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Une défense de l'hédonisme axiologique

Published online by Cambridge University Press:  27 September 2022

Antonin Broi*
Affiliation:
Laboratoire Sciences, normes, démocratie (UMR 8011), Sorbonne Université, Paris, France.
*
*Auteur-ressource. Courriel : [email protected]
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Résumé

L'hédonisme axiologique a une longue histoire en philosophie. Pourtant, il garde une mauvaise réputation qui lui vaut d’être parfois écarté sans ménagement de la discussion philosophique. Cet article se propose de défendre l'hédonisme axiologique en exposant les principaux arguments en sa faveur et en répondant aux principales critiques et confusions dont il fait l'objet. Une attention particulière sera portée aux arguments établissant la spécificité du plaisir et du déplaisir par rapport à toutes les autres choses — amitié, savoir, justice, etc. — dont on pourrait argumenter la valeur finale.

Abstract

Abstract

While axiological hedonism has a long history in philosophy, it also has a bad reputation, which has led to it being discarded without proper examination of its plausibility. In this article, I defend axiological hedonism by presenting the main arguments in its favour as well as the criticisms and confusions to which it has been subjected. I pay special attention to the arguments that hint at the specificity of pleasure and displeasure in comparison with other things — friendship, knowledge, justice, etc. — that might be argued to have final value.

Type
Article
Creative Commons
Creative Common License - CCCreative Common License - BY
This is an Open Access article, distributed under the terms of the Creative Commons Attribution licence (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/), which permits unrestricted re-use, distribution and reproduction, provided the original article is properly cited.
Copyright
Copyright © The Author(s), 2022. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/Publié par Cambridge University Press au nom de l’Association canadienne de philosophie

Introduction

Le terme « hédoniste » a de nos jours une connotation négative. On parle ainsi de comportements hédonistes pour dénoncer une vie de débauche, faite de plaisirs de court terme, que la société de consommation actuelle est parfois accusée d'encourager. En bref, l'hédonisme a mauvaise presse. Et pourtant, force est de constater un décalage massif entre cette vision de sens commun et ce que les philosophes entendent par hédonisme. En éthique, plus précisément en théorie de la valeur, l'hédonisme est la position selon laquelle seul le plaisir est ultimement bon et seul le déplaisir est ultimement mauvais. Il est loin d'aller de soi qu'un individu qui agirait selon des préceptes éthiques inspirés de l'hédonisme se conformerait aux représentations ordinaires que l'on a de l'hédoniste. Plus encore, une fois que les arguments en faveur de l'hédonisme et ses implications sont clairement exposés, celui-ci s'avère être une position convaincante. C'est du moins ce que je défendrai dans cet article, dans lequel je souhaiterais, a minima, redonner à l'hédonisme sa pleine légitimité, dans la lignée d'un nombre croissant de philosophes anglophones ayant écrit sur le sujet ces dernières décennies (voir Mendola, Reference Mendola1990, Reference Mendola2006 ; Tännsjö, Reference Tännsjö1998, Reference Tännsjö2007 ; Feldman, Reference Feldman2004, Reference Feldman2010 ; Crisp, Reference Crisp2006 ; Bradley, Reference Bradley2009 ; Brax, Reference Brax2009 ; Moen, Reference Moen2016 ; Bramble, Reference Bramble2016).

Dans la section 1, je présente plus en détail la théorie hédoniste. Dans la section 2, je dissiperai quelques confusions courantes à son propos. La section 3 est consacrée à une présentation succincte des principaux arguments en faveur et à l'encontre de l'hédonisme dans les débats contemporains. Les sections 4, 5 et 6 développent plus en détail deux arguments en faveur de l'hédonisme qui sont relativement négligés dans la littérature contemporaine, et qui insistent sur la spécificité du (dé)plaisir vis-à-vis des autres biens et maux présumés.

1. Qu'est-ce que l'hédonisme ?

L'hédonisme peut être naturellement décomposé en deux thèses simples : (1) le plaisir a une valeur finale positive et le déplaisir (c'est-à-dire la souffrance) a une valeur finale négative, et (2) rien d'autre n'a de valeur finale positive ou négative. Quelques précisions sont nécessaires pour clarifier ce que cette définition dit tout comme ce qu'elle ne dit pas.

L'hédonisme qui m'intéresse ici relève de l’éthique, plus précisément de l'axiologie, ou théorie de la valeur, qui vise à déterminer ce qui est bon et mauvais. Il se distingue donc de l'hédonisme psychologique, la théorie selon laquelle les individus désirent de manière ultime seulement leur propre plaisir. L'hédonisme psychologique est une théorie purement empirique, qui vise à décrire la manière dont l'esprit humain fonctionne. L'hédonisme axiologique et l'hédonisme psychologique sont indépendants : on peut soutenir l'un sans soutenir l'autre. On peut par exemple envisager que les individus se comportent en hédonistes psychologiques alors même que l'hédonisme axiologique est faux. De manière alternative, les individus pourraient avoir des motivations ultimes variées alors même que l'hédonisme axiologique est vrai.

Il est courant de distinguer deux types de valeur : la valeur simpliciter et la valeur prudentielle. La seconde correspond à ce qui contribue au bien-être d'un individu, alors que la première correspond à ce qui est bon « dans l'absolu », de façon impersonnelle. L'hédonisme peut ainsi être conçu tantôt comme une théorie de la valeur impersonnelle, tantôt comme une théorie de la valeur prudentielle. Il est plus facile de le défendre comme une théorie de la valeur prudentielle, mais les arguments développés dans cet article s'appliquent généralement aux deux variantes.

Il faut aussi distinguer la valeur finale de la valeur instrumentale. Si une chose a une valeur finale, elle a une valeur indépendamment des autres choses auxquelles elle donne accès. La valeur instrumentale, au contraire, est la valeur qu'une chose a seulement en vertu de la valeur des autres choses auxquelles elle donne accès. Si l'on pense que le plaisir a une valeur finale positive, on pourrait dire que jouer au volleyball ou faire du tricot sont des activités ayant une valeur instrumentale positive, car elles sont propices au plaisir. Autrement dit, elles sont des moyens d'obtenir le bien final qu'est le plaisir. Distinguer ce qui relève de la valeur instrumentale et ce qui relève de la valeur finale n'est pas toujours évident, mais c'est la valeur finale qui intéresse les théories de la valeur. Remarquons que, de la même façon, on peut distinguer les désirs finaux et instrumentaux : si je souhaite réussir un concours seulement parce qu'il me permettra d'obtenir le poste de mes rêves, mon désir de réussite au concours est un désir purement instrumental : ce n'est rien de plus qu'un moyen pour obtenir autre chose, à savoir le poste de mes rêvesFootnote 1.

L'hédonisme est une théorie de la valeur particulièrement simple puisqu'il attribue de la valeur à seulement deux choses : le plaisir, qui a une valeur positive, et le déplaisir, qui a une valeur négative. À noter que l'on peut imaginer que ces deux choses ne soient en fait que les dimensions opposées d'une seule et unique chose, à savoir le caractère hédonique de notre expérience. Celui-ci peut prendre des valeurs négatives (déplaisir) ou positives (plaisir). Ainsi reformulé, l'hédonisme est bel et bien une théorie moniste de la valeur, c'est-à-dire qu'il attribue de la valeur à une seule chose, contrairement aux théories pluralistes, qui postulent l'existence d'une pluralité de choses ayant de la valeur. Dans la suite de l'article et pour éviter les lourdeurs, je parlerai de plaisir pour désigner à la fois le plaisir et le déplaisir.

