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Rowan Dorin, No Return: Jews, Christian Usurers, and the Spread of Mass Expulsion in Medieval Europe, Princeton, Princeton University Press, 2023, 392 p.

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Rowan Dorin, No Return: Jews, Christian Usurers, and the Spread of Mass Expulsion in Medieval Europe, Princeton, Princeton University Press, 2023, 392 p.

Published online by Cambridge University Press:  30 December 2024

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Abstract

Type
Mondes juifs médiévaux et modernes (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Qui visent les mesures d’expulsion qui scandent la seconde moitié du Moyen Âge ? Si cette question a largement été étudiée concernant les expulsions des juifsFootnote 1, sa simplicité n’est qu’apparente et habite les médiévistes depuis plusieurs années. Elle se révèle d’ailleurs plus complexe lors du réexamen des sources, comme dans les travaux récents de Juliette Sibon, Marie Dejoux et Nureet Dermer. Dans No Return, Rowan Dorin propose d’y répondre et, ce faisant, participe au renouvellement des études sur les juifs du Moyen Âge.

Depuis sa thèse, l’historien canadien, auteur de très nombreux articles sur la question, est connu des chercheurs s’intéressant aux expulsions. Avec cet ouvrage plusieurs fois primé, R. Dorin signe une étude de première importance pour tout spécialiste du Moyen Âge et, plus particulièrement, pour ceux qui s’intéressent au droit canonique et aux études juives. Il souligne l’utilité de comparer l’expulsion des juifs avec les autres expulsions et s’inscrit dans le foisonnement actuel des études juives qui entend replacer l’histoire juive dans des dynamiques historiques plus générales. Dès l’introduction, R. Dorin explique qu’à la lecture des sources, il convient de croiser les pratiques d’expulsion des juifs avec celles des usuriers chrétiens, paradoxalement peu étudiées alors même qu’elles les précèdent puis les accompagnent.

Dans No Return, l’historien se penche particulièrement sur les documentations juridiques produites par l’Église, faisant ainsi dialoguer la théologie et la pensée juridique avec le droit canonique et les mesures concrètes adoptées par les seigneurs laïques et ecclésiastiques. De cette rencontre naît une vue d’ensemble originale qui permet de comprendre les trajectoires de la pensée et les évolutions de la pratique de l’expulsion des usuriers puis des juifs. R. Dorin déploie sa réflexion avec didactique et précision. Naviguant dans les eaux imprévisibles de ce large éventail de sources médiévales, il prend soin d’accoster sur des exemples concrets pour ne pas perdre son lecteur. À l’aide d’une structure tripartite chère à la tradition universitaire française, l’auteur développe une argumentation convaincante qu’il allie à la coutume outre-Atlantique d’un « storytelling » captivant et d’une belle plume rendant l’ouvrage agréable à lire.

La première partie, surprenante de prime abord pour qui s’attend à lire une étude d’histoire de la pensée, se concentre sur la pratique et conte la généalogie des premières expulsions par les princes. Au fur et à mesure cependant, ce qui peut apparaître comme une étrangeté du livre vient amplement servir le propos de R. Dorin. En dessinant dans un premier temps la toile de fond des expulsions des usuriers étrangers et juifs au Moyen Âge central, principalement par les autorités séculières, l’historien peut ensuite affiner le trait pour en venir à la pensée qui les accompagne.

La pierre angulaire de l’ouvrage se situe dans sa deuxième partie, où l’auteur approfondit considérablement sa réflexion en présentant les sources ecclésiales sur l’expulsion et leurs trajectoires. Après cette histoire des expulsions, le canoniste nous entraîne dans une enquête pour connaître les chemins des normes relatives aux expulsions et des définitions des expulsés. Enfin, la dernière partie apporte de l’épaisseur à ce tableau en se penchant plus particulièrement sur certains aspects de la pratique des expulsions et en élargissant son analyse à quelques exemples extérieurs précis.

Avec d’impressionnantes listes des sources primaires et secondaires, R. Dorin démontre une réelle maîtrise des travaux anciens et en cours, en langues anglaise, française, allemande, italienne et espagnole. Ce faisant, l’ouvrage offre un très bon point de départ pour des travaux à venir puisqu’il permet aux chercheurs en histoire et en droit canonique de parcourir une riche bibliographie qui présente l’état de l’art, que l’auteur complète utilement. Le format des notes – en fin d’ouvrage et non en bas de page – se révèle toutefois peu pratique pour des jeunes spécialistes qui viendraient trouver dans ce livre de synthèse des sources primaires et secondaires pour renseigner leurs travaux futurs.

