Hostname: page-component-cd9895bd7-p9bg8 Total loading time: 0 Render date: 2024-12-25T20:11:14.626Z Has data issue: false hasContentIssue false

Résumés / Abstracts

Published online by Cambridge University Press:  07 April 2020

Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Résumés / Abstracts
Copyright
© Éditions de l'EHESS

Giacomo Todeschini

« Au ciel de la richesse » Le cœur théologique caché du rationnel économique occidental

Les historiens de la pensée économique et les économistes ont souvent décrit notre vision actuelle de l’économie ainsi que la science économique, censée transposer cette vision en termes rigoureux, comme l’aboutissement d’un double processus : toutes deux seraient le fruit, d’une part, du développement de la rationalité européenne et, d’autre part, de la modernisation/sécularisation de la pensée économique prémoderne (c’est-à-dire médiévale). Le développement de la rationalité économique européenne a donc été envisagé et représenté comme la victoire sur les conceptions économiques propres au Moyen Âge et à l’époque moderne, et ce par des auteurs aux points de vue très variés. On peut toutefois avancer une autre interprétation de l’évolution des langages économiques européens et de l’histoire de la « pensée économique » occidentale entre le Moyen Âge et la modernité, autrement dit entre le xve et le xviiie siècle. Selon cette perspective alternative, sur le plan formel, certains aspects de la science économique moderne (et, plus généralement, de la modernisation économique de l’Occident) résulteraient plutôt de l’incorporation et de la mise en œuvre systématique, durant l’époque moderne, de composants linguistiques/politiques hérités de la prémodernité. Ces composants consistent en des métaphores, des images et des allégories qui représentent la croissance ou la stagnation économique, de même que les asymétries économiques et les disparités sociales, comme participant d’un équilibre organique, fondé sur un ordre naturel ou providentiel. Ce système métaphorique de notions, ancré à l’origine dans une syntaxe conceptuelle issue du discours théologique, fut traduit en un langage qui, en convertissant les métaphores économiques en lois de l’économie, dissimulait leur sens historique et politique. L’imaginaire économique prémoderne pouvait alors être réactivé sous la forme d’une rhétorique qui représentait les asymétries économiques comme la conséquence naturelle et nécessaire d’un ordre économique rationnel et vérifiable.

“In the Heaven of Wealth”: The Hidden Theological Core of the Western Economic Rationale

Historians of economic thought and economists have described today’s economic worldview and the contemporary economics that is supposed to put it into scientific terms as the outcome of a double process: the growth of European rational thinking and the modernization/secularization of premodern (that is, “medieval”) economic thought. The growth of Western economic rationality has been imagined and represented as overcoming medieval and early modern economics from many different perspectives. It is possible, however, to suggest another interpretation of European economic languages and the history of Western “economic thinking” between the Middle Ages and modernity, that is, from the fifteenth to the eighteenth century. This alternative perspective sees the shaping of some aspects of modern economics (and of Western economic modernization) as a result of the absorption and systematic implementation of linguistic/political elements transmitted from premodern to modern times as metaphors, images, and allegories representing economic development or stagnation, economic asymmetries, and social disparities as if they were an organic equilibrium based in the order of nature and providence. This metaphoric system of economic notions, originally embedded in a theological conceptual syntax, was translated into a language that simultaneously converted economic metaphors into economic laws and concealed their explicit historical and political meaning. The premodern economic imaginary could then be reactivated in the form of a rhetoric representing economic asymmetries as the natural and necessary byproduct of a rationally verifiable economic order.

Clément Lenoble et Valentina Toneatto

Les « lexiques médiévaux de la pensée économique » Une histoire des mots du marché comme processus de domination et d’exclusion

Cet article présente l’œuvre de Giacomo Todeschini, historien des « lexiques médiévaux de la pensée économique ». Les travaux de ce médiéviste italien portent sur la formation et la transmission des langages, des façons de parler et des expressions qui ont façonné le vocabulaire de l’économie et des sciences sociales, depuis l’Antiquité tardive jusqu’au début de l’époque moderne. Todeschini propose une nouvelle lecture des écrits scolastiques traitant de faits économiques. Son œuvre propose de reconsidérer le sens de ces textes, leurs rapports aux transformations économiques médiévales ainsi que leur place dans l’histoire de la pensée économique. L’histoire écrite par Todeschini n’est ni celle des origines du capitalisme et de la société de marché ni celle des rapports entre christianisme et économie. Il ne s’agit pas non plus d’une histoire de la pensée économique. Son analyse de la matérialité des lexiques transmis par le Moyen Âge à la science économique moderne permet, en revanche, de mieux saisir le sens de ceux-ci et de restituer les contextes dans lesquels ils se sont formés. Sa réflexion débouche à la fois sur une histoire du gouvernement et sur une histoire des discours justifiant les inégalités sociales et la domination, économique et politique, des grands marchands dans les cités italiennes. C’est pourquoi il est utile de lire aujourd’hui Todeschini à la lumière des discussions entre les historiens, les sociologues, les théologiens, les économistes et les philosophes qui ont élaboré, dans le cadre des débats autour des origines du capitalisme et des rapports entre économie et religion, les principales thèses auxquelles il s’oppose.

