Cet article vise à examiner les effets des tempêtes médiatiques — des augmentations explosives de la couverture médiatique consacrée à un sujet spécifique, constituant une part substantielle de l'ordre du jour médiatique pendant un certain temps — sur les opinions et les comportements politiques des citoyens. La question est laissée en suspens par les travaux récents sur le phénomène (Boydstun, Hardy et Walgrave, Reference Boydstun, Hardy and Walgrave2014; Walgrave et coll., Reference Walgrave, Boydstun, Vliegenthart and Hardy2017; Dumouchel, Reference Dumouchel2020), ainsi que par les analyses desquelles ils s'inspirent (Elmelund-Praestekaer et Wien, Reference Elmelund-Præstekær and Wien2008; Giasson, Brin et Sauvageau, Reference Giasson, Brin and Sauvageau2010; Vastermann, Reference Vasterman1995, Reference Vasterman2005; Wien et Elmelund-Praestekaer, Reference Wien and Elmelund-Præstekær2009; Wolfseld et Sheafer, Reference Wolfsfeld and Sheafer2006).
Pour ce faire, il propose une étude de cas de la « crise des réfugiés », qui a secoué la campagne fédérale canadienne de 2015. À partir de données de sondage permettant de suivre l'opinion publique sur les principaux cadres mis de l'avant par les partis politiques durant la crise, il devient possible d'examiner deux questions de recherche principales : 1) dans quelle mesure la tempête médiatique a-t-elle influencé les opinions politiques des citoyens et 2) a-t-elle eu une incidence sur les comportements électoraux?
L'intérêt théorique de ces propositions dépasse le cadre de la campagne de 2015. En effet, les tempêtes médiatiques constituent une manifestation concrète de la manière dont la logique (de marché) médiatique peut en venir à s'imposer sur la logique (normative) politique (Landerer, Reference Landerer2013), même durant l'une des périodes les plus cruciales de la vie démocratique occidentale. Des travaux antérieurs sur le sujet ont déjà montré comment les tempêtes médiatiques se caractérisaient par une concentration des patrons d'attention journalistique (Boydstun, Hardy et Walgrave, Reference Boydstun, Hardy and Walgrave2014) ainsi que par une réactivité accrue des acteurs politiques (Walgrave et coll., Reference Walgrave, Boydstun, Vliegenthart and Hardy2017; Dumouchel, Reference Dumouchel2020).
L'explication probable de ces deux conclusions s'ancre implicitement sur une sensibilité de l'opinion publique par rapport au sujet qui fait tempête. Si les médias lui accordent de l'attention, c'est parce qu'ils estiment que l'enjeu interpelle leurs publics. Si les politiciens lui accordent de l'importance, c'est parce que les médias et les citoyens en font de même. Les tempêtes médiatiques étant par définition des phénomènes spontanés et difficiles à prévoir, la recherche tarde toutefois à explorer le lien entre l'opinion publique et les tempêtes médiatiques de manière systématique. Il s'agit du principal objectif de cet article.
Les tempêtes médiatiques
Depuis quelques décennies, les hausses subites de l'ampleur de la couverture médiatique accordée à un sujet donné commencent à capturer l'attention des politologues. Dans une approche réprobatrice et normative, le père fondateur de ce courant d’études s'est penché sur les battages médiatiques (media hypes), décriant la manière dont l'attention médiatique pouvait promouvoir des sujets qui, selon lui, ne méritaient pas tant d’émois :
[Media hype are] a media-generated, wall-to-wall news wave, triggered by one specific event and enlarged by the self-reinforcing processes within the news production of the media. During a media hype, the sharp rise in news stories is the result of making news, instead of reporting news events, and covering media-triggered social responses, instead of reporting development that would have taken place without media interference (Vasterman, Reference Vasterman2005 : 515).
Les battages médiatiques reposent sur l'idée que les médias, lorsqu'ils accordent une grande attention à un sujet, contribuent à le rendre saillant pour les citoyens et pour les politiciens. Plusieurs analyses subséquentes ont toutefois critiqué l'opérationnalisation initiale du concept, qui repose sur une approche intuitive voulant que de tels battages soient instinctivement reconnaissables (you know it when you see it). Dans une étude à propos des soins des ainés au Danemark, Elmelund-Praestekaer et Wien (Reference Elmelund-Præstekær and Wien2008) suggèrent qu'un battage médiatique doit avoir fait l'objet d'au moins dix articles quotidiens. Giasson, Brin et Sauvageau (Reference Giasson, Brin and Sauvageau2010) invoquent quatre critères définitoires d'un « tsunami médiatique »Footnote 1 : la présence d'un évènement déclencheur; une vague importante de couverture médiatique; une période d'accalmie; et l'arrivée de vagues secondaires. Ils montrent comment la couverture médiatique accordée à la question de la gestion de la diversité culturelle au Québec a contribué à donner « l'impression populaire qu'une crise sociale majeure se déroulait » sur le sujet (2010 : 381), sans toutefois formellement évaluer l'impact sur l'opinion publique. Dans une analyse de la capacité des acteurs politiques à tirer profit des hausses subites de l'attention politique — qu'ils nomment media waves —, Wolfsfeld et Sheafer (Reference Wolfsfeld and Sheafer2006) arrivent à la conclusion qu'elle repose en majeure partie sur des traits personnels tels que leur « charisme communicationnel », leur image de marque et leur statut politique.
