Hostname: page-component-cd9895bd7-jkksz Total loading time: 0 Render date: 2024-12-27T04:20:18.313Z Has data issue: false hasContentIssue false

Sortir de notre impuissance politique Geoffroy de Lagasnerie, Paris : Éditions Fayard, 2020, pp. 96

Published online by Cambridge University Press:  09 September 2021

Jonathan Durand Folco
Affiliation:
Université Saint-Paul
Emanuel Guay
Affiliation:
Université du Québec à Montréal ([email protected])
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Book Review/Recension
Copyright
Copyright © The Author(s), 2021. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Political Science Association (l’Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique

Dans cet ouvrage court et percutant, le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie propose de nombreuses pistes de réflexion sur les mouvements de gauche et le changement social, en prenant comme point de départ la question suivante : « À quelles conditions la politique progressiste peut-elle à nouveau prendre la forme d'une action efficace ? » (10). Lagasnerie souligne entre autres la nécessité d'un « moment utilitariste » centré sur les possibilités concrètes de réussite des actions et des stratégies militantes, ce qui suppose de « construire un autre imaginaire de la lutte et de nos façons de nous mettre en mouvement » (9).

En s'inspirant des travaux du philosophe Günther Anders, l'auteur soutient d'abord que les formes de contestation « joyeuses », comme les manifestations, et « autosacrificielles », comme les grèves de la faim, sont insuffisantes pour mener à des transformations sociales concrètes. Il invite alors à élaborer une manière d'agir politiquement qui « ne doit consister ni à faire la fête, ni à nous mettre en danger, ni à nous faire souffrir nous-mêmes. Agir veut dire : faire souffrir celles et ceux qui nous font souffrir. C'est la seule façon de les faire céder » (18). Une telle capacité d'action politique repose sur le développement par les mouvements de gauche d'une temporalité autonome, qui ne se limite pas à réagir de manière défensive aux décisions prises par l’État (20–21). Elle implique aussi de ne pas s'adresser en priorité aux dominants, en misant plutôt sur des interventions dans les lieux de parole et d'apparition publique qui peuvent rapprocher les forces progressistes des personnes les plus susceptibles de soutenir leurs revendications (29–31).

Lagasnerie suggère ensuite de regrouper les formes de contestation sous deux catégories, soit les formes expressives-réactives (qui réagissent à des décisions prises par des lieux de pouvoir et qui se limitent à exprimer publiquement un mécontentement) et les formes agissantes et proactives (qui créent leur propre temporalité politique et qui produisent des effets durables), puis il nous exhorte à abandonner les premières et à encourager la prolifération des secondes (42). Parmi les tactiques proactives mentionnées par le philosophe figurent l'action directe, l'autodéfense communautaire, et les groupes d'entraide (43–44), ainsi que l'utilisation du droit comme « un instrument de lutte : porter plainte contre l’État, multiplier les guérillas juridiques, utiliser le droit européen et international, faire preuve d'imagination juridique » (47).

En ce qui concerne les orientations plus larges proposées par Lagasnerie, deux nous semblent particulièrement importantes à examiner ici, soit le « déploiement de stratégies silencieuses, longues et actives, autonomes et offensives » (75) et le développement d'analyses critiques axées sur la confrontation avec des pouvoirs spécifiques, plutôt que sur des « fictions généralisantes et grandiloquentes » (83). L'auteur souligne ainsi l'importance de l'infiltration, tant dans les institutions dominantes que dans les structures de la vie quotidienne, afin d'inscrire l'identité progressiste non seulement dans les luttes, mais aussi dans les vies que nous menons en dehors des luttes (76–77). Cette présence quotidienne des forces de gauche peut ensuite être complémentée par des luttes singulières et inventives, qui se représentent nos sociétés comme des ensembles de systèmes de pouvoir locaux et incohérents (84), qui identifient de tels systèmes concrets dans le cadre de leurs mobilisations (par exemple, en dénonçant une pratique policière en particulier ou une entreprise qui maltraite ses employé.e.s, plutôt que des cibles distantes et abstraites comme « la violence policière » ou « le capitalisme ») et qui mettent de l'avant des mesures effectives pour transformer ces systèmes (88–89). Lagasnerie offre aussi une critique de la « convergence des luttes » qu'il associe à « l'angoisse éthique qui étreint tout militant » (90) devant l'impossibilité de prendre part à tous les combats. L'auteur nous invite à nous concentrer sur des luttes spécifiques, qui affrontent des lieux de pouvoir clairement délimités et qui peuvent s'inspirer mutuellement, sans céder pour autant à une volonté de former une grande unité, ce qui entraîne souvent un découragement et une démobilisation. En somme, le désir de faire converger toutes les luttes « crée un décalage entre ce que nous sommes réellement, ce que nous faisons et ce que nous voudrions faire. En sorte qu'il nous dépossède d'une capacité d'agir plutôt qu'il ne nous donne des armes » (84).

En s'appuyant sur des références théoriques variées et de nombreux exemples, Lagasnerie nous convie avec cet ouvrage à élaborer ce que nous pourrions nommer une philosophie des interventions, qui se base sur la production d'analyses détaillées de différents milieux sociaux afin d'identifier des manières d'y apporter efficacement des changements bénéfiques. Une telle perspective peut être mise en dialogue avec la résistance intégrale (full spectrum resistance) promue par l'organisateur politique et fermier Aric McBay (McBay, Reference McBay2019 : 127), ainsi qu'avec les stratégies émergentes, qui sont définies par l’écrivaine et militante afroféministe adrienne maree brown comme des interactions et des routines qui structurent la vie quotidienne dans un environnement donné, qui reposent sur l'entretien de liens de confiance et de rapports respectueux entre les êtres, tant humains que non humains, qui composent ce même environnement, et dont l'accumulation et la multiplication permettent de tendre vers l’émancipation et la justice sociale (Brown, Reference Brown2017 : 13–14). Cette philosophie des interventions peut sans doute contribuer, plus largement, aux réflexions de celles et de ceux qui souhaitent à la fois mieux comprendre le monde et identifier des tactiques pour le transformer.

References

Bibliographie

Brown, Adrienne Maree. 2017. Emergent Strategy: Shaping Change, Changing Worlds. Chico, CA : AK Press.Google Scholar
McBay, Aric. 2019. Full Spectrum Resistance: Volume I. Building Movements and Fighting to Win. New York : Seven Stories Press.Google Scholar