“Medieval Lexicons of Economic Thought”: A History of Market Terms as a Process of Domination and Exclusion

This article presents the work of Giacomo Todeschini, historian of “medieval lexicons of economic thought.” The work of this Italian scholar focuses on the formation and transmission of linguistic codes, ways of speaking, and expressions that have shaped the vocabulary of economics and the social sciences, from late antiquity to the early modern period. Todeschini’s new reading of Scholastic writings on economic matters makes it possible to reconsider the meaning of these texts, their relationship to the economic transformations of the medieval period, and their place in the history of economic thought. His object of study is not the origins of capitalism and the market society, nor the relationship between Christianity and the economy, nor even the history of economic thought. Rather, his analysis of the materiality of the lexicons that the Middle Ages transmitted to early modern economic science enables a better understanding of their meaning and the contexts in which they were shaped. It leads to a history of government and of discourses justifying social inequalities and the economic and political domination of major merchants in the Italian cities. It is therefore useful to read Todeschini’s work today in light of discussions between the scholars—historians, sociologists, theologians, economists, and philosophers—who, in the context of debates about the origins of capitalism and the relationship between economy and religion, have developed the main theses he argues against.

Thomas Labbé

Aux origines des politiques compassionnelles Émergence de la sensibilité envers les victimes de catastrophes à la fin du Moyen Âge

À partir d’une approche socio-anthropologique qui considère la mise en discours et la réaction aux événements extrêmes comme des constructions sociales largement déterminées par les affects partagés et valorisés au sein des sociétés touchées, cet article s’intéresse aux émotions suscitées par les catastrophes naturelles entre le xiiie et le xvie siècle. Alors que l’historiographie a plutôt analysé les discours de raison émis à l’encontre des catastrophes en soulignant la rupture constituée autour du tremblement de terre de Lisbonne (1755) par la sécularisation des interprétations, l’approche par les affects permet de mettre en évidence un autre tournant majeur dans la sensibilité occidentale. Les textes étudiés témoignent en effet de l’émergence d’une sensibilité à l’aspect « humanitaire » des catastrophes à partir de la moitié du xve siècle et surtout pendant le xvie siècle. Dans le cadre interprétatif qui reste celui de la rétribution des péchés, cette émergence traduit néanmoins un net changement de regard face à la souffrance sociale. Il s’illustre, d’une part, à travers l’expression de nouvelles émotions pour représenter la catastrophe. Au couple peur/émerveillement qui constitue la structure de narration médiévale, se substitue au xvie siècle le couple terreur/pitié. Les « désastres », terme nouveau qui accompagne cette évolution, sont dorénavant ressentis comme des tragédies. D’autre part, la théorie politique et les dispositifs de gouvernement s’adaptent à cette nouvelle construction affective, en intégrant dans leurs champs la prise en charge d’urgence des victimes de catastrophe. À un niveau plus général, l’article montre la construction d’une économie morale qui tend à valoriser la figure de la victime dans la perception de la réalité aux xve et xvie siècles et propose de voir dans cette rupture une racine des politiques compassionnelles modernes.

The Origins of Compassionate Policies: The Emergence of Sensitivity toward Disaster Victims in the Late Middle Ages

Adopting a socio-anthropological perspective that considers accounts of and reactions to extreme events as social constructs largely determined by sentiments shared and valorized within a given society, this article focuses on the emotions produced by natural disasters between the thirteenth and the sixteenth century. When it comes to the study of catastrophes, historiography has generally privileged the analysis of rational discourse, identifying the secularization of interpretative patterns following the Lisbon earthquake of 1755 as a decisive historical rupture. The emotion-based approach, however, reveals another discontinuity in Western attitudes, which has attracted less attention. Fifteenth- and especially sixteenth-century sources emphasize a new kind of sensitivity toward the “humanitarian” aspect of disasters. Though the interpretive framework remains that of sin and retribution, this shift nevertheless demonstrates an important change in the perception of social distress. First, the language used to describe catastrophes follows a new emotional pattern: over the sixteenth century, notions of terror and pity replace the fear and wonder that characterized medieval narratives. Désastres, a term that also emerged at this time, progressively come to be perceived as tragedies. Second, this new emotional construction is reflected in political theory and practice, as local authorities integrate urgent care for disaster victims into their sphere of responsibility. On a more general level, the article demonstrates the construction of a moral economy that progressively valorized the figure of the victim in perceptions of reality over the fifteenth and sixteenth centuries, planting the seeds of modern compassionate policies.

