1. Introduction
Dans Philosophy and Phenomenological Research (1997, vol. 57, no 1), une discussion s'articule autour de Rendre explicite, l'ouvrage majeur de Robert BrandomFootnote 1. Richard Rorty (Reference Rorty1997) ouvre le débat entre Jürgen Habermas et Robert Brandom sur la question de l'objectivité de nos prétentions à la validité afin de clarifier le rôle des pratiques sociales au cœur de nos échanges discursifs. Le débat entre les deux philosophes se poursuit en l'an 2000 dans le European Journal of Philosophy (voir Brandom, Reference Brandom2000a et Habermas, Reference Habermas2000). Habermas reprendra sa contribution à ce débat dans un chapitre de Vérité et justification où il présente une analyse détaillée et critique de la pragmatique normative de BrandomFootnote 2. La critique de Habermas est dirigée à l'encontre de la compréhension prétendument objectiviste de la pratique discursive proposée par Brandom. Habermas amorce cette critique du point de vue intersubjectiviste et pense trouver dans la relation «je-tu», distincte de la relation «je-il», les conditions spécifiques d'une compréhension mutuelle atteinte au moyen du langage. Habermas reproche ainsi au modèle de communication de Brandom de ne pas être «dialogique» au sens où il requerrait un «face à face» entre un locuteur et un interlocuteur, et de réduire le rôle de la seconde personne à celui d'un observateur, ce qui correspond au point de vue d'une troisième personne. Nous proposons ici, d'une part, de mener une analyse critique de la position de Habermas telle qu'elle est exposée dans l'essentiel de son essai — et plus particulièrement dans la section V(2) (Habermas, Reference Habermas2001, p. 112–117), axée sur la structure dialogique de la communication. D'autre part, nous voulons rendre justice à Brandom en soulignant la spécificité du processus communicatif discursif conçu comme un jeu d'offre et de demande de raisons, au sein duquel «Dire “nous” dans ce sens, c'est nous situer, nous-mêmes et mutuellement dans l'espace des raisons, en donnant et en exigeant des raisons de nos attitudes et de nos actes» (Branbom, 2010, p. 59). Dans ce qui suit, nous laisserons en grande partie ouverte la question de savoir si Brandom adopte réellement une approche objectivisteFootnote 3 de la pratique discursive. Nous questionnerons la conception de l'intersubjectivité défendue par Habermas, qui privilégie tantôt sa dimension strictement dialogique, où la relation entre l'acte de parole de l’ego et la prise de position de l’alter ego forme la plus petite unité analytique dans des contextes d'interaction, tantôt sa dimension discursive et critique, où la distribution symétrique des opportunités en termes d'obligations de disposer de justifications et de droits de les contester permet à tout participant à la discussion de faire valoir son point de vue et de remettre en question les opinions d'autrui, ainsi que les implications théoriques qui découlent de cette conception de l'intersubjectivité. Une bonne compréhension de l'intersubjectivité, en particulier du processus de communication par lequel elle s’établit, est en jeu. Nous soutenons que Habermas semble perdre de vue la pratique discursive en tant que telle en exigeant une forme plus robuste d'interactionFootnote 4, celle-ci impliquant la coordination interactive ou dialogique des intentions et des actions des seuls agents directement impliqués dans la conversation. En réduisant la pratique discursive aux échanges entre le locuteur et son interlocuteur, on risque d'ignorer que le processus discursif est avant tout le produit d'une coordination partagée des évaluations des perspectives différentes des interlocuteurs, celles-ci ne pouvant être rendues intelligibles que dans le contexte d'une interprétation mutuelle ou d'une relation sur le mode interpersonnel du «je-tu», comme le préconise Brandom. En effet, la pratique discursive qui consiste à donner et à demander des raisons, à partir de laquelle sont extraites les relations inférentielles entre contenus propositionnels qui jouent le rôle de prémisses et de conclusions de nos raisonnements, doit être comprise, selon Brandom, «en référence à la dimension sociale de la communication des raisons et de l’évaluation de la portée des raisons données par autrui» (Reference Brandom2011, p. 883).
Nous explicitons, dans la première partie de cet article (section 2), le rapport entre sémantique et pragmatique, la pratique discursive procédant «à une mise en route du réseau des relations inférentielles disposées dans la langue»Footnote 5, celles-ci déterminant le contenu des assertions sur la base de ce jeu continu de marquage au score, afin de montrer que Brandom évoque bien le processus conversationnel sur le mode du «je-tu», mais sans lier cette pratique à la sémantique de la même manière que le requiert la logique dialogique. Il sera donc question de voir si cette présumée lacune soulevée par Habermas, c'est-à-dire l'absence d'une dimension strictement dialogique, entrave chez Brandom le processus discursif de la communication. Nous situons, dans la section 3 de cet article, la critique que Habermas adresse à Brandom et dans laquelle il propose de corriger la tendance objectiviste de ce dernier. Nous procédons enfin, dans les sections 4 et 5, à une analyse critique de la position de Habermas et proposons, comme solution, d'envisager avec Brandom le processus discursif dans sa dimension séquentielle et perspectiviste.
2. Le modèle de communication de Brandom et le problème dialogique
Brandom (Reference Brandom2010, p. 288) estime que la sémantique doit répondre à la pragmatique. Dans la continuité de Wittgenstein (Reference Wittgenstein2005, §43, §138), selon lequel la signification d'une expression relève de son usage, nous ne pouvons pas séparer la sémantique de la pragmatique. L'un des engagements méthodologiques qui oriente ce projet est d'expliquer les significations des expressions linguistiques en termes de conditions d'usage correct des énoncés (Brandom, Reference Brandom2010, p. 33). Dès lors, ce qu'un sémanticien associe à des états intentionnels ou à des expressions ne peut être qualifié de contenu sémantique que dans la mesure où il joue un rôle dans la pratique qui gouverne ces états et expressions (ibid., p. 194). Il est certes possible d'associer toutes sortes d'objets abstraits à des langages formels, par exemple dans la théorie des modèles. Cependant, une telle association n'est proprement sémantique qu’à la condition de déterminer comment ces symboles sont utilisés correctement. Par exemple, une interprétation du calcul des prédicats ne peut être qualifiée de sémantique que dans la mesure où elle permet de donner une représentation de la notion d'inférence valide, c'est-à-dire «une manière de dire ce qui suit de quoi» ou une représentation de ce qu'il est correct de faire (ibid., p. 194). Notons cependant que la philosophie du langage de Brandom est d'abord sémantique et que son échelle d'analyse est propositionnelle. S'il s'agit de fonder la sémantique dans une pragmatique, de montrer que «la pragmatique et la sémantique entretiennent des relations intimes» (ibid., p. 43), c'est toujours en supposant que le langage est une pratique à justifier : le contenu de sens de nos expressions est entièrement dépendant de ce que nous pouvons faire avec elles. Une théorie sémantique n'est alors pertinente que si elle permet de rendre compte de ce que nous faisons ou devons faire lorsque nous parlons ou pensonsFootnote 6. L'enjeu est alors de «rendre explicite ce que nous sommes» (Brandom, Reference Brandom2010, p. 59) et la manière dont nous nous comprenons. Ceci s'explique parce que nos «transactions» (ibid., p. 59) signifient quelque chose pour nous et ont un contenu conceptuel qui fait en sorte que nous les comprenons. C'est donc bien en termes de «contenu», plus précisément de contenu conceptuel et de contenu propositionnel dans le cas des pratiques discursives, que doivent s'analyser nos états mentaux dits «intentionnels», tels que croire, penser, etc. (Brandom, Reference Brandom2010, p. 207). Les états de croyance et les actes de jugement peuvent ainsi être exprimés par des assertions. Les expressions linguistiques qui ont la signification par défaut d'une assertion sont des phrases (déclaratives). Ce qu'il s'agit de rendre explicite, c'est donc le contenu conceptuel de nos affirmations et de nos états intentionnels, ce qui peut tenir lieu de raison de nos pratiques dans la perspective d'une dimension sociale ou le fait de «donner et de demander des raisons sur le mode interpersonnel» (Brandom, Reference Brandom2011, p. 883). En effet, Brandom souligne que
Être une raison signifie être compris, en premier lieu, dans les termes de ce que c'est pour une communauté, que traiter quelque chose en pratique comme une telle raison, sur le plan pratique des raisons pour l'action aussi bien que sur le plan doxastique des raisons pour nos affirmations (ibid., p. 475).
Brandom retient ainsi de son maître Wilfrid Sellars (1956) que nous nous inscrivons, en tant que sujets rationnels, dans «l'espace des raisons» et que les comportements des agents sont des comportements rationnels toujours susceptibles de justification. Le concept de Sellars est un concept kantien. Cet espace, où nous nous situons, tient lieu de «tribunal»Footnote 7 devant lequel nous pouvons justifier nos assertions lorsque nous énonçons telle ou telle inférence. Brandom pose clairement ce réquisit de justification à nos pratiques. Pratiquer, c'est alors s'engager dans l'espace des raisons de manière justifiée, c'est-à-dire en étant habilité à le faire : «Les pratiques qui confèrent un contenu propositionnel — et d'autres types de contenu conceptuel — contiennent implicitement des normes relatives à la manière dont il est correct d'utiliser des expressions, dans quelles circonstances il est approprié d'accomplir différents actes de langage, et quelles sont les conséquences appropriées de tels actes» (Brandom, Reference Brandom2010, p. 35). Ainsi qu'il le précise ailleurs, ce sont alors les pratiques «d'offre et de demande de raisons» qui «confèrent un contenu conceptuel aux performances, expressions et états qui s'inscrivent comme il convient dans ces pratiques» (Brandom, Reference Brandom2009, p. 18). Aussi, c'est dans l'espace des raisons que l'on peut expliciter le contenu conceptuel de nos pratiques, et ce qui confère un sens aux contenus conceptuels est bien leur articulation inférentielle. La sémantique de Brandom donne une priorité logique aux propositions parce que celles-ci sont les éléments privilégiés des inférencesFootnote 8. En ce sens, le contenu conceptuel est à comprendre à partir de son rôle dans le raisonnement : ce contenu conceptuel est justifiable s'il joue un rôle de prémisse ou de conclusion dans les inférences de nos raisonnements. La tâche de la sémantique qu'il nomme «sémantique inférentielle» consiste alors à élucider le rôle inférentiel de tout contenu conceptuel en tant que prémisse ou conclusion de nos raisonnements :
Être explicite, au sens conceptuel, c'est jouer un rôle spécifiquement inférentiel. Dans le cas le plus fondamental, c'est être doté d'un contenu propositionnel au sens où l'on est prêt à servir à la fois de prémisse et de conclusion dans des inférences (Brandom, Reference Brandom2009, p. 24).