La liste des manuscrits et séries d’archives établie par l’auteur est conséquente : les documentations se répartissent dans quinze pays différents et concernent tant des archives nationales que locales. Il est regrettable que l’ouvrage ne contienne pas d’études diplomatiques notables – mais peut-être celles-ci se sont-elles révélées infructueuses ? Les travaux de M. Dejoux mettent bien en lumière l’importance d’une telle méthode de recherche pour comprendre la portée des sources relatives aux expulsionsFootnote 2. L’étendue du travail de R. Dorin et son souci de retour à un large éventail de sources primaires créent ainsi l’attente d’un second ouvrage consistant en un catalogue et une édition de sources, comme a pu le réaliser Solomon GrayzelFootnote 3 en son temps.

En outre, l’historien propose en annexe (« Appendix B ») un tableau récapitulatif des mesures visant l’usure et l’expulsion dans les différentes législations ecclésiastiques locales du xiiie au xve siècle. Ce tableau éclaire son propos et constitue un outil précieux d’approfondissement pour les médiévistes qui travaillent à l’échelle des villes ou des provinces ecclésiastiques. La volonté de R. Dorin de passer au peigne fin la documentation connue sur l’expulsion des juifs et des usuriers se ressent sans conteste dans l’ensemble de l’ouvrage, qui propose des analyses précises. R. Dorin ne se contente pas de décrypter la dernière version des textes : il retrace les influences, met en relation les événements intervenant à des périodes parallèles et suit les différentes versions des canons lorsqu’elles sont disponibles. Cette généalogie se révèle particulièrement éclairante pour le concile de Lyon de 1274. L’historien explique tout à la fois comment les deux textes Usurarum voraginem et Quamquam usurarii, issus du concile, devaient initialement n’en former qu’un seul, l’évolution des peines encourues depuis les versions préparatoires des canons ainsi que leur concentration finale sur les étrangers pour supprimer le prêt usuraire. Usurarum voraginem ayant la particularité d’imposer les mesures d’expulsion dans toute la chrétienté, et non plus seulement à l’échelle d’une ville ou d’un pays, R. Dorin s’est attaché à traquer la manière dont les mesures contre les usuriers se répandent localement à travers différents supports : d’un côté les synodes et les statuts, de l’autre les sommes et les sermons. Ce cinquième chapitre, placé au cœur de l’ouvrage, est capital. C’est ensuite en analysant finement comment les canons punissant les usuriers étrangers se répandent, leurs variantes et leurs différents supports séculiers et ecclésiaux, que R. Dorin peut retracer l’évolution vers les expulsions de masse. Cette méthode n’est toutefois pas applicable à tous les textes. Comme l’explique le chercheur, les travaux préparatoires d’Ex gravi (1311-1312) n’ont malheureusement pas été retrouvés.

Si nous avons d’abord été surpris de la restriction du cadre géographique à l’Angleterre et la France, celle-ci se trouve rapidement justifiée par l’auteur qui, en réalité, la dépasse dans les pages suivantes. Cette limitation initiale est motivée par le fait que les premières grandes expulsions, dont R. Dorin souligne les spécificités et points communs, prennent place dans les royaumes d’Angleterre et de France. Il apparaît que l’Angleterre est davantage traitée comme un territoire uniforme, tandis que l’espace français présente des disparités plus notables. De la première étape de son enquête, l’auteur déduit que, tandis que les monarques anglais expulsent tous les juifs assimilés aux usuriers, les rois de France appliquent ces mesures à l’encontre des usuriers étrangers, en particulier italiens (les fameux lombards). R. Dorin met aussi en exergue la spécificité française à propos des répercussions des canons sur l’expulsion des usuriers étrangers, et plus encore le modèle que constituent les ordonnances d’expulsion françaises du xiiie siècle sur son voisin outre-Manche, mais aussi sur le Brabant.

C’est pourquoi cette étude ne correspond ni à une simple comparaison entre deux espaces, ni à une monographie, ni à une mosaïque d’histoire globale, mais a l’ambition de jouer avec les sources et les échelles pour structurer une pensée précise. Si l’Angleterre et la France demeurent les deux aires géographiques centrales, R. Dorin étend aussi son étude par petites touches aux péninsules italienne et Ibérique, au Brabant et à la vallée du Rhin. La tentative de l’auteur d’alterner les échelles est précisément un des grands intérêts de son ouvrage, malgré la difficulté d’étudier en détail les législations locales.

