époque à un tel jeu sur l’étymologie, mais aussi l'insistance de Jacobi quant au caractère novateur de sa « trouvaille » et son influence sur la pensée hégélienne naissante, il apparaît raisonnable d'en conclure qu'il fait effectivement l'objet, implicitement à tout le moins, des premières lignes du chapitre deux de la Phénoménologie.

L’étymologie tout à fait particulière que Jacobi attribue au concept de perception n'a pu que marquer Hegel, au point où il s'autorise à la reprendre dans une perspective critique pour ouvrir son chapitre. Jacobi a par ailleurs souvent fait valoir l'importance de l’étymologie pour clarifier les concepts : « Si nous recherchons les sens premiers des mots, il n'est pas rare que nous en tirions une lumière qui nous permette d’élucider des concepts devenus très obscurs » (Jacobi, W 2.1, p. 53 ; 2000, p. 204). Or, il n'y a peut-être pas de cas de figure plus flagrant d'une telle pratique chez lui que celui du concept de perception. En effet, celle-ci doit s'entendre, pour Jacobi, en fonction même de sa construction sémantique comme une véritable saisie du vrai (Wahre) : on peut en effet faire dériver le « -nehmung » du verbe « nehmen » qui signifie « prendre », « saisir ». En insistant ainsi sur ce sens premier de la perception comme saisie-du-vrai, Jacobi entend récuser toute la tradition sceptique, autant ancienne que moderne, qui met l'accent sur la faillibilité des sens et qui rejette ainsi l'idée que la vérité comme adæquatio intellectus et rei puisse être adéquatement fondée sur les facultés perceptives de l’être humain.

Cette remise en question de la perception comme vecteur de vérité, nul ne l'a menée plus loin que Kant aux yeux de Jacobi : « Il épure la sensibilité à tel point qu'après cette purification elle perd entièrement la qualité de faculté de percevoir. Nous apprenons que par les sens nous n'apprenons absolument rien de vrai » (Jacobi, W 2.1, p. 382 ; 2000, p. 131 ; voir également Nachlaß I, 1, 1-2, pp. 232–234, 258, 281 ; Jaeschke, Reference Jaeschke, Sandkaulen and Jaeschke2021, p. 178–179). Nous n'avons en effet affaire qu’à de purs phénomènes (Erscheinungen) où l'apparence (Schein) se confond avec la chose perçue comme simple représentation. C'est d'ailleurs ce qui empêche toute réconciliation entre Jacobi et la doctrine kantienne :

[I]l semble qu'elles [la doctrine de Kant et celle de Jacobi] devraient pouvoir se rencontrer […] et s'unir en une seule et même doctrine. Mais c'est impossible en raison de l'incompatibilité des premiers présupposés sur lesquels elles se fondent respectivement : la mienne sur le présupposé qu'il y a perception, au sens le plus strict du mot [Jacobi entend par-là l'idée de perception comme saisie du vrai], et qu'il faut tout simplement admettre sa réalité et sa véracité, quelque miracle incompréhensible qu'on y voie ; celle de Kant, sur le présupposé exactement inverse, invétéré dans les Écoles, qu'il n'y a pas perception, au sens propre du mot ; que l'homme ne reçoit de ses sens que des représentations qui peuvent bien se rapporter à des objets existant en soi indépendamment de ces représentations, mais qui ne contiennent absolument rien de ce qui appartient aux objets eux-mêmes, en tant qu'ils existent indépendamment de ces représentations… (Jacobi, W 2.1, p. 390 ; 2000, p. 137 ; voir également Nachlaß I, 1, 1-2, p. 131).

Deux choses sont à remarquer dans ces extraits. D'abord, l'importance qu'accorde Jacobi aux sens, sa critique de Kant tournant en effet autour du fait que la perception kantienne prive les sens de toute valeur épistémique en réduisant leur donné au statut de simple représentationFootnote 27. Or, cela vaut non seulement pour la raison, instrument de la perception supra-sensible, mais aussi, et surtout, pour les cinq sens dans leur acception courante. On voit bien là l'ambiguïté en jeu dans le traitement jacobien de la perception qui tantôt fait la distinction, tantôt traite conjointement la perception au sens courant et la perception comme saisie immédiate du vrai en un sens supra-sensible. Ensuite, soulignons cette critique de Kant, lequel, reconnu comme le grand fossoyeur de la métaphysique dogmatique, resterait malgré tout, sur la question de la perception du moins, prisonnier du « présupposé » « invétéré dans les Écoles », par quoi il faut comprendre les préjugés de l’École wolffienne sur le concept de perception. Cette critique demeure constante dans l’œuvre de Jacobi qui revendique d'une certaine manière pour lui-même la primauté du titre de fossoyeur du dogmatisme si souvent associé à Kant.

Or, si Jacobi se permet de prétendre une telle chose, à savoir qu'il aurait lui-même anticipé et mené plus loin que Kant lui-même la critique de métaphysique wolffienne, c'est avant tout à partir de son concept de Wahrnehmung. Jacobi attache ainsi une importance capitale à ce concept qui constitue pour ainsi dire le socle de son épistémologie (Jacobi, W 1.1, p. 248–249 ; Reference Jacobi and Tavoillot1995b, p. 382 ; W 2.1, p. 89 ; 2000, p. 231). Comme « saisie-du-vrai » qui se trouve au-delà de la conscience — la vérité n’étant que la réalité de l'objet que la conscience ne produit pas, telle une représentation, mais saisit comme on saisit bien quelque chose entre nos mains —, la perception implique une posture réaliste : la vérité se trouve du côté de la réalité extérieure, existante au-delà de ma conscience et la perception est simplement un moyen de s'en saisir littéralement. Moyen qui n'est toutefois pas médiation pour Jacobi, mais saisie immédiate. La perception est en effet quelque chose d'immédiat, même si, étrangement, on semble pouvoir plus ou moins cultiver notre perception, notre préhension du vrai (Jacobi, W 2.1, p. 209 ; 2009, p. 64). Jacobi insiste ainsi pour dire que la « raison humaine est uniquement perception (Wahrnehmung), caption du vrai (une détermination déjà donnée par le sens littéral de Wahr-nehmung) », tout en soulignant que cette perception « en tant que rationnelle [est] accompagnée d'un recueillement (Besinnung) et d'un dessein, [c'est une] perception ordonnatrice, continue, active, volontaire — pleine de pressentiments » (Jacobi, W 2.1, p. 209 ; 2009, p. 64 [traduction modifiée]).