Signalant l'hétérogénéité de l'opérationnalisation des concepts liés aux hausses subites de l'attention médiatique consacrée à un sujet, mais l'homogénéité des fondements théoriques qui les sous-tendent, Boysdtun, Hardy et Walgrave (Reference Boydstun, Hardy and Walgrave2014) suggèrent de systématiser la recherche sur le sujet. Ils identifient trois caractéristiques communes aux définitions auparavant avancées : 1) l'ampleur inhabituelle de l'attention médiatique à propos d'un sujet donné, 2) la soudaineté (explosiveness) de la hausse de l'attention qui lui est consacrée et 3) l'idée qu'une durée de présence médiatique minimale est requise. Ils proposent par conséquent trois critères définitoires des « tempêtes médiatiques » : a) occuper au moins 20 pour cent de l'agenda médiatique b) pendant au moins une semaine, c) en hausse d'au moins 150 pour cent comparativement à la semaine précédente.
Leur opérationnalisation, en plus de reposer sur des critères objectifs clairs, offre l'avantage d’évacuer la question de la provenance du sujet qui déclenche une tempête. Il peut être mis de l'avant par un acteur politique et faire sensation dans les médias, mais il peut aussi s'articuler autour d'un évènement naturel, politique, économique ou juridique. Un autre avantage réside dans l’évacuation des considérations normatives. Une tempête n'est ni bonne ni mauvaise; elle existe et entraine des conséquences pour les médias, les acteurs politiques et (potentiellement) l'opinion publique, que la science se doit d'examiner.
Dans la foulée de Boysdtun, Hardy et Walgrave, je définis le concept de tempête médiatique en tant qu’augmentation explosive de la couverture médiatique consacrée à un sujet spécifique, constituant une part substantielle de l'agenda médiatique pendant un certain temps (2014 : 511).
Sur l'intérêt théorique des tempêtes médiatiques
Les tempêtes médiatiques constituent des manifestations concrètes du processus de médiatisation qui caractérise la communication politique contemporaine. Dans une étude-phare sur la question, Strömbäck (Reference Strömbäck2008) identifie une progression en quatre phases, où (1) les médias de masse deviennent la source d'information politique la plus importante pour les citoyens, (2) les médias deviennent de plus en plus indépendants des institutions politiques et sociétales, (3) la logique médiatique prime sur la logique politique dans la sélection des contenus médiatiques et (4) la logique médiatique prime sur la logique politique dans les prises de décisions des organisations et acteurs politiques.
Landerer (Reference Landerer2013) raffine cette description en proposant un deuxième axe de différentiation des logiques (politique et médiatique) impliquées dans le processus de médiatisation : normative et de marché. Selon une conception normative de la logique médiatique, les journalistes se doivent de fournir aux citoyens les informations nécessaires pour remplir leur rôle démocratique, incluant celles nécessaires pour élire les candidats qui représentent le mieux leurs valeurs et leurs opinions politiques. Dans une logique similaire, selon une conception normative de la logique politique, les partis politiques devraient faire la promotion de programmes politiques bien conçus, qui visent à répondre aux principaux défis auxquels est confrontée la communauté qu'ils représentent.
Cette conception idéalisée de l'action politique et médiatique entre toutefois en conflit avec la logique de marché, qui vise à maximiser les auditoires et les appuis. Chez les médias, elle se manifeste par la priorisation de contenus qui engagent les publics et qui permettent d'augmenter les revenus d'abonnements et les revenus publicitaires. Chez les acteurs politiques, la logique de marché amène à prioriser les considérations — souvent à court terme — liées à l'acquisition et à la conservation des appuis politiques et du pouvoir.
Les tempêtes médiatiques constituent une manifestation concrète de la manière dont la logique de marché médiatique en vient à dominer la logique normative. Cette interprétation est ancrée dans deux mécanismes complémentaires mis de l'avant pour expliquer en quoi les tempêtes se distinguent des autres enjeux (Boydstun, Hardy et Walgrave, Reference Boydstun, Hardy and Walgrave2014 : 512). D'abord, par le fait que les journalistes modifient temporairement leurs critères de sélection des nouvelles (gatekeeping) afin de rapporter les nouveaux développements liés à la tempête et qui, en temps habituels, ne seraient pas considérés comme dignes d'intérêt. Ensuite, par la tendance à l'imitation entre médias, qui ne veulent pas être perçus comme les premiers à abandonner une histoire omniprésente chez les concurrents.
