Comme l’a dit Marty Laforest en Reference Laforest1997, « Plus qu’à taper sur une rondelle avec un bâton, le véritable sport national des Québécois consiste à parler de la langue. » Malheureusement, la plupart des commentaires entendus dans les médias ou publiés dans la presse portent un regard négatif sur celle-ci et dénoncent sa dégradation au fil du temps et ce, malgré les démonstrations des linguistes que la langue utilisée par les Québécois·es dans des contextes formels est de bonne qualité et qu’elle s’est améliorée. C’est dans ce contexte que Davy Bigot propose une analyse qualitative et quantitative de la langue utilisée par des membres de l’élite québécoise. Préfacé par Robert Papen, professeur émérite à l’Université du Québec à Montréal et ancien directeur de thèse de l’auteur, cet ouvrage comporte trois chapitres suivis d’une conclusion.
La source de cet ouvrage remonte aux études doctorales de son auteur. À la suggestion de son directeur de thèse, qui n’était pas convaincu que les conclusions de son collègue et ami, Philippe Barbaud, selon lesquelles le français québécois standard était de piètre qualité et que sa distanciation graduelle sur le plan syntaxique risquait de conduire « à une impasse généralisée sur le plan communicationnel (Barbaud, Reference Barbaud1998a: 107) » (Bigot 2021 :4) étaient fondées, il a recueilli un corpus de français québécois standard (FQS) qui lui permettrait de tester les thèses de Barbaud de façon empirique. Le livre reprend la structure de sa thèse et incorpore dans son interprétation des études plus récentes.
Le premier chapitre s’attaque à la question de la norme linguistique. De nombreuses études en ont proposé des définitions différentes, basées sur des critères distincts. Comme le démontre Bigot, ces définitions sont plus complémentaires que contradictoires, du fait qu’elles capturent la complexité de la notion de norme. Celle-ci peut en effet désigner de façon neutre et empirique l’usage qui est fait d’une langue dans différentes situations (norme objective). Mais elle peut aussi désigner ces formes qui sont considérées comme standard, c’est-à-dire prescriptives, ou même faire référence à une vision fantasmée de la langue parfois fort éloignée de l’usage réel qu’en font les personnes réputées parler la meilleure langue. Le chapitre illustre ensuite les types de variation linguistique et les liens qui existent entre différents facteurs sociaux et la fréquence d’utilisation des différentes formes.
Le deuxième chapitre porte sur la norme linguistique au Québec d’un point de vue historique et sociolinguistique. Bien que Bigot ne soit pas le premier à se pencher sur ce sujet (voir Bouchard Reference Bouchard1998), l’inclusion d’un tel survol fournit des informations fort utiles en vue de la lecture du chapitre trois. On y apprend, par exemple, les sources de l’éloignement du français québécois de sa contrepartie française et on constate que le choix de la norme linguistique québécoise a changé au fil du temps et que le choix d’une norme québécoise endogéniste ou exogéniste continue de faire l’objet d’un débat important. Le chapitre discute aussi de la documentation du FQS. On y apprend que si la norme lexicale et phonologique ont fait l’objet de descriptions relativement complètes, ce n’est pas le cas de la norme grammaticale. D’où l’importance de l’étude de Bigot, qui se concentre précisément sur des variables morphosyntaxiques.
Le troisième chapitre, qui « constitue en soi le cœur de l’ouvrage » (Bigot 2021 : 123), présente la méthodologie de son étude et les résultats obtenus. Comme le français de Radio-Canada, la chaîne canadienne publique de télévision, est généralement reconnu pour sa qualité, Bigot base son analyse sur le parler de membres de l’élite québécoise tel qu’entendu dans les entrevues diffusées dans le cadre de l’émission Le Point dans les années 2003-2005. Dix-huit variables ont été recueillies de façon systématique et analysées de façon quantitative et qualitative. Cette analyse démontre que le parler de l’élite québécoise s’aligne de façon claire sur la norme décrite dans les ouvrages prescriptifs. C’est donc dire que les formes non standard rapportées dans Barbaud (Reference Barbaud1998a), par exemple, constituent des emplois marginaux. De fait, les seules constructions pour lesquelles les variantes non standard dominent impliquent des formes qui ne sont pas réellement non standard et/ou stigmatisées : soit le futur périphrastique et la structure présentative c’est suivie d’un prédicat pluriel (par exemple, C’est mes amis).
Ce n’est pas toute la norme grammaticale du FQ qui est décrite dans l’ouvrage de Bigot, du fait que certaines variables étaient trop rares. On peut aussi déplorer la faible représentation des locuteurs de moins de trente ans et des femmes, même si on reconnaît que cette faiblesse est attribuable au fait que ces locutaires étaient sous-représenté·es parmi les invités. N’empêche que l’étude de Bigot comble une lacune importante et démontre de façon convaincante la supériorité d’une étude quantitative d’un corpus d’exemples recueillis de façon systématique sur des relevés anecdotiques de constructions « fautives ». Espérons que cette étude donnera naissance à des travaux semblables portant sur des données plus récentes au Québec, mais aussi en France. On constatera sans doute que, d’un point de vue grammatical, les français standard hexagonal et québécois ne sont pas si différents après tout.