La perception reste toutefois sans « pourquoi », et elle n'aspire d'ailleurs pas à expliquer, elle limite la connaissance à un simple constat de fait. C'est plutôt la réflexion qui cherche ensuite l'explication du pourquoi, mais ce savoir, dérivé pour Jacobi, est déjà secondaire. Que l'on aspire à une explication — au risque de perdre de vue la vérité telle qu'elle se donne à voir — ou que l'on se contente au contraire d'y voir un simple « miracle incompréhensible » (Jacobi, W 2.1, p. 390 ; 2000, p. 137), une donation de sens, c'est uniquement par la perception que l’être humain accède à la vérité. La réflexion ne ferait qu'introduire le risque de l'erreur en cherchant au contraire à démontrer et à étayer cette vérité de la perception (Jacobi, W 2.1, p. 378–379 ; 2000, p. 128).

3. La critique hégélienne de Jacobi et l'enjeu de la perception

C'est précisément une telle position que Hegel entend déboulonner au second chapitre de la Phénoménologie de l'esprit en montrant d'abord que toute perception ne peut être la simple saisie d'une universalité abstraite comme le suggère Jacobi.

Rappelons l'argument général de Hegel : le ceci de la certitude sensible tout comme le maintenant et le soi sans plus de détermination se sont avérés vides de contenu et le réaliste naïf doit dès lors préciser sa pensée, décrire son objet. Nous nous trouvons à partir de là transportés dans le domaine de la perception où l'objet décrit s'oppose à tel autre objet et contient ainsi en soi le négatif. Plus encore, cette démarcation entre les objets peut être établie par la conscience naturelle à partir d'une analyse des propriétés mutuellement exclusives, mais co-déterminantes de l'objet singulier. Le ceci devient une chose pleine de propriétés (Hegel, GW 9, p. 71 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 94 ; Houlgate, Reference Houlgate2013, p. 48 ; Pinkard, Reference Pinkard1996, p. 28). Or, on est alors confronté à un problème classique, consistant non seulement à distinguer qualités premières et secondes ou même la substance de ses accidents, mais encore l'Un et le Multiple. L'objet comme chose doit se constituer comme unité distincte et pourtant, au travers de la perception, c'est seulement comme une série de propriétés sensibles que je parviens à la saisir de manière spécifique. Et c'est ici que Hegel opère un geste semblable à celui déjà opéré au chapitre 1 : ce qui permet de sauvegarder l'unité de la chose, cette combinaison particulière de déterminations universelles (comme la rouge, le dur, l'amer, etc.), ce sera encore une fois la conscience capable d'articuler l'unité de l'objet et la multiplicité de ses propriétés. Cette articulation sera cependant médiatisée selon Hegel par l'entendement, la réflexion, le jugement. En fait, la perception laissée à elle-même demeure incapable de lever les contradictions apparentes qui la grèvent et que l'on peut associer à ce que Houlgate nomme des « universaux unilatéraux » (Houlgate, Reference Houlgate2013, p. 56–57 ; Heidegger, GA 32, p. 118 ; Reference Heidegger and Martineau1984, p. 137). Il faudra l'intervention de l'entendement capable de poser l'articulation logique entre le pour-soi et le pour-un-autre, l'un et le multiple ou la différence indifférente et la différence exclusive pour résoudre les apories de la perception et en corriger les erreurs.

Une chose importante à remarquer : même si l'on pense immédiatement à une perception d'ordre sensible lorsque Hegel évoque le grain de sel comme exemple, on peut néanmoins penser, comme le suggère Houlgate, que la critique hégélienne porte plus fondamentalement sur les modalités mêmes de toute perception possible :

Note that Hegel has reached this conception of the object of perception not by reflection on our everyday perceiving, but by rendering explicit what is implicit in the truth that emerges in the experience of sense-certainty […] it is important to recognize that Hegel's derivation of the object of perception is wholly immanent: the truth for perception must take the form of things with properties because this is what is implicit in the very form of emergent truth. If you spell out what it means for the truth, as object of consciousness, to be that-which-is-not-just-the-object-of-immediate-certainty, what you get first are things with properties. This, then, is the conception that necessarily governs perception […] (Houlgate, Reference Houlgate2013, p. 48).

Cela signifierait donc que la critique hégélienne n'aurait pas pour objet que la perception sensible telle qu'on l'entend communément, mais qu'elle pourrait éventuellement recouvrir l'idée d'une perception « supra-sensible », ce qui permettrait d'affirmer que la posture jacobienne tombe aussi sous le coup de cette critique, à condition bien sûr que Hegel soit en mesure de montrer que la perception au sens de Jacobi doit, elle aussi, forcément prendre la forme d'une dialectique entre la chose et ses propriétés.

Si c’était le cas, et nous verrons en quoi l'on peut effectivement affirmer que c'est le cas pour Hegel, nous aurions ainsi une nouvelle démonstration de ce qui constitue le geste critique général de Hegel à l'endroit de Jacobi. Celui-ci peut en effet se résumer ainsi :

  1. 1) D'une part, Hegel entend démontrer que le savoir immédiat présuppose tout un lot de médiations comme conditions de possibilités à la fois formelles, matérielles et historico-culturelles. Le savoir immédiat n'est une « pensée riche de contenu » (eine inhaltsreiche Einsicht) (Hegel, GW 9, p. 42 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 52) qu'en se révélant à travers ses médiations. Sans elles, ce savoir reste au contraire vide de contenu (Hegel, GW 20, §73, p. 113 ; Reference Hegel and Bourgeois1994, p. 337). Hegel présentera ainsi toute une série d'arguments tendant à montrer que pour posséder un quelconque contenu significatif, le savoir immédiat de Jacobi ne peut entièrement faire l’économie de médiations qu'il considère par ailleurs comme dérivées et secondesFootnote 28.

