Dans Philosophy of Logic (Quine, 1970/Reference Quine1986), la notion de logique déviante est caractérisée à titre préliminaire comme suit :
[Il s'agit de la] possible abrogation de la logique orthodoxe des fonctions de vérité ou de la quantification en faveur d'une logique déviante […]. Ce n'est pas simplement un changement dans les méthodes de génération de la classe des vérités logiques, mais un changement de cette classe elle-même. Ce n'est pas non plus simplement un changement de démarcation entre ce qui est appelé vérité logique et ce qui est appelé vérité extra-logique. Il s'agit plutôt du rejet absolu d'une partie de notre logique comme n’étant pas vraie du tout (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 80-81).
Il est d'usage de distinguer logiques extra-classiques et logiques anti-classiquesFootnote 1. Tandis que les logiques extra-classiques (comme la logique temporelle ou la logique modale) consistent en une extension ou une complétion de la logique classique dans la mesure où elles étendent la classe des vérités logiques et des inférences logiquement valides admises par la logique classique (en raison, par exemple, d'une extension de la classe des constantes logiques), les logiques anti-classiques (comme la logique paraconsistante ou la logique intuitionniste) consistent en autant de corrections de la logique classique et, à ce titre, comme autant de logiques rivales qui entreraient à certains égards en conflit avec la logique classique. Ce conflit tient à ce qu'une logique anti-classique donne lieu à des verdicts de validité, de vérité et de conséquence logiques dont certains prennent le contre-pied de ceux de la logique classique. Au sens où l'entend Quine, une logique déviante est une logique anti-classique. Si l'on entend désigner par « logique classique » toute logique qui adhère aux principes suivants :
alors compte comme une logique anti-classique toute logique qui rejette au moins l'un de ces principes. La logique intuitionniste et la logique paraconsistante constituent deux exemples paradigmatiques de logique anti-classique aux yeux de Quine (1970/Reference Quine1986, pp. 81, 83 et 87) : la première n'accepte aucune de deux des lois gouvernant la négation classique, la loi de double négation et la loi du tiers exclu (du moins, elle remet en cause la validité universelle de cette dernière), tandis que la seconde rejette le principe d'explosionFootnote 2. C'est en raison du rejet de ces principes que ces logiques émettent des verdicts de validité et de vérité logique qui prennent le contre-pied de ceux émis par la logique classique.
La critique par Quine de l'idée de logique déviante n'est donc pas dirigée contre un pluralisme des systèmes formels non interprétés. En effet, il est compris dans l'idée de logique déviante qu'une logique déviante rejette ce qui est tenu pour logiquement vrai du point de vue de la logique classique. D'autre part, d'après ce concept de logique déviante, il est exclu qu'il puisse y avoir une pluralité de logiques également correctes, relativement à un domaine d'application ou non, qui identifient différentes relations de conséquence logique et différents ensembles de vérités logiques. Une logique déviante en ce sens prétend constituer une nouvelle « orthodoxie »Footnote 3, si bien que le problème des logiques déviantes n'est en lui-même pas équivalent au problème du pluralisme logique.
Cette caractérisation préliminaire laisse à penser que l'argumentation de Quine contre les logiques déviantes en reconnaît l'intelligibilité : les logiques déviantes constitueraient, à ses yeux, autant d'alternatives cohérentes, minimalement intelligibles, à la logique classique. Cette interprétation sous-tend (ou s'appuie sur) l'attribution à Quine de trois arguments dont on considère souvent qu'ils constituent les arguments centraux de sa critique des logiques déviantes : l'argument pragmatique, l’« embarras du logicien déviant » et l'argument de la traduction. Le premier argument consisterait pour Quine à prendre acte de la centralité et l'ubiquité de la logique classique dans le schème conceptuel de la science. L'application de la « maxime de mutilation minimum » (Quine, 1970/Reference Quine1986, pp. 85-86 et 100), d'après laquelle « plus une loi est fondamentale pour notre schème conceptuel, moins est vraisemblable notre choix de la réviser » (Quine, Reference Quine1950, p. 2), aurait alors pour conséquence d'exclure toute logique déviante au titre de nouvelle orthodoxie. L'argument contre les logiques déviantes relèverait d'une position portant sur les raisons alléguées en leur faveur et sur le domaine d'application de la logique. En tant que tel, il présupposerait l'intelligibilité qu'il y a à rejeter des principes logiques classiques et reviendrait à refuser aux différentes logiques déviantes le titre de « logique de la science ». Le deuxième argument reviendrait à mettre en exergue l'embarras du logicien déviant : lorsqu'il « cherche à nier la doctrine, il ne fait que changer de sujet » (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 81 ; voir aussi pp. 84, 87). Si proposer une logique déviante, c'est « simplement conférer de nouvelles significations à de vieux mots familiers (“et”, “ou”, “ne… pas”, “tous”, etc.) » (Quine, Reference Quine1960, p. 59), alors, avance-t-on, une logique déviante est sans commune mesure avec la logique classique. En ce sens, les logiques déviantes « ne peuvent être d'authentiques rivales de la logique classique » (Haack, Reference Haack1996, p. 15). Pour autant, on peut encore décrire le logicien déviant comme « s'opposant à nos [constantes logiques] comme étant des idées non scientifiques et proposant certaines autres idées de son cru, en quelque sorte analogues aux nôtres » (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 87). Le troisième argument, l’« argument de la traduction », consisterait à s'appuyer sur l'usage par Quine d'une maxime de charité pour neutraliser l'apparence de rivalité que semble représenter une logique déviante : une telle maxime nous autoriserait à interpréter une logique apparemment déviante comme une déviation phonétique et notationnelle idiosyncrasique de la logique classique (Quine, Reference Quine1960, p. 59 ; Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 81). Or, argue-t-on, de même qu'il n'est pas inconcevable que l'enquêté de l'anthropologue en situation de traduction radicale tienne une contradiction pour vraie, mais qu'il est plus probable que ses propos aient été mal traduits, il n'est pas inconcevable que le logicien déviant rejette effectivement certains des principes de la logique classique.
Contre l'interprétation qui sous-tend (ou s'appuie sur) l'attribution de ces trois arguments à Quine, nous voudrions montrer que la critique qu'on trouve dans Philosophy of Logic est autrement plus radicale, en ce sens qu'elle vise à mettre en évidence le caractère dénué de sens du concept de logique déviante et, de ce fait, l'inintelligibilité de toute proposition d'une logique déviante (section 1). Or, à cette fin, il est nécessaire de prendre acte de la dimension résolument anti-psychologiste de l'argumentation de Quine (section 2). C'est parce que cet aspect a été négligé que la radicalité du défi que Quine lance à toute proposition de logicien déviant a pu, en grande partie, être manquée. Nous ne prétendons pas qu'il s'agisse du seul argument de Quine mobilisé à l'encontre des logiques déviantes (puisque le chapitre 6 de Philosophy of Logic déploie notamment toute une série d'arguments contre les logiques plurivalentes, la logique intuitionniste et les quantificateurs de Henkin), mais qu'il s'agit de l'argument qui constitue le défi le plus radical et le plus général pour toute proposition de logique « déviante ». La psychogenèse de la logique de fonctions de vérité élaborée dans The Roots of Reference (1973) semble pourtant aller à contre-courant de cet argument, dans la mesure où elle présuppose qu'un usage anti-classique des constantes logiques est concevable (section 3). Or, en identifiant adéquatement ce sur quoi repose l'argument de Quine, on peut montrer que l'incompatibilité entre les deux arguments n'est qu'apparente puisque l'argument fondamental de Philosophy of Logic ne repose pas sur la notion de « variation de signification », mais sur la notion d'obviété des vérités logiques (section 4). Pour autant, l'argumentation de Quine n'a pas été sans soulever un certain nombre d'autres objections, soit, par exemple, qu'elles visent le statut privilégié de la logique classique, soit qu'elles prétendent en montrer la moindre généralité (section 5). Même si, d'un point de vue quinien, ces objections peuvent recevoir une réponse, un problème fondamental demeure, à savoir celui de l'incompatibilité apparente entre les arguments quiniens à l'encontre des logiques déviantes et la possibilité, alléguée par Quine, de réviser les lois logiques (section 6).
1. La thèse de Quine et le problème de la justification des lois logiques
Le jugement de Quine concernant l'idée de logique déviante semble sans appel :
Il semblerait qu'une telle idée de déviation en logique soit absurde au vu de ce qu'est la logique. Si la pure logique n'est pas concluante, qu'est-ce qui l'est ? Quel tribunal plus élevé pourrait abroger la logique des fonctions de vérité ou de la quantification (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 81) ?