Brandom (Reference Brandom2009, p. 69) articule initialement la notion de rôle inférentiel d'une expression en reprenant cette idée de Michael Dummett (Reference Dummett1981) selon laquelle la signification d'un terme est donné par les circonstances dans lesquelles il est correctement appliqué, énoncé ou utilisé et par les conséquences appropriées de son application, de son énonciation ou de son usage (Dummett, Reference Dummett1981). Il explique ensuite ces concepts à partir des deux statuts déontiques ou normatifs à l'origine desquels les formes d'inférence sont dérivées, à savoir : les engagements et les permissions ou habilitationsFootnote 9 à ces engagements. Ces statuts déontiques sont, par la suite, pensés dans le cadre social de leur interaction à partir des deux attitudes normatives — telles qu'attribuer ou imputer un engagement ou une permission à autrui et reconnaître soi-même un engagement ou une permission — qui constituent les deux mouvements de base de la procédure de marquage au score déontiqueFootnote 10 (Brandom, Reference Brandom2010, p. 328–329). Brandom souligne ici la dimension normativeFootnote 11 de la pragmatique, celle-ci relevant de ce qu'il est correct ou incorrect de juger et d'inférer dans un cadre interlocutif. En effet, si Brandom endosse non seulement la thèse wittgensteinienne selon laquelle les significations des expressions linguistiques doivent être expliquées en termes d'usage, il donne également un prolongement à une autre idée phare de ce philosophe qui soutenait que
les états et les actes à contenu intentionnel ont une portée pragmatique essentiellement normative […] [il faut] les comprendre comme des états et des actes qui nous engagent ou nous obligent à agir et à penser de diverses manières (Brandom, Reference Brandom2010, p. 73).
Aussi, comme le rappelle Brandom, «le monde naturel ne surgit pas avec, en lui, des engagements et des habilitations; ce sont là des produits de l'activité humaine» (ibid., p. 35) qui résultent de notre capacité à accomplir différents types d'actes de langage, savoir-faire pratiques qui mettent en jeu implicitement des normes. Par conséquent, toute pratique sociale doit, pour être considérée comme discursive, inclure dans son jeu d'offre et de demande de raisons l'attribution par un interprète et la reconnaissance ou la contraction par l'interprété des deux statuts normatifs qui les unissent : les engagements et les habilitations aux engagements (Brandom, Reference Brandom2009, p. 201). Le contexte de l’échange discursif consiste donc dans «l’évaluation de la manière dont les jugements d'un individu peuvent servir de raisons pour un autre individu» (Brandom, Reference Brandom2011, p. 883). Brandom clarifie ici la dimension sociale de la communication des raisons et de l’évaluation de la portée des raisons par autrui :
On soutiendra que la capacité de la pratique à conférer un tel contenu tient essentiellement au fait qu'il ne s'agit pas seulement d'une pratique sociale, mais bien d'une pratique sociale linguistique, en ce que son cœur est constitué par la communication, et plus spécifiquement par l'interprétation que les praticiens fournissent de leurs assertions respectives (2010, p. 312).
La normativité des engagements et des habilitations est ainsi instituée par les agents impliqués dans ce processus qui agissent à titre de marqueurs (scorekeepers)Footnote 12 qui comptabilisent les points et qui suivent le cours de ce qui est dit par chaque participant au jeu en leur attribuant des engagements et des habilitations. Brandom introduit alors une distinction entre une justification en première et en troisième personne. Nous devons nous reconnaître nous-mêmes comme habilité à faire telle ou telle chose, mais il faut aussi que la société via l'interprète ou le marqueur nous attribue cette habilitation. Or, «de ces deux attitudes, c'est l'attribution qui est l'attitude fondamentale» (Brandom, Reference Brandom2010, p. 329). Or, le problème avec cette insistance sur ce que Brandom nomme la «théorie de l’évaluation communautaire» (ibid., p. 111) est, comme le lui reprochera Habermas (Reference Habermas2001), qu'elle introduit un processus d’évaluation externe qui prévaut sur la dynamique interne du dialogue. Brandom affirme ainsi que «comprendre un acte de langage — en saisir la signification discursive —, c'est être capable d'attribuer les justes engagements en réponse. C'est savoir en quoi il modifie le score des engagements et autorisations qui incombent à qui en est l'auteur et à ceux qui en sont les destinataires» (Reference Habermas2009, p. 174). Aussi Brandom consacre-t-il une attention particulière aux «sanctions normatives» qui évaluent les «attitudes normatives» afin de déterminer ce que signifie «agir droitement» et punir «ceux qui agissent comme ils ne sont pas (censés être) habilités à agir, et ceux qui n'agissent pas comme ils sont (censés être) engagés à le faire» (Brandom, Reference Brandom2011, p. 328–329). Par conséquent, un locuteur qui se dit engagé à faire telle ou telle action autorise le marqueur à lui imputer cet engagement. C'est finalement cette pratique qui consiste à reconnaître et à contracter des engagements et des habilitations en se les faisant attribuer par un autre joueur marquant les points et, lui-même, reconnaissant et contractant à son tour des engagements et habilitations identiques ou différents, qui constitue le pointage ou le marquage déontique. Le marquage déontique se présente donc comme essentiellement social. Dans une conversation, la comptabilité des points correspond aux engagements et habilitations associés à chaque participant. Chaque participant à la conversation marque les points de chacun des participants (incluant lui-même) et les intervenants d'une pratique discursive suivent les coups des engagements et autorisations de chacun des autres joueurs. Les personnes prenant part à une conversation tiennent donc les comptes de leurs propres engagements et habilitations ainsi que ceux des autres. Chaque fois que l'un des participants adopte implicitement, reconnaît explicitement ou attribue un engagement ou une habilitation, cela change le pointage. Les actes de langage ont pour effet de modifier le score déontique en induisant un changement quant aux engagements et habilitations qu'il convient d'attribuer, non seulement à l'auteur de l'acte de langage, mais encore à ceux à qui il est adressé. Brandom fonde ainsi sa théorie pragmatique sur l'idée que l'emploi d'une expression linguistique représente la manière de changer le score d'une conversation. En mettant l'accent sur la dimension normative du contenu, Brandom définit la portée pragmatique d'un acte de langage comme la manière dont celui-ci affecte l’évolution du pointage de la conversation au sein de laquelle il s'inscrit (Brandom, Reference Brandom2010, p. 287). C'est donc la dimension inférentielle de ces contraintes pragmatiques qui définit le contenu de ce qui est dit : par exemple, chaque engagement attribué ou reconnu s'accompagne de la reconnaissance implicite d'autres engagements présupposés ou impliqués. Par conséquent, pour déterminer précisément quels sont les engagements et les permissions ou habilitations qui devraient être attribués, reconnus et contractés par les participants à la conversation, il faut mettre en œuvre ces relations sémantiques entre engagements et permissions, qui sont d'abord des normes pragmatiques, en les explicitant en termes de relations inférentielles (Brandom, Reference Brandom2010, p. 333–334; Reference Brandom2009, p. 205) entre les contenus assertés, comme suit :
1) Des relations inférentielles au sein desquelles les engagements sont préservés. Il est question ici des inférences déductives où tout locuteur engagé envers p est engagé envers q. Par conséquent, si nous reconnaissons explicitement que q est une déduction de p et que nous sommes aussi engagés à p, alors nous devons aussi reconnaître un engagement à q. Quand nous assertons «cette tomate est rouge», nous nous engageons aussi à l’égard de la vérité du contenu «cette tomate n'est pas verte». Nous nous sommes engagés vis-à-vis d'un contenu parce que nous sommes engagés envers un autre contenu. Nous sommes également engagés envers ce qui se situe — toujours par relation déductive — en amont de notre assertion, par exemple le contenu «il y a une tomate».
2) Des relations inférentielles permissives au sein desquelles des permissions ou des autorisations sont préservées. Il est question ici d'inférences inductives où être engagé envers p peut être une raison pour s'engager envers q; il est permis d'asserter q à partir de p si nous pouvons inférer q. Quand nous assertons «ceci est une tomate mûre», nous pouvons nous baser sur ce contenu pour arriver à d'autres contenus, par le biais de conditions d'arrière-plan présupposées, comme «si elle est exposée au soleil, elle rougira» (Brandom, Reference Brandom1983, p. 641).
3) L'interaction entre 1 et 2 engendre des relations matérielles de négation ou d'incompatibilité entre contenus (Brandom, Reference Brandom2010, p. 319 et p. 334). Il est question ici de l'inférence modale où un engagement envers p interdit une permission pour un engagement envers q; p est incompatible avec q si un engagement envers p interdit ou exclut un engagement envers q (Brandom, Reference Brandom2009, p. 204). L'engagement envers p exclut l'engagement envers ¬p ou tout contenu conceptuel duquel on pourrait inférer ¬p.