  2. 2) D'autre part, Hegel cherchera à démontrer que le savoir immédiat n'est pas seulement de facto médiatisé et que c'est à ce titre seulement qu'on peut le dire significatif, mais qu'il est en outre médiatisant, qu'il se construit lui-même sur des rapports d'opposition et de négation qui forcent sa mise en rapport avec une réalité qui n'a dès lors rien d'immédiat. C'est en ce sens que Hegel affirme que « la détermination de la médiation est contenue dans cette immédiateté-là elle-même » (Hegel, GW 20, §70, p. 110 ; Reference Hegel and Bourgeois1994, p. 334). Le savoir immédiat est médiatisant dans la mesure où il établit un certain rapport entre soi et le monde, entre le fini et infini, entre le sensible et le supra-sensible qui présuppose déjà la différence entre les deux et donc la nécessité de les articuler. Le pont que devait être le savoir immédiat présuppose déjà par son entreprise qu'il y a séparation et donc que le savoir immédiat est aussi médiation. Ce savoir immédiat n'apparaît dès lors immédiat que par une sorte d'auto-négation de cette dimension médiatisante qui est sienne. Comme l’écrit Hegel, l'immédiateté « ne vient au jour que dans une médiation qui s'enlève elle-même » (Hegel, GW 15, p. 12 ; Reference Hegel and Doz1976, p. 24). L'immédiateté est ainsi un processus abstractif : le procès par lequel on fait abstraction de sa processualité même. Or, qui dit processus dit médiation, ce qui condamne la posture jacobienne à une insoluble contradiction dès lors que l'on refuse de faire le saut dans le spéculatif proprement hégélienFootnote 29.

À la lumière de cette critique générale de Jacobi, on peut comprendre en quelque sorte la stratégie argumentative de Hegel quant au concept jacobien de perception. Il s'agira d'expliquer que celui-ci, malgré sa prétention à être une saisie immédiate de la vérité plus proche de l'intuition préréflexive et servant de condition à tout jugement plutôt que soumise au jugement comme tel, demeure médiatisé et médiatisant au sens où Hegel le définit dans le second chapitre de la Phénoménologie comme rapport entre l'Un et le Multiple, entre propriétés exclusives et indifférentes, etc.

La première étape sera de montrer que la perception jacobienne peut et doit être pensée en termes de rapport de détermination et pose, même sous la forme d'un sentiment immédiat plutôt que comme jugement, son objet comme chose déterminée et donc constituée de propriétés. On retrouve, il me semble, une telle critique au §74 de l’Encyclopédie : dès lors que le savoir immédiat affirme l'existence d'une chose comme celle d'un particulier — qu'il s'agisse de soi, d'autrui, du monde ou de Dieu ; et une telle chose semble inévitable pour autant qu'il s'agisse précisément pour Jacobi de sauver la personnalité des griffes du fatalisme ou du nihilisme (Jacobi, W 2.1, p. 398 sq. ; 2000, p. 142 sq.) — elle se trouve dans l'obligation de définir le contenu de son intuition, de le décrire d'autant plus que « le particulier a précisément pour être, de se rapporter à autre chose en dehors de lui » (Hegel, GW 20, §74, p. 114 ; Reference Hegel and Bourgeois1994, p. 338). Pour le dire dans les mots attribués à Spinoza, auxquels Hegel accorde une « importance infinie » (Hegel, GW 21, p. 101 ; Reference Hegel and Bourgeois2015, p. 153) : Omnis determinatio est negatio, « La déterminité est la négation, posée comme affirmative » (Hegel, GW 21, p. 101 ; Reference Hegel and Bourgeois2015, p. 153). Du moment que l'on accorde la détermination « d’être » au particulier, objet de l'intuition immédiate, on pénètre dans la sphère discursive où celui-ci se définit tant par ce qu'il est que par ce qu'il n'est pas (Hegel, GW 20, §74, p. 114 ; Reference Hegel and Bourgeois1994, p. 338).

Or, on passe ainsi de la Wahrnehmung jacobienne à la perception au sens usuel ou du moins au sens de Hegel. Il s'agit donc de voir si l'analyse à laquelle se livre Hegel au chapitre deux de la Phénoménologie peut en quelque sorte coller au concept de Jacobi.

Même si la perception jacobienne n'est pas sensible, elle se décline tout de même selon une détermination particulière comme c'est le cas pour la perception en général. Si, en effet, la vérité d'une chose se donne à nous par le biais de la perception, elle le fait selon une certaine détermination. L'objet est « le simple » (das Einfache), mais il se montre néanmoins « comme la chose avec de multiples propriétés » (Hegel, GW 9, p. 71 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 94). Certes, Jacobi aurait beau jeu de dénoncer l'erreur consistant à faire de la perception comme saisie de la vérité inconditionnée une perception simple que l'humain partagerait avec l'animal. Si la perception jacobienne semble parfois se condamner à ce « milieu universel abstrait » que Hegel nomme « la choséité en général » (Hegel, GW 9, p. 72 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 95 ; GW 21, p. 84 ; Reference Hegel and Bourgeois2015, p. 124) en faisant fi de toute détermination, c'est précisément parce que l'objet perçu (Dieu, la vie, le soi, le monde, autrui), saisi en sa vérité, ne saurait se réduire à une série de déterminations dérivées.