L'absurdité de la proposition d'une logique déviante est déterminée par Quine à l'aune de l’étalon de la logique classique. Or, d'un côté, sa conception de la logique semble l'empêcher de fournir une justification directe des principes logiques classiques mis en cause, si bien que le verdict d'absurdité semble prêter le flanc à une objection de pétition de principe, tandis que, de l'autre, il existe pourtant un désaccord apparent autour des principes logiques puisque le logicien déviant en rejette certains.
Emboîtant le pas à Aristote, Michael Dummett remarquait que « c'est seulement lorsqu'une loi logique est remise en cause que nous manifestons un intérêt à la possibilité de la justifier » (Dummett, Reference Dummett1991, p. 193 ; voir aussi Dummett, Reference Dummett1973b, p. 291-292). Une des contraintes minimales qui pèsent sur toute entreprise de justification d'une règle ou d'une loi logique est qu'elle ne soit pas « grossièrement circulaire » (Dummett, Reference Dummett1991, p. 200-204). En d'autres termes, à considérer qu'elle prenne la forme d'une inférence déductive, une justification de la validité d'une loi logique sera grossièrement circulaire si l'assertion métalogique que cette loi est valide, qui demande à être justifiée, figure à la fois comme prémisse et conclusion de l'inférence. Une justification d'une loi logique grossièrement circulaire commet donc une pétition de principe. Si une telle justification ne saurait persuader quiconque remet en cause la loi logique en question, la circularité dont on considère généralement qu'elle rend caduque toute justification des lois ou règles logiques est tout autre. L'exemple paradigmatique est celui des preuves de correction (soundness) d'un système formel : ordinairement, l'une des étapes de l'argument métathéorique démontrant la correction d'une règle d'inférence est effectuée en accord avec cette règle (ou un analogue direct), c'est-à-dire consiste en une application de cette règle. Si, par exemple, on considère que la constante de la négation classique s'entend conformément à (N), alors on peut prouver la correction de la règle classique d’élimination de la double négation, d'après laquelle on peut inférer X de non-non-X au moyen d'un raisonnement qui emprunte un cheminement comme celui-ci :
(N) Pour tout énoncé X, non-X est vrai si et seulement si ce n'est pas le cas que X est vrai
Quiconque émet des doutes au sujet de la validité (ou l'applicabilité) universelle de la règle d’élimination de la double négation et, de là, au sujet de la négation classique, ne manquera pas de constater que la transition de (6) à (7) est une application de cette règle, et donc ne saurait être convaincu par un tel raisonnement. Cette circularité « pragmatique » (Dummett, Reference Dummett1991, p. 202) ne rend cependant la justification escomptée dénuée de force que si l'objectif n'est pas de fournir une explication des raisons de la validité de cette règle logique, mais de convaincre quiconque n'en reconnaît pas la correction et, de là, la validité, puisqu'une telle personne aurait alors toute légitimité à dénoncer l'usage de la règle dans l'argument employé. De ce fait, dans le cas d'un différend portant sur la validité d'une loi ou d'une règle logique, la circularité grossière tout comme la circularité pragmatique dans la justification de cette loi doivent également être évitées (Dummett, Reference Dummett1991, p. 203-204 ; Rumfitt, Reference Rumfitt2015, p. 3-4).
De prime abord, la position de Quine eu égard au problème de la « justification de la déduction » paraît ambivalente. D'un côté, à la différence de Dummett (et de ses épigones), Quine ne semble manifester aucun intérêt pour ce problème. On en trouverait presque confirmation dans l'usage qu'il fait du prédicat décitationnel de vérité, non pour justifier les lois logiques ou la correction d'une règle d'inférence, mais seulement pour formuler les lois logiques (Quine, 1970/Reference Quine1986, chap. 1 ; Weiner, Reference Weiner2005, p. 334). à côté de quoi, Quine est tout à fait conscient de l'embarras auquel fait face quiconque s'oppose à la remise en cause de quelque chose d'aussi fondamental que la loi du tiers exclu ou la loi de la double négation :
Si quelqu'un met en doute que la négation classique ait un sens, nous sommes tentés de dire pour la défendre que la négation de toute phrase close donnée s'explique ainsi : elle est vraie si et seulement si la phrase donnée n'est pas vraie. Nous sentons que ceci répond à l'accusation de non-sens en procurant une signification et même une signification assurant que toute phrase close ou sa négation est vraie. Cependant, ici, notre défense élude la question. Rendons justice au dissident : en expliquant la négation comme vraie si et seulement si la phrase donnée n'est pas vraie, nous utilisons le même « ne… pas » classique que le dissident rejette (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 84-85).
Dummett a pu, à juste titre, lire ce genre de passages comme l'aveu de l’échec du logicien classique à proposer une conception satisfaisante de la négation :
Les tentatives d'explication de la négation classique reposent toujours sur la présomption que, sachant ce que c'est d’être effective pour la condition que doit remplir un énoncé pour être vrai, en général indépendamment de la possibilité de la reconnaître comme étant effective, nous savons par là ce que c'est pour cette condition de ne pas être effective. Or, cela présuppose de manière flagrante une compréhension préalable de la négation classique. Il semble presque qu'il n'y ait aucune manière de parvenir à une compréhension de l'opération de la négation classique si on n'en dispose pas déjà. On a là une raison forte de soupçonner que la compréhension alléguée est fallacieuse (Dummett, Reference Dummett1991, p. 299).
Si « afin de rendre compte de la logique, nous devons présupposer et employer la logique » (Sheffer, Reference Sheffer1926, p. 228), alors on peut comprendre qu'une « défense » de la négation classique qui présuppose et emploie ce qu'elle est censée justifier soit circulaire (aux deux sens précédemment distingués). À la suite de Sheffer, Quine semble considérer que si une justification de la logique se donne pour ambition de convaincre de la validité d'une loi logique quiconque n'en reconnaît pas la validité, alors elle se monnaie par une circularité constitutive et inéliminable qui, si l'on suit le raisonnement de Dummett, la voue à l’échec. Tandis que Dummett souligne que l'entreprise de justification des lois logiques n'a jamais eu pour objet de convaincre le « sceptique », l'une des conditions à satisfaire que mentionnait Sheffer afin de lever cet « embarras logocentrique [logocentric predicament] » est de distinguer l'entreprise de clarification et d'explicitation de nos principes logiques de l'entreprise de justification desdits principes. Manquer cette distinction, c'est faire de l'embarras logocentrique une impossibilité. Seulement, cette distinction ne saurait satisfaire les attentes de quiconque ne reconnaîtrait pas la validité d'une loi logique ou nierait cette loi logique et requerrait qu'elle soit, d'une manière ou d'une autre, justifiée. Il faut comprendre que, pour Quine, c'est une seule et même chose d'arguer qu'il n'y a rien de tel qu'une logique déviante en ce qu'il s'agit d'un pseudo-concept (et pas seulement d'un concept vide) et de dire qu'il est non seulement impossible mais aussi superflu de justifier les lois logiques qui sont les nôtres, si l'on entend par là produire un raisonnement qui nous convaincrait de la validité de nos lois logiques. Si l'entreprise de justification d'une loi logique n'a d'intérêt qu’à condition que cette loi soit remise en cause, alors, à accorder que les logiques déviantes constituent des alternatives intelligibles à la logique classique, on accorde que le problème de la justification des lois logiques classiques est amené à se poser. Récuser l'intelligibilité des logiques déviantes, c'est par là ôter toute pertinence au problème de la justification des lois logiques. Le raisonnement implicite de Quine peut être formulé de la sorte :
(1) Si le problème de la justification des lois logiques revêt une pertinence et est amené à se poser, alors (c'est que) les logiques déviantes constituent des alternatives intelligibles à la logique classique.
(2) Les logiques déviantes ne constituent pas des alternatives intelligibles à la logique classique.
(C) Donc le problème de la justification des lois logiques ne revêt aucune pertinence et n'est pas amené à se poser.
Au total, tant la thèse de Quine sur les logiques déviantes que son indifférence manifeste à l’égard du problème de la justification des lois logiques traduisent son adhésion à un principe d'immanence en matière de logique.