Les relations inférentielles constitutives des contenus assertés n'existent qu'en rapport avec les normes pragmatiques elles-mêmes attribuées et instituées par d'autres attitudes normatives. Les propriétés inférentielles qui définissent la nature sémantique d'un contenu sont donc fondamentalement des propriétés pragmatiques socialement instituéesFootnote 13 dans et par les pratiques linguistiques et discursives de marquage au score (Brandom, Reference Brandom1983, p. 646–647). Ces propriétés expriment ce que nous devons faire et ce que nous pouvons reconnaître ou faire inférentiellement en ayant énoncé ce contenu; ces propriétés n'existent sous forme de statuts déontiques qu'en étant attribuées, explicitement ou implicitement, par les autres participants à la pratique discursive. Il faut ici insister sur le fait que Brandom (Reference Brandom2010, p. 223) ne privilégie pas l’étude des inférences dont la correction relève de la seule forme logique, mais adhère pleinement à l'idée de Sellars (Reference Sellars1953) selon laquelle les inférences matérielles ne peuvent être réduites à des inférences formelles, leur validité pouvant ultimement reposer sur des règles matérielles, déterminant des transitionsFootnote 14 (non enthymématiques) entre des contenus, transitions qui, d'un point de vue strictement logique, ne seraient pas concluantes. Il s'agit ici d'une inférence sémantique au sens «matériel» du terme, c'est-à-dire qui résulte de la signification des concepts impliqués et utilisés dans un langage naturel (Brandom, Reference Brandom2010, p. 229). Par exemple, de «je vois un éclair maintenant», il est possible de déduire «j'entendrai bientôt le tonnerre». La validité des inférences dépend ainsi du sens des mots ou concepts utilisés, comme «éclair» et «tonnerre». Comprendre ces termes, c'est posséder ipso facto une maîtrise pratique de ces inférences, inférences qui n'impliquent pas seulement «des relations entre contenus propositionnels», mais aussi potentiellement «des relations entre les différents interlocuteurs» (Brandom, Reference Brandom2011, p. 883). C'est donc en fonction de cette approche sémantique, conçue sous la forme d'une explicitation de l'articulation inférentielle, que Brandom élabore son modèle de l'usage du langage comme jeu de marquage au score structuré par des actes de langage qui engagent leurs auteurs dans un espace d'interlocution où les étapes de l'argumentation sont tenues sous la forme d'une archive des «coups» joués par les différents interlocuteurs (ibid., chap. 3, section IV). Autrement dit, la signification des termes et des concepts est construite à partir de ce jeu normatif des interlocuteurs qui se comprennent comme engagés par des raisons (Brandom, Reference Brandom2011, p. 512) et comme possédant certaines permissions vis-à-vis des assertions de leurs partenaires. Ce concept de «marquage au score» est un concept provenant du baseball. Concrètement, c'est la manière dont nous comptons le score (c'est-à-dire les points marqués) au baseball. Brandom emprunte le concept à son maître, David Lewis (Reference Lewis1979). Néanmoins, il en modifie l'usage. Pour Lewis, il s'agit d'analyser «les éléments du score conversationnel», c'est-à-dire les «présupposés» déterminant «l'acceptabilité de l’énonciation d'une phrase particulière» (Brandom, Reference Brandom2010, p. 356). Or, là où Lewis pense ces présupposés comme des «usages mentaux», Brandom comprend les «états mentaux tels que la croyance tout autant que leurs contenus représentationnels […] en référence au rôle qu'ils jouent dans les pratiques de marquage au score, plutôt que l'inverse» (ibid., p. 364). Ce concept prend son sens dans la logique de la sémantique inférentielle : si nos assertions ont un contenu propositionnel, c'est «en référence aux pratiques consistant à donner et à demander des raisons» (ibid, p. 286). Le marquage au score consiste ainsi à compter non plus les points du baseball, mais quelles assertions sont appropriées et quelles différences elles introduisent dans le score total du réquisit de justification de la sémantique inférentielle (ibid, p. 287). Grâce au modèle du jeu de baseball, Brandom explicite comment fonder une sémantique inférentielle — dont les contenus conceptuels comptent comme des raisons (compter un score) — sur une pragmatique normative (jouer au baseball). Aussi Brandom fait-il sienne l'explication épistémique de la signification proposée par Dummett (Reference Dummett1981, p. 295–363), selon laquelle le contenu de l'assertion est déterminé par les permissions et engagements dont il découle et par les permissions, les engagements et les interdictions qu'il produitFootnote 15. Plus précisément, il s'agit de distinguer les circonstances appropriées qui nous engageraient à appliquer l'expression de celles qui nous permettraient d'appliquer l'expression, et de distinguer les conséquences envers lesquelles nous sommes engagés en appliquant ou en employant l'expression des conséquences envers lesquelles nous gagnons ou perdons une permission d'engagement en appliquant ou en utilisant l'expression. Le contenu envers lequel un locuteur est engagé en assertant p est déterminé par les assertionsFootnote 16 qu'il peut faire pour justifier son engagement envers p (et qui portent sur les circonstances d'application de p), et par les assertions envers lesquelles il s'engage et qu'il a ou non la permission de produire à la suite de son engagement envers p (conséquences de p). Ces circonstances et conséquences peuvent être d'autres contenus, mais aussi d'autres paramètres non linguistiques : les premières visent à relever le pointage des conversations dans lesquelles il est approprié et légitime d’énoncer l'acte de discours en question; les secondes retranscrivent et suivent l’évolution du pointageFootnote 17 — en termes de transformations des attitudes déontiques par lesquelles les interlocuteurs tiennent les comptes des engagements et permissions des autres — que l’énonciation légitime de ce même acte de discours implique. La pratique linguistique peut alors être comprise comme une fonction déterminant la façon dont le pointage déontique impose, à chaque étape d'une conversation, d'identifier les performances qui sont appropriées ainsi que les conséquences qui suivent des différentes performances — c'est-à-dire la façon dont celles-ci modifient le pointage (Brandom, Reference Brandom2010, p. 357). Il est, par conséquent, important de connaître les contenus qui peuvent justifier l'assertion, et non seulement ceux qui en découlent. Le contenu se définit ainsi à partir de son rôle de prémisse, mais aussi de conclusion dans un raisonnement. Comprendre ce que nous disons, ou encore ce que notre interlocuteur dit, consiste à être apte à déterminer ce qui suit d'une assertion, ce qui la prouverait et ce qui la réfuterait, les conséquences envers lesquelles nous nous engageons en la produisant, et les raisons qui justifieraient notre engagement (Brandom, Reference Brandom2002, p. 95; Reference Brandom2009, p. 101). Nous ne pouvons donc exprimer, juger ou asserter un énoncé sans le comprendre et sans l'endosser. Le comprendre, c'est savoir à quoi nous nous engageons en le formulant, ce qui s'ensuit et ce qui peut s'ensuivre. L'endosser, c'est ainsi s'engager envers ce qui est dit : être prêt à le défendre et à se porter garant de son autorité (Brandom, Reference Brandom2002, p. 360). Si, par exemple, nous affirmons que nous sommes souffrants, nous permettons à autrui de penser que nous souffrons et nous sommes obligés de reconnaître que nous éprouvons de la douleur (Brandom, Reference Brandom2010, p. 317–320). Asserter que p («il pleuvra demain»), c'est, d'un côté, accepter la responsabilité de montrer que nous avons la permission d'avoir cet engagement envers p (notamment en produisant de nouvelles assertionsFootnote 18, et donc de nouveaux engagements) et, de l'autre, se porter garant de la vérité de p, en permettant aux autres locuteurs de s'engager envers p et envers ses conséquences déductives («les rues seront humides» [Brandom, Reference Brandom2010, p. 219]) en les déchargeant de la responsabilité de prouver que p, ces derniers pouvant se déférerFootnote 19 au locuteur initial. Nos assertions ne peuvent donc avoir de contenu que parce que nous sommes engagés dans ce jeu continu de production et de demande de raisons (Brandom Reference Brandom2010, chap. 3) — nommé ci-après JPDRFootnote 20 — dans lequel nous enregistrons les points des engagements de chaque participant, par le biais de cartes de marquage déontique où nous déterminons ce qui prouverait ou réfuterait de tels engagements, les conséquences envers lesquelles nous nous engageons en les produisant, les raisons qui justifieraient notre engagement (Brandom, Reference Brandom2002, p. 95; Reference Brandom2009; p. 101), ainsi que les points des permissions, c'est-à-dire d'assertions que nous avons défendues avec succès dans ce jeu. Trois caractéristiques propres aux assertions gouvernent ces actions de marquage au score, à savoir : 1) quand un agent formule une assertion, il contracte (par une reconnaissance manifeste et explicite) un engagement doxastique et assume tous les engagements et autorisations qui découlent de l'engagement qu'il reconnaît explicitement; 2) une assertion réussie — dont l'auteur est autorisé à énoncer l'engagement reconnu — autorise d'autres membres de la conversation à prendre le même engagement, à en prendre la responsabilité et à s'engager à son endroit en vue d'une adhésion publique; 3) l'auteur de l'assertion prend la responsabilité de justifier son assertion