Bien que l'hédonisme soit une théorie de la valeur, il ne dit rien de la manière dont il faut agréger la valeur des différents plaisirs pour obtenir la valeur totale d'une vie ou d'un état du monde. La procédure la plus intuitive reste l'addition : pour déterminer la valeur d'une vie, il suffirait de prendre tous les plaisirs de cette vie et d'en additionner la valeur. Toutefois, d'autres procédures peuvent être envisagées, par exemple si l'on souhaite prendre en compte les inégalités de plaisir ou la diversité des types de plaisir. Ben Bramble (Reference Bramble2016) propose ainsi une théorie hédoniste qui prend en compte la diversité des plaisirs de l'individu pour déterminer leur contribution à la valeur de sa vie. Ces théories sont-elles encore hédonistes ? On pourrait en effet arguer que prendre en compte la diversité ou les inégalités de plaisir, c'est déjà assigner de la valeur à des choses — l’égalité, la diversité — qui diffèrent du plaisir. Puisque cette question n'est pas cruciale pour la suite de cet article, contentons-nous de noter que les frontières exactes de l'hédonisme restent sujettes à controverse.

Qu'implique l'hédonisme quant au statut normatif de nos actions, c'est-à-dire leur statut déontique (par exemple leur caractère interdit ou obligatoire) ? En tant que théorie de la valeur, l'hédonisme ne les détermine pas directement, si bien que les implications déontiques de l'hédonisme restent ouvertes. On peut envisager, dans une veine purement conséquentialiste, que seule l'action qui maximise la valeur (hédonique) de ses conséquences soit bonne. D'autres options sont disponibles : par exemple, d'autres actions — peut-être celles dont la valeur des conséquences dépasse un certain seuil — pourraient être bonnes, ou au moins permises. On pourrait aussi éventuellement ajouter des principes déontologiques spécifiques — ne pas tuer, ne pas porter atteinte à la dignité d'autrui — qui viendraient contraindre le choix de nos actions. En particulier, l'hédonisme peut se faire égoïste, quand il prescrit à l'individu de rechercher seulement son propre plaisir, ou universaliste, quand la meilleure action est celle qui maximise le plaisir de tous les individus sentients, c'est-à-dire capables d’éprouver des états de plaisir. On s'achemine alors vers une position proche de l'utilitarisme classique défendu par Jeremy Bentham (1789/Reference Bentham, de Champs and Cléro2011).

Tout cela signifie que l'hédonisme peut déboucher sur de nombreuses théories morales selon la manière dont on le complète.

2. Quelques clarifications préliminaires

Des confusions peuvent parfois pousser à écarter prématurément l'hédonisme. Dans cette section, j'essaierai de dissiper les plus courantes d'entre elles, qui pour la plupart ont pour origine l'incertitude autour de ce qui est entendu par « plaisir ».

Commençons par quelques généralités. D'abord, le plaisir est quelque chose de ressenti par les individus ; c'est pourquoi on parle d’expérience plaisante. Il y a une certaine phénoménologie du plaisir, un « effet que cela fait » (what it's like) d'en ressentir, pour reprendre la fameuse expression de Thomas Nagel (Reference Nagel1974). Il n'en reste pas moins que cette phénoménologie est difficile à identifier et à isoler finement quand on introspecte notre expérience. Notre expérience est rarement constituée d'un plaisir pur. En général, elle comprend aussi une composante associée à l'objet de notre plaisir, c'est-à-dire à ce à quoi on prend plaisir. Par exemple, si je prends plaisir à la dégustation d'un mets raffiné, le caractère hédonique de mon expérience — mon plaisir à proprement parler — est juxtaposé à l'expérience sensorielle gustative du mets raffiné. Si je me réjouis de la réussite scolaire de mon enfant, mon plaisir est associé à une pensée, dont le contenu est la réussite scolaire de mon enfant. La diversité des composantes non hédoniques présentes dans nos expériences plaisantes a donné lieu à des doutes à l’égard de la réalité même du plaisir en tant qu’état ressenti. C'est le problème de l'hétérogénéité des plaisirs, qui a fait couler beaucoup d'encre dans les dernières décennies (voir, parmi beaucoup d'autres, Feldman, Reference Feldman and Austin1988 ; Kagan, Reference Kagan1992 ; Smuts, Reference Smuts2011 ; Bramble, Reference Bramble2013 ; Labukt, Reference Labukt2012 ; Broi, Reference Broià paraître). Si nos expériences plaisantes étaient vraiment si diverses et hétérogènes qu'elles n'avaient rien en commun, alors on serait amené à nier que le plaisir constitue bien une composante ressentie, phénoménologique, de notre expérience (comme le font Alston, Reference Alston and Edwards1967 ; Carson, Reference Carson2000 ; Heathwood, Reference Heathwood2007). Cette conclusion semble pourtant absurde : le plaisir et la souffrance font partie des états mentaux qui sont, sans aucun doute, ressentis par les sujets. Comment donc comprendre l'hétérogénéité présumée des plaisirs ? Plusieurs réponses sont envisageables, mais celle qui me semble la plus prometteuse est de comprendre l'hétérogénéité en question comme une hétérogénéité des objets de notre plaisir, et non pas du plaisir lui-même (Lin, Reference Lin2018). Ce dernier est une propriété phénoménologique que l'on retrouve bien dans toutes nos expériences plaisantes, même s'il s'agit effectivement d'une propriété qui n'est pas aussi facilement isolable et localisable dans notre expérience que, par exemple, une sensation de couleur ou une démangeaison.

Un même objet peut, selon les circonstances, donner lieu à un plaisir d'intensité différente. Un individu en état d'hypothermie, par exemple, prendra davantage de plaisir dans une sensation chaude que dans une sensation froide, alors qu'en état d'hyperthermie, c'est la sensation froide qui sera expérimentée comme plus plaisante. Il ne faut donc pas confondre l'intensité du plaisir ressenti avec l'intensité des sensations qui sont l'objet de notre plaisir. L'hédoniste valorise les plaisirs intenses, et non les sensations intenses.

Nos plaisirs sont très divers. Loin de se limiter aux simples plaisirs sensoriels, tels que les plaisirs gustatifs ou sexuels, l'hédonisme reconnaît la valeur finale positive de toutes les émotions, humeurs, et plus généralement de tous les affects usuellement qualifiés de « positifs ». Cela va de la joie intense lors de la réception d'une bonne nouvelle à l'extase tranquille que l'on peut parfois atteindre en méditant, en passant par le plaisir ressenti quand on est absorbé dans une activité sportive ou ludique. La notion de plaisir que mobilise l'hédonisme inclut donc des états mentaux calmes et durables, qui se rapprochent de ce que l'on appelle couramment de bonheur, en plus des plaisirs sensoriels plus éphémères. L'aspiration au bonheur revendiquée par de nombreuses personnes est donc à première vue largement compatible avec l'hédonisme. Parallèlement, le déplaisir est loin de se limiter à la douleur physique. D'autres sensations physiques peuvent être désagréables sans être douloureuses, telles que les démangeaisons ou les nausées, tout comme des états mentaux non sensoriels comme des états d'anxiété, de tristesse ou plus généralement de souffrance psychique.