Ces deux mécanismes nourrissent un intérêt soutenu des médias, qui ne s'explique que dans une logique de marché médiatique. Des études sur les tempêtes médiatiques ont d'ailleurs montré que les acteurs politiques étaient plus réactifs aux tempêtes médiatiques qu'aux autres enjeux, un autre signe concret que la logique médiatique de marché prend le pas sur la logique normative politique. En période de tempête, l'attention médiatique tend en effet à se concentrer sur le sujet qui fait sensation et à demeurer plus stable que dehors de ces périodes (Boydstun, Hardy et Walgrave, Reference Boydstun, Hardy and Walgrave2014). Cela a pour conséquence de retenir l'attention des acteurs politiques, qui deviennent plus enclins à signaler que le sujet qui fait tempête les interpelle (Walgrave et coll., Reference Walgrave, Boydstun, Vliegenthart and Hardy2017), une inclinaison qui s'exprime aussi en période électorale (Dumouchel, Reference Dumouchel2020).
Toutefois, la manière dont ces tempêtes médiatiques — et l'extrême concentration de l'attention politico-médiatique qui les porte — affectent l'opinion publique tarde à être documentée de manière systématique. Boydstun, Hardy et Walgrave (Reference Boydstun, Hardy and Walgrave2014) recourent à des données Google Trends pour montrer une hausse concomitante du nombre de recherches en ligne à propos des sujets qui font tempête. Ils reconnaissent toutefois que les éléments de preuve offerts sont circonstanciels et qu'ils ne disposent pas de l'appareillage méthodologique adéquat pour tester la proposition d'une manière systématique (2014 : 526). Wolfsfeld et Sheafer (Reference Wolfsfeld and Sheafer2006) invitent eux aussi la communauté scientifique à s'efforcer de mieux prendre en compte l'opinion publique.
Une difficulté majeure de cette entreprise réside dans le fait que les tempêtes médiatiques étant par définition des phénomènes spontanés difficiles à prévoir, rares sont les occasions de disposer de données permettant de le faire. Cet article peut combler ce vide théorique grâce à de riches données de sondage qui permettent de suivre l’évolution quotidienne de l'opinion publique à propos des cadres mis de l'avant à propos de la « crise des réfugiés », une tempête médiatique survenue pendant la campagne électorale fédérale de 2015.
Cadre d'analyse et hypothèses
Ma démarche de recherche adopte une perspective liée à la théorie du cadrage en cascade, élaborée par Entman (Reference Entman2004), afin de mieux comprendre la lutte pour la définition des enjeux. Cette dernière offre un modèle explicatif des mécanismes de diffusion des cadres promus par les élites politiques, dont l'acceptation médiatique et citoyenne dépendrait principalement de trois facteurs : 1) leur congruence culturelle, 2) le consensus qu'il génère chez les élites politiques et 3) l'efficacité des stratégies de communication déployées par ces dernières.
Selon ce modèle, les médias de masse seraient mieux outillés pour remettre en question les cadres mis de l'avant par le parti au pouvoir lorsque les partis d'opposition proposeraient des cadres alternatifs. Ce pouvoir de remise en question est décuplé en période électorale, où les acteurs politiques cherchent à se distinguer de leurs adversaires. En situation de tempête médiatique électorale, les médias devraient avoir tendance à insister sur les éléments de cadrage compétitif avancés par des acteurs politiques soucieux de gérer les impacts potentiels d'un évènement incontrôlable qui retient l'attention des médias durant la campagne.
Selon ces considérations, et partant du fait qu'une tempête médiatique se définit comme la surreprésentation temporaire d'un sujet dans la couverture médiatique électorale, il est logique de postuler que tout citoyen minimalement intéressé par la campagne aura amplement l'occasion d'entrer en contact avec les positions des principaux partis impliqués dans la discussion. Par conséquent, on peut s'attendre à ce que les cadres mis de l'avant dans la lutte pour la définition d'une tempête médiatique aient une influence significative sur les attitudes politiques des citoyens (H1). En effet, la constance des effets de mise à l'agenda est amplement documentée par une riche tradition de recherche sur la question (voir McCombs, Reference McCombs2004).
Puisque cette étude se concentre sur une tempête survenue durant une campagne électorale, il s'agit d'une occasion unique d’évaluer ses effets sur le choix de vote. À cet effet, une imposante littérature sur l'effet de saillance (priming) laisse entendre que les tempêtes médiatiques seraient susceptibles d'influencer le choix de vote des électeurs : « By calling attention to some matters while ignoring others, news influence the standards by which governments, presidents, politics, and candidates for public office are judged » (Iyengar et Kinder, Reference Iyengar and Kinder2010 : 63). Durant les campagnes électorales, le but ultime des communications partisanes demeure l'activation d'un effet de saillance, où un enjeu sur lequel un acteur politique donné aurait un avantage devient un facteur crucial du choix de vote des électeurs (Petrocik, Reference Petrocik1996 : 826; Jacobs & Shapiro, Reference Jacobs and Shapiro1994; Druckman, Reference Druckman2001). Tout enjeu assez couvert par les médias — qu'il provienne des communications partisanes d'un acteur ou d'ailleurs — est toutefois susceptible de devenir un facteur déterminant du choix de vote des électeurs. Les tempêtes médiatiques électorales risquent ainsi de causer un effet de saillance.