Mahmood Kooria

Un agent abyssinien et deux rois indiens à La Mecque Interactions autour du droit islamique au xve siècle

Durant le premier millénaire de l’islam, la plus grande faculté de droit (madrasa) de La Mecque fut créée par un souverain bengali. Connue sous le nom d’université Banjāliyya, elle devint l’un des instituts les plus importants de la ville. Une deuxième université fut fondée deux décennies plus tard par un autre sultan bengali, né et élevé en hindou. Cet article revient en détail sur la création et l’histoire de ces deux universités et sur les implications en matière d’interactions juridiques pour l’historiographie existante sur le Moyen-Orient, l’islam d’Asie du Sud et l’océan Indien. Le premier projet d’établissement, mené à bien par un agent abyssin, montre comment le droit a fourni des fondements et un langage communs qui permirent aux musulmans asiatiques, africains et arabes d’échanger et d’harmoniser leurs desseins culturels, économiques, politiques et diplomatiques. Les représentations liées aux projets juridiques ouvraient des possibilités qui n’auraient autrement pas été envisageables et qui dépassaient le droit en tant que doctrine religieuse. Cette histoire d’un triangle d’interactions afro-arabo-asiatique amène à repenser ce que nous savions sur l’islam prémoderne et le droit islamique. Au lieu de considérer les Arabes comme les seuls exportateurs de l’islam et de son droit et les croyants d’Asie et d’Afrique comme de simples récepteurs, il faut accepter la réalité d’échanges réciproques existant depuis les périodes prémodernes. L’histoire des facultés de droit bengalies à La Mecque éclaire sur ces interconnexions afro-arabo-asiatiques et sur leur rôle dans la formation de l’islam d’Asie du Sud en particulier et de l’océan Indien en général.

An Abyssinian Agent and Two Indian Kings in Mecca: Interactions Relating to Islamic Law in the Fifteenth Century

The biggest law college (madrasa) in Mecca during the first millennium of Islam was established by a Bengali ruler. It was known as Banjāliyya madrasa and became one of the premier institutes in the city, only to be followed two decades later by another college established by a second Bengali sultan, born and brought up as a Hindu. This article explores the nuances of the founding of these two colleges and the implications of their history for the existing historiography of the Middle East, South Asian Islam, and the Indian Ocean world in terms of legal interactions. The first foundation project, overseen by an Abyssinian agent, demonstrates the ways in which law provided shared vocabularies and common ground for Asian, African, and Arab Muslims to exchange and negotiate their cultural, economic, political, and diplomatic aspirations. The very notions surrounding legalistic projects opened up possibilities which would otherwise have been inconceivable, and went beyond law as a religious doctrine. This story of an Afro-Asian-Arab triangle of interactions prompts us to rethink existing ideas about premodern Islam and Islamic law. Instead of seeing Arab regions as the sole exporters of Islam and its law, and believers in Asia and Africa as mere receivers, we need to recognize the reciprocal exchanges that existed from the premodern period on. The histories of the Bengali law colleges in Mecca shed light on these Afro-Asian-Arab interconnections and their role in the formation of South Asian Islam in particular and that of the Indian Ocean in general.

Henrique Espada Lima

Une histoire d’un autre futur La fin de l’esclavage au Brésil et les attentes de droits des esclaves (années 1870-années 1880)

La lente dissolution puis l’abolition de l’esclavage au Brésil (en 1888) ont produit des transformations majeures dans les relations sociales et de travail au cours de la seconde moitié du xixe siècle. Cet article aborde une dimension importante mais rarement discutée de ce paysage changeant, à savoir les attentes que les esclaves et les anciens esclaves projetaient sur le monde postémancipation. Les sources mobilisées sont formées par un nombre choisi d’affaires judiciaires prenant place au Sud du Brésil et liées aux relations de travail, à la garde des enfants, à l’accès à une compensation financière et à d’autres conflits quotidiens, que les anciens esclaves ont présentées devant les tribunaux brésiliens en intentant un procès contre leurs anciens maîtres – les employeurs, voire les administrateurs publics dans les années précédant l’abolition. À travers une lecture attentive de ces documents, l’article examine les attentes de droits – en particulier les droits sociaux, mais aussi les droits du travail, politiques et reproductifs – qui ont guidé les actions individuelles et collectives des anciens esclaves dans la sphère publique, et la façon dont ces attentes ont été confrontées aux réalités de l’émancipation au Brésil.