Au vu de ces clarifications, les accusations selon lesquelles l'hédonisme mènerait à une vie indigne d'un être humain, exprimées par exemple par Platon dans le Philèbe (Reference Pradeau2002, 21a-d), où Socrate détourne Protarque de la théorie hédoniste en suggérant qu'elle recommanderait une vie d'huître pour l’être humain, sont largement infondées. Les plaisirs intellectuels, en effet, ont souvent une intensité et une durabilité qui les rend plus intéressants, d'un point de vue strictement hédoniste, que les plaisirs sensoriels. Pour autant, il est difficile de dresser un profil unique des plaisirs qui maximiseraient la valeur de toute vie. Selon les individus et leur sensibilité aux différents types de plaisir, on pourrait imaginer que pour certains, ce soit une vie dédiée à la lecture de poésie qui soit optimale, tandis que pour d'autres, ce soit une vie majoritairement dédiée aux plaisirs sensoriels. Bentham avait donc raison : « Préjugés mis à part, le jeu de push-pin [un jeu enfantin populaire au XVIIIe siècle] est d'une valeur équivalente à celle des arts et des sciences de la musique et de la poésie ». Ainsi, « [s]i le jeu de push-pin procure plus de plaisir, il a plus de valeur que chacun d'eux »Footnote 2. En fin de compte, que l'hédonisme autorise le meilleur style de vie à varier d'une personne à l'autre semble être un argument en sa faveur.

En conséquence, alors que des auteurs comme John Stuart Mill (1861/Reference Mill and Tanesse1988) ont cru bon de distinguer des types de plaisir supérieurs et inférieurs pour discréditer les plaisirs communément associés à la vie « bestiale », l'hédonisme, il me semble, n'a aucunement besoin de ce genre de corrections. Vouloir graver dans le marbre la qualité présumée de différents plaisirs s'avère non seulement inutile, mais aussi suspect, puisque que les distinctions courent toujours le risque de n’être que le reflet de préjugés, socialement et culturellement situés, portant sur la légitimité relative des différentes activités humaines. Ces préjugés, il va de soi, ne devraient pas avoir leur place dans la réflexion éthique.

Enfin, l'hédonisme, en tant que théorie du bien-être, pourrait être accusé d’être contradictoire ou inapplicable en raison d'un supposé « paradoxe de l'hédonisme » : les individus qui rechercheraient le plaisir dans leur vie seraient moins à même de l'obtenir que ceux qui ne le rechercheraient pasFootnote 3. L'hédonisme serait donc une théorie du bien-être qui échoue à guider les individus qui la revendiqueraient. L'existence de ce paradoxe peut d'abord être contestée. Mais quand bien même il serait avéré, en quoi cela diminuerait-il la crédibilité de l'hédonisme, qui souhaite fournir des critères d’évaluation pour juger de la qualité générale d'une vie, et non offrir une procédure pratique de prise de décision ? On peut donc tout à fait soutenir l'hédonisme comme théorie du bien-être tout en admettant que dans la vie quotidienne il faille faire appel à d'autres principes pour guider nos choix.

3. Comment débattre de l'hédonisme ?

Plusieurs stratégies d'argumentation peuvent être déployées pour défendre l'hédonisme. Historiquement, le principal argument s'appuyait sur l'adhésion préalable à l'hédonisme psychologique : à partir du moment où l'on accepte que le plaisir est effectivement le seul objet ultime des désirs des individus, il peut sembler raisonnable de conclure à sa valeur finale, ou tout du moins à sa valeur prudentielle finale. C'est ce que font des auteurs comme Francis Hutcheson, David Hume, Bentham et Mill. L'argument majeur que présente ce dernier en faveur de l'hédonisme se trouve dans le passage suivant de L'utilitarisme :

Tout ce qu'on peut dire pour prouver qu'un objet est visible, c'est qu'en fait on le voit. La seule preuve qu'un son est audible, c'est qu'on l'entend : et ainsi des autres sources de notre expérience. De même, selon moi, la seule preuve qu'on puisse donner pour établir qu'une chose est désirable, c'est qu'en fait on la désire. Si la fin que la doctrine utilitariste admet pour son compte n’était pas, en théorie et en pratique, reconnue comme étant une fin, rien ne pourrait jamais convaincre qui que ce soit qu'elle en est une. […] On n'en peut donner aucune raison, sinon celle-ci : chaque personne désire son propre bonheur, dans toute la mesure où elle croit pouvoir l'atteindre (1861/Reference Mill and Tanesse1988, p. 104).

Cet argument — appelons-le l'argument de l'hédonisme psychologique — propose de passer directement du désiré au désirable (et donc au Bien). Cette assimilation d'une propriété normative — le Bien — à une propriété descriptive, ou naturelle, est contestable : comme Moore (1903/Reference Moore and Baldwin1993, p. 118), on pourrait arguer qu'il relève d'un sophisme naturaliste (« naturalistic fallacy »). Plus encore, l'argument repose sur la prémisse de l'hédonisme psychologique : Mill soutient dans le passage cité que tout le monde désire de façon finale le plaisir, et il affirmera plus loin dans le livre que seul le plaisir est désiré de façon finaleFootnote 4. Or l'hédonisme psychologique n'est plus guère pris au sérieux. Il semble évident que nous n'avons pas seulement des désirs finaux envers notre propre plaisir. Comment pourrait-on sinon comprendre les comportements altruistes souvent observés, pouvant aller jusqu'au sacrifice, à l’égard d'autres personnes ou d'une cause qui nous tient à cœur ? Nous reviendrons sur une variante plus vraisemblable de cet argument dans la section suivante.

À côté de l'argument de l'hédonisme psychologique historiquement soutenu par la plupart des auteurs hédonistes, les débats autour de l'hédonisme procèdent généralement selon l'approche de l’équilibre réfléchi esquissée par John Rawls (1971/Reference Rawls and Audard1987), qui est la méthodologie la plus couramment employée en éthique normative et appliquée (voir Baertschi, Reference Baertschi and Thiaw-Po-Une2006). Selon cette approche, la réflexion éthique doit être conduite en évaluant des principes éthiques généraux, comme ceux de l'hédonisme, à l'aune de nos jugements réfléchis sur leurs implications dans des circonstances particulières, l'idée étant de parvenir à une cohérence maximale entre nos différents jugements éthiques. Pour extraire ces jugements, l’éthicien peut faire appel à des situations réelles engageant une question éthique, mais aussi à des expériences de pensée, c'est-à-dire des mises en situation idéalisées et épurées qui permettent de mieux isoler la question éthique qui l'intéresse. Nos jugements portant sur des situations particulières sont parfois considérés comme reposant sur des intuitions morales, qui constitueraient un mode d'accès cognitif direct aux vérités morales.

Dans cette perspective, l'hédonisme peut être défendu en faisant appel à des intuitions ordinaires sur la valeur finale du plaisir. Si l'on imagine une personne ayant une vie remplie de divers plaisirs, il peut sembler intuitivement évident que ces expériences plaisantes améliorent la qualité de sa vie. De même, si l'on doit comparer deux états du monde, identiques en tout point sauf en termes de la quantité de plaisir ou de souffrance qu'ils renferment, il apparaît clairement que c'est l’état avec le plus de plaisir qui est préférable.