lorsque les autres membres le lui demandent. Par conséquent, demander des raisons pour une affirmation, c'est en demander les garanties c'est-à-dire ce qui autorise son auteur à prendre cet engagement. Ainsi, le sens de l'assomption qui détermine la force des actes de discours assertifs implique, au moins, une sorte d'engagement à l’égard duquel l'autorisation du locuteur peut toujours être défiée et remise en question (Brandom, Reference Brandom2010, p. 335–339). Cette approche se fonde donc bien sur une théorie des assertions et considère le jeu de dialogue entre deux agents comme essentiel au processus d'offre et de demande de raisons conçu comme une activité de construction de preuves et de réfutations de propositions. De plus, Brandom, influencé par Dummett, exprime la signification des particules logiques en termes de preuve théoriqueFootnote 21, qu'il retranscrit adéquatement en termes de JPDR. Cependant, Habermas (Reference Habermas2001) reproche à ce modèle de communication de ne pas être dialogique au sens étroit où il requerrait un «face à face» (Brandom, Reference Brandom2000a, p. 362) entre un locuteur et un interlocuteur. Nous suggérons donc de concevoir ce JPDR, en termes de règles de particules logiquesFootnote 22 et de prétentions à la validité (Habermas, Reference Habermas2001, p. 85–86), comme un ensemble de jeux entre strictement deux personnes — un proposant P et un opposant O —, et de voir si le modèle de Brandom répond à cette conception de l'intersubjectivité définie comme strictement dialogique. Une assertion est définie comme un coup dans ces types de jeu et la logique dialogique de LorenzenFootnote 23 convient parfaitement pour analyser ces jeux d'assertion dans la mesure où «demander des raisons» correspond à des «attaques» en logique dialogique alors que «produire des raisons» correspond à des «défenses». De plus, les «attaques» sont parfois décrites comme des «droits» alors que les «défenses» le sont comme des «devoirs ou des obligations» (Lorenz, Reference Lorenz1981, p. 120). Mathieu Marion le résume ainsi : «rights to attack ⇔ asking for reasons; duty to defend ⇔ giving reasons» (2012, p. 148). Habermas décrit également la pratique argumentativeFootnote 24 dans les termes d'une «compétition coopérative» entre un proposant qui, en tant qu'il «avance une prétention à la vérité[,] est obligé de disposer de justifications» et un opposant qui, en tant que «celui qui la reçoit, a, quant à lui, le droit de la contester» (Habermas, Reference Habermas2001, p. 90–91). Au moins deux règles clés sont à mentionner, même si notre but n'est pas de discuter des règles structurelles : la première — la règle du gagnant — énonce qu'un tel jeu prendra fin dans un nombre fini d’étapes dialogiques ou de coups et soit P, soit O gagnera si et seulement si le dernier joueur ne peut plus émettre aucun coupFootnote 25; la seconde — la règle formelle — pose que P n'a pas le droit d'introduire de formules atomiques si ce n'est celles que O a déjà utilisées et établies au préalable. Pour gagner ou réussir à défendre avec succès nos assertions contre un opposant, nous devons être capables de les appuyer d'une justification ou d'en fournir les raisons. La notion centrale est donc celle de jeu. En nous limitant à un niveau strictement philosophique, nous devons reconnaître le fait que, contrairement aux systèmes dialogiques, qui mobilisent deux joueurs, les systèmes de déduction naturelle sont monologiques dans la mesure où une seule personne est impliquée (Marion, Reference Marion, Marion, Primiero and Rahman2012, p. 148). Rappelons que le but de la règle formelle est que tous les éléments nécessaires pour permettre à P de prouver la validité de l'assertion qu'il attribue à O, doivent au préalable être concédés par O. Le contraste entre le raisonnement monologique et le raisonnement dialogique se retrouve chez Brandom (Reference Brandom2011, p. 883–884 et p. 1040), mais, il y est construit différemment :
Les contenus conceptuels employés dans le raisonnement monologique, raisonnement où toutes les prémisses et toutes les conclusions sont des engagements potentiels d'un individu, se greffent sur, et ne sont intelligibles qu'en référence aux contenus conceptuels conférés par le raisonnement dialogique, dans lequel la question de savoir ce qui suit de quelque chose implique essentiellement des évaluations à partir des différentes perspectives sociales d'interlocuteurs ayant des engagements d'arrière-plan différents (ibid., p. 883–884).
Brandom évoque le processus conversationnel sur le mode interpersonnel du «je-tu» où chaque participant doit pouvoir entrevoir le monde à partir de la perspective d'autrui (ibid., p. 1052–1058), mais il ne le lie pas à la sémantique de la même manière qu'on peut le voir ici avec la logique dialogique. Or, il ne quitte pas le cadre de la déduction naturelle (Brandom, Reference Brandom2010, p. 248–251; Brandom, Reference Brandom2009, p. 69–70; voir Trafford, Reference Trafford and Magnani2017, p. 49). Dans sa réponse à Habermas, BrandomFootnote 26 concède ce point à Habermas qui, de son côté, soutient que Brandom ne rend pas «sérieusement justice au rôle spécifique de la deuxième personne» (Habermas, Reference Habermas2001, p. 112). Brandom admet certes que, dans son modèle, la référence au rôle de la seconde personne repose sur l'attitude logique et observationnelle du rôle d'interprète de la troisième personneFootnote 27, mais il n'y voit aucun conflit. En effet, ce sont bien, selon lui, les agents directement impliqués dans la conversation, et non un arbitre externe, qui évaluent la fiabilité des exigences de justification et les engagements assertionnels auxquels nous sommes ou non autorisés (Brandom, Reference Brandom2009, p. 204). L'accent est mis sur la relation bipolaire «je-tu» comme lieu de production des standards normatifs et n'accorde pas de statut privilégié au «nous» de la communauté. Il sera donc question d'examiner si cette lacune présumée d'une dimension dialogique constitue une entrave au processus discursif de la communication.
3. Objections et réponse de Habermas
Selon Habermas, Brandom ne réussit pas à relier sa théorie de l'assertion à la perspective sociale sur le mode du «je-tu» et en reste à une perspective sur le mode du «je-il»Footnote 28, où le rôle conféré à une troisième personne est celui d'observateur ou de spectateur et non d'interlocuteur :
Ce n'est pas un hasard si Brandom préfère identifier l'interprète à un public qui apprécie l'acte de discours d'un locuteur, et non à un destinataire dont on attend qu'il réponde au locuteur. Chaque round d'une nouvelle discussion s'ouvre sur une imputation que l'interprète fait du point de vue de l'observateur, point de vue qui est celui d'une troisième personne (2001, p. 113).
Au cœur de cette critique, s'exprime l'idée que la construction sur le mode du «je-tu» de Brandom ne révèle pas, selon Habermas, un authentique «tu» envers lequel le «je» adresse des prétentions à la validité et duquel le «je» attend une réponse, mais davantage une relation «entre une première personne qui élève des prétentions à la validité et une troisième personne qui impute à l'autre des prétentions du même type» (ibid., p. 113). En effet, les interlocuteurs, dans une pratique discursive, n'attribuent ou ne contractent pas seulement des engagements mutuels, mais énoncent des prétentions à la validité en prenant publiquement des positions justifiées par un «oui» ou par un «non» (ibid., p. 115). Le déplacement d'une relation sur le mode du «je-tu» vers une relation sur le mode du «je-il» implique, pour Habermas, que Brandom ne confond pas seulement deux niveaux distincts de communication, mais «ignore aussi le rôle grammatical de la seconde personne» (ibid., p. 114). Brandom néglige alors l'entrecroisement complexe entre la perspective de la première, de la seconde et de la troisième personne, ce qui signifie, toujours selon Habermas, qu'il opère avec un concept inadéquat de la communication en adoptant, de surcroît, une approche méthodologique objectiviste (ibid., p. 106) et individualiste (ibid., p. 116) qui ne convient pas à l'analyse de la pratique discursive. Le dernier mot est donné à un spectateur ou à un observateur qui attribue des engagements et des autorisations à autrui en les évaluant et en les contractant lui-même, rendant de ce fait possible une description objectivisteFootnote 29 de la pratique discursive. Le spectateur ou l'observateur joue le rôle d'un théoricien qui conçoit la compréhension d'une expression comme «une opération d'imputation» (ibid., p. 114) de son interprétation et de son évaluation orientée vers le locuteurFootnote 30. Finalement, dans le modèle de marquage au score de Brandom, la pratique discursive naît davantage sur «fond d'observations réciproques, d'inférences auxquelles procèdent les participants individuels, chacun pour soi» (ibid., p. 116) que comme le résultat d'un travail coopératif partagé. Nous pourrions contracter des engagements, mais nous ne pourrions jamais vraiment les partager dans la mesure où nous entretenons des croyances différentes ou reconnaissons des engagements différents (Scharp, Reference Scharp2003, p. 45–46). Habermas (Reference Habermas2001, p.114) exigerait une forme plus robuste d'interaction pour satisfaire à «l'impératif de l'intégration sociale»Footnote 31, celle-ci ne demandant pas seulement de prendre position, mais bien «la nécessité de coordonner les plans d'action des participants» (ibid, p. 115) afin de reconnaître «une même prétention à la validité et [de] partager un savoir au sens strict» (ibid., p.116).
