Liliane Hilaire-Pérez et Catherine Lanoë
Par-delà les pièges des discours, les techniques artisanales aux xviie et xviiie siècles
Depuis quelques années, en France et dans le monde anglophone, les savoirs des artisans mobilisent l’intérêt des chercheurs et des chercheuses. Récemment, la notion d’Artisanal Enlightenment a contribué à inspirer certaines études : la rencontre des cultures artisanales avec l’élite savante et éclairée aurait suscité des hybrides culturels et favorisé des transferts de savoirs. Cet article entend mettre à distance cette approche, en resserrant la focale sur les artisans au travail, en proposant une analyse au ras des pratiques, à partir de corpus inédits restituant les techniques mises en œuvre dans les ateliers. Il convient de prendre la mesure du retournement de perspective. Pendant longtemps en effet, les historiens et historiennes ont repris à leur compte des lieux communs sur les artisans, forgés par les contemporains, tels que l’enserrement dans des corps de métiers figés et rivaux entre eux. Un puissant mouvement de relecture a mis en cause ces stéréotypes. D’une part, l’histoire des sciences a souligné le rôle des praticiens dans l’émergence des sciences expérimentales. D’autre part, le mouvement de relecture de la révolution industrielle a réfuté un récit centré sur les ingénieurs, les industriels et les savants et montré les capacités inventives des artisans. Il apparaît de plus en plus que les savoirs artisanaux ont évolué indépendamment des mondes savants, ce qui incite à reconsidérer les relations entre savants et artisans et notamment l’intérêt des élites pour les techniques. Plusieurs thèmes sont ainsi mis en avant par les recherches récentes et développés dans cet article : la captation des savoirs artisanaux par les mondes savants, les relations de pouvoir qui sous-tendent la codification des pratiques artisanales, enfin les ressources de l’atelier, en plaçant au cœur de la réflexion les ressorts cognitifs du faire, du rapport à la matière, au geste et à l’outillage.
Beyond Discourse: Artisanal Techniques in the Seventeenth and Eighteenth Centuries
In the last few years, artisanal knowledge has attracted the interest of researchers in France and the English-speaking world alike. The notion of “Artisanal Enlightenment” has inspired a number of studies, which argue that the encounter between artisanal cultures and the learned and enlightened world fostered cultural hybrids and facilitated transfers of knowledge. The present article moves away from this approach by focusing more closely on artisans at work, proposing a close analysis of their practices based on unpublished sources concerning the techniques used in workshops. This involves a profound shift in perspective. Historians have long reproduced stereotypes about artisans that were forged by their contemporaries, such as their confinement within rival, tradition-bound guilds. New interpretations are now powerfully challenging these clichés. The history of science has highlighted the role of practitioners in the emergence of experimental science, while new work on the Industrial Revolution has refuted a narrative centered on engineers, industrialists, and scientists to reveal the inventive capacities of artisans. It is increasingly clear that artisanal knowledge evolved independently of the scholarly world, prompting us to reconsider the relationship between scientists and artisans, and in particular the interest of the elites in techniques. This article expounds on a number of themes that have emerged from this recent research: the capture of artisanal knowledge by learned elites, the power relations that underpin the codification of artisanal practices, and finally the resources of the workshop. This new focus places the cognitive processes of making and the relationship with materials, gestures, and tools at the heart of the debate.
Gilles Havard
L’histoire amérindienne, ou la fin de l’anthropologie ? (note critique)
L’évaluation de deux ouvrages récents sur l’histoire des Indiens d’Amérique du Nord, Indigenous Continent: The Epic Contest for North America de Pekka Hämäläinen (2022) et The Rediscovery of America: Native Peoples and the Unmaking of U.S. History de Ned Blackhawk (2023), qui se veulent rénovateurs, offre l’occasion d’un état des lieux. Les deux auteurs soulèvent deux des grandes questions qui animent le champ, celle de la capacité d’agir des Amérindiens, reconnue et acceptée de façon consensuelle par les historiens, et celle de leur raison d’agir, pour laquelle des visions contrastées se font jour. Dans cette note critique, nous nous demandons dans quelle mesure l’importance accordée par N. Blackhawk et P. Hämäläinen à la capacité d’agir des Autochtones n’a pas précisément pour effet d’enfouir la réflexion sur leur raison d’agir. Si P. Hämäläinen, à la différence de N. Blackhawk, insiste sur l’écueil de la téléologie et s’efforce de valoriser la variété des modes d’intrusion coloniale, les deux historiens se retrouvent dans leur renoncement à une forme d’anthropologie qui, par le passé, a été soucieuse de restituer l’intégrité culturelle des Autochtones. Le lexique analytique choisi, à l’exemple du terme « empire », conduit parfois à un effacement de la différence culturelle et à une torsion de l’histoire. Cette note plaide ainsi pour une complémentarité retrouvée entre histoire et anthropologie.