Néanmoins, en adoptant une posture réaliste qui confère entièrement la vérité à l'objet, Jacobi semble bien tomber sous le joug de la critique hégélienne. En effet, « [s]on critérium de vérité est donc l’égalité avec soi-même de l'objet » (Hegel, GW 9, p. 74 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 97). L'illusion relève entièrement de la conscience et, dans les faits, c'est effectivement la réflexivité de la conscience qui constitue, pour Jacobi, la source de nos erreurs. Or, celles-ci sont, toujours selon Jacobi, attribuables à l'entendement philosophique et à la réflexivité qui cherche à définir et à déterminer ce que le sens commun prend pour évidence : « l'objet est le vrai et l'universel, l’égal à soi-même, […] la conscience est au contraire le changeant et l'inessentiel, il peut lui arriver d'appréhender l'objet inexactement et de s'illusionner » (Hegel, GW 9, p. 74 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 97). À l'inverse, les évidences du sens commun auquel souscrit Jacobi — et que Hegel critique justement dans son chapitre sur la perception (Hegel, GW 9, p. 80 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 106–107) — ne peuvent être sujettes à l'erreur dans la mesure où elles sont justement perceptions, c'est-à-dire saisies du vrai.

Mais ce n'est en fait qu'en se maintenant ferme dans une sorte d'indétermination que Jacobi semble en mesure d’échapper en un premier temps à la critique hégélienne. En effet, Hegel soulève le problème inhérent à la perception de devoir réconcilier non seulement l'unité de la chose et ses propriétés, mais l'unité de ces propriétés entre elles qui « se compénètrent, mais sans se toucher ; car justement […] elles sont indifférentes les unes aux autres, chacune pour soi » (Hegel, GW 90, p. 72 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 95). Ce n'est dès lors que par l'acte perceptif réitéré que l'objet se déploie comme l'unité de ses propriétés : le sel « est blanc, il est aussi sapide, aussi de forme cubique, aussi d'un poids déterminé, etc. » (Hegel, GW 9, p. 72 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 95). On a là une unité, mais qui ne résulte que d'une succession de perceptions, car le « blanc n'affecte pas ou n'altère pas la forme cubique, tous les deux n'altèrent pas le sapide, etc. » (Hegel, GW 9, p. 72 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 95). Ces propriétés de l'objet ne se lient les unes aux autres que dans la conscience qui perçoit tour à tour la blancheur du sel, sa sapidité, sa cubicité (Hegel, GW 9, p. 75–76 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 100). Ainsi, pour Hegel, ce qui constituait la vérité de l'objet selon une posture naïvement réaliste, son unité et son égalité à soi, n'est possible qu’à travers la répétition de l'expérience perceptive. En voyant le sel, j'en détermine une certaine propriété, en le goûtant, j'en détermine une autre, en le touchant également, et ainsi de suite. L'unité de l'objet et de ses propriétés ne m'est pas immédiatement accessible, mais s’élabore progressivement à partir d'une démultiplication des points de vue qui renvoie au travail d'unification de la conscience : « il y a dans la perception un côté par où la conscience est refoulée en soi […] comme si la vérité du percevoir tombait en elle » (Hegel, GW 9, p. 75 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 99). La perspective se renverse : « la choséité en général ou la pure essence » (Hegel, GW 9, p. 72 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 95) ne se constitue que par la synthèse réflexive de la conscience à partir de la démultiplication des actes d'appréhension perceptive. Dès lors, « la conscience ne perçoit plus seulement, mais elle est aussi consciente de sa réflexion en soi-même, et elle sépare cette réflexion de la simple appréhension elle-même » (Hegel, GW 9, p. 75 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 99). Les facultés de perception et de réflexion que Jacobi opposait l'une à l'autre (Jacobi, W 2.1, p. 379 ; 2000, p. 128) se trouvent ainsi réconciliées. L'entendement intervient déjà au cœur de l'activité perceptive (Hyppolite, Reference Hyppolite1978, p. 100). La perception apparaît dès lors incompatible avec toute idée d'un savoir immédiat à la Jacobi.

Mais en refusant de réduire la perception à cette saisie d'un objet par le biais de ses propriétés, Jacobi n’échappe-t-il pas à la critique de Hegel ? La critique hégélienne de la perception — ou plutôt des prétentions épistémologiques de celle-ci — ne porte-t-elle pas uniquement sur la perception de réalités sensibles décomposables en série de propriétés, ce qui ne serait précisément pas le cas de la perception suprasensible de Jacobi ?

Par la perception, Jacobi cherche à saisir la vérité évanescente de l'objet, son existence, et non pas simplement ce qui apparaît de manière sensible ou bien ce que l'on peut inférer de manière réflexive et logique. En effet, comme il l’écrit lui-même dans l'avant-propos à la troisième édition des Lettres sur la doctrine de Spinoza (1819), sa philosophie demande « qui est Dieu et non pas : qu’est-il ? » (Jacobi, W 1.1, p. 342 ; Reference Jacobi and Cerutti2008, p. 179). La question « qu'est-ce que » appelle une série de déterminations et de définitions, mais le « qui » ne se laisse pas réduire ainsi à une série de propriétés, il cherche à saisir la personnalité de Dieu, d'autrui, du monde, dimensions qui échapperaient justement au regard de l'anatomiste disséquant l'objet en une série de propriétés. De la perception, on semble ainsi retomber au niveau de la certitude sensible, comme l'ont d'ailleurs souligné plusieurs commentateurs (Falke, Reference Falke1996 ; Marmasse, Reference Marmasse, Béguin and Marmasse2021, Sandkaulen, Reference Sandkaulen2019, p. 146). L'objet de la perception jacobienne ne se laisse pas décrire, mais seulement montrer. Rappelons-nous encore une fois la critique hégélienne de la révélation chez Jacobi : celle-ci ne doit pas être confondue avec la révélation chrétienne, elle-même transmise par l'institution ecclésiastique et la médiation du Livre (Hegel, GW 20, §63Anm., p. 103–104 ; Reference Hegel and Bourgeois1994, p. 327 ; GW 23,2, p. 570–571 ; Werke XX, p. 323 ; Reference Hegel and Garniron1991, p. 1837). Au contraire, la révélation jacobienne se résume uniquement à l'affirmation que Dieu est et qu'il est identique à lui-même (Hegel, GW 16, p. 193 ; Reference Hegel, Georget and Grosos2001 p. 92 ; GW 30,2, p. 749–750 ; Werke XX, p. 325 ; Reference Hegel and Garniron1991, p. 1839). Mais malgré cette apparente absence de déterminations et le fait qu'elle se situe au-delà de ce qui peut être saisi par les sens, la perception jacobienne reste, en un sens, sujette à la critique de Hegel. Ce qui, par ailleurs, montre bien que la critique hégélienne de la perception portant sur l'unité et les propriétés (multiples) d'une chose ne se limite pas qu’à une critique de la perception sensible telle qu'elle opère habituellement, mais constitue bel et bien, comme le soulignait Houlgate, une critique immanente à la structure logique même de toute perception possible.

