Injustement ignorée des spécialistes de l’histoire économique autant que du vêtement, la cochenille mexicaine, dite grana fina, acquiert pourtant un poids croissant dans l’économie transatlantique dès le début de la période moderne. Le cadavre de cet insecte parasite du nopal – grand cactus mexicain – recèle un pigment rouge de loin supérieur au kermès jusqu’alors utilisé à travers l’Europe, où les plus fortunés raffolent de cette couleur synonyme de puissance et d’autorité. L’ouvrage de Danielle Trichaud-Buti et Gilbert Buti exhume les itinéraires de ce « matériau-savoirFootnote 1 » qui devient rapidement le deuxième produit en valeur importé par Madrid depuis les Indes, après les métaux précieux.
À première vue, l’histoire de la cochenille est résolument transatlantique. Cultivée et conditionnée par des travailleurs indigènes dans la région montagneuse d’Oaxaca (au sud-est de Mexico), elle est transportée à dos de mulet jusqu’au port de Veracruz, d’où elle est acheminée vers Cadix et Séville, véritables plaques tournantes du commerce de produits américains où sont installés des marchands hollandais, français et anglais. Depuis ces villes, elle est alors redistribuée vers les manufactures européennes qui l’utilisent pour teindre des tissus de prestige.
Mais l’ouvrage montre aussi comment le commerce de la cochenille excède très tôt le cadre de l’Atlantique pour prendre une ampleur mondiale. Dès la fin du xvie siècle, le petit insecte traverse le Pacifique, via le galion de Manille, et conquiert le marché chinois. Quelques décennies plus tard, ce sont les compagnies des Indes anglaises, néerlandaises et françaises qui en font le commerce en Asie du Sud-Est. L’Empire ottoman, en Afrique du Nord mais surtout dans le Levant, où la cochenille est utilisée dans l’industrie drapière locale, en est également un grand consommateur.
Le port de Marseille est érigé par les deux auteurs, spécialistes de la Provence et d’histoire maritime, en maillon crucial de cette chaîne qui relie les empires espagnol et ottoman. Cet effet de « zoom », l’une des originalités majeures de l’ouvrage, permet d’ancrer la cochenille, produit global, dans l’enchevêtrement concret des problématiques économiques, politiques et sociales qui se nouent à l’échelle locale et régionale. L’exploitation minutieuse des archives de la chambre de commerce de Marseille éclaire ainsi de façon inédite les routes par lesquelles la cochenille transite. Importée depuis Cadix, notamment par des armateurs malouins, elle est ensuite amplement redistribuée vers les échelles du Levant et les manufactures drapières du Languedoc, dont le succès au xviiie siècle est largement dû à la qualité des teintures.
L’analyse de la correspondance des marchands de la ville démontre combien le commerce de la grana fina y est contrôlé par une poignée de puissantes maisons rivales, dont l’influence s’accroit au fil des xviie et xviiie siècles. Ces « hommes de la cochenille » (p. 194) construisent de puissants réseaux, sur lesquels ils s’appuient pour obtenir des informations sur les prix, les modes ou encore les éléments susceptibles de perturber la bonne marche du commerce. Le glissement opéré par les auteurs du global au local permet également de ne pas surestimer la fluidité de la circulation de l’information à la période moderne : si les Marseillais comptent de nombreux interlocuteurs en Espagne ou dans le Levant, ils n’ont pas ou peu de relais en Amérique centrale. En d’autres termes, lorsqu’on vend de la cochenille à Marseille, on regarde décidément vers l’est, et non vers l’ouest.
Et pour cause, l’Empire espagnol, qui tire d’abondants revenus de la taxation de la cochenille, tente de limiter la circulation de savoirs sur la production du pigment. Les nopaleraies où l’insecte est cultivé, domestiqué, récolté et préparé exclusivement grâce au savoir-faire des peuples indigènes sont ainsi appropriées, contrôlées et leur production strictement réglementée. Comme d’autres savoirs géographiques et botaniques sur les Indes étudiés par Samir Boumediene, le secret de la provenance du colorant est jalousement gardé – l’exportation de cochenille vivante est passible de mort –, et ce avec un certain succès : jusqu’au début du xviiie siècle, la nature même de son origine, végétale ou animale, continue de faire débat en Europe.
Si l’histoire de la cochenille semble donc plutôt témoigner d’une non-circulation des savoirs, les auteurs mettent au jour la manière dont de nouveaux savoir-faire techniques se développent progressivement, en dépit du mystère de ses origines, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Empire espagnol. Par rapprochements avec le monde connu d’abord : les premiers européens à rencontrer la cochenille, comme Bernal Díaz del Castillo, l’assimilent – jusque dans la façon dont ils l’utilisent – au kermès, dont le nom espagnol (grana) est bientôt utilisé pour la désigner. Ce n’est qu’au milieu du xvie siècle que l’on prend conscience du pouvoir tinctorial de la cochenille, que seule une nouvelle méthode d’utilisation permet, à partir des années 1630, d’exploiter pleinement. D’abord jalousement gardé à Londres, le secret – qui réside dans l’utilisation de nouveaux mordants – s’évente bientôt, preuve de la vivacité des circulations informelles et trans-impériales de ces savoir-faire techniques dans l’Europe moderne.