A History of a Different Future: The End of Slavery and Slaves’ Expectations of Rights in Brazil (1870s and 1880s)

The slow dissolution and eventual abolition of slavery in 1888 produced major transformations in Brazilian labor and social relations during the second half of the nineteenth century. This article engages with an important but seldom discussed dimension of this changing landscape: the expectations that slaves and former slaves projected onto the post-emancipation world. The sources that it draws upon represent a selection of court cases from southern Brazil related to labor relations, child custody, access to compensation, and other everyday conflicts that former slaves presented before the courts as they brought litigation against their former masters, employers, and even public administrators in the years just before abolition. Through a close reading of these documents, the article discusses the expectations—specifically social rights, but also labor, political, and reproductive rights—that guided former slaves’ individual and collective actions in the public sphere, examining how these expectations confronted the realities of emancipation in Brazil.

Romain Robinet

Les indigènes de la République Altérité, race et politique dans le Mexique post-révolutionnaire (années 1940-années 1950)

Destiné à accélérer un processus de métissage prétendument à l’œuvre depuis la Conquête, l’indigénisme mexicain s’est donné pour buts successifs de favoriser la « fusion raciale » au sein de la population et de planifier l’« acculturation » des minorités indigènes. Mises en place durant les années 1930, 1940 et 1950, les premières politiques indigénistes, qu’elles fussent menées par le Département autonome des affaires indigènes, par le ministère de l’Éducation publique ou par l’Institut national indigéniste, visaient largement à « incorporer l’Indien à la civilisation ». Fruit d’une vision à la fois occidentale, progressiste et paternaliste, elles transformèrent, ce faisant, la catégorie raciale « indigène » en une catégorie politique légitime, axée sur un référentiel interaméricain. Plusieurs jeunes Mexicains ayant bénéficié des premiers « internats indigènes », lesquels se généralisèrent dans les années 1930, purent dès lors se considérer comme « indiens » ou « aborigènes », renverser le stigmate pesant sur eux et utiliser stratégiquement l’altérité comme une ressource politique. Cette contribution retrace ainsi l’histoire de cette génération qui mobilisa, durant les années 1940 et 1950, ses « frères de race » dans une série d’organisations dont la matrice fut la Confédération nationale des jeunes indigènes. Ces organisations structurèrent un mouvement national indien d’apparence massive, comptant plusieurs dizaines de milliers d’adhérents, qui chercha à la fois à exprimer publiquement des demandes socio-économiques, éducatives et sanitaires et à s’intégrer au Parti révolutionnaire institutionnel, comme un « secteur » officiel, défini de manière raciale.

The Indigenous Peoples of the Republic: Alterity, Race, and Politics in Postrevolutionary Mexico (1940s-1950s)

Intended as a means of accelerating the process of racial mixing (mestizaje) that had supposedly been taking place since the Conquest, Mexican Indigenism (indigenismo) set itself the successive goals of promoting “racial fusion” among the population, followed by the “acculturation” of indigenous minorities. Developed from the 1930s, the first Indigenist policies, whether implemented by the Autonomous Department of Indigenous Affairs, the Ministry of Public Education, or the National Indigenist Institute, broadly aimed to “incorporate the Indian into civilization.” Resulting from a vision that was simultaneously occidental, progressive, and paternalist, they thereby transformed the “indigenous” racial category into a legitimate political one, set within an inter-American frame of reference. A number of young Mexicans, having benefited from the first “Indian boarding schools” that spread in the 1930s, could henceforth consider themselves “Indians” or “Aborigines,” reverse the stigma from which they had suffered, and use their alterity strategically as a political tool. This article retraces the history of this generation which, in the 1940s and 1950s, mobilized its “racial brothers” in a series of organizations that sprang up around the National Confederation of Indigenous Youth. These organizations formed a massive national Indian movement, with tens of thousands of members, which sought to articulate socioeconomic, educational, and health claims and to integrate into the Institutional Revolutionary Party as an official “sector” defined along racial lines.