En quoi la position de Jacobi reste-t-elle soumise à la critique hégélienne ?

Précisément en ce que l'indétermination de son objet est la détermination même de cet objet. Je perçois la vie comme quelque chose d'indéterminé, Dieu comme quelque chose d'inconditionné, la vérité que je saisis est absolue, infinie. Telles sont les déterminations de l'objet de la perception jacobienne ; déterminations qui, comme pour toute chose, ne sont pas entièrement indifférentes les unes aux autres sans pour autant se compénétrer entièrement. Comme absolu, Dieu s'oppose à la relativité du monde et de ses objets, mais comme inconditionné, il se situe plutôt dans un rapport de causalité vis-à-vis des choses conditionnées. Considérée sous le rapport fini/infini, c'est encore une nouvelle détermination du divin qui fait jour. Ainsi, même un objet aussi indéterminé que la vérité saisie par la raison perceptive chez Jacobi se présente comme une unité de propriétés qui, pour Hegel, devraient être logiquement articulées les unes aux autres, mais qui, pour Jacobi, devraient relever entièrement d'une perception immédiate. Or, pour qu'une perception soit en mesure de saisir ces différentes déterminations générales prenant la forme d'une série d'indéterminations, il doit y avoir une réitération réflexive de l'acte perceptif. La saisie du vrai, autrement dit, reste impossible sans la réflexivité. Et dès lors, la perception jacobienne, comme fondement de son savoir immédiat, se sape elle-même. Encore une fois, derrière la souveraineté immédiate de la perception se cache la nécessité d'une médiation entre la conscience et l'objet, entre l'entendement et la perception et entre l'apparente immédiateté et sa médiation sous-jacente (Hegel, GW 9, p. 72 ; Reference Hegel and Hyppolite1977, p. 94–95).

Faute d'avoir reconnu une telle médiation immanente à l'esprit vivant, Jacobi s'est condamné à une position non pas irrationnelle, mais mystique (Jacobi, W 3.1, p. 124 ; Reference Jacobi and Cerutti2008, p. 129 ; Lévy-Bruhl, Reference Lévy-Bruhl1894, p. 240) — au sens précisément où, étymologiquement, le mystique « doit se taire » (μύω) — qui, en refusant toute explicitation ou démonstration logique des déterminations conceptuelles de l'idée, doit nécessairement se replier sur une saisie immédiate de la vérité par une soi-disant perception, entendue comme l'expérience ineffable de la pure saisie du vrai qui ne se distingue dès lors en rien de la simple conviction subjective : « puisque le savoir médiatisé doit être borné seulement à un contenu fini, la raison est savoir immédiat, croyance » (Hegel, GW 20, §63, p. 102 ; Reference Hegel and Bourgeois1994, p. 325). Ce faisant, la vérité du monde, du soi, du corps et d'autrui que l'on voulait sauvegarder du regard disséquant de l'entendement pour en préserver l'unité se retrouve jetée dans l'abîme insondable du non-savoir et de la simple croyance subjective. Aux yeux de Hegel, Jacobi ne parviendrait pas à maintenir jusqu'au bout la distinction qu'il voudrait faire entre la croyance comme savoir immédiat et la notion commune de croyance comme conviction strictement personnelle sans véritable valeur de véritéFootnote 30.

4. Conclusion

Jacobi, qui voulait faire de la croyance le socle de toute vérité, de la perception une saisie pré-reflexive de la réalité mondaine et égologique, se trouve ici rabaissé à un concept de croyance indissociablement lié au doute, puisqu'en l'absence de justification autre que la conviction intime, la croyance de l'un peut bien valoir celle de l'autre et le consensus gentium sur lequel se fonde en définitive sa posture selon Hegel (GW 20, §71, p. 111 ; Reference Hegel and Bourgeois1994, p. 335) implique une méconnaissance radicale de la diversité et de la complexité de l'expérience humaine à travers l'histoire.

À travers la critique hégélienne de la perception, se joue donc à nouveau cette critique de Jacobi que Hegel mène constamment sur deux fronts : la critique de l'immédiateté et celle d'un subjectivisme mal avisé. La perception ne serait pas aussi immédiate que ne le pensait Jacobi, elle se solderait par ailleurs par une expérience subjective trop proche de l'idiosyncrasie pour demeurer signifiante.

En fait, même si elle présente une certaine virulence dans sa forme même, cette critique se trouvait déjà dans Foi et Savoir où Hegel souligne que l'on peut résumer « le concept jacobien de savoir » (Hegel, GW 4, p. 371 ; Reference Hegel and Méry1952, p. 254) par une sorte de « révélation surnaturelle » (Hegel, GW 4, p. 371 ; Reference Hegel and Méry1952, p. 254) passant par la perception et constituant « déjà une synthèse toute faite » (Hegel, GW 4, p. 371 ; Reference Hegel and Méry1952, p. 254). Si Jacobi a l'impression que l'entendement n'a pas besoin de faire la synthèse active des éléments constitutifs de son objet, si, autrement dit, le savoir apparaît comme immédiat, c'est qu'une synthèse passive est déjà opérante, mais alors, le savoir n'a rien de précisément immédiat en soi. Il ne l'est apparemment que pour nous. La confusion entre immédiat et médiat rejoint ici l'enjeu du subjectivisme, voire d'un idéalisme ou d'un représentationalisme dont Jacobi voulait précisément se sortir à l'aide de sa posture réaliste (Hegel, GW 4, p. 381–382 ; Reference Hegel and Méry1952, p. 262)Footnote 31.