Ainsi, lorsqu’il se penche sur la circulation des sources, R. Dorin propose des analyses de droit comparé en s’appuyant sur des cas précis. Au cours de ses développements sur la circulation des versions du deuxième concile de Lyon en 1274, l’historien souligne les variations des canons à l’aide d’exemples emblématiques de changements notables comme ceux de la ville de Passau, en Allemagne. En effet, l’évêque de Passau ayant quitté le concile avant sa clôture, il fait promulguer dans la ville une version préparatoire du canon qui concernait tous les usuriers, et non uniquement les usuriers étrangers. Malgré la nature lacunaire des sources et l’immensité du travail de droit comparé, R. Dorin analyse les variations des statuts locaux après le concile de Lyon et explique les modifications significatives de ces statuts par les conditions locales en proposant des exemples tels que l’Italie ou Utrecht. Ces exemples locaux donnent au lecteur l’occasion de saisir l’ampleur de la circulation des normes concernant les usuriers, étrangers et juifs, et aussi des altérations substantielles possibles.

Mais c’est surtout le chapitre 7 qui se saisit proprement du droit comparé et autorise l’historien à étendre son étude aux territoires limitrophes du royaume de France. Le Brabant s’y trouve ainsi plus spécifiquement détaillé. En décrivant les conflits qui agitent les autorités présentes dans la ville de Nivelles à propos de l’expulsion des usuriers – l’abbesse de l’abbaye Sainte-Gertrude, le chapitre de l’abbaye, l’évêque de Liège et le duc de Brabant –, R. Dorin illustre une des facettes des expulsions : les conflits de juridictions. Si son ouvrage n’a pas pour objet central ces conflits locaux, l’auteur n’élude pas la question et la traite par ces quelques exemples à une échelle micro. Toutefois, cet avant-dernier chapitre, comme le suivant qui étend l’analyse au xve siècle, se révèle moins clair que les précédents et ne satisfait pas complètement le lecteur.

Nous avons trouvé particulièrement intéressant les cas d’études portant sur le sud de la France. Comme un rapide parcours de la seconde annexe évoquée plus haut permet de le constater, parmi les dispositions locales listées par R. Dorin, nombreuses sont celles qui concernent le Midi, ce que montre aussi la carte 3 (p. 132). Le sud du royaume est aussi le lieu où assimilation entre marchands et usuriers étrangers a court lorsque Philippe le Bel expulse en 1288 l’importante communauté de marchands italiens de Nîmes. Un avant-goût des conflits juridictionnels nous est donné par l’exemple des consuls de Narbonne qui demandent, en 1291, la libération de quatre Italiens car ils étaient « citoyens et bourgeois de la cité » (p. 154). C’est aussi dans le Midi que des juristes étendent les dispositions du canon Usurarum voraginem aux juifs au xive siècle.

Il est regrettable que l’ouvrage, qui souhaite donner un ancrage géographique à la circulation des idées et des normes, ne comporte pas davantage de cartes. La carte 3 précitée et la carte 5 (p. 153), qui compare la présence d’activités de prêt à intérêts par les étrangers de 1250 à 1299, sont particulièrement éclairantes, et davantage de supports topographiques auraient utilement complété l’ensemble de la démonstration.

Parce qu’il s’intéresse aux idées et à leur mise en œuvre, R. Dorin retrace la trajectoire des hommes qui les portent, des juristes aux théologiens. Aussi évoque-t-il l’influence des ordres mendiants comme celle du franciscain Bernardin de Sienne. L’historien met en évidence les idées comme ceux qui les élaborent, les transmettent, les diffusent. Il est ainsi dommage que l’ouvrage ne contienne pas un index spécifique dédié aux noms des figures qu’il présente accompagnés de quelques éléments biographiques. On note par ailleurs que ces noms ne sont pas systématiquement complétés, dans le corps du texte, de dates de décès ou de noms en langue originale ou en latin, qui se voient tantôt traduits en anglais, tantôt en langue originale, et pour certains comportent des variantes orthographiques.

Malgré tout, cette mise en valeur des personnages permet d’ouvrir le champ à d’autres recherches. Notons en particulier l’influence relevée de Simon de Montfort, comte de Leicester, présent dans l’Angleterre du xiiie siècle dans les actes contre les étrangers. La famille de Montfort, située tant sur le continent qu’en Grande-Bretagne, joue certainement un rôle de passeuse d’idées liées à l’expulsion de l’étranger et à la purification religieuse. Les médiévistes travaillant sur le Midi et sur les hétérodoxies se souviennent du rôle des Montfort dans la croisade dite des Albigeois, dont les recherches sont d’une grande actualité.

