Soucieux d’ériger des ponts entre l’histoire des sciences et les renouvellements apportés par l’anthropologie historique de la nature ainsi que par l’histoire environnementale, Stéphane Van Damme propose, dans cet essai stimulant, un récit alternatif à celui des « origines des sciences modernes » (p. 9). Délaissant une approche généalogique – et donc téléologique – qui consisterait à déceler dans la période comprise entre la Renaissance et l’époque des Lumières les prolégomènes des sciences contemporaines, l’historien discute de l’édification complexe et contradictoire du naturalisme à l’époque moderne. Ce naturalisme, dont la conceptualisation doit beaucoup aux travaux de Philippe Descola, a été balbutiant, incertain et, en grande partie, inachevé, raison pour laquelle S. Van Damme préfère lui substituer la notion de « multinaturalisme », mieux à même de rendre compte du palimpseste bigarré des modes de relation et d’identification à la nature que donne à voir l’Ancien Régime.
La thèse d’un multinaturalisme moderne est l’argument central du livre et le point fort de la démonstration. En effet, il a souvent été commode de situer l’affirmation inéluctable du naturalisme au moment de la révolution baconienne et newtonienne, en considérant dès lors le xviie siècle comme le laboratoire d’un monde qui serait réductible à sa mathématisation et à l’établissement de lois universelles, préambule au désenchantement du monde. Or, quand bien même le naturalisme recouvrirait des configurations variées – se déclinant sous des formes savante, esthétique, juridique ou environnementale –, il n’en demeure pas moins qu’il entre en concurrence avec des épistémologies rivales tout au long de l’époque moderne. Loin de disparaître, l’analogisme et l’animisme restent des ontologies crédibles dans le champ savant encore tardivement au xviiie siècle, alors même que l’alchimie n’est pas toujours nécessairement discréditée, que les théories sur le magnétisme animal sont discutées avec beaucoup de sérieux, que les récits sur les apparitions de spectres ou sur les épidémies de vampires en Europe centrale continuent de stimuler l’imagination des Lumières. Enfin, même si elle fut l’objet de plusieurs attaques, la philosophie de la nature issue du Moyen Âge n’a pas totalement disparu entre 1500 et 1750. On peut donc légitimement lire les xviie et xviiie siècles comme une période de coexistence entre différentes formes d’appartenance et d’être au monde, mais aussi comme un moment de cohabitation entre des ontologies qui ne sont pas encore tout à fait stabilisées. C’est ainsi, remarque l’auteur, que « l’histoire des sciences pourrait […] se faire archéologie en révélant les différentes strates qui se maintiennent dans l’empilement épistémologique ancien plutôt qu’en donnant à voir un processus de remplacement radical ou d’intégration » (p. 120). Il reste d’ailleurs beaucoup à comprendre des circulations entre le naturalisme, l’analogisme et l’animisme car, comme le remarquait justement P. Descola, les paysans du Poitou étudiés par Emmanuel Le Roy Ladurie ou le « peuple de Paris » cher à Daniel Roche partagent très inégalement les normes épistémiques propres au naturalisme.
Par ailleurs, loin de se réduire à un « physicalisme mathématisé » (p. 250), le naturalisme compose largement avec des savoirs empiriques, des pratiques d’observation, de collecte et d’archivage qui font des savants aussi bien des explorateurs de la nature que des bricoleurs. Une telle attention à ces pratiques permet non seulement de réduire l’écart entre sciences et nature, mais aussi de rendre la séparation entre nature et société moins évidente. Dans le quatrième chapitre, S. Van Damme entreprend de décloisonner une autre frontière : celle d’ordinaire si hermétique entre sciences et arts. Ce positionnement lui permet de s’intéresser aux différentes formes de visualisation des savoirs et de la nature au xviiie siècle pour s’éloigner à la fois du questionnaire balisé de l’émergence de « l’objectivité » et de celui de l’invention du paysage, dont l’Occident aurait été, par l’imposition d’un point de vue unique, le dépositaire. En utilisant les ressources de l’anthropologie historique des formes visuelles et en étudiant des opérations de production savante à travers d’autres supports iconographiques (cartes, diagrammes ou carnets de notes), l’auteur met en lumière de nouvelles manières de comparer, d’enregistrer et de conserver la nature. Ainsi du succès des portraits d’animaux morts, ou des nouvelles techniques pour empailler les animaux ou pour artificialiser les fleurs, dont le développement suscite une réflexion étonnamment neuve sur le biomimétisme ou, pour le dire autrement, sur la manière d’imiter la nature.
