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Published online by Cambridge University Press: 20 February 2018
L'exigence de politisation de l’écologie qui s'accuse toujours plus aujourd'hui suppose que l'on soit en mesure de conduire une critique de la politique moderne, reprise dans ses concepts fondamentaux et dans son histoire. Cette thèse, développée dans le dernier livre de Bruno Latour, Face à Gaïa, laisse ouverte la question de savoir quel type de critique est le mieux adapté à cette fin. Cet article se propose de la traiter en suivant les lignes argumentatives de l'ouvrage et la recomposition des rapports entre science, politique et religion à laquelle il procède. Constitutifs de l'expérience de la modernité, ces rapports apparaissent différemment selon la conception des collectifs que l'on privilégie et la façon dont on appréhende leur ancrage environnemental. À la différence de B. Latour, la thèse défendue ici considère que c'est dans le cadre des sociétés modernes, prises comme des collectifs foncièrement originaux et dotés d'une histoire déformée et méconnue par l'idéologie moderniste, que la conception de la justice proprement écologique doit nécessairement se formuler. L'enjeu de la critique requise en vue de la politisation de l’écologie est de déterminer autrement les acteurs impliqués dans la crise environnementale, en repartant des liens spécifiques que la modernité a noués entre les sociétés, des formes d'auto-compréhension que celles-ci sécrètent en se développant et des attentes de justice qui en résultent.
The increasingly evident need to politicize ecology implies the capacity to conduct a critique of modern politics, reexamining its fundamental concepts and its history. This thesis, developed in Bruno Latour's most recent book, Facing Gaïa, raises the question of what critique is best adapted to this end. This article seeks to address this question by following on from the arguments of Facing Gaïa and its recomposition of the relations between science, politics, and religion. These relations, which are constitutive of the experience of modernity, appear differently depending on the conception of collectives emphasized and how one understands their anchoring in the environment. Unlike Latour, the author argues that it is within the framework of modern societies, understood as an entirely new kind of collective whose history has been distorted and ignored by modernist ideology, that a conception of a specifically ecological justice must be formulated. The critique that is necessary to the politicization of ecology implies a new way of determining the actors involved in the environmental crisis, breaking the particular ties that modernity has forged between societies, the forms of self-awareness they produce as they develop, and the expectations of justice that result from them.
Ce texte a bénéficié de la lecture et des remarques avisées d'Antoine Lilti et de Gildas Salmon, qu'ils en soient chaleureusement remerciés.
1 Voir la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, 2015, http://unfccc.int/resource/docs/2015/cop21/fre/l09f.pdf, en particulier l'article 4, alinéa 4 de l'accord de Paris : « Les pays en développement devraient continuer d'accroître leurs efforts d'atténuation, et sont encouragés à passer progressivement à des objectifs de réduction ou de limitation des émissions à l’échelle de l’économie eu égard aux contextes nationaux différents. »
2 Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.
3 Eduardo Viveiros de Castro, From the Enemy's Point of View: Humanity and Divinity in an Amazonian Society, Chicago, University of Chicago Press, 1992 ; Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
4 Pour une vue d'ensemble du débat, voir Stefan S. Aykut et Amy Dahan, Gouverner le climat ? Vingt ans de négociations internationales, Paris, Sciences Po les Presses, 2015.
5 Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.
6 Bruno Latour, Enquête sur les modes d'existence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012.
7 Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991.
8 La critique marxiste a évolué sur la façon d'assumer la critique immanente et de caractériser la crise vécue. À partir des années 1960, alors que la paupérisation de la classe ouvrière et le critère de l'exploitation économique perdent de leur prégnance, la critique se concentre sur les crises politiques de légitimation du capitalisme, produisant la figure du capitalisme tardif ou avancé. Mais le schéma de la critique immanente reste la pierre angulaire d'une analyse marxiste ou postmarxiste. Voir Jürgen Habermas, Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, trad. par J. Lacoste, Paris, Payot, [1973] 1978.