Relevons aussi les développements sur Pierre de Charny et son influence sur le concile de Lyon de 1274 et l’expulsion des Lombards et Cahorsins du royaume de France en 1269. Ou encore l’importance des commentaires du théologien Godefroid de Fontaines, qui permet à R. Dorin de naviguer entre différentes sources et de mettre en exergue la dialectique entre droit canonique et théologie.

L’ouvrage parachève une série de travaux publiés par l’auteur ces dernières années sur les expulsions. Nous avons été particulièrement sensible à la grande humilité de R. Dorin, qui n’hésite pas à critiquer ses propres publications antérieures et à les corriger. C’est par exemple le cas de la non-expulsion des juifs par Louis IX en 1269. Si, dans un article antérieur, R. Dorin avait suivi les analyses de Joseph Petit puis de Gérard Nahon qui établissaient l’existence d’une expulsion des juifs du royaume de France en 1269, l’historien canadien vient affirmer dans No Return que Louis IX n’a pas expulsé les juifs en 1269, mais a banni les usuriers étrangers. Plus qu’une synthèse de recherches publiées de manière disparate, cet ouvrage donne une vision d’ensemble et organise une fresque cohérente de l’évolution de la pensée juridico-religieuse concernant le phénomène qu’est l’expulsion de masse au Moyen Âge.

Par son passage des sources au peigne fin, R. Dorin est attentif à la terminologie employée par les auteurs et l’éclaire avec talent. On relèvera son attention particulière aux variations des vocables désignant le caractère « étranger ». L’auteur précise que contrairement au droit romain qui emploie généralement oriundus, ou à la littérature canonique (Decretum et Liber extra) qui utilisait extraneus, le concile de Lyon de 1274 préfère le terme de alienigena, dans lequel R. Dorin perçoit un héritage deutéronomique.

C’est aussi le triptyque civis/burgensis/alienigena qui est ensuite analysé. Ce développement vient utilement compléter les travaux sur la citoyenneté. Il rejoint la récente thèse de doctorat de N. Dermer, de parution prochaine, dont nous conseillons vivement la lectureFootnote 4. Dans celle-ci, N. Dermer propose une analyse claire des terminologies employées dans la documentation en latin médiéval et en ancien français pour qualifier les juifs dans la partie nord du royaume de France, au long d’un xive siècle rythmé par les expulsions et rappels successifs.

Pour conclure, No Return est devenu en peu de temps un ouvrage incontournable des études juives, de l’histoire économique et du droit canonique médiéval. S’adressant tant aux chercheurs chevronnés qu’aux non-spécialistes et aux débutants, il fait la synthèse et l’analyse fine d’une liste de sources impressionnante et variée. On souhaite que R. Dorin publie bientôt un nouveau livre de cette qualité, qu’il s’agisse d’une édition critique de sources ou bien d’une recherche qui pourrait approfondir les pistes esquissées dans les deux derniers chapitres.

References

1. Le substantif « juif » sera écrit avec une minuscule, graphie adaptée à la période médiévale. Voir Claude Denjean, Juliette Sibon et Claire Soussen, « La nation juive à la fin du Moyen Âge. Mythe ou réalité ? Fantasme ou utopie ? », in Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public (dir.), Nation et nations au Moyen Âge. XLIVe Congrès de la SHMESP, Prague, 23 mai-26 mai 2013, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, p. 287‑298.

2. Voir notamment Marie Dejoux, « La fabrique d’une loi. Retour sur la ‘grande ordonnance de réforme de 1254’ », Médiévales, 79, 2020, p. 189-208 ; sa participation, avec Manon Banoun et Romain Saguer à la table ronde « Les formes vécues de l’appartenance », lors de la journée d’étude « L’inclusion politique des juifs au Moyen Âge. Appartenir à la cité, faire communauté », MAHJ, 7 juin 2020, https://akadem.org/conferences/colloque/histoire/l-inclusion-politique-des-juifs-au-moyen-age-22/46367 [la table ronde est visionnable de 1:23:56 à 2:47:33] ; et sa récente communication, « Les ordonnances antijuives du xiiie siècle : une ‘législation’ contre l’usure ? », IIIe Congrès de la Société des études juives (SEJ), université de Toulouse, 25 juin 2024.

3. Solomon Grayzel, The Church and the Jews in the xiii th Century, vol. 2, 1254-1314, New York, Jewish Theological Seminary of America/Wayne State University Press, 1989.

4. Nureet Dermer, « ‘Between Expulsions’: Jews and Christians in Fourteenth-Century Northern France », thèse de doctorat, université hébraïque de Jérusalem, 2024.