Native American History, or the End of Anthropology? (Review Article)
Focusing on two books that seek to renew the study of Native North American history, Indigenous Continent: The Epic Contest for North America by Pekka Hämäläinen (2022), and The Rediscovery of America: Native Peoples and the Unmaking of U.S. History by Ned Blackhawk (2023), this review article offers an opportunity to survey the current state of the field. Both authors raise two of the major questions that animate the scholarship: that of Native Americans’ agency, widely acknowledged and accepted by the historical community, and that of their logics of action, for which contrasting visions divide historians. Here, I consider the extent to which Blackhawk’s and Hämäläinen’s emphasis on Native agency may in fact have the effect of obscuring reflection on those logics. Although Hämäläinen, unlike Blackhawk, insists on the risks of teleology and strives to highlight the variety of modes of colonial intrusion, the two historians are united in their renouncement of a form of anthropology which once sought to render the cultural integrity of Native Americans. The analytical lexicon they propose, for example, the term “empire,” sometimes leads to an erasure of cultural difference and a distortion of history. This article therefore argues for a renewed complementarity between history and anthropology.
Luisa Brunori et Jean-Louis Halpérin
Les sources du droit, source de la légende ?
La démonstration de Francesca Trivellato, dans Juifs et capitalisme, part du premier chapitre des Us et coustumes de la mer d’Étienne Cleirac (1647) consacré à l’assurance et à la lettre de change. Les difficultés à intégrer ces deux instruments du droit commercial au sein du système des sources de tradition romaniste conduisent Cleirac à en attribuer l’invention aux Juifs. Cette opération essentiellement technique d’ajustement de la systématique des sources du droit entre néanmoins en consonance avec une mentalité répandue parmi la société des époques moderne puis contemporaine. En montrant le rôle des juristes dans l’élaboration d’une légende antisémite, le livre de F. Trivellato suscite une réflexion sur les apports réciproques développés ces dernières années entre l’histoire des idées et l’histoire du droit.
Legal Sources as a Source of Legend?
Francesca Trivellato’s analysis begins with the first chapter of Étienne Cleirac’s Us et coustumes de la mer (1647), focusing on insurance and bills of exchange. The difficulties of integrating these two instruments of commercial law into the framework set out in Romanist legal sources led Cleirac to attribute their invention to Jews. This essentially technical endeavor to adjust the system of legal sources was nevertheless in line with the prevailing mindset of the early modern period, and that of the centuries that followed. By revealing the role of jurists in crafting an antisemitic narrative, The Promise and Peril of Credit prompts a reflection on the reciprocal contributions in recent years between intellectual history and legal history.
Pierre-Cyrille Hautcœur
L’antisémitisme et la réforme de la Bourse de Paris (1893-1898)
Les réformes de la Bourse de Paris entre 1893 et 1898 sont l’occasion de manifestations d’antisémitisme qui peuvent ne guère surprendre dans le contexte de l’époque. Les partisans du monopole des agents de change traitent de juifs les membres du marché libre (les coulissiers) qui le remettent en cause. Au-delà de la défense conservatrice d’une corporation privilégiée et de sa contestation libérale, cet épisode permet de mieux comprendre que ce sont deux conceptions du marché financier toujours actuelles qui sont en cause. Les coulissiers privilégient la liquidité, la rapidité d’exécution, les financiers professionnels et les échanges internationaux, au prix éventuellement d’une moindre sécurité et d’une moindre égalité dans l’échange, au détriment sans doute des petits boursicoteurs et de la stabilité du marché. Les agents de change avaient des priorités inverses. Le débat s’enrichit de l’émergence d’une tierce position socialiste qui renvoie dos à dos libéraux et conservateurs pour proposer une Bourse service public privilégiant transparence et sécurité sans que ce soit au profit d’un groupe privilégié, position qui, sans prévaloir, annonce de nouvelles conceptions de l’économie de marché.
Antisemitism and the Reform of the Paris Stock Exchange (1893-1898)
The reforms of the Paris Stock Exchange between 1893 and 1898 gave rise to manifestations of antisemitism that were very much of their time. Supporters of the stockbrokers’ monopoly branded their opponents who participated in the free market (known as coulissiers) as Jews. Beyond the conservative defense of a privileged guild and its liberal contestation, this episode illuminates two conceptions of the financial market that are still current today. The coulissiers favored liquidity and speed of execution, professional financiers, and international exchanges, potentially at the cost of trading security and equality, and to the detriment of small traders and market stability. The official brokers (agents de change) had opposite priorities. The debate was complexified by the emergence of a third, socialist position that rejected both liberal and conservative visions, proposing a public-service stock exchange that would favor transparency and security without benefiting a privileged group. Although this position did not win out, it nevertheless heralded new conceptions of the market economy.