L'effet de saillance n'est possible que si la rationalité parfaite n'existe pas. Devant l'impossibilité de tenir compte de tous les facteurs pertinents à une décision éclairée, l’être humain doit ainsi s'en remettre aux considérations qui lui viennent en tête au moment de formuler un jugement politique (par exemple, le choix de vote). La recherche sur l'effet de saillance estime que les jugements politiques constituent des entités malléables, qui dépendent des considérations qui viennent en tête au moment de les énoncer (Iyengar et Kinder, Reference Iyengar and Kinder2010; Kuklinski et Quirk, Reference Kuklinski, Quirk, Lupia, McCubbins and Popkin2000; Zaller, Reference Zaller1992). L'accessibilité des considérations serait influencée, entre autres choses, par l'ampleur ainsi que par la récence de la couverture médiatique qui les porte (Zaller, Reference Zaller1992). Lorsqu'un sujet maintient au moins 20 pour cent de la couverture médiatique pendant au moins une semaine, on peut s'attendre à ce qu'il active un effet de saillance et, par conséquent, que les cadres lui étant associés aient un effet significatif sur le choix de vote des électeurs (H2).
Méthodologie
Cet article propose une analyse de la crise des réfugiés, qui s'est déclenchée durant la campagne électorale fédérale canadienne de 2015. Cette dernière fut la plus longue de l'histoire moderne du pays. Le parti conservateur (PCC) cherchait à s'y faire élire pour un quatrième mandat consécutif. Il faisait face à plusieurs défis d'importance. Embourbé dans un scandale éthique dont les détails étaient sur le point d’être étalés en Cour suprême, il jouait sa réélection sur les bases d'une économie incertaine et sur l'acuité stratégique d'un chef reconnu pour sa gestion des campagnes électorales. Le nouveau parti démocratique (NDP), fort d'une performance historique en 2011, aspirait légitimement à former le prochain gouvernement. Il trônait en tête des sondages au début de la campagne, loin devant un parti libéral (PLC) amoché par une succession de chefs impopulaires et de résultats décevants. Plusieurs observateurs de la scène politique remettaient par ailleurs en doute la crédibilité de Justin Trudeau avant la campagne. Ce dernier a néanmoins réussi à surmonter les obstacles sur sa route pour se faire élire par une large majorité (voir Pammett et Dornan, Reference Pammett and Dornan2016).
La crise des réfugiés en tant que tempête médiatique
Au début de septembre 2015, la campagne électorale fédérale est concentrée autour d'enjeux économiques. L'affaire Duffy est disparue des médias, éclipsée par l'entrée du pays en récession et par la promesse libérale de financer un programme d'infrastructures au moyen d'une série de déficits qui rompt avec des années d'orthodoxie fiscale. Le 3 septembre, la photo du corps d'un jeune Syrien s’étant noyé en fuyant un pays d'origine déchiré par une guerre civile est diffusée par plusieurs journaux occidentaux. Le Canada est durement touché par la nouvelle, puisque des rapports révèlent (faussement) qu'une demande d'asile ayant été déposée par sa famille auprès du gouvernement quelques mois plus tôt a été rejetée.
Une analyse de contenu automatisée par dictionnaire (voir annexe B pour une description de l'approche utilisée) des contenus électoraux publiés dans le Globe and Mail et le National Post ainsi que dans les bulletins de fins de soirée de la CBC et de CTV News révèle que la couverture médiatique sur le sujet s'emballe rapidement, pour atteindre les critères définitoires proposés pour identifier les tempêtes médiatiques (Boydstun, Hardy et Walgrave, Reference Boydstun, Hardy and Walgrave2014; Walgrave et coll., Reference Walgrave, Boydstun, Vliegenthart and Hardy2017). Comme le révèle le Graphique 1, il est mentionné dans 52 pour cent des paragraphes médiatiques incluant au moins une référence à un enjeuFootnote 2 entre le 3 et le 14 septembre 2015, une hausse de plus de 424 pour cent comparativement à la semaine précédente. Après le 14 septembre, l'attention médiatique qui lui est consacrée n'atteint plus les seuils définitoires d'une tempêteFootnote 3.
Les cadrages partisans de la crise des réfugiés
Le PCC montre peu d'engouement à discuter de l'enjeu. Le jour de la publication de la photo, Harper transmet ses condoléances à la famille du jeune garçon, puis enchaine le lendemain avec des promesses environnementales et militaires inédites. Il dénonce la position « irresponsable » des libéraux et des néodémocrates face à la poursuite des efforts de guerre contre l’État islamique (EI), puis rappelle le lendemain sa promesse d'accueillir 10 000 réfugiés syriens au cours de son prochain mandat. Il s'agira de la seule mention explicite des réfugiés que le parti fera durant la tempête médiatique. Cinq jours plus tard, il profite de la commémoration des attentats du 11 septembre pour discuter des efforts déployés afin de contrer la menace terroriste engendrée par l'EI.
Les troupes libérales, au contraire, mentionnent l'enjeu des réfugiés syriens huit des neuf jours suivant le déclenchement de la frénésie médiatique. Dès le 3 septembre, le chef libéral propose l'admission immédiate de plus de 25 000 réfugiés syriens, et cadre cette action en tant que devoir moral pour le Canada. Deux jours plus tard, il promet des mesures visant à faciliter le processus d'immigration pour les réfugiés et déclare unilatéralement le leadership libéral sur la question. Le 6 septembre, il publie une lettre ouverte adressée aux autres chefs de parti, où il les implore de prendre action immédiate afin de soulager les victimes de la guerre civile qui fait rage en Syrie. Pour le reste de la campagne, il rappellera sporadiquement ces engagements.