Or, cette question du rapport entre l'immédiateté et la médiation, entre le subjectivisme de la croyance pure et la nécessité d'une justification discursive seront des éléments constants de la critique hégélienne de la position de Jacobi, critique d'autant plus importante — et c'est d'ailleurs ce qui explique que Hegel y revienne sans cesse — qu'il en va pour ainsi dire du projet même d'une philosophie spéculative, car c'est bien cela que l'entreprise jacobienne semble vouloir remettre en question. Enfin, dans la réponse que Hegel formule contre Jacobi, le détour par le chapitre deux de la Phénoménologie nous a semblé instructif en tant qu'y tient lieu la tentative de désamorcer le concept central chez Jacobi de Wahrnehmung, et que s’éclaire ainsi de nouvelle manière sa critique plus générale.

Footnotes

1 Cette querelle opposa les adeptes des Lumières berlinoises rassemblés autour de Mendelssohn et de Jacobi. Le point de départ de la querelle est la confession de foi panthéiste que Lessing aurait faite à Jacobi avant sa mort. La querelle eut une importance considérable tant par sa manifestation publique de l'opposition entre les adeptes et critiques des Lumières allemandes que pour le renouveau d'intérêt pour la pensée de Spinoza, incarnation du panthéisme pour l'ensemble des acteurs de la controverse.

2 Nous citons d'après les Briefwechsel (30 vol.). Frommann-Holzboog.

3 Nous citons d'après les Werke (12 vol.). Felix Meiner (voir Jacobi, Reference Jacobi1998–2016). Nous employons dans la suite de cet article l'abréviation W suivie du numéro de volume, puis de la pagination.

4 À l'exception du concept de raison (Vernunft) qui change significativement de sens avec le temps, on souligne couramment la constance des thèses fondamentales de la posture jacobienne, sur laquelle Jacobi insiste d'ailleurs lui-même (Jacobi, W 3.1, p. 150 ; Lévy-Bruhl, Reference Lévy-Bruhl1894, p. 51). En un sens, la constance de son propos souligne, pour Jacobi, la valeur de son intuition initiale. Quant au concept de raison, son évolution sémantique ne modifie pas substantiellement le sens de la posture jacobienne. Initialement comprise comme faculté logique et démonstrative, la raison est opposée à la croyance qui fonderait un savoir immédiat non démontrable. Plus tard, c'est précisément cette faculté capable de saisir immédiatement le vrai que Jacobi nommera raison pour l'opposer à l'entendement démonstratif (Jacobi, W 2.1, p. 377–379 ; 2000, p. 127–128).

5 Sur la distinction entre cause et principe dans la pensée de Jacobi, voir le premier appendice aux Lettres sur la doctrine de Spinoza de 1789 consacré à Giordano Bruno (Jacobi, W 1.1, p. 185–186 ; Reference Jacobi and Tavoillot1995c, p. 339).

6 Comme le souligne Birgit Sandkaulen (Reference Sandkaulen2019, p. 41), la croyance chez Jacobi doit en effet se comprendre comme le fait de « tenir pour vrai » (Fürwahrhalten) une chose « sans justifications ou fondements » (ohne Gründe). La vérité repose ainsi sur l’évidence et non pas sur la démonstration. Or, ce « tenir-pour-vrai sans justifications » qu'est la croyance (Glaube als Fürwahrhalten ohne Gründe) est inséparable de cette « saisie-du-vrai » (Wahrnehmung) qu'est la perception. On ne distingue plus à la limite la croyance en la réalité de sa perception que par deux termes sémantiquement liés : halten (tenir) et nehmen (saisir, prendre). Dans les deux cas, à la rigueur interchangeables (non seulement entre eux, mais encore avec le terme de raison — voire la note suivante), nous avons affaire à ce savoir immédiat que Hegel n'aura de cesse de critiquer.

7 En effet, comme nous le verrons plus loin, Jacobi considère comme étymologiquement liés les termes « raison » (Vernunft qu'il dérive de Ver-nehmen) et « perception » (Wahrnehmung qui dérive de Wahr-nehmen, « saisir le vrai »).

8 Les volumes 13 à 15 des Briefwechsel incluant les lettres datant de 1801-1819 n’étant pas encore publiés et la lettre en question ne se trouvant pas non plus dans les Auserlesener Briefwechsel (2 vol.) réédités chez Herbert Lang (Jacobi, Reference Jacobi1970), nous nous sommes référés à sa publication originale dans l'ouvrage de J. F. Fries (Reference Fries1867).

9 Par opposition à la philosophie moderne (neuere Philosophie) initiée par Descartes.

10 Nous citons d'après les Werke (Suhrkamp). Au moment d’écrire ces lignes, seuls deux des six tomes prévus par les Gesammelte Werke (Felix Meiner) portant sur les leçons sur l'histoire de la philosophie étaient publiés. Faute de mieux, nous nous sommes donc référés à l'occasion aux Werke in 20 Bänden des éditions Suhrkamp. Lorsque cela était possible, nous avons également référé aux passages concordants dans les Gesammelte Werke déjà parus.

11 Il est d'ailleurs significatif qu'en associant Jacobi à la troisième position relative à la question de l'objectivité, Hegel accorde implicitement une importance plus grande à la pensée de Jacobi qu’à celle de Kant (Sandkaulen, Reference Sandkaulen2019, p. 289).

12 Pour une critique d'inspiration jacobienne de la troisième section du Vorbegriff, voir Sandkaulen (Reference Sandkaulen2019, p. 311 sq.).

13 L'expression « l'esprit certain de lui-même » se trouve d'ailleurs elle-même chez Jacobi (Jacobi, W 2.1, p. 424 ; 2000, p. 166).

14 Plus récemment, Jeffrey Reid a également souligné l'importance qu'a pu avoir le Pantheismusstreit, dont Jacobi est l'une des figures centrales pour une compréhension adéquate de la section du chapitre 4 consacrée au stoïcisme (Reid, Reference Reid2021, p. 51–52).