9 B. Latour, Face à Gaïa. . ., op. cit., p. 19-21.
10 Ibid., p. 25.
11 Sur la pseudo-controverse du climatoscepticisme, voir Naomi Oreskes, « Beyond the Ivory Tower: The Scientific Consensus on Climate Change », Science, 306-5702, 2004, p. 1686 ; Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Les marchands de doute, ou Comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de société tels que le tabagisme et le réchauffement climatique, trad. par J. Treiner, Paris, Le Pommier, [2010] 2012.
12 Michel Callon, « Pour une sociologie des controverses technologiques », Fundamenta Scientiae, 2-3/4, 1981, p. 381-399 ; Bruno Latour, La science en action, trad. par M. Biezunski, Paris, La Découverte, [1988] 1989 ; Cyril Lemieux, « À quoi sert l'analyse des controverses ? », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 25-1, 2007, p. 191-212.
13 Sur ce versant, la réflexion de Bruno Latour s'est construite en dialogue avec Philippe Descola, les deux projets s’étant nourris mutuellement au cours des vingt dernières années : P. Descola, Par-delà nature et culture, op. cit. À nouveau, dans Face à Gaïa, la réinscription des modernes dans la position des naturalistes et, en conséquence, la relativisation anthropologique de l'adoption du découpage nature/culture, constituent le premier levier critique dont l’écologie politique est tributaire.
14 On peut déceler ici la proposition inaugurale de la pensée politique moderne : « Enfin, les pactes et conventions à partir desquels les parties de ce corps politique ont été originairement fabriquées, mises ensemble et réunies, sont pareils au fiat ou à ce faisons l'homme que Dieu prononça lors de la création. » Thomas Hobbes, Léviathan. Ou matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, trad. par G. Mairet, Paris, Gallimard, [1651] 2000, p. 64.
15 James Lovelock, La revanche de Gaïa. Pourquoi la Terre riposte-t-elle et comment pouvons-nous encore sauver l'humanité ?, trad. par T. Piélat, Paris, Flammarion, [2006] 2007.
16 B. Latour, Face à Gaïa. . ., op. cit., 3e conférence, « Gaïa, figure (enfin profane) de la nature », p. 101 sq.
17 Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, trad. par N. Guilhot, Paris, La Découverte, [2005] 2006. C'est ce qui a incité B. Latour à reprendre, contre la voie durkheimienne majoritaire de ce qu'il appelle la « sociologie du social », la ligne minoritaire de la « sociologie de l'association » inspirée de Gabriel Tarde, Œuvres, vol. 1, Monadologie et sociologie [1895], Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, 1999.
18 B. Latour, Face à Gaïa. . ., op. cit., 5e conférence, « Comment convoquer les différents peuples (de la nature) ? », p. 198 sq.
19 Voir en particulier Bruno Karsenti, D'une philosophie à l'autre. Les sciences sociales et la politique des modernes, Paris, Gallimard, 2013.
20 Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, Éd. de l'Ehess, 2017.
21 B. Latour, Face à Gaïa. . ., op. cit., p. 86.
22 C'est toute la théorie durkheimienne du symbolisme social, pleinement développée dans Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, Paris, F. Alcan, 1912, qui est ici engagée ; voir en particulier la construction des représentations collectives dans l'extériorité du monde matériel, et non dans l'intériorité d'une conscience collective prise comme fusion des consciences individuelles, p. 330-331.
23 Il est important de reprendre les concepts centraux de K. Polanyi pour s'ajuster au défi politique du changement climatique, selon une inspiration que l'on doit dire socialiste ; sur ce sujet, voir les travaux récents de Pierre Charbonnier, en particulier « Le socialisme est-il une politique de la nature ? Une lecture écologique de Karl Polanyi », Incidence, 11, 2015, p. 183-204.
24 Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, trad. par C. Malamoud et M. Angeno, Paris, Gallimard, [1944] 1983.
25 Pour une critique de cette vision humanitariste, voir Dipesh Chakrabarty, « Postcolonial Studies and the Challenge of Climate Change », New Literary History, 43-1, 2012, p. 1-18.
26 B. Latour, Face à Gaïa. . ., op. cit., p. 236.
27 Cette insistance sur la nécessité de raviver notre conscience historique afin de politiser l’écologie est l'une des lignes de force de B. Latour, Face à Gaïa. . ., op. cit., p. 182, 236 et 254.