L’ouvrage, qui fait bien plus qu’il n’annonce, retrace ainsi le parcours des différents savoirs qui émergent autour d’un même matériau : là où les connaissances biologiques et agronomiques sur la production de cochenille restent longtemps confinées à l’Empire espagnol, les savoir-faire pratiques autour du pigment qu’elle sécrète circulent, eux, dans toute l’Europe. Cette démarche, qui complexifie encore la notion de « transfert » de connaissances entre nouveau et vieux mondes, est d’autant plus originale que les colorants sont souvent restés en retrait de l’histoire globale des savoirs, au sein de laquelle ils ont pourtant toute leur place.
Il s’agit aussi pour les auteurs de montrer le caractère profondément trans-impérial et colonial de la circulation des savoirs sur la cochenille. Son origine animale établie, des projets d’expédition sont en effet échafaudés par des Anglais, des Français et des Néerlandais pour s’emparer de la cochenille et tenter sa réacclimatation dans leurs propres espaces coloniaux, qui deviennent alors de véritables terrains d’expérimentation. L’aventure de Nicolas-Joseph Thiéry de Menonville témoigne de la difficulté d’acquérir ce savoir-faire : en 1777, ce botaniste parvient à sortir la cochenille vivante de Veracruz, puis tente de l’acclimater sur l’île de Saint-Domingue. Le décès soudain de Menonville, la révolution, puis l’indépendance d’Haïti (1804) mettent fin au projet d’en faire une région productrice de cochenille. Qu’à cela ne tienne : d’autres entrepreneurs français tenteront d’installer une nopaleraie dans l’Algérie nouvellement conquise, là encore sans grand succès. Les tentatives hollandaises à Java ou britanniques en Inde échoueront à leur tour.
L’étude judicieuse des répercussions des mouvements d’indépendance en Amérique centrale et latine sur le commerce mondial de la cochenille permet de révéler les liens intimes qui relient sa production aux structures impériales. La guerre d’indépendance du Mexique (à partir de 1810) bouleverse particulièrement les réseaux d’approvisionnement traditionnels. Leur empire chancelant, les Espagnols entreprennent de relocaliser la production de cochenille dans les Canaries. L’expérience est couronnée de succès : en 1869, l’archipel produit quatre fois plus de cochenille que le centre de production originel d’Oaxaca. À la fin du xixe siècle, toutefois, l’apparition progressive des colorants de synthèse fait drastiquement chuter la valeur de la cochenille, dont l’usage disparaît peu à peu.
Au-delà de la réflexion qu’il propose sur les échelles auxquelles se joue la diffusion des savoirs commerciaux, scientifiques et techniques, l’intérêt de cet ouvrage réside dans l’utilisation croisée d’un grand nombre de matériaux. Échantillons de tissus, codex amérindiens, imprimés et objets en tous genres jettent chacun leur lumière sur des maillons essentiels de l’itinéraire de la cochenille. En particulier, ces sources matérielles et visuelles documentent des savoir-faire qui ont souvent échappé à la mise en écriture, telle la succession des gestes minutieux que nécessite la récolte du précieux animal, par des femmes et des enfants, dans des productions familiales, qui ne nous est accessible qu’à travers des dessins ou des gravures.
Contrairement aux contributions d’Elena Phipps ou de Georges Roque sur le même sujet, cet ouvrage explore les processus de production et de distribution de la cochenille plus qu’il ne s’intéresse à la nature de ses modalités de consommationFootnote 2. Pour autant, la diversité des sources qu’il convoque renseigne sur la multiplicité des acteurs, producteurs, intermédiaires, comme consommateurs qui ont joué un rôle dans son périple mondial. L’analyse de tissus, de sources judiciaires et de récits de voyage éclaire l’utilisation du pigment par les populations amérindiennes avant et après la conquête ainsi que les conflits qui ont pu en découler. De l’autre côté de l’Atlantique, l’exploration de pharmacopées modernes démontre le rôle des épiciers, des apothicaires et de leurs patients dans la circulation de la cochenille comme médicament, dans un contexte de renouvellement de la pharmacie européenne. L’étude de tableaux et d’inventaires après décès de peintres espagnols atteste également l’importance de la cochenille dans l’art du vieux continent.
Cette synthèse des recherches actuelles sur la cochenille, qui se distingue par son utilisation de sources inédites et variées, propose ainsi un éclairage original sur la circulation des savoirs biologiques, agronomiques ou techniques et leur commercialisation, sans occulter les « ruptures » de transmission éventuelles. Mêlant histoire du commerce, de l’art et des techniques, l’ouvrage, résultat de plusieurs décennies de recherches, invite à une expédition accessible à travers nopaleraies, ports et ateliers sur les traces d’une petite chose décidément bien peu banale.