Pourtant, il semble quand même y avoir des exceptions à la thèse selon laquelle le plaisir a toujours une valeur finale positive et la souffrance une valeur finale négative. D'abord, le déplaisir semble parfois être activement recherché par les individus (voir les discussions de Smuts, Reference Smuts2011, ou Bradford, Reference Bradford2020). On peut ici mentionner la douleur liée à l'effort (par exemple sportif), les émotions négatives associées aux films ou à certains spectacles (pensez aux films d'horreur ou aux tragédiesFootnote 5), peut-être la sensation épicée quand on déguste un plat ou, de manière plus extrême, le masochisme. Ces exemples ont en commun d'impliquer des expériences dont la phénoménologie est sans aucun doute difficile à cerner. Pour une partie d'entre elles, comme l'expérience d'une sensation épicée d'intensité modérée, on peut raisonnablement nier qu'elles contiennent une quelconque composante déplaisante. Pour les autres, on peut pointer vers leur complexité. Rappelons en effet que le plaisir et le déplaisir peuvent se manifester de différentes manières dans notre expérience, notamment comme des affects rattachés à des sensations particulières (une douleur, une caresse, etc.) ou comme des affects d'arrière-plan (à la manière d'une humeur). De plus, notre expérience peut parfois contenir un mélange de plaisir et de déplaisir. Il me semble que la plupart des expériences présumées de déplaisir désiré ont à la fois une composante déplaisante et une composante plaisante, et c'est parce que l'individu estime que l'intensité de la seconde est supérieure à l'intensité de la première qu'elles sont désirées. Cette interprétation est conforme aux descriptions usuelles des expériences en question. Il y a bien, par exemple, quelque chose de plaisant dans l'effort sportif. Même les masochistes reconnaissent volontiers que la pratique du masochisme a trait à la recherche de plaisir. À titre d'exemple, dans une étude de Williams et al. (Reference Williams, Prior, Alvarado, Thomas and Christensen2016), 98,5 % des personnes s'adonnant à des activités de BDSM (bondage et discipline, domination et soumission, sadomasochisme) associaient leur activité, « la plupart du temps ou presque toujours », au plaisir ou à l'amusement !

Le cas des plaisirs pris dans des activités impliquant du déplaisir peut cependant nous inspirer une autre objection à la thèse selon laquelle le plaisir a toujours une valeur finale positive et la souffrance une valeur finale négative. On pourrait soutenir que la valeur d'un plaisir est parfois modulée par certaines caractéristiques de son objet, comme sa qualité propre ou le caractère mérité de son obtention. Certains auteurs ont ainsi défendu l'idée selon laquelle un plaisir sadique, que l'on prendrait à la vue de la souffrance d'autrui, n'aurait pas de valeur positive, mais plutôt une valeur négative (par exemple Zimmerman, Reference Zimmerman1980). De tels plaisirs « vicieux » perdent-ils vraiment leur valeur positive ? Notons d'abord que l'hédoniste peut sans problème accepter qu'une situation dans laquelle quelqu'un prend plaisir dans la souffrance d'autrui peut avoir, au total, une valeur négative, quand la valeur positive présumée du plaisir ne compense pas la valeur négative de son objet. Qu'en est-il des cas où l'intensité du plaisir pris dans un déplaisir est supérieure à l'intensité de ce dernier ? Puisque la situation totale a alors une valeur nette positive selon l'hédonisme, l'hédoniste doit reconnaître qu'une telle situation est globalement bonne, ce qui peut sembler contre-intuitifFootnote 6. Le critique de l'hédonisme souhaite repousser cette conclusion en soutenant que la valeur négative de l'objet du plaisir peut directement altérer celle du plaisir : elle « déteint », pour ainsi dire, sur celle-ci. Est-ce plus raisonnable que la vision hédoniste ? Il ne me semble pas. Après tout, le sujet qui prend plaisir en profite autant, que l'objet de son plaisir soit bon ou mauvais, donc on peut raisonnablement penser que le caractère problématique du plaisir est extrinsèque à son expérience. L'interprétation compatible avec l'hédonisme, selon laquelle un plaisir pris dans le mal est tout aussi bon, en soi, qu'un plaisir de même intensité pris dans le bien, me semble au moins aussi raisonnable que celle du critique de l'hédonisme.

Qu'en est-il des plaisirs que l'individu ne mérite pas ? David Ross propose une expérience de pensée fameuse :

Si nous comparons deux états imaginés de l'univers, identiques dans la quantité totale de vertu et de vice et de plaisir et de douleur présente dans chacun des deux, mais dans l'un desquels les gens vertueux étaient tous heureux et les méchants misérables, tandis que dans l'autre les gens vertueux étaient misérables et les méchants heureux, très peu de gens hésiteraient à dire que le premier est un état de l'univers bien meilleur que le second (Ross, 1930/Reference Ross and Stratton-Lake2002, p. 138, traduction personnelleFootnote 7).

La position hédoniste, quand elle est comprise comme une théorie de la valeur impersonnelle, est ici contre-intuitive puisqu'elle maintient que les deux mondes ont exactement la même valeur. L'hédoniste peut néanmoins accepter sans problème que récompenser les personnes vertueuses et punir les personnes méchantes est désirable si l'on souhaite promouvoir le plaisir, mais que cette pratique a simplement une valeur instrumentale.

Entendu comme une théorie du bien-être, l'hédonisme satisfait à l'exigence de l'expérience (experience requirement), la condition stipulant que quelque chose ne peut contribuer à notre bien-être que si l'on en fait l'expérience. L'idée sous-jacente est que ce qui ne nous affecte pas n'a pas d'effet sur notre bien-être. Toutes les théories mentalistes, celles qui réduisent le bien-être à des états mentaux, satisfont à cette exigence. L'hédonisme étant la principale théorie mentaliste, cela en fait une théorie du bien-être particulièrement intéressanteFootnote 8.

Toutefois, l'exigence de l'expérience est sujette à une puissante objection, celle de la machine à expériences, présentée par Robert Nozick (1974/Reference Nozick, d'Auzac de Lamartine and Dauzat2016 et Reference Nozick1989 ; voir aussi la discussion de Sumner, Reference Sumner1996). Celui-ci nous invite à imaginer que l'on nous propose d'entrer dans une machine capable de reproduire n'importe quelle expérience subjective que l'on pourrait souhaiter, y compris des états de plaisir intense. Si l'exigence de l'expérience, et donc l'hédonisme, étaient vrais, notre bien-être pourrait assurément être plus élevé dans l'environnement virtuel de la machine qu'en dehors dans le monde réel. Pourtant, la plupart des individus ont l'intuition forte qu'il ne serait pas souhaitable d'entrer dans la machine. Cet argument a fait l'objet d'une littérature imposante en philosophie. Sa portée initiale doit être relativisée par le biais de statu quo que sa présentation standard peut aisément induire : si le responsable de la machine nous informait que l'on était en fait déjà dans la machine, si bien que toute notre vie a été passée dans un environnement virtuel, et qu'il nous proposait d'en sortir, il semble que l'on soit moins enclin à préférer la réalité à l'environnement virtuel de la machine (De Brigard, Reference De Brigard2010). Les travaux empiriques de philosophie expérimentale sur la question suggèrent que, une fois écartés certains biais, nos intuitions « pro-réalité » ne sont pas si dominantes (Weijers, Reference Weijers2014) même s'il reste bien une intuition en faveur de l’ « authenticité » d'une vie (Hindriks et Douven, Reference Hindriks and Douven2018).

Il est peu probable que l'on parvienne à réconcilier parfaitement la position hédoniste avec tous nos jugements éthiques ordinaires. Tout au plus pourrait-on chercher à établir qu'elle rend compte d'une partie significative de la réflexion éthique de sens commun. Plutôt que de me plonger dans les débats autour de cette question, qui peuvent rapidement faire perdre de vue le pouvoir d'attraction de l'hédonisme en focalisant l'attention sur des points de détail, je souhaite adopter dans cet article une stratégie d'argumentation différente, qui se concentre sur ce qui fait la spécificité du plaisir. En comprenant en quoi il se distingue des autres choses auxquelles on peut être tenté d'attribuer de la valeur, il s'agit de justifier le statut unique qu'il a pour les hédonistes, et qui fait de l'hédonisme l'une des théories monistes les plus séduisantesFootnote 9.