Pareillement, le NDP s'engage dès le 3 septembre à accélérer l'accueil des réfugiés syriens. Deux jours plus tard, il affirme sa volonté de recevoir 10 000 réfugiés d'ici la fin 2015, puis 9 000 supplémentaires par année pour son prochain mandat. Il insiste aussi énormément sur l'aide humanitaire qu'il convient d'offrir aux victimes de la guerre civile qui fait rage sur le territoire de EI, ainsi que sur la tradition humanitaire canadienne. Il répètera ces engagements un jour sur deux pendant la durée de la tempête médiatique à ce sujet.
Cette description sommaire des cadres mis de l'avant par les partis est appuyée par les résultats d'autres analyses de contenu s’étant penchées sur le sujet (Forest et coll., Reference Forest, Bastien, Legault-Venne, Lacombe, Brousseau, Pétry, Daigneault and Pétry2017; Wallace, Reference Wallace2018). Alors que le PLC et le NDP se concentrent sur l'admission rapide d'un plus grand nombre de réfugiés syriens, le PCC insiste sur les risques terroristes posés par l'admission rapide d'un trop grand nombre de réfugiés ainsi que sur la nécessité de régler le problème à sa source en poursuivant les efforts militaires contre l'EI. Le Graphique 1 montre l'attention médiatique accordée à chacun de ces cadres tout au long de la campagne. On remarque que la question des réfugiésFootnote 4 (aire en gris foncé) occupe la majorité de la couverture, d'où elle avait été jusque-là quasi inexistante. Au contraire, les cadres mis de l'avant par les conservateurs (le terrorisme en noir; la guerre à l’État islamique en gris pâle) sont peu couverts par les médias.
Données
L'ensemble de données mobilisé dans cette démarche provient d'un sondage mené dans le cadre du projet Parlement Local (PL). Mené entre le 26 août et le 18 octobre 2015, il comprend un échantillon représentatifFootnote 5, stratifié par province et équilibré par genre et par groupe d’âge. Le bassin de répondants inclut plus de 37 000 Canadiens. Une vague de sondage postélectorale, qui s'est déroulée entre le 4 et le 23 novembre 2015, a recontacté plus de 8 500 répondants afin de leur faire remplir un questionnaire de suivi. Les répondants du Québec (plus ou moins 10 000 cas) ont été exclus de toutes les analyses, puisqu'ils se distinguent généralement des répondants du reste du Canada sur le plan des comportements électoraux et des opinions politiques (Nadeau et Bélanger, Reference Nadeau, Bélanger, Kanji, Bilodeau and Scotto2012; Gidengil et coll., Reference Gidengil, Nevitte, Blais, Everitt and Fournier2012). L’échantillon final se compose donc de 24 143 répondants canadiens pour la phase initiale et de 7 523 citoyens pour la phase de suivi.
La démarche aboutit en un des plus importants sondages d'opinion publique réalisés au Canada. Le design de type roulant (rolling cross-section) présente de grands avantages afin de suivre l’évolution de l'opinion publique (Johnston et Brady, Reference Johnston and Brady2002). En effet, tout sondage qui s'effectue sur plusieurs semaines implique des problèmes d'hétérogénéité temporelle, c'est-à-dire que les répondants interrogés à un moment donné peuvent différer de manière significative de ceux l'ayant été plus tard. On peut utiliser cette hétérogénéité à son avantage en organisant la stratégie d’échantillonnage de manière à ce qu'un groupe représentatif de la population soit sondé pour un ensemble de sous-périodes temporelles. Dans le cas présent, chaque période de trois jours rejoint un échantillon représentatif de la population canadienne.
Opérationnalisation des variables dépendantes
La première hypothèse concerne l’évolution des attitudes politiques des citoyens à propos des cadres mobilisés dans le cadre de la lutte pour la définition de la crise des réfugiés. Les trois variables dépendantes sont opérationnalisées à partir de questions de sondage initialement construites autour d'une échelle de Likert à cinq points (désaccord total, en désaccord, neutre, en accord, accord total), qui ont été transformées en variables binaires (0 = désaccord/neutre; 1 = accord) :
(1) Le Canada devrait admettre un plus grand nombre de réfugiés chaque année.
(2) Le Canada devrait poursuivre ses efforts militaires contre l’État islamique.
(3) Le terrorisme constitue la menace la plus importante envers le Canada.
La première question renvoie au cadrage libéral et néodémocrate, alors que les deux autres renvoient au cadrage conservateur. Une question de relance permet aussi d’évaluer si l'importance que les citoyens accordent à ces enjeux change durant la tempête : « Quelle importance accordez-vous à cet enjeu ? » Les réponses possibles (beaucoup; assez; peu; ne sais pas) ont été binarisées de manière à départager ceux qui considèrent l'enjeu important (beaucoup et assez) des autres répondants (peu, ne sait pas).
