Rien ne prédestinait André Allard, professeur de grec et de latin “heureux dans l'enseignement secondaire”, comme il le disait lui-même, à la brillante carrière de chercheur qui fut la sienne dans le domaine de l'histoire des mathématiques de l'Antiquité et du Moyen Âge. Nanti d'une solide formation philologique et philosophique, le jeune professeur enseigna pendant une quinzaine d'années dans une école du Tournaisis. Sa passion communicative pour la grammaire le disputait au souci permanent d’éveiller les esprits de ses jeunes auditrices à la lecture des grands auteurs. Beaucoup ont encore en mémoire les belles leçons d'humanisme qu'il en tirait.
Très vite, il consacra ses loisirs et une partie de ses nuits à la rédaction, sous la direction de Joseph Mogenet, d'une thèse de doctorat. Celle-ci, intitulée Le grand calcul selon les Indiens de Maxime Planude, sa source anonyme de 1252 et les additions du XIVe siècle, fut défendue à l'Université catholique de Louvain en 1972 et couronnée par le Prix Tancredi Vigliardi Paravia. Il y développait avec succès les méthodes d'ecdotique initiées par son maître, et mettait en évidence la dette de Maxime Planude vis-à-vis du Liber Abaci de Leonardo de Pise.
L'excellence d'André Allard attira l'attention de l’éminente Claire Préaux et des autorités académiques de l'Université catholique de Louvain: fait sans précédent, il fut nommé directement au rang de chercheur qualifié du Fonds National de la Recherche Scientifique belge. Cette position allait lui permettre d'envisager des projets d'envergure, toujours dans le domaine des mathématiques anciennes: l’édition des plus anciennes versions latines du Calcul indien (Algorismus) d'al-Khwārizmī (1992), l’édition et le commentaire des Arithmétiques de Diophante en collaboration avec Roshdi Rashed, lequel avait identifié dans un manuscrit conservé à Mashhad la traduction arabe, faite au IXe siècle, d'une partie du texte grec perdu.
En 1980, A.A. soutint sa thèse d'agrégation de l'enseignement supérieur sur l'histoire du texte grec de Diophante et son édition. C'est à cette époque qu'il se familiarisa avec la langue arabe sous la houlette de Simone van Riet. Traquant inlassablement les témoins latins de textes arithmétiques, il rassembla alors une documentation considérable qui devait confirmer le rôle charnière du Moyen Âge – longtemps sous-estimé – dans la transmission des sciences mathématiques. Au fil des colloques internationaux et des séjours dans les grandes bibliothèques et universités d'Europe et du Proche-Orient, il tissa un réseau de collaborations et d'amitiés internationales, inquiet des conditions difficiles vécues par certains de ses collègues autant que de l'avancée du savoir.
Sollicité par plusieurs universités – les Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur, l'Université catholique de Louvain, l'Université Paris VII-Jussieu, il renoua volontiers avec l'enseignement: il fut un professeur enthousiaste et généreux, qu'il s'agît d'initier les étudiants des premier et second cycles à la critique historique, l'ecdotique, la codicologie ou la paléographie, ou d'animer en troisième cycle des séminaires d'histoire des sciences. Il dirigea plusieurs mémoires et thèses de doctorat, se montrant toujours soucieux d'encourager les jeunes chercheurs. Lui-même évoquait souvent la reconnaissance qu'il éprouvait envers ses maîtres et ceux qui avaient déterminé son orientation.
Titulaire de nombreux prix et distinctions scientifiques, A.A. faisait partie de plusieurs sociétés savantes et, depuis 1998, de l'Académie Royale des Sciences, des Arts et des Lettres de Belgique (Classe de Lettres), dont il était un membre particulièrement actif. Tout récemment encore, il présenta plusieurs cycles de conférences consacrées à la tradition arithmétique dans le cadre du Collège Belgique. Il était membre du Comité scientifique de Arabic Sciences and Philosophy depuis sa fondation.
Au décès de Simone van Riet, il fut chargé de poursuivre la publication de la version latine de la Physique d'Avicenne, dont il révisa le De motu et de consimilibus en collaboration avec Jules Janssens. Son vœu le plus cher aurait été d'achever la publication du traité suivant, intitulé De his quae habent naturalia ex hoc quod habent quantitatem.
André Allard nous a quittés discrètement en mai 2014. Lucide jusqu'au bout, ce grand érudit, exigeant avec lui-même, fut aussi un homme de terrain, curieux de tout, aimant la vie et les hommes.
« Je n'ai pas choisi que ma lampe
s'éteigne, mais l'huile a trahi l'allumeur. »
(Abū al-‘Alā’ al-Ma‘arrī)