Dans les deux sections suivantes, deux arguments seront successivement développés. Le premier, l'argument de la primauté explicative, insiste sur la spécificité du plaisir dans la psychologie morale des êtres humains. Le deuxième, l'argument épistémologique de l'introspection, insiste sur la spécificité épistémologique du plaisir : notre accès épistémique à sa valeur semble être plus direct et plus fiable que notre accès à la valeur présumée des autres choses.

4. L'argument de la primauté explicative du plaisir

Selon l'argument de la primauté explicative du plaisir, nos attitudes de valorisation à l’égard des choses non hédoniques (c'est-à-dire des choses distinctes du plaisir) peuvent s'expliquer par leur rapport au plaisir, de telle manière que sa valeur serait antérieure à, et plus fondamentale que, celle des choses non hédoniques, et donc que la valeur finale de ces dernières ne serait qu'une illusion. L'argument est en partie empirique : il peut être corroboré ou infirmé par les travaux empiriques sur la question en psychologie et dans les disciplines scientifiques qui étudient la morale.

Le rôle explicatif du plaisir rendrait compte de l'observation que les biens non hédoniques présumés sont souvent associés au plaisir, observation largement mobilisée par les auteurs hédonistes et rattachée — à tort selon moi — à l'hédonisme psychologique. Considérez des choses aussi variées que l'amitié, l'amour, l'accomplissement, la beauté, l'autonomie dans la prise de décision, la sécurité et la paix, ou le statut social. Tous ces biens présumés ont en commun que leur obtention est propice au plaisir. Le lien étroit entre ces biens présumés et le plaisir est pour le moins intriguant. Si leur valeur était indépendante l'une de l'autre, on ne devrait pas s'attendre à une telle connexion, qui suggère que le plaisir joue un rôle particulier dans nos attitudes à leur égard.

Deux variantes de l'argument de la primauté explicative peuvent être distinguées, selon que les attitudes expliquées par le plaisir sont des attitudes cognitives, comme nos jugements de valeur, ou des attitudes conatives, comme nos désirs.

La première variante, en s'intéressant à nos jugements de valeur, se concentre notamment sur nos concepts évaluatifs comme ceux de bien et de mal. Notre utilisation ordinaire de ces derniers dériverait de leur application antérieure au plaisir : c'est la valeur propre du plaisir qui donnerait à ces concepts leur dénotation originelle. Cet argument est présenté par David Brax (Reference Brax2009) dans sa défense d'un hédonisme naturaliste, qui assimile les faits normatifs à des faits naturels. Selon Brax, le bien, en tant qu'il est identique au plaisir, fait pleinement partie du monde naturel. Pour défendre cet hédonisme, il s'appuie sur la méthodologie prônée par certains partisans du réalisme de Cornell (par exemple Boyd, Reference Boyd and Sayre-McCord1988) en cherchant à découvrir, à partir de nos usages ordinaires des concepts éthiques, les propriétés — généralement complexes — qu'ils dénotent, de la même manière que l'on pourrait découvrir ce à quoi renvoie le concept de santé en étudiant nos usages ordinaires du concept. Brax soutient que la meilleure théorie de notre concept ordinaire de bien est hédoniste. Mais même si l'hédonisme est la meilleure théorie pour rendre compte des données empiriques à disposition, Brax reconnaît qu'elle implique une position révisionniste à l’égard de nos jugements évaluatifs ordinaires, puisqu'un certain nombre d'entre eux se révéleraient faux.

Nul besoin, cependant, d'aller aussi loin que Brax. Quand bien même notre concept ordinaire de bien ne serait pas hédoniste, on peut encore soutenir qu'il est issu d'un processus au cours duquel les expériences plaisantes ont joué un rôle central, voire que notre concept de bien était originellement hédoniste. Il s'agit d'une idée commune que l'on retrouve par exemple dans l'empirisme anglais du XVIIIe siècle, notamment chez Hume ou Hutcheson. Ce dernier, de façon limpide, affirme ainsi que « [l]e Plaisir dans nos Perceptions sensibles de toutes sortes nous donne notre première Idée du Bien naturel, c'est-à-dire du Bonheur ; puis tous les Objets qui sont aptes à susciter ce Plaisir sont immédiatement appelés Biens » (Hutcheson, 1725/Reference Hutcheson and Leidhold2004, p. 86, traduction personnelleFootnote 10). Hume, de même, assimile le bien au plaisir et le mal à la douleur en retraçant l'origine de nos jugements moraux ordinaires à des idées et des impressions de plaisir et de douleur. C'est ce qui explique selon lui que les vertus et les vices correspondent à des traits qui sont respectivement propices ou défavorables au plaisir de la personne ou de ses proches (Hume, 1738/Reference Hume, Norton and Norton2009). Beaucoup plus récemment, Timothy Sprigge (Reference Sprigge2000) a défendu l'hédonisme en s'inspirant de cette vision : « si nous nous demandons quelle est l'impression à partir de laquelle nous obtenons notre idée du bien intrinsèque, ou du mal intrinsèque, je suggère que c'est à partir des impressions de plaisir ou de douleur » (Reference Sprigge2000, p. 121Footnote 11).

La deuxième variante de l'argument se focalise sur l'explication de nos attitudes conatives, c'est-à-dire nos désirs et nos tendances à agir pour rechercher ou éviter certaines choses. L'idée est alors que nos désirs envers le plaisir permettraient d'expliquer nos désirs envers des choses non hédoniques.

L'argument de la primauté explicative me semble être un argument prometteur en faveur de l'hédonisme. Cependant, il est important de le distinguer clairement de l'argument de l'hédonisme psychologique que l'on a exposé — et rejeté — dans la section précédente, pour éviter qu'il ne soit promis au même sort. Il est vrai que, l'hédonisme psychologique étant une thèse qui souhaite expliquer nos désirs non hédoniques par nos désirs hédoniques, il peut aisément être utilisé au profit de l'argument de la primauté explicative. Toutefois, alors que l'hédonisme psychologique a l'ambition d'expliquer tous nos désirs envers des objets non hédoniques, l'argument de la primauté explicative se focalise sur nos attitudes à l’égard des seuls biens présumés.

Surtout, expliquer nos attitudes non hédoniques par leur relation d'instrumentalité par rapport à nos attitudes hédoniques, comme le fait l'hédonisme psychologique, n'est pas la seule façon de faire justice au rôle explicatif du plaisir. Pour comprendre cela, tournons-nous brièvement du côté de la psychologie, où deux mécanismes, l'apprentissage par renforcement et le conditionnement affectif, donnent au plaisir un pouvoir d'explication de nos attitudes de valorisation qui n'est pas réductible à celui postulé par l'hédonisme psychologique.