Pour la deuxième hypothèse, les variables dépendantes constituent l'intention de vote (vague principale) et le vote effectif (vague postélectorale). La construction de la variable d'intention de vote a exigé la fusion de deux questions. Le libellé — « Pour quel parti pensez-vous voter à la prochaine élection fédérale » — était le même dans les deux cas, mais les modalités de réponse proposées incluaient seulement le nom des partis politiques pour la moitié des répondants (ex. : le parti libéral), alors que celles de l'autre moitié ajoutaient le nom du chef (ex. : Justin Trudeau et le parti libéral). J'ai fusionné les résultats des deux questions. Enfin, les variables d'intention de vote et de vote effectif furent groupées en quatre catégories : 1) libéral, 2) conservateur, 3) néodémocrate et 4) autre. La variable mesurant l'intention de vote inclut enfin une cinquième catégorie pour les indécis.
Variables de contrôle
En plus d'inclure les variables sociodémographiques usuellement incluses dans les modèles d'explication du vote (âge, niveaux d’éducation et de revenu, sexe), j'ai inclus une variable binaire qui distingue les électeurs n’étant pas nés au Canada, afin de contrôler pour le succès du PCC auprès des immigrants durant les derniers cycles électoraux (Taylor et coll., Reference Taylor, Triadafilopoulos and Cochrane2012; Tolley, Reference Tolley, Lewis and Everitt2017). Les modèles incluent des contrôles pour la région de résidence (provinces atlantiques, Ontario, Prairies et Colombie-Britannique) ainsi que pour l'intérêt politique (échelle allant de (0) « aucun intérêt » à (10) « un fort intérêt »).
Afin d’évaluer l'impact de la tempête médiatique sur les attitudes politiques et sur les intentions de vote, trois catégories temporelles furent créées. Elles se basent sur la date d'interview de chaque sondéFootnote 6 : avant (26 août au 2 septembre), pendant (3 au 14 septembre) et après la tempête (15 septembre au 18 octobre). Afin de contrôler pour la probabilité que l'affiliation partisane influence la réceptivité aux cadres promus pendant la tempête, quatre catégories d'identitéFootnote 7 — libéral, conservateur, néodémocrate et indécis / indépendant — ont été construites à partir de la question « En politique fédérale, diriez-vous que vous êtes […] »Footnote 8.
Finalement, il convient de mentionner que les données de sondage disponibles pour ce projet n'incluent pas de mesure d'exposition aux médias. La présence d'un tel indicateur aurait permis de mieux nuancer les effets de la tempête médiatique, qui devraient être plus forts chez ceux qui consomment plus de contenus médiatiques. En ce sens, l'absence rend les résultats plus conservateurs et ne disqualifie donc pas la démarche.
Résultats
Le Graphique 2 détaille l’évolution quotidienne de la proportion de répondants qui se déclarent « en accord » avec les trois énoncés politiques sur la crise des réfugiés. Les lignes pleines montrent les partisans libéraux; les lignes pointillées renvoient aux conservateurs. Celles à longs traits et celles mixtes renvoient respectivement aux néodémocrates et aux indécis (autres) / indépendants. Les lignes sont lissées afin d'en améliorer l'intelligibilité. Les boites grises montrent la période de tempête médiatique.
Dans la partie supérieure, on constate que les attitudes citoyennes à propos de la pertinence d'accueillir plus de réfugiés (ci-après, ACCUEIL) évoluent dramatiquement durant les premiers jours de la tempête médiatique. En effet, la proportion de citoyens d'allégeance libérale et néodémocrate en accord avec cet énoncé bondit de plus de 15 points de pourcentage en quelques jours, puis demeure stable jusqu’à la fin de la campagne. Si l'effet est moins prononcé chez les conservateurs, il demeure important, avec une hausse de 10 points de pourcentage, qui disparait rapidement dès que la tempête se termine.
L’évolution de l'opinion publique vis-à-vis des éléments de cadrage mis de l'avant par le PCC est plus modeste. La partie centrale suggère une progression lente et soutenue de la proportion d’électeurs conservateurs qui estiment que le terrorisme constitue la pire menace envers le Canada. Les deux semaines de tempête médiatique se caractérisent par une hausse de près de cinq points de pourcentage, qui se poursuivra jusqu’à la fin de la campagne. Les partisans libéraux et néodémocrates sont peu sensibles, avec des moyennes quotidiennes qui demeurent stables. Un constat similaire s'impose quant à la poursuite de la mission militaire canadienne contre l’État islamique.
Influence sur les opinions politiques
Des modèles de régression logistique permettent d’évaluer si ces différences sont significatives. À cet effet, j'en teste trois, où une variable dépendante binaire oppose ceux qui sont « en accord » avec un énoncé politique et ceux qui ont une autre opinion (c'est-à-dire « neutre » ou « en désaccord »). Un effet d'interaction entre la variable « période » et l'affiliation partisane est inclus dans chacun de ces modèles, ainsi que les variables de contrôles usuelles (voir Tableau A1 en annexe A).