15 Il est vrai que la posture jacobienne doit in fine nous ramener à la foi au sens religieux du terme, mais Jacobi se plaît néanmoins à montrer à ses détracteurs qui l'accusent d'introduire l'irrationnel au sein de la philosophie par le biais d'un primat de la foi religieuse que la croyance n'a rien de religieux en soi et que l'on peut voir chez Hume une défense de la croyance analogue à la sienne (Jacobi, W 2.1, p. 5–113 ; 2000). Ici, comme souvent, Jacobi se plaît à jouer sur l'ambiguïté des termes, Glaube pouvant tout autant signifier faith que belief, deux termes qui ont une connotation plus ou moins religieuse en anglais. On retrouve ce double discours que Jacobi aime bien tenir : en usant d'une argumentation strictement philosophique, il cherche à nous convaincre que la croyance est au fondement de tout savoir avant de glisser subrepticement de cette croyance areligieuse à la foi religieuse.

16 L'image fera date, on la retrouve chez Hegel qui présente la chose comme positive. Parlant de la Révolution française, il affirmera : « Depuis que le soleil se trouve au firmament et que les planètes tournent autour de lui, on n'avait pas vu l'homme se placer la tête en bas, c'est-à-dire, se fonder sur l'idée et construire d'après elle la réalité » (Hegel, GW 27,3, p. 1146 ; Reference Hegel and Gibelin1967, p. 340). Marx et Engels reprennent à leur tour l'image, mais cette fois contre Hegel qui est accusé de faire sombrer la dialectique dans un idéalisme abstrait. C'est en « retournant » la dialectique hégélienne qui se tient « sur la tête » que Marx établit sa propre méthode dialectique et matérialiste (Marx, Reference Marx and Lefebvre2009, p. 17–18 ; Engels, Reference Engels and Badia1966, p. 60). En ce sens, l'usage que fait Marx de l'image est plus proche du sens original de Jacobi, son matérialisme rejoignant en un sens le réalisme de ce dernier (Henrich, Reference Henrich2008, p. 110).

17 Sur la possible origine de l'expression que Hegel emprunterait à Tieck, voir Dumont (Reference Dumont2015) et Verene (Reference Verene1985, p. 50 sq).

18 Afin de bien comprendre ce qui démarque la posture hégélienne de la posture jacobienne, il importe de saisir leur usage des termes « spéculatif », « raison » et « entendement ». Si, en un sens, Hegel et Jacobi s'accordent dans leur critique des philosophies de l'entendement qui circonscrivent le domaine de la vérité à ce qui se donne à voir dans les limites de l'expérience, leur opposition se situe davantage au niveau de la manière de saisir le rapport entre raison, spéculation et science démonstrative. Au demeurant, la distinction entre raison et entendement est relativement tardive chez Jacobi (Jacobi, W 2.1, p. 377 ; 2000, p. 127) de sorte que l'on a longtemps pu voir sa critique de la philosophie comme une critique à la fois de l'entendement et de la raison spéculative. Pour Hegel, cependant, le mérite de Jacobi est d'avoir souligné les limites de l'entendement et d'avoir pointé vers quelque chose comme le spéculatif fondé sur le pouvoir de la raison. Le problème pour Hegel est toutefois que Jacobi a été incapable d'entrevoir la possibilité d'une science démonstrative et processuelle fondée sur une logique autre que celle de l'entendement. S'il y a une sorte de raison spéculative chez Jacobi, elle relève néanmoins du régime de l'immédiateté et de l’évidence ou de la perception comme saisie immédiate du vrai. C'est sur ce point que les raisons spéculatives de Hegel et de Jacobi restent résolument antinomiques. Jacobi le souligne d'ailleurs de manière tout à fait lucide dans une lettre à Neeb datée du 30 mai 1817 : « Hegel pense comme moi qu'il faut dépasser le spinozisme (ou le système de la nécessité logique) par une philosophie de la liberté. Seulement j'y parviens au moyen du salto mortale et je me trouve ainsi tout d'un coup sur un autre terrain que celui de la démonstration. Hegel au contraire reste au point de vue de la science et s'il dépasse le point de vue de l'entendement, c'est par un suprême effort de la pensée » (Jacobi, Reference Jacobi1970, p. 467–468).

19 Nous citons d'après les Sämmtliche Werke (14 vol.). J.G. Cotta.

20 Nous citons d'après les Fichtes Werke (11 vol.). Walter der Gruyter.

21 Certes, on pourrait trouver là une difficulté à la position jacobienne tant l'idée de saisir ou de prendre semble impliquer une dimension active de la part du sujet. Jacobi insiste d'ailleurs sur le fait qu'il y a en effet quelque chose d'actif et de volontaire dans la perception (Jacobi, W 2.1, p. 219 ; 2009, p. 64). Cependant, cette dimension n'est pas tant à penser comme acte constitutif du rapport à l'objet ou au non-moi, comme ce peut être le cas pour l'idéalisme, mais plutôt comme ouverture volontaire — Jacobi parle d'un « recueillement » (Besinnung) (Jacobi, W 2.1, p. 219 ; 2009, p. 64) — à l'objet hors de moi et qui m'affecte. Ainsi, la différence résiderait en ceci que la conscience ne (re)constitue pas la chose comme re-présentation, comme ce peut être le cas dans l'idéalisme transcendantal, l'activité consciente étant simplement saisie immédiate de ce qui est là, présent et susceptible de nous affecter (Jacobi, W 2.1, p. 37 ; 2000, p. 195 ; Sandkaulen, Reference Sandkaulen2019, p. 149).

22 Cette relation entre Vernunft et vernehmen est avérée par le dictionnaire étymologique de Kluge (Kluge, Reference Kluge1882, p. 356).