2. L'argument anti-psychologiste
L'argument central du chapitre 6 de Philosophy of Logic met en œuvre l'anti-psychologisme qui sous-tend le verdict d'absurdité formulé à l'endroit de toute proposition de logique déviante. Cet argument comprend deux moments. Le premier moment consiste en un procédé de trivialisation :
Supposons que quelqu'un vienne à proposer une logique hétérodoxe dans laquelle toutes les lois que nous avons considérées jusqu’à maintenant comme gouvernant la disjonction sont conçues comme gouvernant la conjonction à la place et vice versa. Clairement nous considérerions sa déviation simplement comme notationnelle et phonétique. Pour d'obscures raisons, s'il en est, il a entrepris d’écrire « et » à la place de « ou » et vice versa. Nous lui imputons notre logique orthodoxe ou la lui imposons en traduisant son dialecte déviant (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 81 ; voir également Quine, Reference Quine1960, § 13 ; Quine, Reference Quine and Quine1954, pp. 102 et 105).
Une logique fictionnelle dans laquelle les lois gouvernant la disjonction et la conjonction seraient inversées n'est qu'en apparence une logique dont les lois contredisent les nôtres, en ce sens qu'elle est d'emblée considérée comme une déviation notationnelle. La déviation ne porte pas sur ce que sont la conjonction et la disjonction et les lois logiques afférentes, mais sur l'usage des signes par lesquels nous signifions ordinairement une négation et une disjonction. La proposition d'une logique hétérodoxe est de la sorte trivialisée et reconduite à une variante notationnelle et perverse de la notation familière de la logique classique qui, moyennant une permutation appropriée des signes correspondants, est intertraduisible avec la notation logique canonique. En guise de pendant à l'argument de la rigidité de la logique dans la traduction radicale formulé à l'encontre de l'idée de mentalité prélogique (Quine, Reference Quine1960, § 13 ; Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 82-83), Quine exprime ce point en termes de traduction : la trivialisation consiste alors à considérer qu'on a affaire à un « dialecte déviant » qu'on traduira hétérophoniquement. En d'autres termes, le logicien déviant a les mêmes principes, aux notations près. Ce qui est vrai dans le cas d'une déviance triviale (notationnelle) l'est également dans le cas d'une déviance apparemment non triviale puisqu'une modification aussi triviale soit-elle est indiscernable d'un changement notationnel : « les logiques alternatives sont à peu près inséparables d'un simple changement dans l'usage des mots logiques » (Quine, Reference Quine and Quine1954, p. 105). Une réponse à cette trivialisation devra alors au minimum montrer qu'une traduction homophonique est acceptableFootnote 4.
Le second moment de l'argument consiste à répondre à une objection qui pourrait être formulée à l'endroit de cette procédure de trivialisation :
Pourrions-nous avoir tort en agissant ainsi ? [Un logicien déviant] pourrait-il après tout vraiment vouloir dire et penser une véritable conjonction par son usage de « et », tout comme nous le faisons, et une véritable disjonction par son usage de « ou », et simplement être en désaccord avec nous sur des points de doctrine logique respectifs aux lois de la conjonction et de la disjonction ? C'est clairement un non-sens. Il n'y a aucune essence résiduelle de la conjonction et de la disjonction en plus des sons et des notations, et des lois en conformité avec lesquelles un homme emploie ces sons et notations (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 81, nos italiques ; voir aussi Quine, Reference Quine and Quine1936, p. 90).
Ce passage condense l'anti-psychologisme qui sous-tend l'argument de Quine à l'encontre de l'idée de logique déviante en même temps qu'il articule une nouvelle facette de l'anti-conventionnalisme de Quine en matière de logique.
Ce que fait le logicien déviant peut, jusqu’à un certain point, être caractérisé par analogie avec ce que fait le théoricien des ensembles :
Pour le logicien déviant [intuitionniste], les mots « ou » et « non » sont dépourvus de familiarité ou défamiliarisés, et ses décisions concernant les valeurs de vérité dans les contextes proposés peuvent alors être tout aussi sérieusement une affaire de convention délibérée que les décisions du théoricien des ensembles créatif concernant les contextes où figure « ɛ » (Quine, Reference Quine and Quine1954, p. 113).
Quine distingue deux sortes d'actes de postulation : la postulation discursive, c'est-à-dire « la simple sélection, à partir d'un corps préexistant de vérités, de certaines d'entre elles en vue de les employer comme fondement à partir duquel en dériver d'autres, initialement connues ou inconnues » (Quine, Reference Quine and Quine1954, p. 111), et la postulation législative, c'est-à-dire l'acte d'introduire un postulat afin de « générer des vérités plutôt que de simplement en transcrire » (Quine, Reference Quine and Quine1936, p. 88). À la différence de la postulation discursive qui donne lieu à des conventions linguistiques qui ne génèrent pas de nouvelles vérités mais transcrivent simplement des vérités préexistantes, l'acte d'introduire un postulat législatif génère des « vérités par convention ». Or, construire une théorie des ensembles consiste à considérer certains énoncés dans lesquels le signe « ɛ » figure comme vrais en vertu d'une postulation législative, c'est-à-dire vrais par convention. En effet, suite aux paradoxes ensemblistes, « un problème majeur en théorie des ensembles est de décider […] quelles phrases ouvertes sont à considérer comme déterminant des classes » (Quine, 1961, p. 13 ; cf. Morris, Reference Morris2018 et Wagner, Reference Wagner2020). La « banqueroute du sens commun », consécutive de ces paradoxes, a pour conséquence que les axiomes ensemblistes (notamment l'axiome de compréhension non restreint « (∃x)(y)(x ɛ y ≡ φ) » où x est libre dans « φ ») ne peuvent plus être considérés comme allant de soi. De ce fait, la législation postulative par laquelle est instituée une théorie des ensembles ne revient pas à « défamiliariser » le signe d'appartenance ensembliste au sens où, par là, on abandonnerait une classe cohérente de vérités ensemblistes acceptées comme telles. Que le logicien déviant soit conventionnaliste au sens où l'est le théoricien des ensembles revient alors à dire que, dans l'opération de formation et de constitution d'une logique déviante, il y va d'une postulation législative par laquelle des valeurs de vérité sont conférées à des contextes d'occurrence des signes de constantes logiques, prétendant par là définir et instituer un usage doué de sens inédit pour les signes de constantes logiques. Là où le logicien déviant est conventionnaliste au sens où le théoricien des ensembles ne l'est pas, c'est dans l’étape préliminaire de défamiliarisation des signes de constantes logiques par désinterprétation à la faveur de laquelle il prétend constituer une logique déviante en rejetant une loi logique classique. Aux yeux de Quine, cela revient à « répudier » ces vérités obvies ou potentiellement obvies que sont les vérités logiques de la logique classique.
L'objection à l'encontre du logicien déviant peut, de prime abord, être formulée comme suit : peut-on vouloir signifier la disjonction et la négation en avançant que le désaccord ne porte que sur les lois afférentes, notamment la loi du tiers exclu ? Peut-on prétendre conférer par stipulation une signification déviante à un signe de constante logique tout en considérant que le différend doctrinal sur les lois logiques relatives à cette constante n'implique aucune incommensurabilité sémantique ? Aux yeux de Quine, cette possibilité est dénuée de sens pour la raison qu'en deçà de la manière dont on emploie la notation des constantes logiques et des lois logiques afférentes, il n'y aucune « essence résiduelle » de ces constantes logiques. Considérer qu'il y a une « essence résiduelle » de la négation revient à considérer que la notation pour la négation déviante signifie quelque chose qui a suffisamment à voir avec la négation au sens classique pour que le sens de ce qu'on entend par « négation » et du signe de la constante logique correspondante n'ait pas complètement changé. Or, dès lors qu'on rejette la loi du tiers exclu et la loi de la double négation comme le logicien intuitionniste ou le principe d'explosion comme le logicien paraconsistant, comment, demande Quine, le signe de la négation pourrait-il encore compter comme un symbole de négationFootnote 5 ? Par ailleurs, si toute modification dans les relations entre les constantes logiques a pour effet de brouiller la distinction entre la révision d'une seule constante logique et la révision de toutes (Quine, 1970/Reference Quine1986, pp. 81 et 87-88), alors le problème ne peut être confiné à une unique constante logique. C'est dire que le désaccord apparent sur une loi logique (ou un principe sémantique) n'est d'une certaine manière que le corollaire d'un désaccord plus radical et plus général portant sur la façon dont il convient de comprendre et de formuler toutes les lois et les principes de la logique. On notera sur ce point que la distinction entre logiques extra-classiques, extensions de la logique classique, et logiques anti-classiques, alternatives à la logique classique, brouille le fait que, aux yeux de Quine, même dans le cas des logiques extra-classiques comme la logique modale ou la logique de second ordre, l'extension engage un désaccord sur les manières de comprendre et de formuler les principes, les procédures et les concepts fondamentaux de la logique classique.