Aux natures mortes s’opposent cependant les natures vives – ou plutôt les natures animées –, que S. Van Damme cherche à ancrer dans une histoire matérielle attentive à la théorie des couleurs, aux transformations des savoirs chimiques et à la théologie naturelle. Au xviiie siècle, la culture visuelle donne moins à voir une géométrisation du monde et des formes que des paysages transfigurés esthétiquement par l’avènement de la géologie et des premiers savoirs climatiques. Les peintres se montrent dès lors de plus en plus enclins à figurer les mouvements de la nature, mais aussi les catastrophes naturelles et tous les épisodes qui contreviennent à l’idée d’une nature stable et constante. C’est pourquoi « le passage par l’Ancien Régime est heuristique car il brouille les certitudes du naturalisme contemporain en matière de visualisation des sciences pour montrer une multitude de possibilités et d’usages » (p. 184).
L’un des arguments majeurs utilisés ensuite par l’auteur pour souligner l’incomplétude du naturalisme d’Ancien Régime tient, par symétrie, à l’inachèvement de l’« écologisation des pouvoirs » (p. 186). Tandis que le règne du naturalisme savant supposait une forme d’absolutisme environnemental, S. Van Damme affirme au contraire, dans le sillage de l’historiographie la plus récente, que cette forme d’absolutisme n’a été qu’un leurre. On pense évidemment aux travaux de Grégory Quenet qui ont montré, à l’échelle de Versailles, que le contrôle de la nature y avait été, sinon inopérant, du moins erratique. Les historiens de l’environnement de l’époque moderne préfèrent insister sur des « micro-partages » et sur des assemblages entre humains et non-humains toujours mouvants. L’auteur signale également que cette époque se caractérise par une certaine réflexivité quant aux prétentions du naturalisme curial. Ainsi, les pratiques scientifiques à la cour font parfois l’objet de dissensions à l’intérieur de la communauté savante, comme en témoignent les positions de Pierre-Louis Moreau de Maupertuis dans sa Vénus physique (1751), où il fustige les dissections d’animaux et le massacre des bêtes sur l’autel de la science et de l’esprit de système.
L’époque moderne est aussi traversée par une pluralité d’économies morales de la nature, marquées par une forte dimension holiste et organique et portées par une multitude d’acteurs. Apothicaires, jardiniers et horticulteurs apparaissent comme autant de groupes sociaux qui réfléchissent aux divers usages de la nature et se situent dans une position d’interface entre le monde savant et le monde économique. S. Van Damme réserve des pages fécondes à la question de la nature en ville et, plus particulièrement, à la manière dont l’enquête naturaliste sur les flores métropolitaines fait voler en éclats la partition entre nature et culture : les inventaires de la flore parisienne et les traités de jardinages recèlent des réflexions approfondies sur la « citoyenneté » ou sur le droit de bourgeoisie des plantes. L’étude de la végétalisation de la culture politique urbaine doit en ce sens constituer un programme de recherche à proprement parler, tant les écrits sur la sociabilité des plantes ou sur les droits politiques des entités naturelles se multiplient et font écho aux préoccupations de l’époque relatives à la naturalité au sens juridique du terme.
Enfin, le livre se termine par un chapitre stimulant sur la globalisation imparfaite du naturalisme. S. Van Damme souhaite rendre compte des dynamiques et des échelles du déploiement de ce naturalisme sans pour autant reprendre le schéma éculé d’une globalisation linéaire et uniforme ou celui, tout aussi insidieux, des « centres de calcul » donnant la primauté aux métropoles dans la fabrique des savoirs sur la nature. Au contraire, l’auteur prend le soin de montrer que des naturalismes ont aussi pu se développer de manière endogène dans des régions du monde aussi différentes et éloignées que le Japon, l’Empire moghol ou l’Empire ottoman, et « qu’il faut dès lors apprendre à connaître, juger et jauger, sinon hiérarchiser » (p. 252-253). Ce multinaturalisme, qui se déploie de façon différenciée au cours de l’époque moderne, ne fait pas pour autant disparaître la pluralité des ontologies : il rend même la collecte des savoirs animistes et analogiques au lointain d’autant plus nécessaire. Cependant, ces entreprises sont toujours tâtonnantes et dépendantes des possibles ruptures de communication ou pertes de commensurabilité, liées à la fois aux intérêts sélectifs des Européens pour telle ou telle dimension des cultures et des écosystèmes autochtones, mais aussi aux aléas de la conjoncture diplomatique.
En fin de compte, S. Van Damme livre un ouvrage rafraîchissant et bienvenu sur le multinaturalisme d’Ancien Régime. Cette enquête doit cependant avant tout être vue aussi bien comme un bilan de l’historiographie récente des sciences et de l’environnement – d’où la relative absence des sources primaires – que comme une incitation à prendre à bras-le-corps, en tant qu’historiens, la question des modes d’appartenance.