L'apprentissage par renforcement (autrement appelé conditionnement opérant) est le processus par lequel des tendances à agir sont produites, renforcées ou affaiblies en fonction de leur association avec des récompenses ou des punitions primaires ultérieures (Staddon et Niv, Reference Staddon and Niv2008). Il s'agit donc d’ « un processus par lequel les conséquences d'une action affectent la probabilité que l'action se produira de nouveau » (Branch, Reference Branch and Kazdin2000, p. 498 ; traduction personnelleFootnote 12). La nourriture, par exemple, est souvent une récompense primaire, tandis qu'une décharge électrique est une punition primaire. Les récompenses et les punitions primaires acquièrent leur statut en vertu de leur caractère hédonique. En associant des récompenses primaires avec d'autres stimuli, il est possible de faire de ces derniers des récompenses secondaires, que les individus rechercheront également, et qui tirent initialement leur valeur du fait qu'elles annoncent des récompenses primaires. Puisque ces récompenses secondaires peuvent à leur tour mener à la valorisation d'autres stimuli qui les précèdent, le mécanisme peut produire une chaîne comportementale plus ou moins longue qui est ultimement ancrée dans une récompense primaire. Partant, il est tentant d'interpréter les désirs finaux des individus comme ayant pour objets soit des récompenses primaires (et donc le plaisir), soit des récompenses secondaires qui ont acquis leur statut par un processus passé d'apprentissage par renforcement. Plus généralement, on peut également penser que l'attachement à certaines valeurs et normes morales découle d'un processus de renforcement où l'individu a été puni quand il a transgressé la norme (ou bafoué la valeur) et récompensé quand il les a respectées. C'est une théorie, défendue notamment par John F. Scott (Reference Scott1971), que l'on peut qualifier en suivant Edward O. Wilson (Reference Wilson1975) de « béhaviorisme éthique » (du fait de sa proximité avec la tradition psychologique du béhaviorisme). Cette théorie soutient que « l'engagement moral est entièrement appris, avec le conditionnement opérant comme mécanisme dominant » (Wilson, Reference Wilson1975, p. 562Footnote 13).

Les études sur le conditionnement affectif, quant à elles, montrent comment les jugements d'appréciation et les préférences des individus concernant un objet sont influencés par la valeur de ce à quoi l'objet évalué a été associé dans le passé (Hofmann et al., Reference Hofmann, De Houwer, Perugini, Baeyens and Crombez2010). Par exemple, dans l’étude pionnière d'Arthur W. Staats et Carolyn K. Staats (Reference Staats and Staats1958), les participants ont formé des attitudes positives ou négatives à l’égard de noms de nationalité (suédois, néerlandais) ou de noms de personnes (Tom, Bill) en fonction de leur association passée avec des mots connotés positivement (heureux, cadeau, etc.) ou négativement (laid, échec, etc.). Dans la mesure où ce sont le plaisir et le déplaisir ressentis lors de la présentation de ces mots qui expliquent les connotations qu'ils ont, ces études établissent bien que les attitudes de valorisation à l’égard des noms de nationalité ou de personnes sont produites sur la seule base de leur association passée avec du plaisir ou du déplaisir. Or, ces attitudes de valorisation nouvellement créées donnent lieu à des jugements de valeur et à des désirs qui vont affecter significativement les choix futurs des individus. Dans une étude de Melanie A. Dempsey et Andrew A. Mitchell (Reference Dempsey and Mitchell2010), des attitudes positives envers des marques de stylos ont été produites par conditionnement affectif, alors que parallèlement les participants ont reçu des informations explicites sur les qualités relatives des stylos. On leur a ensuite demandé de choisir un stylo parmi les différentes marques précédentes, en guise de cadeau. Des individus attentifs à obtenir le meilleur stylo devraient se baser exclusivement sur les informations explicites qu'ils ont reçues. Pourtant, ce sont les stylos qui ont fait l'objet d'un conditionnement affectif positif qui ont davantage été choisis.

Il s'avère que les mécanismes d'apprentissage par renforcement et de conditionnement affectif n'impliquent pas l'hédonisme psychologique. Pour comprendre pourquoi, il faut revenir sur ce qu'affirme précisément l'hédonisme psychologique. Supposez que l'on puisse observer l'ensemble des désirs d'un individu à un moment donné, ainsi que les relations d'instrumentalité qu'ils entretiennent. Un désir A est instrumental par rapport à un désir B si l'existence du désir A dépend du désir B et de la croyance selon laquelle la satisfaction du désir A rend la satisfaction du désir B plus probable. Cette relation de dépendance implique les énoncés contrefactuels suivants : si l'individu n'avait pas le désir B, il n'aurait pas le désir A ; si l'individu n'avait pas la croyance selon laquelle la satisfaction du désir A rend la satisfaction du désir B plus probable, il n'aurait pas le désir A. L'hédonisme psychologique implique que les désirs qui ne sont pas instrumentaux — c'est-à-dire nos désirs finaux — ont toujours le plaisir comme objet. Il s'agit donc d'une thèse sur la structure du système des désirs des individus à tout moment de leur vie.

Les mécanismes d'apprentissage par renforcement et de conditionnement affectif, en revanche, ne disent rien de la structure des attitudes que les individus ont à chaque moment. Ils éclairent simplement la façon dont ces attitudes ont été formées dans le passé. Par ailleurs, ce n'est pas forcément la relation d'instrumentalité qui gouverne la formation de ces attitudes. En effet, il est largement admis que le conditionnement affectif ne requiert pas que l'objet de l'attitude nouvellement formée soit un indicateur prédictif de l'objet déjà valorisé. Le conditionnement affectif ne sert donc pas à former des attitudes à l’égard d'objets dont l'obtention serait instrumentale pour obtenir un autre objet désiré. La simple contiguïté des deux objets, sous la forme d'une proximité spatiale ou temporelle, permet à la valeur de l'un de « déteindre » sur l'autre (voir Hofmann et al., Reference Hofmann, De Houwer, Perugini, Baeyens and Crombez2010). Puisqu'il est clair que l'attitude nouvellement créée n'est pas sensible aux propriétés intrinsèques de son objet, on pourrait la considérer comme le résultat d'une erreur d'attribution de la part des individus (Jones et al., Reference Jones, Fazio and Olson2009, Reference Jones, Olson and Fazio2010). Ces résultats ne sont guère surprenants. Les campagnes publicitaires, par exemple, jouent grandement sur ce mécanisme. Des biens présumés comme l'amour, l'amitié ou le statut social pourraient aisément résulter de tels processus, qui auraient amené les individus à leur attribuer à tort de la valeur. Puisque les individus ne sont pas toujours sensibles au lien instrumental entre l'objet initialement valorisé et l'objet qui devient valorisé à la suite du conditionnement affectif, ce mécanisme diverge de l'hédonisme psychologique. Il n'en reste pas moins que, même dans ces cas, le plaisir explique les attitudes de valorisation des individus, ce qui permet de fonder l'argument de la primauté explicative.

Ainsi, les mécanismes d'apprentissage par renforcement et de conditionnement affectif expliquent bien comment la valeur du plaisir peut progressivement rejaillir sur d'autres choses non hédoniques, d'une manière qui n'est pas forcément conforme à l'hédonisme psychologique. Ces mécanismes suggèrent que le plaisir aurait un rôle tout à fait singulier dans le fonctionnement psychique des individus, rôle singulier auquel l'hédonisme axiologique rend pleinement justice.

Les deux variantes — cognitive et conative — de l'argument de la primauté explicative peuvent donc s'appuyer sur les deux faces d'un même processus psychologique au cours duquel les attitudes de valorisation d'un individu se diffusent à partir d'un objet hédonique originel vers tout ce qui annonce, présage, facilite, ou plus généralement qui a été associé dans le passé à l'obtention de cet objet, en même temps que les comportements de l'individu sont pareillement orientés. Le tout, sans que la relation qu'entretiennent les objets non hédoniques avec le plaisir ne soit directement accessible aux sujets quand ils introspectent leurs désirs et sans que les attitudes de valorisation ainsi formées soient nécessairement instrumentales.