Si nous suivons Habermas, il faudrait substituer l'intersubjectivisme comme correctif à l'objectivisme présumé de Brandom. Habermas critique Brandom en se plaçant du point de vue de l'interaction, c'est-à-dire du point de vue d'une théorie du dialogue. Plutôt que d'adopter une position intersubjectiviste discursive, il avance un intersubjectivisme dialogique et interactionniste (Strydom, Reference Strydom2006) se concentrant sur la stricte relation entre une première et une seconde personne. D'un côté, une première personne est un locuteur qui associe une intention à un acte de discours et qui, comme interlocuteur, adresse cette assertion à un destinataire en lui demandant de répondre publiquement par l'affirmative ou par la négative. Une telle réponse est nécessaire soit pour confirmer, soit pour corriger et réviser des opinions sur lesquelles les deux parties doivent être en mesure de s'appuyer lors de leurs interactions futures (Habermas, Reference Habermas2001, p. 115). De l'autre, il ne peut y avoir de deuxième personne sans qu'une première personne la reconnaisse comme son interlocuteur. Habermas propose ainsi d'adopter comme paradigme la relation entre un locuteur et un interlocuteur en la dissociant du statut de la troisième personne, limité au rôle passif d'observateur ou d'interprète qui compte les points des locuteurs engagés. Contre la tendance de Brandom à concevoir la communication ou la pratique discursive — calquée sur les modèles du baseball, des procédures judiciaires ou de la danse de salon — comme un processus intelligible sur un mode parfaitement autonome généré à partir d'observations réciproques et d'inférences auxquelles procèdent les contributions individuelles, Habermas formule le premier principe de sa théorie de l'intersubjectivité (Reference Habermas2001, p. 113–117). La communication ou la pratique discursive est un processus coopératif d'apprentissage qui se déploie, d'une part, au sein des limites de l'environnement social et sur un contexte de présuppositions pragmatiquesFootnote 32 d'arrière-plan partagées, et qui, d'autre part, est guidé par une communauté de justification visant un accord obtenu par la discussion (ibid., p. 117). La spécificité de la communication, qui, selon Habermas, n'est pas analysée adéquatement par Brandom, repose essentiellement sur la coordination et l'intégration sociale (ibid., p. 115). Est alors centrale à cette conception intersubjectiviste de la pratique discursive la possibilité que les membres d'une communauté emploient les expressions linguistiques en y associant la même signification (Habermas, Reference Habermas1996, p. 4 et p. 9; Reference Habermas1986, p. 205) et qu'ils en viennent ainsi à partager un savoirFootnote 33 (Habermas, Reference Habermas2001, p. 116). C'est donc sur ce fondement que s'appuie, selon Habermas (ibid., p. 117), la justification intersubjective d'une prétention à la validité en privilégiant la perspective du «nous»Footnote 34 de la communauté.
4. Critiques de la position de Habermas et réponses de Brandom
Habermas caractérise l'approche de Brandom (Reference Brandom2011) dans son ensemble comme une élaboration novatrice, minutieuse et rigoureusement construite d'un programme de pragmatique formelle sur lequel il travaille lui-même depuis les années 1970 et qui vise, selon lui, à reconstruire les règles universelles du fonctionnement de la communication et les conditions de l'intercompréhension à partir des interactions sociales et communicationnelles. Partageant une approche pragmatique, Habermas adhère pleinement à l'intérêt de Brandom pour les pratiques sociales et linguistiques sur fond desquelles les membres de la communauté, capables de discours et d'action, sont engagés. La particularité de la conception de Brandom (Reference Brandom2011, p. 286) est précisément ce modèle de la pratique discursive en termes de JPDR où les participants marquent le score de leurs propres engagements et habilitations ainsi que de ceux des autres. Cependant, Habermas (Reference Habermas2001) semble, à première vue, manquer de précision dans sa conceptualisation de l'intersubjectivité en traitant, sans distinction, de la pratique discursive, de l'argumentation, de l’échange communicatif, de la communication linguistique, de la communication quotidienne et de l'interaction. Ce flou conceptuel souligne la nécessité de rappeler la distinction théorique entre deux niveaux de communication sur laquelle repose la position de Habermas depuis son tournant vers la théorie de l'agir communicationnel, à savoir : la distinction entre «l'activité communicationnelle» (ou l'interaction) et la «discussion». Habermas l'exprime ainsi :
Dans l'activité communicationnelle, la validité des énonciations est naïvement présupposée afin de permettre l’échange d'informations (d'expériences se rapportant à l'action); dans la discussion, sans échanger des informations, on soumet à discussion des prétentions à la validité problématiséesFootnote 35.
La discussion est ici perçue comme une forme réflexive de communication qui, contrairement à la communication ordinaire et quotidienne, transforme, en les soumettant à l'examen réflexif et critique, toutes prétentions à la validité implicites, acceptées jusque-là comme autant d’évidences intersubjectivement partagées, en énoncés hypothétiques et controversés. En effet, dans l'activité communicationnelle, si un acte de discours suscite un doute, le locuteur peut immédiatement tenter de le dissiper, directement dans le contexte d'action. Toutefois, si le doute persiste à la suite d'une telle justification immédiate, c'est que le consensus d'arrière-plan à propos des prétentions à la validité ne suffit plus à couvrir le bon fonctionnement de la pratique communicationnelle et que celles-ci doivent être justifiées explicitement. Nous nous trouvons alors devant la nécessité de quitter la pratique quotidienne de la communication pour passer à un autre niveau de communication, celui de la discussion, qui représente une forme réflexive de l'activité communicationnelle dans laquelle les prétentions à la validité faisant l'objet d'un litige doivent faire leur preuve pour déterminer si elles peuvent ou non être honorées et susciter la recherche coopérative d'un consensus. Cette distinction entre l'interaction et la discussion est fondamentale pour comprendre la nature de la critique de Habermas.
En effet, en critiquant Brandom du point de vue de l'interaction, Habermas (Reference Habermas2001) réduit ici la communication à son premier niveau strictement dialogique et, ce faisant, tend à ignorer le second niveau réflexif de la pratique discursive, centrale au JPDR (Brandom, Reference Brandom2009, p. 204). Il n'y aurait pas lieu de critiquer cette approche s'il était seulement question de la communication ordinaire, mais l'enjeu dépasse ici la sphère de l'interaction ou du dialogue. L'approche dialogique de Habermas envisage la finalité sociale de l'entente comme le résultat de la coordination des significations des actions communicatives de chaque participant orientées vers une compréhension mutuelleFootnote 36, celles-ci étant herméneutiquement interprétées et comprises par les autres participants (Habermas, Reference Habermas2001, p. 117). Cependant, Brandom rejette cette prémisse (Brandom, Reference Brandom2000a, p. 363) selon laquelle le but de la communication est l'atteinte d'une compréhension mutuelleFootnote 37, en soulignant son caractère partiel et incomplet qui ne rend pas adéquatement compte de l'essence même du processus de compréhension, celui-ci devant davantage être perçu comme le produit d'une coordination partagée de différentes perspectives individuelles contribuant, à l'image des pions dans un échiquier, à faire avancer ce JPDR. Brandom exprime ce point au moyen de la métaphore des danseuses de salonFootnote 38 :
The participants do not need all to be doing the same thing (sharing) in a narrow sense in order to be engaged in a joint enterprise, and in the broader sense to be doing the same thing (sharing) […]. Conversational partners should not be pictured as marching in step, like soldiers on parade, but more as ballrooms dancers, each making different movements (at any moment, one leads and the other follows […] and so on) and thereby sharing a dance that is constituted by the coordination of their individually different movements (2000a, p. 363).
L'objectif poursuivi par Brandom (Reference Brandom2011, p. 1050–1051) est avant tout de décrire une pratique assertionnelle plus fondamentale qui puisse rendre compte de cette différence, au cœur de la structure sur le mode interpersonnel du «je-tu», entre les engagements et autorisations reconnus par le locuteur (c'est-à-dire ceux qui sont attribués par le marqueur) et ceux assumés ou endossés par le marqueur, qui génère cette distinction entre ce qui est considéré comme correct dans la manière d'employer un terme (par le locuteur) et ce qui est objectivement correct (selon le marqueur). Ce envers quoi le locuteur est objectivement engagé est ce qui est rendu explicite dans l'attribution de re. Brandom considère clairement, en le justifiant, que l'objectivité est un produit (relatif) de ces pratiques sociales discursivesFootnote 39. La dimension sociale et ses différentes perspectives inférentielles sont moins des limites que des ressources pour reconstruire l'objectivité. Bien que le langage et la pensée nous amènent, à notre insu, à regarder le monde à partir d'une certaine perspective, ce ne sont pas les contenus sémantiques eux-mêmes, mais leurs expressions qui sont propres à une perspective (Brandom, Reference Brandom2009, p. 186–187; Reference Brandom2011, p. 884). Cependant, en raison de la pluralité des arrière-plans d'engagements inférentiels et doxastiques, deux individus, même en employant les mêmes concepts, n'expriment pas la même chose ou le même engagement doxastique (Brandom, Reference Brandom2009, p. 177). Il n'existe donc pas de manière neutre d'exprimer un contenu conceptuel :
Il est de l'essence des contenus conceptuels d’être expressivement perspectivaux; ils ne peuvent être explicitement spécifiés qu’à partir d'un certain point de vue, sur l'arrière-plan d'un certain répertoire d'engagements discursifs, et la manière correcte de les spécifier varie d'un point de vue discursif à l'autre (Brandom, Reference Brandom2011, p. 1039).