28 Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, « The ‘Anthropocene’ », Global Change Newsletter, 41, 2000, p.17-18. Sur l’écho rencontré par le concept et ses implications, voir Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène. La Terre, l'histoire et nous, Paris, Éd. du Seuil, 2013 ; Jacques Grinevald et Clive Hamilton, « Was the Anthropocene Anticipated ? », The Anthropocene Review, 2-1, 2015, p. 59-72 ; Will Stefen et al., « The Trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration », The Anthropocene Review, 2-1, 2015, p. 81-98 ; Pierre Charbonnier, « L'ambition démocratique à l’âge de l'Anthropocène », Esprit, 12, 2015, p. 34-45.
29 B. Latour, Face à Gaïa. . ., op. cit., p. 187.
30 Ibid., p. 188.
31 Carl Schmitt, Le nomos de la Terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum, trad. par L. Deroche-Gurcel, Paris, Puf, [1950] 2001, p. 142-151.
32 Il est remarquable que B. Latour, en approfondissant le sens politique de sa réflexion comme il le fait dans Face à Gaïa, rejoigne la question sociologique classique de l'autorité telle qu'elle s’était formulée dans la sociologie durkheimienne. Rappelons en effet qu’à la fin de son œuvre, c'est par l'autorité, et non pas la contrainte, que É. Durkheim définissait le problème cardinal de constitution des faits sociaux : É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. . ., op. cit., p. 298.
33 B. Latour, Face à Gaïa. . ., op. cit., p. 185.
34 Jean-Pierre Vernant, « Cosmogonies et mythe de souveraineté », in J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, La Grèce ancienne, vol. 1, Du mythe à la raison, Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 111-138 ; Marcel Detienne, Apollon, le couteau à la main. Une approche expérimentale du polythéisme grec, Paris, Gallimard, 2009.
35 « L'autorité et non la vérité fait la loi. » Sur la fonction de l'adage dans la pensée hobbesienne, voir les points de vue opposés de Carl Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan, trad. par M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, [1932] 1992, p. 186-189, et de Eric Voegelin, La nouvelle science du politique. Une introduction, trad. par S. Courtine-Denamy, Paris, Éd. du Seuil, [1952] 2000, p. 245-252. Pour une élucidation de cette opposition, voir Alessandro Biral, Storia e critica della filosofia politica moderna, Milan, Franco Angeli, 1999. Sur cette question chez E. Voegelin, voir Bruno Karsenti, « La représentation selon Voegelin, ou les deux visages de Hobbes », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 96-3, 2012, p. 513-540.
36 B. Latour, Face à Gaïa. . ., op. cit., p. 190-191.
37 Pour une vue générale de ces mécanismes contractuels, voir Jean Terrel, Les théories du pacte social. Droit naturel, souveraineté et contrat de Bodin à Rousseau, Paris, Éd. du Seuil, 2001. Pour une critique du modèle contractualiste comme limite de la pensée politique moderne, voir Giuseppe Duso (dir.), Il contratto sociale nella filosofia moderna, Milan, Franco Angeli, 2006.
38 Sur ce péril, l'ouvrage, dirigé contre le nazisme, d'Eric Voegelin, Les religions politiques, trad. par J. Schmutz, Paris, Éd. du Cerf, [1938] 1994, n'a rien perdu de son actualité.
39 Jan Assmann, Le prix du monothéisme, trad. par L. Bernardi, Paris, Aubier, [1997] 2003.
40 E. Voegelin, La nouvelle science du politique. . ., op. cit., p. 173-174.
41 Stephen E. Toulmin, Cosmopolis: The Hidden Agenda of Modernity, Chicago, University of Chicago Press, 2012.
42 C'est, à mon sens, le concept cardinal de la philosophie de B. Latour. Voir Bruno Karsenti, « Tenir au monde, le faire tenir. Linéaments d'une philosophie de l'attention », Archives de philosophie, 75-4, 2012, p. 567-586.
43 B. Latour, Face à Gaïa. . ., op. cit., p. 201.
44 É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. . ., op. cit., p. 299.
45 Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Puf, [1893] 1990, p. 177 sq.
Translation available: Political Ecology and Modern Politics