La possibilité alléguée dont Quine cherche à mettre au jour l'inintelligibilité présuppose qu'il y ait, en deçà des contextes, pratiques et normes d'usage des notations employées pour les constantes logiques, quelque chose comme un vouloir-dire garantissant que, par exemple, on signifie effectivement la négation et la disjonction par les signes conventionnellement employés pour la négation et la disjonction. L'objection a une tonalité tout à la fois anti-psychologiste (anti-privatiste) et anti-formaliste, en ce qu'elle vise le présupposé d'après lequel les notations pour les différentes constantes logiques seraient comme des signes inertes auxquels un vouloir-dire ou une intention de signification attacherait un sens minimal qui compterait comme le dénominateur commun aux diverses ententes, classique et déviantes, desdites constantes. Il revient en grande partie à Quine d'avoir mis au défi quiconque proposerait une logique anti-classique de montrer qu'il échappe au grief de psychologisme. à ses yeux, l'illusion que les lois logiques classiques et, de là, la relation de conséquence logique classique pourraient être remises en cause repose sur l'idée que le vouloir-dire seul pourrait instituer des lois logiques ou, en d'autres termes, qu'on pourrait faire d'un signe un symbole de négation simplement en l’entendant (meaning) de la sorte (quoique, par ailleurs, on remette en cause certaines des lois gouvernant la négation)Footnote 6.
L'argument de « Truth by Convention » montrait qu'il n'y a rien de tel qu'instituer une logique au sens où l'entendait Carnap avec le principe de tolérance. L'argument central contre l'idée de logique déviante fait fond sur cet acquis : il n'est aucunement à notre discrétion d'instituer un nouvel usage logique des signes conventionnellement employés pour les constantes logiques. Cette dimension anti-volontariste de l'anti-psychologisme de Quine est l'envers de sa dimension anti-privatiste. Le premier moment de l'argument (le moment de la trivialisation par réinterprétation) récusait déjà implicitement l'idée que nous pourrions ne pas être certains des intentions de signification du logicien déviant, comme si ce dernier pouvait asserter « #(p@#p) » tout en voulant dire par « # » et « @ » ce que nous signifions par « – » et « ∨ » (Levin, Reference Levin1978, p. 47). En accord avec la thèse de l'absence d'essence résiduelle des constantes logiques, le principe de survenance en vertu duquel « une distinction de signification qui ne se reflète pas dans la totalité des dispositions au comportement verbal est une distinction sans différence » (Quine, Reference Quine1960, p. 26) court-circuite par avance la possibilité qu'une différence de significations dans le langage puisse, en droit, être inscrutable du point de vue des dispositions au comportement linguistique. Il faut comprendre alors qu'il n'y a rien de tel que signifier la négation par l'emploi du signe de négation indépendamment d'un arrière-plan social en vertu duquel, tel que je l'emploie, le signe de négation est un signe de négation, c'est-à-dire compte comme un symbole de négation. La dimension anti-formaliste de l'argument tient à ce qu'il ne suffit aucunement d'avoir élaboré un système formel extra-classique, constitué de son langage formel et de sa méthode de dérivation, pour qu'un tel système puisse être considéré comme une logique au sens où l'est, selon Quine, la logique classique. Quoiqu'on puisse construire des « formules bien formées » de ce langage et dériver des théorèmes au sein de ce système, il ne s'ensuit pas qu'on puisse comprendre une phrase qui correspondrait à une telle formule ou à un tel théorème et qu'un tel théorème ait pour instances des vérités logiques (Putnam, Reference Putnam and Putnam1990, p. 257).
Le défi que Quine oppose à toute proposition d'une logique anti-classique est aussi radical qu'il peut l’être : il n'y a rien de tel que conférer une signification déviante à un signe de constante logique. De ce fait, la caractérisation provisoire des logiques déviantes comme autant de logiques prenant le contre-pied de la logique classique s'avère rétrospectivement vide. Au total, ce qui est effectué par le logicien déviant n'a pas le sens escompté. Si l'argument décisif de Quine est bien celui-ci, alors l’« embarras du logicien déviant », d'après lequel « lorsqu'il cherche à nier la doctrine, il ne fait que changer de sujet » (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 81), n'est pas celui qu'on croit généralement. Le logicien déviant se trouve dans un tel embarras pour la raison que, étant donné sa remise en cause de certaines des lois ou principes logiques classiques, les notations qu'il emploie cessent d’être reconnaissables comme des notations pour les constantes logiques. Il est une manière, naturelle au regard de certaines formulations de Quine, de mésinterpréter cet embarras qui conduit à minorer la portée et les conclusions du raisonnement qui y mène. Elle consiste à considérer que, par ses usages des signes de constantes logiques, le logicien déviant signifie autre chose que les constantes logiques classiques. Or, la difficulté n'est pas, ainsi que notre première formulation ci-dessus le laissait entendre, d'opposer au logicien déviant qu'il ne peut faire un usage déviant doué de sens des signes de constantes logiques sans avoir à faire face à une forme d'incommensurabilité sémantique entre ses usages et ceux du logicien classique, mais que, par son usage des signes de constantes logiques, il n'a tout simplement conféré aucun sens à ces signes. Il est tentant en effet de considérer que l'argument de Quine consiste à avancer que si le logicien déviant ne peut pas nier le sujet, ce n'est pas qu'il n'a pas réussi à conférer de sens aux signes des constantes logiques, mais seulement qu'il rejette certaines des lois logiques classiques. Seulement, entendu ainsi, l'embarras du logicien déviant contredirait le raisonnement qui conduit à sa formulation.
Dès lors, on comprend que la « maxime de mutilation minimum » ne joue pas le rôle décisif qu'on croit dans l'argumentaire de Quine. Son usage ne peut être tenu pour décisif qu’à supposer qu'une déviation en matière de logique ne soit pas dénuée de sens. Aussi est-ce la raison pour laquelle le seul usage qui en est fait au chapitre 6 de Philosophy of Logic dépend de ce que qu'on a accordé un sens sursitaire à une proposition de logique déviante (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 85-86). Le même raisonnement s'applique, toutes choses égales par ailleurs, aux interprétations par l'argument de la traduction et par le principe de charité.
L'un des intérêts, du point de vue philosophique et logique, à restituer sa radicalité à l'argument de Quine tient alors pour partie à la mise en évidence d'aspects négligés de cet argument. En effet, à considérer que son argument central contre les logiques déviantes est un argument d'incommensurabilité sémantique, on manque, en même temps que la radicalité de la critique de Quine, sa portée indissociablement anti-psychologiste, anti-formaliste et anti-conventionnaliste.
3. Le point de vue psychogénétique sur le problème des logiques déviantes
À l'encontre de l'affirmation qu'il n'y a « aucune essence résiduelle » des constantes logiques en deçà des lois logiques qui gouvernent l'emploi des symboles logiques correspondants, on pourrait objecter, avec Putnam, que « les mots logiques “ou” et “ne… pas” ont un certain noyau de signification [core meaning] […] indépendant du principe du tiers exclu. Dès lors, en un sens, la signification ne change pas si nous passons à une logique trivalente ou à une logique intuitionniste » (Putnam, Reference Putnam and Putnam1962, p. 51-52). En d'autres termes, changer de principes et de lois logiques revient certes à modifier l'usage global des signes de constantes logiques, mais non à redéfinir les constantes logiques. L'un des exemples que Putnam offre est celui de la logique quantique. Sous la version qu'il envisagea, une telle logique ne rejetait ni la loi du tiers exclu ni le principe de bivalence, mais seulement la loi de distributivité de la conjonction par la disjonction. Quoiqu'une des lois de la disjonction en vigueur dans la logique classique soit rejetée, puisque certaines des lois concernant la disjonction sont préservées et que certaines inférences considérées comme valides du point de vue de la logique quantique le sont également du point de vue de la logique classique, alors la disjonction quantique est bel et bien une disjonction (Putnam, Reference Putnam and Putnam1968, p. 189-190)Footnote 7.