Par exemple, comme le mentionne Brandom (Reference Brandom2009, p. 177), il se peut que l'adepte de Zoroastre veuille dire quelque chose d'autre que moi par l'emploi du terme «soleil» en raison de différences dans ses engagements collatéraux (ce mot a, dans sa bouche, une autre signification que celle qu'il a à mon oreille), mais il peut néanmoins parler de la même chose : le soleil en tant qu'astre placé au centre du système solaire. Cela ne signifie pas que nous ne puissions pas néanmoins partager les mêmes contenus. Partager un contenu, c'est précisément être capable, pour chaque individu, de concilier des différences dans la perspective sociale et discursive entre interlocuteurs. Ce perspectivisme est certes inévitable dans l'expression des contenus; néanmoins, il n'entrave pas une communication et une compréhension inter-perspectivales de contenus; celles-ci nécessitent une interprétation permanente, comme capacité à naviguer d'une perspective inférentielle à l'autre sur la base d'une relation instaurée sur le mode interpersonnel du «je-tu» — d'un arrière-plan de valeurs à un autre. En effet, à chaque fois que des contenus propositionnels sont attribués, «il y a un recours implicite à une pratique sociale je-tu dans laquelle un marqueur interprète les performances d'autrui» (Brandom, Reference Brandom2011, p. 1040). S'engager dans une conversation implique ainsi «d’être capable de se déplacer de perspective en perspective, d'apprécier la portée qu'une remarque aurait pour divers interlocuteurs» (ibid., p. 1116). Cependant, Brandom précise que le problème ne s'arrête pas là puisqu'il ne s'agit pas de considérer le marqueur comme le seul garant de l'application correcte et objective des termes. Dans la mesure où la structure du jeu de pointage permet l'itération de marqueurs, un premier marqueur qui reconnaît des engagements et autorisations peut aussi être évalué par un autre marqueur qui effectue lui-même des engagements et autorisations. Cette itération de marqueurs indique précisément une différence entre les engagements que le premier marqueur reconnaît ou est disposé à reconnaître (attitudes déontiques immédiates) comme corrects, et ce envers quoi il est réellement et objectivement engagé (statuts déontiques), sans nécessairement le savoir (ibid., p. 1050–1051) — cette fois-ci selon le point de vue du nouveau marqueur, et ainsi de suite. La procédure de pointage implique la tenue de deux registres de comptes où les points seront comptés pour chaque interlocuteur, mais également par chaque interlocuteur (ibid., p. 361 et p. 870–871) : un premier registre de comptes recueillant les engagements et autorisations que reconnaît l'agent linguistique (les engagements et autorisations attribués par un marqueur au score) et un second registre de comptes indiquant les engagements et autorisations que le marqueur au score assume ou endosse. De là résulte la possibilité d'une différence entre les engagements et autorisations que le locuteur reconnaît et ceux auxquels le marqueur adhère. Cependant, un double livre de pointage peut en retour être tenu sur le premier marqueur par un second marqueur, n'excluant pas encore la possibilité d'une différence entre les engagements et autorisations reconnus par le premier marqueur et ceux assumés par le second, et ainsi de suite pour le second marqueur à l’égard d'un troisième marqueurFootnote 40. La structure sociale sur le mode du «je-tu» génère ainsi différentes perspectives de pointage afin de les soumettre à une évaluation comparativeFootnote 41 : la compréhension linguistique dépend alors d'une capacité à évaluer sa propre perspective et celle des interlocuteurs, c'est-à-dire en attribuant explicitement ou implicitement des engagements envers des contenus de re ou «en explorant inférentiellement la portée qu'a l'engagement attribué au locuteur dans le contexte des engagements substitutionnels contractés par l'auditoire qui l'attribue» (Brandom, Reference Brandom2011, p. 910). Pour comprendre ce que l'autre dit, nous traduisons ces assertions dans notre réseau d'inférences, à partir de nos pôles référentiels (de re) :
Pour extraire de l'information à partir des remarques des autres, il faut être capable de mettre en œuvre le genre d'interprétation substitutionnelle qui est exprimé explicitement lorsque l'on propose des caractérisations de re des contenus de leurs croyances — il faut, en d'autres termes, être capable de dire ce dont leurs croyances seraient vraies si elles étaient vraies. Il s'agit là d'une saisie du contenu représentationnel de leurs affirmations (ibid., p. 916).
Nous oscillons alors en permanence entre la compréhension d'autrui à partir de nos propres critères, à partir de la manière dont les choses sont pour nous, dans le contexte de nos croyances (de re), et la compréhension d'autrui à partir de ses contenus de croyance (de dicto). Notre capacité à comprendre ce que disent les autres, au sens où cela nous permet de disposer de leurs remarques et de les employer comme prémisses dans nos propres inférences, dépend donc de cette habileté à spécifier ces contenus en termes de re et non pas uniquement en termes de dicto (ibid., p. 910). Le changement de perspective est ainsi rendu explicite lorsque nous contrastons les attributions de re avec les attributions de dicto Footnote 42.
Par conséquent, l'approche strictement dialogique ne semble pas adéquate pour rendre compte de la spécificité de la pratique discursive comprise comme JPDR où aucune perspective n'est en soi privilégiéeFootnote 43 et d'où aucune n'est exclue (Brandom, Reference Brandom2011, p. 1056). Habermas (Reference Habermas2001, p. 113) reproche néanmoins à Brandom de ne pas tenir compte de l'entrecroisement complexe qui se produit entre les perspectives de la première, de la deuxième et de la troisième personne. Pourtant, il continue lui-même à réduire cette triple relation sur le mode du «je-tu-il» à une relation sur le mode de la double contingence (Habermas, Reference Habermas1988, p. 280 et p. 301) du «je-tu», en excluant (Habermas, Reference Habermas1996, p. 18) ou en reléguant au rôle d'observateur la perspective d'une troisième personneFootnote 44. Il est pourtant surprenant qu'antérieurement, dans ses conférences Christian Gauss, prononcées en 1971 à l'université de Princeton, il insiste, d'une part, pour redéfinir cette relation entre un alter et un ego, chacun devant être capable de justifier ses actionsFootnote 45, et pose les rôles comme étant de ce point de vue interchangeables tout en reconnaissant les différences de perspectives de l'autre comme un autre ego (Habermas, Reference Habermas2018 [1971], p. 104)Footnote 46. D'autre part, il fait appel à l'attitude performativeFootnote 47 d'une troisième personne — décrite comme «tout partenaire discursif» — ou au jugement des autresFootnote 48 pour reconstruire la structure idéale de la communication (Habermas, Reference Habermas1971, p. 149). Il mentionne également la nécessité d’établir une distribution symétrique des opportunités en termes d'obligations et de permissions ou de droits de tous les participants, sans exclusion, à faire valoir leurs points de vue et à remettre en question ou à critiquer les opinions des autres dans la discussion :
Une telle symétrie de droits et de devoirs peut être assurée par une égalité en termes d'opportunités d'employer les actes de parole régulatifs, autrement dit par une distribution égalitaire des opportunités d’émettre un ordre et de faire opposition, de permettre et d'interdire, de promettre et d'accepter des promesses, de rendre compte et de demander des comptes, etc. Associée à l'emploi à opportunités égales des actes de parole communicatifs, cette condition garantit en même temps la possibilité de sortir à tout moment des contextes d'interaction et de s'engager dans des discussions où sont examinées les prétentions à la validité (Habermas, Reference Habermas1971, p. 151).
Un accord rationnel ne peut donc être réalisé que dans des conditions sociales idéales de liberté et d’égalitéFootnote 49 de parole. Si tout énoncé considéré du point de vue de la validité présuppose un locuteur idéal qui prétend obtenir un accord rationnel, et si un accord rationnel présuppose de telles conditions d’égalité et de liberté, alors tout énoncé considéré du point de vue de la validité présupposerait un locuteur qui prétend que de telles conditions sont ou doivent être réalisées. Toute prétention à la validité s'accompagnerait d'une prétention à une situation idéale de paroleFootnote 50. Si Habermas va ici au-delà de l'approche dialogique qu'il offre dans la section V(2) de son essai sur Brandom, la question du rôle de la troisième personne demeure néanmoins encore en suspens.
Habermas (Reference Habermas2001, p. 103–106) propose ainsi de corriger le réalisme conceptuel de Brandom en lui substituant un réalisme pragmatique qui reconnaît la résistance d'un monde objectif indépendant. Cependant, même dans les discours pratiques où le monde social est entrevu depuis la perspective des participants engagés dans la pratique de discussion et de justification, l'attitude de la troisième personne n'intervient que pour décrire naïvement le monde objectif (Habermas Reference Habermas1998b, p. 38). Habermas (Reference Habermas1998b, p. 42–43) rend pourtant compte, antérieurement, du processus de délibération et de justification au sein d'un discours conçu sur le modèle d'un processus discursif épistémiquement orienté : les raisons pragmatiques et éthiques exprimées en termes d'orientations et de considération égale des intérêts et des valeurs des participants au discours pratique ne sont pas ignorées, mais généralisées et traitées comme des contributions épistémiques valides subordonnées, certes, aux structures d'un accord intersubjectivement partagé et collectivement établi, mais sans que soit exclue la structure relationnelle du point de vue performatif de l'autre et de la différence. Il n'est donc pas question ici de privilégier la «relation Je-Tu» (Habermas, Reference Habermas2001, p. 113) et la référence à un monde objectif, mais bien d'inclure les propriétés épistémiques qui sont discursivement construites, en termes de droits et d'obligations argumentatifs (Habermas, Reference Habermas1998b, p. 44–45; Reference Habermas2005, p. 124–125), et collectivement admises, en excluant toute contrainte, hormis celle de la force du meilleur argument (Habermas, Reference Habermas1998b, p.44), dans la mesure où elles sont acceptables du point de vue de la perspective de la troisième personne. Habermas ne semble donc pas se limiter à la position interactionniste qu'il oppose à Brandom en évoquant, du moins entre les lignes, la place de la perspective de la troisième personne dans un tel processus. Par ailleurs, Habermas mentionne que locuteur et interprète doivent renvoyer «au même objet ou au même état de choses» (Reference Habermas2001, p. 97) et entretenir des significations identiques afin de garantir la communicationFootnote 51. Or, dans son modèle épistémique du discours, une certaine contingence au niveau de la signification semble permise, autorisant les participants à réviser leurs propres interprétations d'eux-mêmes ainsi que celles d'autrui sans que cela n'entrave leur potentielle coordination (Habermas, Reference Habermas1998b, p. 42–43). Néanmoins, il demeure catégorique quant à l'inclusion des perspectives privilégiées de la première et de la deuxième personne (Habermas, Reference Habermas2001, p. 114). Pourtant, dans tout processus communicatif discursif et conjoint, d'autres participants peuvent bien être indirectement impliqués et leurs rôles s'avérer tout aussi indispensables. Il est par conséquent surprenant de constater le retrait de la perspective de la troisième personne incarné par le rôle et l'autorité épistémique du public, alors que, par ailleurs, Habermas souligne son importance dans la structure interne de la sphère publique où chaque individu ou acteur autonome de la société civile contribue à faire émerger ses principales préoccupations et à les transcrire en termes de questions publiques, traduisant ainsi l'influence de l'opinion publiqueFootnote 52.