Le Graphique 3 montre donc l'effet marginal de la période d'entrevue sur la probabilité d’être en accord avec l’énoncé, selon l'affiliation partisane (voir Tableau A2 en annexe A). Les barres foncées illustrent la différence pour ceux sondés pendant la tempête alors que les barres pâles concernent ceux sondés après la tempête. Les catégories sur l'abscisse renvoient à l'allégeance partisane des répondants.
On constate que les différences significatives détectées concernent l'ACCUEIL, dans la partie gauche du graphique. Les partisans libéraux et néodémocrates, ainsi que les indépendants / indécis, sont plus enclins à se déclarer en accord avec l’énoncé, qu'ils soient interrogés pendant ou après la tempête. Un effet significatif faible (5 points de pourcentage) est détecté chez les partisans du PCC pendant la tempête. Il disparait dès qu'elle cesse.
Deux autres différences sont quasi significatives. Elles concernent les partisans conservateurs (p = 0.055) et les indépendants / indécis (p = 0.086), qui sont plus enclins à être d'accord avec l’énoncé voulant que le terrorisme constitue une menace importante pour le Canada s'ils ont été interrogés après la tempête.
Dans une logique complémentaire, examinons la manière dont la tempête influence l'importance que les électeurs accordent à chacun des cadres. Les analyses utilisées à cet effet sont similaires aux précédentes, mais remplacent la variable dépendante par une alternative qui s'intéresse à l'importance accordée à chacun des énoncés (voir Tableaux A3 et A4 en annexe A).
Le Graphique 4 démontre que seuls les partisans libéraux changent significativement d'opinion par rapport à l'importance de l'ACCUEIL. La proportion de ceux qui considèrent l'enjeu important augmente de 7,3 et 8,7 points de pourcentage pendant et après la tempête médiatiqueFootnote 9. Ces résultats permettent ainsi de valider la première hypothèse. La période de tempête médiatique entraine une évolution significative de l'opinion publique chez les partisans de toutes affiliations politiques à propos du cadre le plus couvert par les médias, mais elle ne perdure pas chez les électeurs conservateurs. De plus, seuls les électeurs qui se disent d'affiliation libérale en viennent à accorder plus d'importance à la question de l'ACCUEIL.
Influence sur l'intention de vote
Puisque l'opinion publique évolue principalement au sujet de l'ACCUEIL, il est pertinent de vérifier son influence sur les intentions de vote. Le Graphique 5 illustre les effets marginaux d'un changement d'opinion sur l'ACCUEIL selon la période à laquelle l'entrevue a été menée. Les effets marginaux sont calculés à partir d'un modèle logistique multinomial qui inclue des variables de contrôle habituellesFootnote 10 (voir Tableaux A5 et A6 en annexe A).
Les effets marginaux calculent le changement dans la probabilité de « succès » d'une variable dépendante lorsqu'on fait passer une variable indépendante d'une catégorie à l'autre. Pour ce faire, la procédure place d'abord tous les répondants dans une catégorie de référence (ici, en désaccord/neutre avec ACCUEIL), puis les déplace vers une deuxième catégorie (ici, en accord). Les autres caractéristiques personnelles restent identiques, ce qui permet d’évaluer l'effet moyen de ce changement.
Dans le Graphique 5, les colonnes montrent l'effet marginal d'un changement d'opinion sur l'ACCUEIL, par période d'entrevue. Une valeur est significative si les intervalles de confiance ne croisent pas l'abscisse; la différence entre les valeurs est significative s'ils ne se chevauchent pas. Les résultats sont mixtes. D'une part, on peut constater qu'avant la tempête médiatique, l'opinion sur l'ACCUEIL n'est pas un déterminant significatif de l'appui pour aucun des trois partis politiques. Elle le devient pendant la tempête pour le PLC et le NPD (4 points de pourcentage dans les deux cas), mais ne persiste après la fin de la tempête que pour les premiers (3 points). En ce qui concerne le PCC, un effet significatif se manifeste après la tempête, mais il est négatif (−4 points de pourcentage).
D'autre part, le chevauchement des intervalles de confiance entre les périodes révèle que les différences d'effets ne sont pas significatives. En d'autres termes, l'opinion politique sur l'enjeu de l'ACCUEIL devient un déterminant significatif de l'intention de vote pour certains partis dès le déclenchement de la tempête médiatique, mais la différence n'est pas significative si on la compare avec l'effet calculé avant la tempête. Les éléments de preuve sont donc ambivalents quant à la deuxième hypothèse.
Influence sur le choix de vote
La vague post-électorale du sondage permet d'examiner si des effets similaires se sont manifestés pour le choix de vote « réel ». Un modèle logistique multinomial similaire au précédent est mobilisé, mais il utilise le choix de vote en tant que variable dépendante (voir Tableaux A7 et A8 en annexe A). Le Graphique 6 démontre que l'effet marginal de l'opinion sur l'ACCUEIL se traduit par un effet significatif sur le choix de vote. Le modèle calcule en effet une probabilité plus élevée d'avoir voté pour le PLC (5,8 points de pourcentage) et le NPD (3 points de pourcentage). Au contraire, la probabilité d'avoir choisi le PCC diminue de 8 points de pourcentage. Ces résultats sont remarquables, considérant que la tempête s'est terminée plus de six semaines avant la fin de la compagne.