Quine a entrevu la possibilité de rendre commensurables les usages déviants et classiques des signes de constantes logiques. L'enquête psychogénétique sur l'apprentissage de l'appareil référentiel menée dans The Roots of Reference le conduit à distinguer, au § 21, une logique trivalente des « fonctions de verdicts [verdict functions] » de la logique bivalente des fonctions de vérité. La première, plus primitive du point de vue psychogénétique, connaît trois « valeurs de verdicts » : assentiment, dissentiment et abstention. Une fonction de verdict est une application des trois verdicts à ces trois mêmes verdicts. Si le verdict d'un énoncé complexe est déterminé pour chacune des assignations de verdict à ses composants, alors l’énoncé est une fonction de verdict des composants. Tandis que la négation est, du point de vue psychogénétique, à la fois une fonction de verdict et une fonction de vérité, la disjonction et la conjonction sont des fonctions de vérité sans être des fonctions de verdicts. Les tables de verdicts de la conjonction et de la disjonction font apparaître leurs « points aveugles » respectifs : un locuteur qui s'abstient à propos de « p » et à propos de « q » peut aussi bien s'abstenir au sujet de « p ∨ q » qu'y donner son assentiment, tandis qu'il peut tout aussi bien s'abstenir au sujet de « p ∧ q » qu'y dissentir. La primitivité des fonctions de verdicts se monnaie donc par leur indétermination partielle (d'où le fait que ni la conjonction ni la disjonction ne soient des fonctions de verdicts). De ce fait, elles sont « indépendantes de notre logique bivalente paroissiale » (Quine, Reference Quine1973, p. 78) qui correspond, du point de vue psychogénétique, à un stade plus avancé de l'apprentissage linguistique. Le point central est alors le suivant. Dans le cas où les deux composants d'une conjonction ou d'une disjonction ont pour valeur de verdict assignée l'abstention, le verdict sur l’énoncé complexe est indéterminé. Or, l'indétermination peut être levée de plus d'une manière : on peut concevoir des constantes logiques, conformes du point de vue de l'usage aux tables de verdicts de la conjonction et de la disjonction, répondant aux lois logiques classiques ou à des lois logiques anti-classiques. Tandis que la loi logique d'après laquelle une disjonction est impliquée par l'un de ses disjoints, acceptée par le logicien intuitionniste, est ratifiée dès le niveau primitif des fonctions de verdicts, il n'en est pas de même pour la loi du tiers exclu puisque celle-ci « n'est pas, de la même manière, liée à l'apprentissage même de “ou” et de “ne… pas” ; elle réside plutôt dans la zone aveugle de la disjonction » (Quine, Reference Quine1973, p. 80). En d'autres termes, une interprétation intuitionniste de la disjonction est, au même titre que l'interprétation classique, compatible avec la table de verdict de la disjonction. Or, ce qui est vrai de la loi du tiers exclu l'est aussi de la loi de non-contradiction. Rien dans les tables de verdict de la négation et de la conjonction ne détermine à rejeter certains énoncés instanciant la loi de non-contradiction. Non seulement, comme la loi du tiers exclu, la loi de non-contradiction ne dérive pas des tables de verdicts en ce qu'elle est indéterminée au regard de celles-ci, mais, bien plus, on peut concevoir que, en conformité avec les tables de verdicts, un locuteur acquiesce à des contradictionsFootnote 8.
La logique des fonctions de verdicts offre en quelque sorte un plus petit dénominateur commun à la logique classique et à certaines des logiques anti-classiques : les tables de verdicts déterminent le noyau commun aux usages des constantes logiques pour une classe déterminée de systèmes logiques classiques et déviants et, de là, permettent de circonscrire les ensembles des vérités et des lois logiques sur lesquelles la logique classique et certaines logiques anti-classiques s'accordent. Deux locuteurs peuvent ainsi s'accorder sur les tables de verdicts de la négation, de la disjonction et de la conjonction tout en étant en désaccord à propos de certaines lois logiques, de telle manière que leur désaccord à propos des lois logiques n'implique aucune incommensurabilité sémantique.
Quine n'a pas davantage exploré cette voie dans son traitement du problème des logiques déviantes. L'une des raisons en est sans doute qu'il perçut la difficulté que cela occasionnerait de maintenir l'argument central contre les logiques déviantes tout en faisant droit à cette manière alternative d'aborder le problème des logiques déviantes. L'argumentaire de The Roots of Reference paraît en effet doublement incompatible avec celui de Philosophy of Logic. D'une part, la sous-détermination de la logique classique comme de toute une gamme de logiques déviantes par la logique des fonctions verdictives semble directement remettre en cause l'idée qu'il n'y ait aucun « noyau commun » aux usages classiques et déviants des signes de constantes logiques. D'autre part, l'ensemble de la reconstruction psychogénétique de l'apprentissage de la logique de fonctions de vérité présuppose qu'un usage anti-classique des constantes logiques est concevable et que même l'assentiment à une contradiction est une possibilité intelligible (Gustafsson, Reference Gustafsson2017, p. 245).
Cette apparence d'incompatibilité entre les deux arguments peut cependant être levée en revenant sur le rôle que la notion d'obviété des vérités logiques joue, comme en sous-main, dans l'argumentation contre les logiques déviantes.
4. La logique et l'obvie
L'argument de Quine contre les logiques déviantes a souvent été interprété comme un « vestige de la doctrine linguistique de la vérité logique » (Burgess, Reference Burgess, Harman and Lepore2014, p. 285-286 ; Strawson, Reference Strawson1971), d'après laquelle « un désaccord déductivement insoluble concernant une vérité logique est la preuve d'une déviation quant à l'usage (ou les significations) des mots » (Quine, Reference Quine and Quine1954, p. 105). L'absence de commune mesure entre logique classique et logique déviante touche jusqu’à « ce qu'il faut compter comme étant : la quantification déviante de l'intuitionniste (si “quantification” est encore le bon mot) charrie avec elle une notion déviante d'existence (si “existence” est encore le bon mot) » (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 89). La manière, devenue orthodoxe, d'expliquer cette incommensurabilité fait fond sur la notion de « variation de signification [meaning variance] »Footnote 9, c'est-à-dire de différences de signification des signes de constantes logiques entre logique classique et logiques déviantes. L’« embarras du logicien déviant » tiendrait à ce que, cherchant à rejeter une loi ou une règle logique, il change la signification des signes de constantes logiques engagées dans cette loi ou règle. La version compacte du raisonnement traditionnellement attribué à Quine admet la formulation suivante :
(1) Si les constantes logiques ont des significations différentes dans la logique classique et dans les logiques déviantes, alors il n'y a pas de commune mesure entre la logique classique et les logiques déviantes.
(2) Les signes de constantes logiques ont des significations différentes dans la logique classique et dans les logiques déviantes.
(C) Donc, il n'y a aucune commune mesure entre la logique classique et les logiques déviantes.
Si l'existence d'une telle commune mesure est tenue pour une condition nécessaire pour établir l'existence d'une relation de compatibilité ou d'incompatibilité intrinsèque entre logique classique et logique déviante, alors (C) implique qu'on ne peut établir l'existence d'une telle relation entre logique classique et logique déviante. Une telle absence de commune mesure n'implique cependant pas l'absence de toute commune mesure (Priest, 2004, p. 458), celle-ci pouvant par exemple être trouvée dans l'applicabilité de la logique.
L'un des corollaires de la deuxième prémisse de ce raisonnement est que le logicien classique aurait tort de traduire le logicien déviant homophoniquement. Adhérer à cette prémisse n'implique cependant nullement de considérer le désaccord comme simplement « verbal ». Tout en considérant qu'un changement de lois logiques occasionne un changement des significations des constantes logiques et que donc les constantes logiques intuitionnistes sont analogues aux constantes logiques classiques homophoniques (Dummett, 1978, chap. 14 ; Dummett, Reference Dummett1991, pp. 192, 302), Dummett rejette (1) et, par là, (C) : le désaccord entre un logicien intuitionniste et un logicien classique n'est aucunement verbal puisqu'il engage le problème de l'intelligibilité et de la correction des conceptions respectives de la signification présupposées par le logicien classique et par le logicien intuitionniste (Dummett, Reference Dummett1991, pp. 11-17, 193, 195 et 302-303 ; Dummett, Reference Dummett1973a). (2) est rejetée quant à elle par Putnam et par toute une partie des protagonistes des débats contemporains portant sur les relations entre logique classique et logiques anti-classiques pour autant que la forme de ces discussions est déterminée par la manière orthodoxe de poser le problème en termes de variation de la signification des constantes logiques. La conclusion du raisonnement attribué à Quine devient alors un défi à relever, qui a ceci de général qu'il peut être formulé sans présupposer une méta-sémantique particulière des signes de constantes logiques ou une adhésion à la logique classique ou à une logique anti-classique déterminée. La réponse orthodoxe contemporaine consiste peu ou prou à emboîter le pas à Putnam (Putnam, Reference Putnam and Putnam1957 ; Putnam, Reference Putnam and Putnam1962 ; Putnam, Reference Putnam and Putnam1968) et à arguer qu'un noyau commun des significations des signes de constantes logiques forme la commune mesure entre les différentes logiquesFootnote 10.