Plus loin dans Vérité et justification, Habermas confirme ce point :
Mais avant d’être considéré comme universel dans l'espace public de la discussion, tout intérêt censé “compter” moralement, en cas de doute, doit être interprété et fondé de façon convaincante, puis traduit en termes de prétention pertinente du point de vue des personnes concernées qui participent à des discussions pratiques (2001, p. 236).
Pourtant, dans la discussion de l'exemple de Brandom (Reference Brandom2011, p. 897; Reference Brandom2009, p. 186–187), mettant en scène, dans le cadre de la procédure judiciaire, un procureur général et un avocat de la défense plaidant devant un juge et des jurés quant à la question de savoir si le témoin est un homme digne de foi ou un menteur invétéré, Habermas relègue le juge et les jurés au rang de spectateurs passifs dans l'attente du déroulement du procès :
[…] une telle communication se déroule en fait à deux niveaux. Au premier niveau, l'un et l'autre, le procureur et l'avocat de la défense, parlent l'un avec l'autre en contestant chaque fois l'exactitude de leurs énoncés réciproques […]. Mais, en même temps, ils ont évidemment conscience de la présence du juge, des jurés et du public qui, à un second niveau de la communication, suivent leur échange et le jugent sans mot dire. Or, significativement, aux yeux de Brandom, c'est la communication indirecte des locuteurs avec un public d'auditeurs, non la communication des personnes directement intéressées, qui est le cas paradigmatique (2001, p. 113–114).
Habermas considère que Brandom dissocie et tient séparément deux niveaux distincts de communication, à savoir un premier niveau de communication qui concerne les acteurs directement impliqués et un second niveau de communication indirecte mettant en scène les locuteurs (les jurés) et les spectateurs (le public) qui se contentent de les écouter. Il apparaît ici que Habermas perd de vue la pratique discursive en tant que telle. En effet, plutôt que d’être tenus séparément, la pratique discursive et le jeu de pointage déontique exigent, au contraire, que ces deux dimensions soient envisagées simultanément. La trame de la pratique sociale sur le mode du «je-tu» (et non sur le mode du «je-nous»Footnote 53) décrit avant tout, tel que Brandom le démontre, la relation entre un auditoire qui attribue des engagements et qui marque en conséquence les points, et un locuteur qui contracte des engagements, dont la somme des points est établie. L'usage de telles imputations de re et de dicto d'une attitude propositionnelle tourne essentiellement autour des distinctions sociales de perspective doxastique entre celui qui impute un engagement et celui à qui un engagement est imputé — autrement dit, entre le répertoire déontique associé à celui par qui un engagement propositionnel est contracté et celui à qui un engagement propositionnel est par là explicitement attribué. Ainsi, dans le cas discuté, certainement que dans la salle d'audience, les juges qui entendent l'affaire et les jurés qui l’écoutent sont ceux qui suivent de plus près la progression de la discussion et qui tiennent les cartes de marquage au score des parties respectives (c'est-à-dire qui recensent les points marqués par l'avocat de la défense et par le procureur) afin d’être capable d’évaluer la fiabilité et la justesse des propos du témoin en question. Il est certain que la perspective des deux locuteurs (avocat de la défense et procureur général) est plus centrale que le point de vue de l'audience ou encore que la perspective des juges et plus centrale que celle des jurés, mais il ne faut pas pour autant en déduire qu'une perspective prime arbitrairement sur une autre. Brandom veut simplement souligner le fait «qu'une phrase, dans la bouche d'une personne donnée, n'a pas typiquement la même portée que cette même phrase provenant d'une autre personne, même dans le cas de partage intégral du langage et de parfaite compréhension mutuelle» (Reference Brandom2011, p. 904). Le succès final de la communication résulte de ce jeu dialogique d'attaque et de défense centré sur la structure sur le mode du «je-tu» et de cette capacité à naviguer à travers les différences de points de vue. La relation sur le mode du «je-tu» entrevue par Brandom est, dans un sens, dialogique, contrairement à la critique de Habermas, dans la mesure où, dit de manière informelle, le locuteur («Je»), en tant que proposant P, est en situation de convaincre son interlocuteur («Tu») qui, en tant qu'opposant O, doit concéder tous les éléments soutenus par P pour que l'assertion de P soit valide, ce qui correspond au point de vue de la seconde personne (Marion, Reference Marion, Marion, Primiero and Rahman2012, p. 149). Il est donc bien question d'un «recours implicite [à] une pratique sociale je-tu dans laquelle un marqueur interprète les performances d'autrui» (Brandom, Reference Brandom2011, p. 1040). Théoriquement parlant, Habermas (Reference Habermas1996, p. 139) demeure prisonnier du concept de la double contingence en privilégiant la relation étroitement dialogique du «Je-Tu» au détriment du processus discursif, celui-ci incluant la perspective de la troisième personne.
Pourtant, Habermas conçoit dans Vérité et Justification que pour qu'une vérité soit admise au sein d'une communauté, il faut qu'elle soit reprise, critiquée et défendue dans une argumentation convaincante vis-à-vis d'autres propositions, et suggère la solution d'une discussion rationnelle entre le plus grand nombre de points de vue sans exclusion, la discussion permettant ici de décloisonner les points de vue particuliers et d'accéder à un point de vue impartial sur le modèle des forums scientifiques. Il entrevoit ainsi le discours à l'image d'un jeu de langage décrit tant comme «un forum de discussion» (Habermas, Reference Habermas2003, p. 102) que comme un «processus de construction» discursif conjoint d'un monde partagé (ibid., p. 44 et p. 47) : c'est l’épreuve des vérités déjà établies qu'il faut soumettre à la critique et des autres points de vue qui prétendront eux aussi dire le vrai à propos des mêmes faits ou événements. Les locuteurs n'ont plus d'autre choix que de chercher à s'assurer, par la seule force des bonnes raisons, de la validité de leurs positions respectives, ne disposant d'aucun accès direct à des conditions de vérité qui seraient soustraites au langage et qui pourraient échapper à la médiation interprétative (Habermas, Reference Habermas1992, p. 148–149). Mais pour ce faire, avance Habermas (Reference Habermas2001, p. 191), ces locuteurs doivent en même temps admettre des conditions idéales de justification et d'argumentation qui leur permettent de transcender les contextes immédiats de l'action. En effet, ce qui peut être rationnellement considéré comme vrai dans l'espace réflexif du discours doit pouvoir valoir non seulement dans un contexte déterminé, mais dans tous les contextes, en tout temps et devant tout interlocuteur futur. Cela dit, il est bien sûr impossible de justifier une affirmation à la totalité des auditeurs rationnels en tout temps et devant tout interlocuteur futur. Par conséquent, seuls les arguments «ont la force de convaincre ceux qui prennent part à une discussion de la prétention à la validité, autrement dit de motiver rationnellement la reconnaissance des prétentions à la validité» (Habermas, Reference Habermas1978, p. 148–149). Or, cette prétention à la validité d'un savoir est toujours provisoire et peut ultérieurement être remise en question. En ce sens, l'idée d'une acceptation rationnelle est toujours hypothétique et falsifiable, et n'est jamais complètement actualisée dans la pratique. Elle est surtout basée sur cette contrainte de décloisonnement des perspectives des participants au discours ou sur ce travail de distanciationFootnote 54 qu'exige ce jeu de langage décrit comme un «processus d'apprentissage» (Habermas, Reference Habermas2001, p. 102 et p. 108). Or, dans l'approche interactionniste entrevue dans l'essai critique de Brandom, l'identité de signification, l'interprétation herméneutique de la signification des actes de discours et l’évaluation de la compréhension n'accordent aucune place à une telle contrainte de décloisonnement et d'apprentissage discursif.
5. Apport de Brandom : vers un perspectivisme discursif
Habermas admet donc la pertinence de cette objection portant sur la prétention à l'universalité. Un énoncé universellement valide est alors un énoncé faisant l'objet d'un accord rationnel universel. Il faudrait donc, pour s'assurer de la validité universelle d'un énoncé, le confronter à tous les êtres rationnels dans l'espace et le temps. Or, dans l’état actuel des choses, tout ce que la procédure dialogique peut obtenir, c'est un accord rationnel «concret», c'est-à-dire un accord obtenu à partir d'un nombre limité d'individusFootnote 55. Or, un accord rationnel concret, même obtenu dans des conditions idéales, n’équivaut pas à un accord rationnel universel. En effet, comme Habermas le mentionne lui-même :
dans la mesure où toutes les discussions réelles, se déroulant dans le temps, sont provinciales par rapport à l'avenir, nous sommes incapables de savoir si les énoncés qui sont aujourd'hui rationnellement acceptables, serait-ce dans des conditions approximativement idéales, résisteront également, à l'avenir, à toute tentative de réfutation (2001, p. 192).
Dans les termes tranchants de Rorty, dire «Je vais essayer de défendre ceci contre tous les opposants» est louable, mais dire «Je peux défendre cela contre tout opposant» n'a pas de sens. Il est impossible de dire que nous pourrons défendre notre position contre tous les contradicteurs, car nous ne savons pas comment seront les futurs contradicteursFootnote 56. Par conséquent, la prétention discursive permet sans doute de satisfaire à la prétention à la reconnaissance factuelle, mais non à la prétention à l'universalité. Rorty mentionne ainsi que l'idéal d'une vérité objective définie comme accord universel ou prétention à l'acceptation rationnelle universelle n'est pas suffisant pour fournir un cadre contextuel aux participants. La discussion est sans doute une condition nécessaire pour garantir la validité universelle des énoncés, mais non une condition suffisante. Plus précisément, si le désaccord de la communauté scientifique garantit que la proposition en question est mal justifiée et donc insuffisante, en revanche un accord, même obtenu dans une situation idéale de parole, ne garantit pas une validité universelle. Cela concerne a fortiori les normesFootnote 57 de la situation idéale de parole. Si celles-ci doivent être établies au moyen de la discussion et si le résultat de la discussion ne garantit pas une validité absolue, alors les conditions idéales de parole ne peuvent être absolument fondées. Rorty (Reference Rorty and Brandom2000a, p. 60) affirme ainsi que ce n'est pas cet impératif d'un accord rationnel universel qui encourage les participants au dialogue à admettre qu'un autre point de vue puisse être meilleur que le leur, mais que c'est bien en se confrontant aux différents points de vue qu'ils reconnaissent que leurs points de vue méritent d’être rectifiés ou réexaminés.