23 En rapportant l’étymologie germanique de raison (Vernunft) dans l'ordre du percevoir (vernehmen), Jacobi entendait récuser toute critique d'irrationalisme : la raison comme saisie du vrai n'est qu'une perception immédiate de ce qui est en un sens suprasensible. Il faut par conséquent la démarquer de la perception sensible qui est médiatisée par les organes sensibles et que l'homme possède en commun avec l'animal. Ces sens, par leur relation intime aux organes de la sensation, pourraient à la rigueur faire l'objet d'une explication mécanique. La raison, au contraire, comme faculté d'une perception suprasensible propre à l'homme, ne saurait, aux yeux de Jacobi, faire l'objet d'une telle naturalisation et relève en ce sens d'un véritable mystère originaire. La lecture « déflationniste » (minimisant l'importance du suprasensible) et naturaliste de Sandkaulen (Reference Sandkaulen2019, p. 162 sq.) tend à négliger cette distinction que fait Jacobi entre perception sensible et supra-sensible, distinction que Jacobi n'arrive d'ailleurs pas à établir de manière totalement satisfaisante à nos yeux. Pour Sandkaulen, il n'y a pas de contradiction entre l'idée d'un savoir immédiat et d'une existence médiate en rapport avec la nature, puisqu'il suffit de distinguer les points de vue des réalismes épistémique et pratique (Sandkaulen, Reference Sandkaulen2019, p. 163), Jacobi subordonnant le premier au second. En cela, nous avons une intuition immédiate de notre existence et de celle du monde (réalisme épistémique), mais cela nous amène à nous concevoir comme individu ou comme être-dans-le-monde en rapport avec la nature (réalisme pratique). En posant les choses ainsi, l'on est en mesure de rejeter la critique hégélienne de Jacobi qui se fonde essentiellement sur cette idée que le savoir immédiat se fonde in fine sur des médiations ou des présuppositions matérielles, historiques et logiques implicites. La critique épistémique faite par Hegel trouverait en effet sa résolution chez Jacobi dans son réalisme pratique (Sandkaulen, Reference Sandkaulen2019, p. 160). Une telle posture peut toutefois être à double tranchant, d'une part parce qu'elle tend à minimiser la dimension métaphysique — ou supra-sensible — de la pensée de Jacobi qui marqua — à tort ou à raison — ses contemporains, mais aussi, d'autre part, parce qu'en admettant à travers l'articulation entre réalisme épistémique et réalisme pratique la réconciliation entre l'intuitionnisme du savoir immédiat et le naturalisme de la conscience vivante, on risque malgré tout d'ouvrir la voie à une récupération spéculative faisant de la position jacobienne qu'un jalon dans le cheminement phénoménologique de la conscience ou de l'esprit subjectif.

24 Nous nous référons à la version accessible en ligne : J. Grimm et W. Grimm (Reference Grimm and Grimm2021). Deutsches Wörterbuch. Édition numérique réalisée par le Trier Center for Digital Humanities, [https://www.woerterbuchnetz.de/DWB].

25 Selon les usages, nous citons d'après l‘Akademieausgabe (AK) suivi du numéro de tome. L’édition se trouve en ligne : Kant, I. (Reference Kant1902–1955). Kants Gesammelte Schriften „Akademieausgabe“ (23 vol.). [https://korpora.zim.uni-duisburg-essen.de/Kant/].

26 Nous citons d'après Heidegger, M. (Reference Heidegger1975-). Gesamtausgabe (102 vol.). Vittorio Klostermann, abrégé GA suivi du numéro de volume.

27 Sur la critique jacobienne du modèle représentationaliste, voir Sandkaulen, Reference Sandkaulen2019, p. 137 sq.

28 Faute de temps, je ne discuterai pas en détail de la position défendue par Sandkaulen (Reference Sandkaulen2019, pp. 160, 298) face à une telle critique faite par Hegel. Pour Sandkaulen, Hegel se trompe en quelque sorte de cible en limitant le domaine de sa critique à une question d'ordre épistémique alors qu'il est en fait, pour Jacobi, question d'un enjeu essentiellement pratique. J'ai déjà brièvement esquissé, à la note 20, pourquoi cette critique ne me semble pas entièrement satisfaisante ou à tout le moins en quoi elle n’épuise pas la question que nous posons ici relativement à la question de la perception. Il faut par ailleurs souligner que la discussion que soulève la position de Sandkaulen nécessiterait à elle seule un plus ample développement que ce que l'on peut se permettre ici.

29 Un tel résumé, beaucoup trop bref, ne saurait rendre justice ni à la posture de Jacobi ni à la critique qu'en fait Hegel. Pour une analyse détaillée de cette critique générale, voir Chaput, Reference Chaput2022, p. 98-121.

30 De fait, on a souvent reproché à Jacobi son subjectivisme de manière assez crue (Hegel, GW 4, p. 385 ; Reference Hegel and Méry1952, p. 268 ; Schlegel, Reference Schlegel and Cerutti2012, p. 152), mais ce dernier n'en reconnut pas moins la légitimité au moins partielle de telles affirmations : « Ces jugements ne sont pas entièrement dépourvus de fondement, aussi durs qu'ils puissent sonner » (Jacobi, W 1.1, p. 337 ; 2008, p. 175), puisque Jacobi admet lui-même que : « mes écrits sont issus de ce que ma vie a de plus intime » (Jacobi, W 1.1, p. 339 ; 2008, p. 177 ; voir également Werke 3.1, p. 150 ; 2008, p. 150). Pour une défense de ce subjectivisme jacobien contre la critique hégélienne, voir notamment Brueggen (Reference Brueggen1967, p. 195 sq.) et Sankaulen (2019, p. 162 sq.).

31 Il est d'ailleurs intéressant de noter que Hegel souligne également entre parenthèses dans le passage cité plus haut (Hegel, GW 4, p. 371 ; Reference Hegel and Méry1952, p. 254) que l'expérience liée à cette perception comme saisie du vrai sera « meilleure pour l'homme mieux organisé et mieux doué au point de vue sensible, que pour l'organisme ou le sens inférieur ». On trouve déjà là, nous semble-t-il, une anticipation de la critique que Hegel formulera des années plus tard dans l’Encyclopédie autour de la notion de consensus gentium.

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