Maurice Kriegel
Les Juifs, la lettre de change : le peuple-caste et l’esprit du premier capitalisme
Cet article veut montrer, dans le sillage du livre de Francesca Trivellato, combien la légende de l’invention juive de la lettre de change a joué un rôle déterminant dans l’élaboration des conceptions qui se sont imposées au cours du xviiie comme du xixe siècle sur l’histoire des Juifs en général et sur les caractères de leur activité économique en particulier. Au xviiie siècle, Montesquieu célébra la sophistication des instruments de l’économie, capable de faire obstacle aux initiatives arbitraires des gouvernements et de garantir ainsi les libertés ; les générations suivantes des penseurs des Lumières entreprirent de déthéologiser l’histoire juive en expliquant la pérennité des Juifs dispersés au cours des siècles par leur fonction commerciale. Au xixe siècle, les inquiétudes ou les espoirs engendrés par la promotion de l’industrie et de la banque comme la sensibilité nouvelle à l’égard du Moyen Âge engagèrent à remettre sur le métier le problème des circonstances de l’apparition du « commerce » et du rôle des Juifs dans son surgissement.
Jews and the Bill of Exchange: Jewry as a Caste of Traders and the Spirit of Early Capitalism
In the wake of Francesca Trivellato’s book, this article sheds light on the extent to which the legend of the Jewish invention of bills of exchange shaped views of Jewish history over the eighteenth and nineteenth centuries, and more specifically the characterization of their economic activities. In the eighteenth century, Montesquieu praised the sophistication of commercial instruments, capable of resisting the arbitrary actions of governments and therefore ensuring freedoms. Prominent figures of the Enlightenment contended that the commercial function of Jews had ensured their survival despite their dispersal, thereby proposing a non-theological version of Jewish history. In the nineteenth century, the anxieties and hopes generated by the expansion of industry and trade, as well as the invention of medievalism, prompted new debates about the historical circumstances in which “trade” had emerged and the role of Jews in its growth.
Francesca Trivellato
Toutes les dettes ne se valent pas
Cet article répond aux remarques formulées par Jean-François Chauvard, Luisa Brunori et Jean-Louis Halpérin, Pierre-Cyrille Hautcœur ainsi que Maurice Kriegel sur mon livre The Promise and Peril of Credit, traduit en français sous le titre Juifs et capitalisme. Le livre examine les significations culturelles attachées à la diffusion des instruments de crédit de la finance privée à partir du xviie siècle. Il s’intéresse tout particulièrement à décrire les multiples associations avec les Juifs et l’usure suscitées par ces instruments. Ma réponse s’appuie sur une installation conçue par l’artiste suisse Christoph Büchel, Monte di pietà, présentée à la Fondation Prada au même moment que la 60e Biennale d’Art de Venise en 2024 – une installation qui privilégie les associations libres à une contextualisation analytique ou historique. Par ses allusions ambiguës aux Juifs et à l’État d’Israël en lien avec son thème principal – le rôle de l’endettement dans la guerre et dans la dégradation et l’exploitation humaine –, l’installation renvoie à une question centrale de mon livre, à savoir la persistance et la malléabilité des stéréotypes. Je saisis donc cette occasion pour passer en revue les points saillants de ma recherche sur cette question épineuse et pour parler des formes de contextualisation complémentaires développées par les contributeurs de ce forum.
There’s More to Debt than Meets the Eye
This article responds to the comments by Jean-François Chauvard, Luisa Brunori and Jean-Louis Halpérin, Pierre-Cyrille Hautcœur, and Maurice Kriegel on my book The Promise and Peril of Credit, translated into French as Juifs et capitalisme. The book examines the cultural meanings attached to the diffusion of paper credit instruments of private finance after the seventeenth century, with particular regard to the manifold associations with Jews and usury that these instruments elicited. My response takes its cues from an exhibition conceived by the Swiss artist Christoph Büchel and titled Monte di pietà, held at the Fondazione Prada in conjunction with the Sixtieth Venice Art Biennale in 2024. The exhibition favors free associations over analytical or historical contextualization. Because of its ambiguous allusions to Jews and the State of Israel in relation to its main theme—the role of indebtedness in war and human degradation and exploitation—the exhibition evokes a central issue in my research, namely, the tenacity of stereotypes but also their malleability. I therefore take this opportunity to review salient features of my approach to this thorny issue and to discuss the complementary approaches to historical contextualization suggested by the contributors to this forum.