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Phèdre: Le Monde réel et les mondes imaginaires dans le théâtre de Racine

Published online by Cambridge University Press:  02 December 2020

Par Marie-Rose Carré*
Affiliation:
Smith College, Northampton, Mass.

Extract

C'est en 1664 que les amateurs de théâtre pénétrèrent pour la première fois dans le monde de Jean Racine. Ils avaient vu l'année précédente la Sophonisbe de Corneille, et devaient, cette même année, applaudir (ou bouder) son Othon. Le succès de la pièce du nouveau dramaturge fut honorable; on joua douze fois, du 20 juin au 18 juillet, sa Thébaïde. Le public avait paru apprécier ce que Corneille appelait, non sans hauteur, “une docte et sublime complaisance au goût des délicats, qui veulent de l'amour partout. Les critiques, dès cette confrontation, sentirent qu'une crise se préparait: public et lettrés allaient avoir à prendre parti dans une lutte entre deux conceptions opposées du conflit tragique. Les adversaires ne tardent pas, en effet, à faire appel à leurs admirateurs. La déclaration de Corneille, c'est Sophonisbe qui s'en est chargée, dans une de ses premières répliques:

Le Roi m'honore trop d'une amour si parfaite.

Dites-lui que j'aspire à la paix qu'il souhaite,

Mais que je le conjure, en cet illustre jour,

De penser à sa gloire encor plus qu'à l'amour.

(i.i.31–34)

Type
Research Article
Information
PMLA , Volume 81 , Issue 5 , October 1966 , pp. 369 - 376
Copyright
Copyright © Modern Language Association of America, 1966

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References

1 Henry Lyonnet, Les Premières de Racine (Paris: Delagrave, 1924), p. 21.

2 Corneille, “Au Lecteur,” Sophonisbe, dans Théâtre, ii (Paris: NRF, La Pléiade, 1934), 671.

3 Corneille, Théâtre complet, Vol. i (Paris: Classiques Garnier, s.d.).

4 Racine, Théâtre complet (Paris: Classiques Garnier, s.d.). Toutes les citations seront prises dans cette édition.

5 L'expression est employée par Jean Roy dans L'Imagination selon Descartes (Paris: Gallimard, 1944), p. 16, et l'idée ressort de tous les textes où Descartes décrit le fonctionnement de l'imagination dans la pensée.

6 “Il semble paradoxal qu'on puisse trouver en une même personne une telle lucidité et un tel égarement,” dit Judd Hubert dans son intéressant Essai d'exégèse racinienne (Paris: Nizet, 1956), p. 211. Ce paradoxe, sans disparaître, s'explique par le fait que cette lucidité se met tout entière au service de l' “égarement”: il n'y a pas de déperdition d'énergie dans une lutte qui opposerait l'une à l'autre ces deux facultés, toutes deux sont employées dans le même but créateur.

7 Descartes, Œuvres complètes, ed. A. Tannery, ix (Paris, 1913), “Principes,” Art. 190, 4e partie, p. 312.

8 Ibid., “Traité des passions,” Art. 45.

9 Jean Roy, L'Imagination selon Descartes (Paris: Gallimard, 1944), p. 132.

10 Même Titus tombe dans ce piège; il réussit cependant à s'en dégager. Mais Bérénice ne s'éloigne que pour continuer son rêve, dans une solitude véritable mais qui peut tout aussi bien se peupler des fantômes recréés par le souvenir, comme l'est celle d'Andromaque.

11 “Titus reginam Berenicen, cui etiam nuptias pollicitus ferebatur, statim ab urbe dimisit, invitus invitam.” Racine, op. cit., “Examen” de Bérénice. Ce texte dont les éléments se trouvent dans Suétone (Titus, vii) a été en réalité refait par Racine sous cette forme, peut-être parce que dans sa pensée, le drame prenait dans cette concision sa véritable force.

12 On peut remarquer que l’étude du fonctionnement de l'imagination comme faculté de l'esprit ne recoupe pas l’étude des mécanismes de l'inconscient. Ainsi Charles Mauron, après avoir établi les catégories suivant lesquelles s'organise la pensée de Phèdre et les actions que celle-ci détermine, est amené à décider que “la répétition des expressions visuelles est exactement celle d'un thème musical élémentaire et obsédant.” Il avait pourtant noté auparavant que “dans Phèdre, [le] complexe visuel prend une ampleur délirante.” L'Inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine (Paris: CNRF, 1957), p. 159.

C'est moi, prince, c'est moi dont l'utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m'eût coûté cette tête charmante.
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante,
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher.
(ii.v.655–660)

14 Roland Barthes, dans son livre Sur Racine (Paris: Editions du Seuil, 1960), développe avec beaucoup de force cette idée de la permanence du mot, “indestructible” une fois prononcé: “nulle parole ne peut se reprendre” (p. 119).

15 Si l'on peut prouver, comme j'espère pouvoir le faire d'une façon plus détaillée que dans cet article, que Racine conçoit la tragédie comme un effort sans résultat possible, de la part des personnages qu'il a choisis, pour transformer le monde de la réalité en celui qu'ils portent en eux, par la puissance de leur imagination exacerbée par la passion, on pourrait donner une réponse au moins partielle à la question posée par Lucien Goldman, celle “de savoir dans quelle mesure Racine était subjectivement conscient du décalage entre la morale de ses pièces et celle de son public, ou bien, adoptant lui-même la morale ”de la cour et de la ville,“ créait par un processus psychique non conscient, dans ses œuvres, un univers complètement étranger à sa propre morale explicite.” Le Dieu caché (Paris: Gallimard, 1955), p. 417. Sa morale explicite pourrait bien inclure la nécessité d'une lutte, pas toujours victorieuse, contre une puissance intérieure à l'être humain et capable de déformer sa perception du monde, où la morale “de la cour et de la ville” permettrait l'accès au bonheur.