Il semble justifié d'attribuer un tel raisonnement à Quine dans la mesure où il a effectivement endossé une telle manière de présenter son argument (Quine, Reference Quine and Quine1936, p. 90 ; Quine, Reference Quine1950 ; Quine, Reference Quine1960, p. 59 ; Quine, Reference Quine1991, p. 270). Néanmoins, deux raisons rendent toute interprétation qui se résumerait à une telle attribution insuffisante et insatisfaisante. La première, que nous avons exposée précédemment, renvoie à l'argument central de Philosophy of Logic contre les logiques déviantes : sa conclusion contredit (2) ci-dessus. Le problème que devrait affronter le logicien déviant ne pourrait être un problème d'incommensurabilité sémantique entre deux logiques ou d’équivocité des signes de constantes logiques d'une logique à une autre que si les signes de constantes logiques dans leur usage déviant étaient effectivement doués de sens au sens où le sont les signes de constantes logiques dans leur usage classique. La seconde raison a trait à la critique quinienne des conceptions traditionnelles de la signification. Cette critique rend la lecture de son argument en termes de variation de signification non seulement infondée mais également incohérente. Contre ce qui est parfois avancé, il importe de préciser que, dans Philosophy of Logic, Quine ne désavoue nullement les conclusions de Word and Object : bien au contraire, l'ouvrage s'ouvre sur une nouvelle version de l'argument d'indétermination de la traduction. Même lorsque, dans The Roots of Reference, il affirme que certaines des lois logiques peuvent être dites analytiques, il n'entend nullement dire qu'elles sont vraies en vertu des significations des constantes logiquesFootnote 11, mais que tout locuteur d'une communauté linguistique donnée apprend qu'elles sont vraies en apprenant à employer les mots, dont les constantes logiques, qui y figurent (Quine, Reference Quine1973, § 21). à la notion de signification, Quine substitue celle, conceptuellement distincte et indépendante, d'apprentissage (Laugier, Reference Laugier1992). Cela conduit à une distinction entre énoncés analytiques et énoncés synthétiques socialisée, relative à une communauté linguistique, graduelle et non dichotomique (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 78-80 ; Quine, Reference Quine1992, p. 54-55 ; Quine, Reference Quine, Hahn and Schilpp1986a, p. 94-95). Du reste, on remarquera que la difficulté tient également à ce que, tel que le problème est généralement posé, « on ne dispose pas d'une notion de “changement de signification” suffisamment précise pour traiter le problème » (Putnam, Reference Putnam and Putnam1968, p. 190 ; Field, Reference Field2008, p. 17 ; Peacocke, Reference Peacocke1987, p. 186-187 ; Shapiro, Reference Shapiro2014, chap. 4) des logiques alternatives.
Dans « Carnap and Logical Truth », Quine avait par avance indiqué la bonne manière de comprendre son argument. Contre la « doctrine linguistique de la vérité logique », il y fait valoir l'aperçu central suivant :
Un désaccord déductivement insoluble à l’égard d'une vérité logique élémentaire compterait comme preuve d'une déviation de signification si quoi que ce soit le pouvait, mais simplement parce qu'un dissentiment à l’égard d'un truisme logique est aussi extrême qu'un dissentiment puisse l’être. […] Il ne peut y avoir de preuve plus forte d'un changement dans l'usage que la répudiation de ce qui avait été obvie (Quine, Reference Quine and Quine1954, pp. 105-106 et 113).
Il faut dire non pas que la répudiation d'une vérité ou d'une loi logique obvie doit être reconduite à un changement de signification affectant les constantes logiques y figurant de manière essentielle, mais que cela seul qui peut déterminer si l'usage que nous faisons d'un signe de constante logique est l'usage classique familier est une certaine attitude d'adhésion préréflexive aux vérités et lois logiques. Dans « Carnap and Logical Truth » comme dans Philosophy of Logic, la notion d'obvie porte donc en quelque sorte le poids entier de l'attaque contre les logiques déviantes en même temps qu'elle constitue une pièce maîtresse de l'argumentation contre l'analyticité des vérités logiques. Comme le montre Quine, l'inséparabilité de la logique à l’égard de la traduction et l'inséparabilité des logiques déviantes à l’égard d'un changement d'usage des particules logiques, qui semblaient toutes deux compter comme des arguments en faveur de la conception linguistique de la vérité logique, ne comptent pas plus en faveur de cette conception qu'en faveur de la caractérisation des vérités logiques comme obvies. Ce raisonnement a une portée critique : il sépare et distingue certaines constatations de conclusions philosophiques considérées comme devant en rendre compte et les expliquer, pour montrer que prendre ces constatations comme des arguments décisifs en faveur d'une certaine conception revient à commettre une pétition de principe (Quine, Reference Quine1960, pp. 59, 66-67 ; Burge, Reference Burge2003, p. 207).
Même si la classe des vérités logiques a ceci de spécifique que toutes les vérités logiques sont obvies, la notion d'obvie n'est pas employée par Quine pour circonscrire le domaine de la logique ou pour identifier vérités logiques et vérités obviesFootnote 12. Elle a pour objet de décrire un aspect du rapport qu'entretiennent les membres d'une communauté linguistique donnée envers certains énoncés. Est obvie au sein d'une communauté linguistique ce qui, en tant que tel, ne requiert pas d’être justifié ou n'est d'ordinaire pas questionné (Quine, Reference Quine and Ullian1978, p. 37), dans la mesure où est obvie ce qui, pour les membres de ladite communauté, va sans dire ou ce à quoi, interrogés, ces mêmes membres acquiescent sans hésiter. Une vérité logique est donc obvie au sens où tout membre (ou presque) d'une communauté linguistique donnée y assent sans hésiter : pour chacun de ses membres, une vérité logique va sans dire, de même que vont sans dire certains énoncés d'observation dans certaines circonstances appropriées (Quine, 1970/Reference Quine1986, pp. 82, 96-97, 102 ; Quine, Reference Quine and Ullian1978, p. 35-36.). L'assentiment à ce qui est obvie contribue alors à l'accord des locuteurs au sein d'une communauté linguistique sur les vérités logiques (Laugier, Reference Laugier1992, pp. 52-57 et 170-173).
Quine est tout à fait conscient que toutes les vérités logiques ne sont pas immédiatement obvies. Aussi est-ce pour cette raison qu'il introduit la notion de « potentiellement obvie » : est potentiellement obvie une vérité logique qui peut être obtenue à partir de vérités obvies par une série d’étapes elles-mêmes obvies (Quine, Reference Quine and Quine1954, p. 105-106 ; Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 82-83). Ce trait des vérités logiques renvoie à l'existence de procédures de preuve complètes pour la logique de premier ordre : au contraire des vérités ensemblistes et, plus généralement, des vérités mathématiques, toutes les vérités logiques sont formellement dérivables. Que « l'auto-évidence ne soit pas pure et dure » (Quine, Reference Quine and Ullian1978, p. 38) signifie que, tandis que toutes les vérités logiques ne sont pas immédiatement obvies, certaines de celles qui le sont peuvent l’être pour les uns et ne pas l’être pour les autres en ce sens qu'elles requièrent une preuve, mais toutes sont au minimum potentiellement obvies ou « absolument démontrables ». Une vérité logique qui n'est pas immédiatement obvie pour un locuteur pourra le devenir dès lors que ce locuteur aura appris à faire certaines choses (par exemple, administrer une preuve) ou à voir l’énoncé en question d'une certaine manière (une fois enrégimenté ou schématisé) (Quine, Reference Quine and Creath1990a, p. 54). L'immédiateté de l'obviété d'une vérité logique n'est ainsi nullement incompatible avec la médiation qu'implique l'apprentissage à faire certaines choses et à voir certaines choses à travers un medium approprié.
On est alors en mesure de revenir sur la tension apparente entre l'argument central de Philosophy of Logic contre l'idée de logique déviante et les propos de The Roots of Reference sur les fonctions de verdicts.