L'argument de la primauté explicative ne manque pas d'ambition. Il est toutefois confronté, dans ses deux variantes, à plusieurs limites. D'abord, on peut raisonnablement objecter que les mécanismes causaux mis en évidence ici sont loin d’épuiser la diversité des processus d’élaboration de nos jugements de valeur et de nos désirs. Il est envisageable que certains biens présumés aient une origine différente, de telle manière que la valeur du plaisir n'aurait pas simplement « déteint » sur ces choses. Les psychologues ont mis au jour une diversité de processus à l’œuvre dans la détermination de nos préférences plus généralement (Corneille, Reference Corneille2015), ce qui suggère que les mécanismes présentés plus haut n'expliquent au mieux qu'une partie de celles-ci. En ce qui concerne les attitudes proprement morales, d'autres processus ont parfois été identifiés, par exemple dans le cas de la justice. Certains auteurs, comme Nicolas Baumard (Reference Baumard2010), estiment ainsi que les êtres humains auraient un module psychologique inné à l'origine de nos évaluations des distributions de ressources. Ce module serait apparu au cours de l’évolution humaine pour répondre à un problème de coopération. Cependant, quand bien même d'autres processus de formation des jugements de valeur et des désirs sont en jeu, il n'en reste pas moins que les mécanismes d'apprentissage par renforcement et de conditionnement affectif expliquent une part importante de nos jugements de valeur et de nos désirs.

Ensuite, et de manière plus radicale, il est possible de reconsidérer le rôle explicatif du plaisir afin de saper l'argument de la primauté explicative. Plutôt que de considérer que la valeur des choses non hédoniques dérive de celle du plaisir, il s'agirait de concevoir le plaisir comme servant fondamentalement à représenter la valeur que d'autres choses ont. L'expérience plaisante n'aurait pas de valeur en soi, elle ne ferait qu'indiquer au sujet que son objet a de la valeur. Considérez par exemple le choix de destinations de vacances pour l’été prochain. Afin de déterminer quelle destination est la meilleure, vous réfléchissez à chacune d'elles en vous projetant dans cette destination : vous ressentez alors un état plus ou moins plaisant en vous imaginant y passer vos vacances. Ici, le plaisir que vous ressentez sert à évaluer les différentes options que vous avez à disposition. Ceci est accepté par l'hédoniste qui a recours à l'argument de la primauté explicative. Toutefois, selon l'hédoniste, le plaisir lui-même a une valeur qui, dans le fonctionnement psychique de l'individu, est transférée à son objet. C'est donc l’état mental plaisant qui est évalué comme bon puis, de manière dérivée, son objet. Selon l'option alternative qui nous intéresse ici, en revanche, à aucun moment l’état mental plaisant n'est évalué comme bon : seule la destination est évaluée comme bonne. Cette position est défendue par certains représentationnalistes en philosophie du plaisir et de la douleur (voir par exemple Bain, Reference Bain2017 ; Carruthers, Reference Carruthers2018). Le plaisir aurait dans ce cas un rôle explicatif majeur dans la formation de nos jugements de valeur et nos désirs, mais ce serait toujours au profit d'autres choses que le plaisir lui-même : son unique rôle serait de communiquer au sujet la valeur qu'ont d'autres choses. Le plaisir n'aurait donc pas une valeur antérieure et plus fondamentale, ce qui ébranlerait profondément l'argument de la primauté explicative. Le principal problème auquel est confrontée cette variante forte du représentationnalisme (« strong representationalism ») est qu'elle est incapable de rendre compte de nos attitudes de désir à l’égard de nos états affectifs (voir Jacobson, Reference Jacobson2013 ; Aydede et Fulkerson, Reference Aydede and Fulkerson2014). On peut difficilement remettre en question l'existence, à côté de désirs à l’égard des objets de notre expérience plaisante, d'un désir final à l’égard de notre expérience plaisante elle-même. Une telle attitude se donne à voir, par exemple, quand on prend des médicaments analgésiques. Comment expliquer le fait de prendre un médicament contre la douleur si ce n'est une aversion pure et simple envers cette expérience déplaisante ? Le représentationnalisme fort, cependant, n'est pas en mesure d'expliquer cela de façon convaincanteFootnote 14. En se focalisant excessivement sur l'aspect représentationnel de nos états affectifs, il passe à côté, il me semble, d'une de leurs caractéristiques les plus saillantes, à savoir leur indésirabilité.

5. L'argument épistémologique de l'introspection

Le deuxième argument visant à montrer la spécificité du plaisir par rapport aux autres biens présumés est épistémologique : quand on se penche sur la justification de nos jugements de valeur, le processus à l'issue duquel nous jugeons de la valeur finale du plaisir semble plus fiable que celui qui nous mène à juger de la valeur des choses non hédoniques. En conséquence, nos jugements portant sur la valeur du plaisir possèdent un niveau de justification supérieur à celui de nos autres jugements de valeur.

Cet argument épistémologique reste encore négligé dans la littérature philosophique existante. On peut en trouver une présentation relativement détaillée dans un article (non publié) de Neil Sinhababu, qui s'inscrit dans le cadre d'une réflexion plus large sur le problème des désaccords moraux (voir Sinhababu, Reference Sinhababus.d.). En méta-éthique, le constat de l'existence de désaccords significatifs et persistants en matière éthique remettrait en cause l'existence de faits moraux objectifs et la fiabilité des processus à l'origine de nos croyances morales. Pour contrer cet argument, Sinhababu défend l'idée selon laquelle notre accès épistémique à la valeur finale de notre plaisir est particulièrement fiable, ce qui suggère selon lui que tous les processus d’élaboration de nos croyances normatives ne sont pas également invalidés par l'argument des désaccords moraux.

C'est dans le statut d’état mental du plaisir que l'on peut trouver la source de cet accès épistémique privilégié. Notre accès épistémique à nos états mentaux passe par l'introspection, qui est généralement considérée comme un processus particulièrement fiable d'acquisition de croyances, au moins en comparaison avec les processus d'acquisition de croyances portant sur des objets extérieurs. S'il me semble voir un arbre devant moi, la croyance perceptuelle qui a pour contenu « il y a un arbre devant moi » bénéficie d'un bon niveau de justification, mais elle reste sujette à l’éventualité d'une illusion — peut-être ce que je perçois comme un arbre est-il en fait un lampadaire décoré —, voire même d'une hallucination. Par contraste, la croyance introspective correspondante, qui pourrait avoir pour contenu « j'ai l'impression de voir un arbre » ou, plus rigoureusement, « mon expérience perceptuelle est identique à celle que j'ai lorsque je vois un arbre », reste vraie même en cas d'illusion ou d'hallucination perceptuelle. Elle semble donc plus fiable que la croyance perceptuelle précédente.

Nos croyances introspectives sur le plaisir que l'on ressent semblent également être issues d'un processus particulièrement fiable. Par exemple, si je crois éprouver présentement du plaisir sur la base d'un processus introspectif, ma croyance bénéficie d'un haut niveau de justification. Or, parmi les croyances introspectives que l'on peut former à propos de nos expériences plaisantes, on trouve des croyances portant sur leur valeur. Si, au moment où j'ai une expérience de douleur, je forme la croyance que cette expérience est mauvaise en elle-même, sur la base uniquement du résultat d'un acte introspectif, cette croyance semble tout aussi justifiée à un degré élevé parce que mon acte introspectif me place dans une relation épistémique extrêmement favorable à l’égard de ce qu'est mon plaisir. Ainsi, selon Sinhababu, « [l]e caractère bon du plaisir peut être connu grâce au processus très fiable de l'introspection phénoménale » (Reference Sinhababus.d., p. 1Footnote 15).