Habermas devrait donc redonner toute sa place au déroulement du processus discursif tel que Brandom le conçoit — sans nécessairement présupposer des normes indépendantes de notre contexte d'usage —, celui-ci reflétant une conception inférentialiste de la pratique discursive en termes de marquage déontique, dans laquelle les marqueurs coopèrent au sein d'une activité conjointe et coordonnent des perspectives sociales en marquant les points selon des pratiques communes. Ce holismeFootnote 58 inférentiel doit ainsi être compris dans le contexte d'un holisme social, et ce holisme social exige que la saisie du contenu sémantique dépende de la capacité des marqueurs à exploiter les relations entre les différentes perspectives constituées par les engagements contractés et attribués à ceux dont ils enregistrent les points déontiques. Chaque marqueur doit donc pouvoir tenir deux registres de comptes afin de suivre le cours de la conversation et recenser les points de chaque engagement et autorisation reconnus par chacun des marqueurs. La communicationFootnote 59 s'ordonne ainsi entre deux marqueurs, A et B, quand un énoncé p contracté par A devient disponible à B comme prémisse dans le système inférentiel de B. Supposons que B détermine que l’énonciation de A a la force d'une assertion et que B comprenne le contenu de p Footnote 60. B doit d'abord attribuer un engagement doxastique à A (qui sera inscrit sous les engagements que A reconnaît). B attribue ensuite à A tous les engagements quant aux conséquences inférentielles qui se rapportent à p au titre de conclusion d'inférences préservant l'engagement et ayant p pour prémisse. Il faudrait alors que B ajoute un engagement à toutes les affirmations q qui seraient des conséquences inférentielles et engageantes de p dans le contexte des autres phrases attribués à A. Celles-ci varieront en fonction des hypothèses auxiliaires dont on dispose, étant donné les autres engagements que B attribue déjà à A. Autrement dit, les engagements qui découlent de p par le biais d'inférences préservant les engagements dépendront des autres engagements que A est considéré comme avoir contracté et reconnu. C'est là ce qui clôt les attributions de B à A sous des inférences préservant l'engagement. Ensuite, B doit examiner les relations d'incompatibilité dans les engagements de A au sein desquelles s'inscrit p (et donc également les conséquences inférentielles engageantes de p) afin de déterminer lesquelles, parmi les autorisations que B attribue à A, sont exclues par le nouvel engagement. Les assertions ajoutent certes de nouveaux engagements; mais, en ce qui a trait aux autorisations, elles peuvent non seulement en ajouter mais aussi en ôter. B doit, par la suite, à la lumière des relations d'incompatibilité associées à tous les engagements attribués à A, attribuer des autorisations à toutes les affirmations qui sont des conséquences inférentielles engageantes des engagements auxquels A est déjà considéré comme autorisé, ce qui clôt la somme des points attribués selon les inférences préservant l'engagement, là où les autorisations qui en résultent ne sont pas mises en échec par des incompatibilités. Tout au long de ce processus, B doit donc continuer à vérifier les relations d'incompatibilité afin de s'assurer qu'il n'attribue pas à A des autorisations à deux engagements incompatibles.
La prochaine étape consiste pour B à attribuer des autorisations à toutes les affirmations qui sont des conséquences inférentielles permissives des engagements auxquels A est déjà considéré comme autorisé, ce qui clôt la somme des points attribués selon les inférences préservant l'autorisation (ce que l'on inscrit sous les autorisations que A contracte) qui ne sont pas mises en échec par ces incompatibilités. Il est néanmoins important de faire remarquer que A peut être considéré (par B) comme autorisé à des affirmations auxquelles il n'est pas engagé — il s'agit des conclusions que B peut être autorisé à tirer, mais auxquelles A ne s'est pas encore engagé. Par exemple, A pourrait avoir affirmé que «la température est descendue et le ciel est nuageux». B pourrait ensuite attribuer l'autorisation de A quant à l'engagement envers l'affirmation «il va bientôt pleuvoir» même si B n'attribue pas cet engagement à A. Si cet engagement-ci n'est pas déduit à partir des inférences engageantes issues d'une affirmation de A, mais à partir d'inférences permissives (A a obtenu, selon celui qui tient le pointage, l'autorisation à asserter cet engagement), alors nous avons de bonnes raisons inductives de croire qu'il va bientôt pleuvoir.
B doit alors, pour finir, évaluer l'autorisation de A quant à l'affirmation que p, en examinant les inférences valides dans lesquelles p apparaît comme conclusion et comme prémisse et auxquelles A est engagé et autorisé. A peut s'avérer autorisé à affirmer p de différentes manières. Tout d'abord, A pourrait évaluer la possibilité d'une autorisation par défaut à p. Il s'agit du type d'autorisation par défaut caractéristique des comptes rendus d'observation où quiconque qui attribue une telle autorité admet implicitement la fiabilité du rapporteur (dans ces circonstances, et à l’égard de ce contenu). Traiter quelqu'un comme un rapporteur fiable, c'est considérer que l'engagement de ce rapporteur suffit pour que ce rapporteur soit autorisé à cet engagement (Brandom, Reference Brandom2010, p. 368). Ensuite, A pourrait être autorisé à affirmer p dans la mesure où, à titre de conséquence d'autres engagements, p suit en vertu d'inférences engageantes ou d'inférences permissives issues d'autres engagements que A est autorisé à asserter. Enfin, A pourrait être autorisé à asserter p au nom d'un témoignage. Autrement dit, A pourrait reconnaître p dans la mesure où A attribue l'engagement et l'autorisation à asserter p à un autre interlocuteur qui aurait asserté p lors d'une étape précédente et de qui A hérite l'autorisation à p. Si B considère que A est autorisé à p par l'un ou l'autre de ces mécanismes d'héritage ou de défaut, alors B considérera que A a avec succès autorisé d'autres personnes à cette affirmation. B considère alors les autres membres de la conversation (y compris lui-même) comme libres de reconnaître le même engagement et, si c'est effectivement le cas pour l'un d'entre eux, celui-ci héritera l'autorisation par voie testimoniale. Cependant, si un autre joueur, disons C, considère que A n'est pas autorisé à p, alors celui-ci peut soit se retirer du jeu de pointage et attendre la prochaine assertion, soit formuler une assertion incompatible et mettre au défi l'autorité testimoniale de l'assertion de A. La portée propre à un tel défi est qu'il met en cause les attributions d'autorisation par défaut là où l'assertion à l'origine du défi est une assertion à laquelle l'auteur du défi est, au moins à première vue, autorisé. Le fait que B considère comme réussi le défi lancé par C à l'assertion de A consiste en ceci que B y répond en suspendantFootnote 61 son attribution d'autorisation à A pour cette affirmation en l'attente d'une justification par A de celle-ci. Cela rend cette assertion indisponible (selon la carte de pointage tenue par B) pour d'autres interlocuteurs qui, autrement, auraient pu hériter d'autorisations à des engagements à l’égard du même contenu.
6. Conclusion
En critiquant Brandom du point de vue de l'interaction, Habermas semble réduire la communication à son premier niveau strictement dialogique et tend ainsi à ignorer le second niveau réflexif de la pratique discursive, centrale au JPDR. Brandom concède pourtant bien à Habermas que, dans son modèle communicationnel, la référence au rôle de la seconde personne repose sur l'attitude observationnelle de la troisième personne ou sur celle d'un marqueur qui interprète les performances d'autrui mais n'y voit aucun conflit. En effet, dans ce jeu de marquage au score, tout agent impliqué dans la conversation est un marqueur discursif qui enregistre ses propres statuts déontiques dotés de contenu propositionnel ainsi que ceux des autres. Saisir le contenu sémantique exprimé par l’énonciation affirmative d'une phrase requiert donc l'aptitude à déterminer à la fois ce qui suit d'une assertion (étant donné les autres engagements que le marqueur attribue à l'auteur de l'assertion) et ce qui suit de cette assertion (étant donné les autres engagements que contracte le marqueur), mais implique essentiellement des évaluations à partir des perspectives différentes des interlocuteurs qui marquent au score et qui ont des engagements d'arrière-plan différents. Aussi, un individu ne peut connaître à lui seul toutes les inférences. Le contenu qu'il exprime à partir de son arrière-plan inférentiel est toujours compris et interprété à partir d'un autre arrière-plan inférentiel, lui aussi partiel. Il existe donc toujours un écart entre l'arrière-plan inférentiel d'un locuteur, l'arrière-plan inférentiel du marqueur, et l'arrière-plan général de la communauté. Personne ne connaît et ne possède cet arrière-plan inférentiel général. Il n'apparaît que dans la manière dont nous comprenons et enrichissons, à notre façon, ce que dit autrui sans entraver la communication : nous ne modifions pas le contenu de ce que dit autrui, nous changeons la perspective et l'arrière-plan de ce qu'il dit. La perspective d'autrui est placée dans notre perspective inférentielle et est susceptible d’être interprétée différemment. C'est dans ces changements de perspective que réside l'objectivité de ce que nous disons. La structure sociale sur le mode du «je-tu» de Brandom ne se limite donc pas à son rôle interactif, mais met en évidence, par la symétrie des perspectives dans ce jeu de pointage, le processus discursif au sein duquel autrui peut aussi bien posséder une perspective inférentielle différente de la nôtre que discerner dans le contenu propre à cette perspective un aspect représentationnel qui nous est commun mais que nous exprimons différemment.