On a pu considérer que, pour Quine, les fonctions de verdicts constituent « un socle non arbitraire pour inclure les intuitionnistes comme des membres de “notre” communauté linguistique » (Berger, Reference Berger1980, p. 267) puisque logiciens classiques et logiciens intuitionnistes s'accordent sur ces vérités et lois logiques dont l'assentiment est déterminé par les tables de verdicts. Par ailleurs, il suit de la redéfinition de l'analyticité et des tables des fonctions de verdicts que la loi du tiers exclu et la loi de non-contradiction pourraient tout à fait être considérées comme synthétiques (Quine, Reference Quine1973, p. 80). Donc, il faudrait considérer en même temps que la négation par un locuteur de ces lois et des vérités logiques obvies qui les instancient est intelligible et qu'un tel locuteur compte comme un membre à part entière de « notre » communauté linguistique. Or, rien n'est moins sûr :
Il existe des phrases que nous apprenons à reconnaître comme vraies dans le processus même d'apprentissage de l'un ou l'autre des mots qui les composent. « Aucun célibataire n'est marié » est un exemple paradigmatique. Quiconque a appris l'anglais comme sa première langue, plutôt que par traduction, aura appris « célibataire » au moyen de la paraphrase explicitant l'exclusion mutuelle du célibat et du mariage. Il en est de même pour des phrases de la forme « Si p alors p », « p ou non-p », « non à la fois p et non-p » : avoir appris à employer les particules « si », « ou », « et », « non » en violation de ces phrases, c'est simplement ne pas les avoir apprises (Quine, Reference Quine, Hahn and Schilpp1986a, p. 94-95 ; Quine, Reference Quine1960, pp. 60, 66-67 ; Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 101-102 ; Quine, Reference Quine and Ullian1978, p. 35-36 ; Quine, Reference Quine1973, § 20-21 ; Quine, Reference Quine1991, p. 270 ; Quine, Reference Quine1995, p. 23).
Ce passage devient pleinement intelligible à la lumière du lien entre apprentissage linguistique, caractérisation grammaticale des vérités logiques et obviété :
Quiconque est dit avoir appris un langage […] aura appris sa grammaire. Selon leurs intérêts et leur éducation, ceux qui connaissent le langage diffèrent en termes de vocabulaire, c'est-à-dire, dans ce qu'ils connaissent en termes de lexique. Mais ils ont la grammaire en commun. Quiconque dévie de la grammaire est classé soit comme un étranger qui ne maîtrise pas le langage soit comme un natif dont le dialecte est différent. Tous ceux qui emploient le langage emploient les mêmes constructions grammaticales, quel que soit le sujet et quelle que soit la partie utilisable applicable du lexique. Ainsi les vérités logiques, étant liées à la grammaire et non au lexique, seront parmi les vérités sur lesquelles tous les locuteurs sont le plus susceptibles de s'accorder […]. Naturellement, l'habitude d'accepter ces vérités sera acquise de concert avec les habitudes grammaticales. Naturellement alors, les vérités logiques, ou celles qui sont simples, iront sans dire ; interrogé, chacun y assentira sans hésiter. Les vérités logiques seront qualifiables d'obvies au sens comportemental dans lequel j'utilise ce terme, ou potentiellement obvies (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 101-102).
Quiconque a appris un langage et peut être qualifié de locuteur compétent a appris et maîtrise non pas des règles de la grammaire, mais des patrons d'usages de constructions grammaticales. L'implantation de la notation logique dans le langage ordinaire et ses constructions grammaticales motive partiellement la définition grammaticale de la vérité logique : un énoncé est logiquement vrai si tous les énoncés ayant la même structure grammaticale sont vrais (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 58-59). L'universalité de la grammaire au sein d'une communauté linguistique contribue alors à rendre compte de ce que les énoncés logiquement vrais sont comme avalés dans tout apprentissage linguistique : l'apprentissage à reconnaître ces énoncés comme vrais va de pair avec l'apprentissage des particules logiques dont l'occurrence y est essentielle. Or, aux yeux de Quine, l'implantation de la notation logique dans la grammaire du langage ordinaire rend les vérités et les lois logiques classiques obvies. En ce sens, si avoir appris à employer des termes de constantes logiques est inséparable de l'acceptation de vérités logiques obvies et des lois logiques correspondantes, il n'y a rien de tel que maîtriser un langage tout en rejetant les énoncés obvies et les vérités logiques de ce langage. L'assentiment, socialement partagé, aux vérités logiques en tant qu'elles sont obvies est constitutif de ce qu’être locuteur d'une communauté linguistique donnée signifie. Du reste, le rejet ou « l'abandon d'une loi logique implique une indétermination généralisée et dévastatrice des valeurs de vérité des contextes des particules concernées, ne laissant aucune fixité sur laquelle se reposer dans l'usage de ces particules » (Quine, Reference Quine1960, p. 59). Qu’à un stade primitif de l'apprentissage du langage il soit concevable qu'un locuteur rejette la loi du tiers exclu ou la loi de non-contradiction n'implique donc aucunement, aux yeux de Quine, qu'on puisse considérer tel rejet comme intelligible à un stade ultérieur.
Qualifier la logique de « paroissiale » comme le fait Quine, c'est alors prendre acte du caractère obvie des vérités logiques. En même temps qu'il constitue le nerf de l'argument de Quine contre toute proposition d'une logique déviante, ce trait des vérités logiques rend, à lui seul, dénué de sens le principe carnapien de tolérance (Ricketts, Reference Ricketts and Wagner2009, p. 227) et son corollaire, à savoir que la logique est formelle au sens où elle serait épistémique stérile. Par d'autres voies, l'argument central du chapitre 6 de Philosophy of Logic rejoint les conclusions de « Truth by Convention ».
5. Objections et réponses
Adhérant à l'interprétation orthodoxe de l'argument de Quine en termes de « variation de signification », Graham Priest a objecté que l'aporie du logicien déviant pouvait être retournée contre Quine (Priest, Reference Priest2003, p. 460 ; Haack, Reference Haack1996, p. 18-21). N'est-ce pas le logicien classique qui change le sujet ? Le logicien classique semble exactement dans la même situation eu égard à la logique rivale : lorsqu'il rejette les lois logiques déviantes, il parle d'autre chose. Priest imagine que la réponse de Quine consisterait à arguer qu'une logique déviante n'est qu'analogiquement une logique, à savoir une « théorie non interprétée » ou une « algèbre abstraite » (Quine, 1970/Reference Quine1986, pp. 84, 86-87), et que si la logique classique et les logiques déviantes ne sont pas dans une relation de parité, cela a trait à l'implantation de la logique classique dans le langage ordinaire et nos pratiques déductives. Or, Priest considère que le différend entre le logicien classique et un logicien déviant sur la négation porte sur « la signification de la négation, telle qu'elle figure dans le raisonnement vernaculaire » (Priest, Reference Priest2003, p. 460), et que la question de l'adéquation extra-systématique et de la rivalité entre logiques n'intervient qu’à considérer les applications canoniques des systèmes logiques. S'accordant avec Dummett sur ce point, Priest tient alors qu’« une dispute entre logiques rivales est exactement une dispute sur les significations » (Priest, Reference Priest2003, p. 460) des termes de constantes logiques. Quine commettrait alors lui-même une pétition de principe en présupposant que seule la logique classique est adéquate.
Or, du point de vue de ce dernier, l'objection de Priest peut être à son tour renversée puisqu'elle se nourrit d'un contresens à propos de la notation canonique : celui de considérer que la notation canonique est redevable de significations déposées dans le langage pour la raison qu'elle est partiellement implantée dans des usages de constructions grammaticales du langage ordinaire. Ces significations feraient office d’étalon à l'aune duquel juger l'adéquation extra-systématique d'un système ou d'une notation logique. Il est vrai que, pour Quine, la notation logique est implantée dans le langage ordinaire et ses usages et que, à cet égard, elle n'est pas déliée d'un arrière-plan linguistique ou instituée par stipulation législative (Quine, Reference Quine1960, p. 159). Pour autant, cela n'implique pas qu'elle soit redevable de ces usages. La conception quinienne du procès de formation de la notation logique par sélection, hiérarchisation et encapsulation d'aspects de nos usages de constructions grammaticales du langage ordinaire défait en effet l'alternative sur laquelle repose le raisonnement de Priest : « l'idiome canonique est un produit de la liberté et de la contrainte » (Imbert, Reference Imbert1980, p. 413). Au fond, ce que l'objection de Priest oblitère, c'est la caractérisation immanente et « provinciale » des constantes logiques que Quine explicite dans Philosophy of Logic ou, en d'autres termes, le fait qu'il n'y ait rien de tel qu'une caractérisation transcendante des constantes logiques (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 87)Footnote 13, c'est-à-dire rien qui transcende la notation canonique et à l’égard de quoi elle serait redevable.