L'effet de l'opinion sur l'ACCUEIL résiste à l'ajout d'une variable binaire qui sépare ceux qui estiment que l’économie s'est détériorée durant le mandat conservateur des autres répondants (voir Tableau A8 en annexe A). À la lumière de ces nouveaux éléments de preuve, il devient donc plus facile d'accepter la deuxième hypothèse. Avant la tempête médiatique sur la crise des réfugiés, l'opinion sur l'ACCUEIL ne constitue pas un élément déterminant des intentions de vote. Bien que l'absence de différence significative entre les périodes incite à la prudence, elle devient néanmoins significative après le déclenchement de la tempête, puis persiste jusqu'au moment du vote « réel ».
Discussion
Ces résultats doivent être évalués en rapport avec l'imprévisibilité de l’émergence de la tempête médiatique de la crise des réfugiés dans la trame électorale de 2015. Bien que certains partis politiques eussent déjà mis de l'avant certains des éléments qui seront réutilisés dans la lutte pour définir l'enjeu, il faudra la publication d'une photo choquante avant que les médias ne s'intéressent pleinement à la question. Du 3 au 15 septembre 2015, plus de la moitié des paragraphes médiatiques qui mentionnent au moins un enjeu feront référence à la crise des réfugiés (Graphique 1). Durant la même période, les attitudes politiques citoyennes à propos des cadres mis de l'avant par les partis politiques qui interviennent sur la question évoluent de façon marquée, spécialement en ce qui a trait à l'ACCUEIL d'un plus grand nombre de réfugiés au Canada.
Les données de sondage révèlent comment les opinions politiques développées au sujet de l'ACCUEIL se sont immiscées dans les considérations électorales des citoyens canadiens, pour devenir des déterminants significatifs de leur choix de vote. Il apparait raisonnable de conclure que la manière dont les partis ont géré cette tempête médiatique a pu avoir un effet sur leur succès électoral. Un examen des résultats électoraux de 2015, qui exclut les circonscriptions québécoises, dévoile que 38 courses se sont soldées par un écart inférieur à 5 points de pourcentage entre le candidat conservateur et ses adversaires libéral ou néodémocrate. Les attitudes à propos de l'ACCUEIL de réfugiés peuvent avoir contribué à décider du résultat dans certaines d'entre elles.
En ce sens, il s'agirait de la deuxième démonstration récente de la manière dont un enjeu exogène à la campagne est intervenu de manière significative dans la dynamique électorale de 2015. Bridgman et coll. (Reference Bridgman, Ciobanu, Erlich, Bohonos and Ross2020) démontrent avec brio comment la question du serment de citoyenneté à visage voilé — déclenchée par un verdict judiciaire imprévisible —, a contribué à la dégringolade des appuis néodémocrates pendant les dernières semaines de la campagne. Or, le sujet s'est presque qualifié en tant que tempête médiatique, avec une couverture médiatique atteignant 18,9% entre le 29 septembre et le 12 octobre.
Il serait intéressant de contraster ces conclusions avec des tempêtes médiatiques présentant des caractéristiques plus variées. Trois axes apparaissent porteurs à cet effet : le niveau de prévisibilité d'une tempête, le sensationnalisme du sujet autour duquel elle s'article et l'ampleur de la couverture qui lui est consacrée. Une tempête prévisible, telle que celle centrée sur le procès de Mike Duffy en 2015 (voir Dumouchel, Reference Dumouchel2020), devrait avoir des effets plus faibles puisque les partis politiques auront l'occasion de s'y préparer et qu'elle se fondera sur un enjeu ou évènement établi à l'avance. Une tempête de faible amplitude et peu sensationnelle — telle que la ratification de l'Accord de partenariat transpacifique — devrait avoir des effets moins importants qu'une (quasi) tempête de faible amplitude, mais très sensationnelle (le serment de citoyenneté à visage couvert).
Dans une logique complémentaire, des chercheurs désireux de poursuivre cette démarche pourraient évaluer la manière dont de telles tempêtes médiatiques influencent la capacité des acteurs politiques à faire la promotion de leur programme électoral. On sait que les périodes de tempête se caractérisent par une attention médiatique et citoyenne très concentrée sur le sujet qui fait tempête, au détriment des autres enjeux de la campagne. Il est logique d'inférer que de telles caractéristiques compliquent la promotion d'un nouvel engagement électoral. Or, il s'agirait d'une autre manifestation concrète de la manière dont la logique médiatique de marché tend à s'imposer sur les logiques normatives des autres maillons de la chaine de communication publique.
Les tempêtes médiatiques méritent l'attention de la communauté scientifique puisqu'elles peuvent contribuer à l'affaiblissement de la sphère publique, où les débats rationnels à propos des idées, orientations et bilans des acteurs politiques devraient — en théorie — aider à évaluer la performance des gouvernants. Le fait de consacrer des semaines à un sujet sensationnel pourrait donc miner le rôle crucial que les médias doivent jouer afin de participer à la vitalité démocratique de la société qu'ils desservent.
Matériel supplémentaire
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