On a pu également objecter à Quine que le concept de logique déviante auquel son argument s'applique en restreint la portée et trahit la méconnaissance d'une distinction centrale entre deux variétés de logiques déviantes. Quine prétend que sa caractérisation des logiques déviantes comme ses arguments s'appliquent autant à la logique paraconsistante qu’à la logique intuitionniste. Or, dans le cas de la logique intuitionniste, rien n'est moins sûr (Morton, Reference Morton1973, p. 503 ; Warren, Reference Warren2018, p. 429). En effet, ce qui caractérise le logicien intuitionniste, ce n'est pas qu'il ratifie la négation de la loi du tiers exclu, c'est-à-dire la considère comme fausse, mais qu'il refuse de l'asserter. En d'autres termes, le « rejet » intuitionniste de la loi du tiers exclu ne consiste pas à asserter des énoncés de la forme « –(X ∨ –X) », mais à refuser d'asserter certains énoncés de la forme « (X ∨ –X) ». Si rejeter la loi du tiers exclu engage à asserter la négation de chacune de ces instances, alors on a tort de caractériser le logicien intuitionniste comme rejetant ladite loi. Par ailleurs, on considère parfois que la logique intuitionniste est un sous-système de la logique classique (c'est-à-dire la logique classique sans la loi du tiers exclu). Or, cela implique que toutes les vérités logiques de la logique intuitionniste sont des vérités logiques de la logique classique, quoique les vérités logiques de la logique classique ne soient pas toutes ratifiées par la logique intuitionniste. De là, il faudrait distinguer ce que Quine ne distingue pas, à savoir une variété faible de déviance logique qui consisterait à refuser d'asserter certains principes de la logique classique sans nécessairement les nier (dont le paradigme serait la logique intuitionniste) et une variété forte de déviance logique qui nierait certains principes de la logique classique (dont l'un des paradigmes serait la logique paraconsistante). La portée de l'argument de Quine se limiterait aux exemples de logiques relevant de la variété forte de déviance logique.
On peut considérer que ce qui, d'un point de vue, constitue une limitation de la portée de l'argument, en constitue, d'un autre point de vue, sa force. L'argument de Quine aurait en effet pour objet premier de mettre en évidence le caractère strictement inintelligible de la possibilité alléguée que des locuteurs rejettent une loi logique comme la loi du tiers exclu au sens où ils la considèrent comme fausse. Non seulement son objet ne serait pas de critiquer les variétés faibles de logique déviante, mais rien n'exclut que certaines vérités logiques classiques soient tenues pour des vérités logiques par un logicien déviant. Or, c'est effectivement le cas, par exemple, du logicien intuitionniste. Quine se tromperait donc dans sa caractérisation de la logique intuitionniste, mais son argument ne porterait pas sur une telle logique. En définitive, l'argument de Quine aurait pour objet de mettre au jour l'incohérence qu'il y a à considérer qu'on pourrait adhérer à une logique déviante forte tout en continuant à employer les termes de constantes logiques du logicien classique, comme si l'identité des constantes logiques était fixée indépendamment des lois et vérités logiques et de nos dispositions à y assentir (Gustafsson, Reference Gustafsson2017, p. 230).
Si cette réponse à l'objection nous paraît contenir une part de vérité, elle semble minorer le différend apparent entre le logicien classique et le logicien intuitionniste ou, plus généralement, le logicien déviant tel que ce dernier le revendique. Il est au moins deux manières de rejeter un principe logique : soit en le niant, c'est-à-dire en le considérant comme faux (variété forte de déviance logique) ; soit en refusant de l'asserter (variété faible de déviance logique). Or, ces deux modes de rejet ont en commun de consister en un rejet d'un principe logique en tant que ce principe est général et se voit attribuer une validité universelle. En ce sens, la distinction entre variété faible de logique déviante et variété forte de logique déviante est surdéterminée. C'est dire alors qu'on peut rejeter un principe logique en niant qu'il soit vrai en tant que généralité logique sans nier ou refuser d'accepter chacune de ses instances, c'est-à-dire en acceptant certaines de ses instances en tant que vérités logiques. Seulement, il faut garder à l'esprit à la fois qu'un désaccord sur un principe logique n'est d'une certaine manière que le corollaire d'un désaccord plus radical et général sur la façon dont il convient de comprendre et de formuler tous les principes logiques et qu'un désaccord sur un principe logique engage un désaccord sur les raisons qui sous-tendent les verdicts de validité et de vérité logique. Le premier point peut parfois passer inaperçu en raison de l'existence de règles de correspondance entre logiques, notamment entre logique classique et logique intuitionniste, qui permet de plonger une logique dans une autre. On peut élucider le second point en mentionnant le simple fait que, dans une logique intuitionniste, les verdicts de validité sont généralement établis sur la base de l'explication constructive BHK des constantes logiques et donc sur des principes anti-classiques (pour autant que les notions de « construction » et de « preuve » y sont comprises de manière constructive). L'accord dans les verdicts de validité entre logique classique et logique intuitionniste est réel, mais il n'est, en quelque sorte, que de surface. Le désaccord profond sur les principes déterminant les verdicts de validité est d'ailleurs mis en exergue par l'explication BHK dans la mesure où elle rend intelligible le rejet intuitionniste de la loi du tiers exclu. Un second élément de réponse consiste à remarquer que rien dans la forme de l'argument anti-psychologiste de Quine n'en exclut l'application aux variétés « faibles » de logique déviante.
6. La conception quinienne de la logique est-elle cohérente ?
Concluons par un problème central à la philosophie de la logique de Quine. L'article « Two Dogmas of Empiricism » s'achevait par l’énoncé de deux slogans restés célèbres : le premier, « N'importe quel énoncé peut être considéré comme vrai quoi qu'il puisse arriver » (Quine, Reference Quine and Quine1951, p. 43), revenait à mettre en évidence la vacuité d'un certain critère du caractère analytique d'un énoncé, tandis que le second, « Aucun énoncé n'est à l'abri de la révision » (Quine, Reference Quine and Quine1951, p. 43), revenait à mettre en évidence la vacuité d'un certain critère du caractère synthétique d'un énoncé. Conjugués, ces deux slogans mettaient à mal la dichotomie entre énoncés synthétiques et énoncés analytiques. On trouve, dans Philosophy of Logic, une formule similaire au second slogan : « La logique n'est en principe pas moins ouverte à la révision que la mécanique quantique ou la théorie de la relativité » (Quine, 1970/Reference Quine1986, p. 100 ; Quine, Reference Quine1950, xiv ; Quine, Reference Quine1991, p. 268-269). De prime abord, l'incompatibilité est flagrante entre, d'un côté, la possibilité de réviser les lois logiques et, de l'autre, les arguments élaborés par Quine à l'encontre des logiques déviantes (ou ceux élaborés à l'encontre de l'idée d'aliénation logique). En d'autres termes, le principe d'immanence qui sous-tend ces arguments semble directement contredire l'idée que les lois logiques puissent être révisées s'il est vrai que cette possibilité requiert l'adoption d'un point de vue de surplomb sur la logique.
Ce diagnostic d'une tension, voire d'une incompatibilité apparente se logeant au cœur de la conception quinienne de la logique est devenu orthodoxeFootnote 14. La solution récurrente qui est préconisée consiste à distinguer ce qui, chez Quine, ne l'est pas ou ne le serait qu'implicitement. À cet effet, on distinguera ce qui est vrai en principe ou en théorie (la révisabilité de la logique) de ce qui est vrai en fait ou en pratique (la rigidité de la logique), les causes (soutenant la révisabilité de la logique) des raisons (justifiant la rigidité de la logique), les lois de la logique au sens strict (soustraites à la révision) des lois logiques dont nous faisons usage (sujettes à la révision), ou encore le point de vue épistémologique (justifiant la révisabilité de la logique) du point de vue logique (justifiant la rigidité de la logique).
Force est de constater qu'une telle interprétation est insatisfaisante : non seulement l'incompatibilité apparente entre les deux aspects de la conception quinienne de la logique serait patente puisque les deux arguments figurent également dans Philosophy of Logic, mais, plus encore, Quine n'a nulle part cru devoir concéder une incohérence dans la conjonction des deux argumentsFootnote 15. De ce fait, il n'est guère surprenant qu'il n'emploie nulle part les distinctions mentionnées en vue de lever l'incohérence alléguée.
L'un des présupposés majeurs de l'interprétation reçue est de considérer que, appliqué à la logique, le slogan « No statement is immune to revision » est immédiatement intelligible si bien que, appliqué aux lois logiques, on devrait le paraphraser de la sorte : « La négation des lois logiques est une possibilité intelligible » ou, en d'autres termes, « Il est concevable de considérer les lois logiques comme fausses ». De l'apparence de contradiction avec les arguments contre l'aliénation logique et les logiques déviantes, il faut plutôt conclure que son caractère de slogan a contribué à en obscurcir la signification. Un traitement adéquat du problème de l'apparente compatibilité entre le slogan de « Two Dogmas » et l'argument central formulé à l'encontre des logiques déviantes constitue un défi interprétatif qui compte en même temps comme le traitement d'un des problèmes de philosophie de la logique les plus profonds que nous ait légués l'auteur de Word and Object Footnote 16.