Pour pouvoir conclure que nos jugements de valeur hédonique sont mieux justifiés que nos jugements de valeur non hédonique, il faut cependant en dire davantage sur ces derniers. Quelle est la nature de notre accès à la valeur de biens présumés tels que l'amour, la justice, le succès professionnel ou la biodiversité ? La réponse à cette question variant selon nos positions méta-éthiques, il n'y a pas de réponse consensuelle. On pourrait par exemple considérer cet accès épistémique comme relevant d'un type de perception : peut-être est-il possible de percevoir directement la valeur esthétique d'un joli paysage ou le caractère injuste d'une situation où un tort a été commis ? Mais nous avons déjà souligné qu'une perception peut s'avérer illusoire. Si la perception de valeurs est sujette aux mêmes limitations que la perception sensorielle, on peut raisonnablement penser que les croyances éthiques que l'on forme à partir de ces perceptions de valeurs sont moins bien justifiées que nos croyances introspectives. Une autre théorie de notre accès épistémique aux valeurs insiste sur le rôle de la cognition, et non de la perception : ce sont des appréhensions intellectuelles primitives, des intuitions, qui justifient nos croyances éthiques (Stratton-Lake, Reference Stratton-Lake and Zalta2020). Nous avons déjà évoqué le rôle des intuitions dans la méthodologie dominante en éthique. Or, il est reconnu que nos intuitions morales sont largement influencées par des facteurs contextuels, sociaux et culturels qui mettent en doute leur validité (voir par exemple l’étude pionnière de Haidt et al., Reference Haidt, Koller and Dias1993). Par ailleurs, nos intuitions sont souvent contradictoires. En fait, c'est précisément l'hétérogénéité que l'on peut observer au sein de nos intuitions qui donne lieu au problème des désaccords en méta-éthique auquel Sinhababu essaie de répondre. Le niveau de justification qu'apportent nos intuitions en soutien aux croyances éthiques semble donc relativement faible.

Mais l'introspection est-elle vraiment plus fiable que la perception ou l'intuition ? On peut tempérer la fiabilité supposée de l'introspection (Schwitzgebel, Reference Schwitzgebel2008). D'abord, nous éprouvons souvent des difficultés à décrire et à reconnaître nos états mentaux, y compris ceux qui possèdent une phénoménologie. C'est ce qui explique l'existence de désaccords persistants en philosophie de l'esprit, par exemple sur l'existence d'une phénoménologie cognitive, c'est-à-dire d'une phénoménologie propre à la croyance et au raisonnement (voir Hansen, Reference Hansen2019). Plus encore, on peut rapprocher la fiabilité de l'introspection de celle de la perception en concevant l'introspection comme une forme de perception, comme le font un grand nombre d'auteurs défendant une théorie de l'introspection comme sens interne : introspecter notre expérience revient à produire un nouvel état mental, distinct de notre expérience, qui chercherait à la représenter. Il est alors envisageable que l’état mental introspectif présente une image faussée de l’état mental introspecté, ouvrant la voie à la possibilité d'illusions ou d'hallucinations introspectives.

Pour défendre la fiabilité de l'introspection, il semble plus prometteur de se tourner vers la théorie alternative de l'introspection qui la conçoit comme une relation d'accointance. L'introspection est alors comprise comme une relation immédiate entre le sujet et ses états mentaux, plus étroite que la relation de causalité que suppose le modèle de l'introspection comme sens interne. L'idée est plutôt que les vérifacteurs de la croyance introspective, c'est-à-dire ce qui rend la croyance vraie ou fausse, lui sont intimement liés (voir Gertler, Reference Gertler, Smithies and Stoljar2012). Puisque la théorie de l'accointance suppose un contact direct entre le sujet et ses états ressentis, elle suggère que nous pouvons acquérir une connaissance de l'essence de nos états phénoménaux, c'est-à-dire de ce qui les constitue de manière essentielle (et non contingente). Dans le cas du plaisir, notre croyance introspective portant sur sa valeur finale pourrait raisonnablement être conçue comme identifiant la valeur finale comme une propriété que le plaisir possède par essence. À la lumière de cette théorie, le contraste épistémologique entre notre accès au plaisir et notre accès aux autres biens présumés s'accentue : notre accès à la valeur du plaisir serait particulièrement fiable parce qu'il serait issu de notre relation d'accointance avec (l'essence de) ces expériences, qui révélerait directement au sujet sa propriété axiologique de valeur finaleFootnote 16.

6. De la spécificité du plaisir à l'hédonisme

Les arguments présentés dans les deux sections précédentes, l'argument de la primauté explicative et l'argument épistémologique de l'introspection, ne soutiennent pas directement l'hédonisme. Ils soulignent plutôt certaines spécificités que le plaisir possède et qui le distinguent des autres biens présumés. On pourrait conclure, à partir de ces asymétries, que le plaisir a effectivement une valeur finale tandis que les autres prétendants au statut de biens finaux se révéleraient spécieux, et ainsi aboutir à une position hédoniste. Or, le mouvement allant du constat des asymétries à l'hédonisme n'est pas évident. Deux principes supplémentaires pourraient être mobilisés pour justifier de se restreindre au plaisir comme unique porteur de valeur finale.

On pourrait d'abord faire appel à un principe de justification suffisante, selon lequel on doit accepter la valeur finale d'une entité si et seulement si l'on a un degré de justification suffisamment élevé en sa faveur, un degré de justification qui dépasserait un certain seuil. Dans ce cadre, l'argument épistémologique de l'introspection amène à penser que nos jugements à l’égard de la valeur du plaisir sont plus justifiés que ceux à l’égard d'autres biens présumés. Parallèlement, l'argument de la primauté explicative amène indépendamment à diminuer encore plus le degré de justification qu'ont les autres biens présumés. Il faudrait donc au moins, si l'on accorde de la valeur finale à quoi que ce soit, accorder de la valeur finale au plaisir. En revanche, l'acceptation d'autres biens finaux dépend encore de leur degré de justification par rapport au seuil de justification suffisante que l'on se serait fixé.

De manière alternative, on pourrait aussi invoquer un principe de simplicité, selon lequel la théorie la plus simple, c'est-à-dire celle faisant intervenir le moins d'entités, est préférable dans le choix d'une théorie (toutes choses égales par ailleurs). L'idée de restreindre le champ de la valeur au plaisir seul, plutôt que de l’étendre à d'autres entités, pourrait être comprise comme une application de ce principe, qui favorise plus généralement toutes les théories monistes de la valeur. Sa pertinence, qui semble aller de soi dans le choix de théories scientifiques, serait bien sûr plus controversée dans le choix de théories éthiques. Pourquoi la vraie théorie éthique ne serait-elle pas complexe ? Par ailleurs, comme dans le choix des meilleures théories scientifiques, un tel principe devrait être mis en balance avec d'autres principes de choix, tels que celui d'adéquation aux données disponibles. Dans le cas de l’éthique, les données en question correspondraient, dans une approche inspirée de l’équilibre réfléchi, à nos jugements éthiques ordinaires. Or, ces derniers sont loin d’être unanimement hédonistes, comme nous l'avons vu dans la section 3. Dans ce contexte, le choix de l'hédonisme serait l'issue d'une délibération au cours de laquelle le principe de simplicité a été privilégié par rapport au principe d'adéquation aux données. En contraste, une théorie pluraliste plus riche, qui accorderait de la valeur finale à d'autres entités que le plaisir, permettrait d'accommoder un plus grand nombre de nos jugements moraux ordinaires, mais le paierait par une complexité supérieure.

Conclusion

Dans cet article, j'ai clarifié puis défendu l'hédonisme axiologique. Je me suis d'abord attardé sur les principaux arguments développés dans la littérature existante, qui suivent majoritairement l'approche de l’équilibre réfléchi. Il apparaît clair que certaines implications de l'hédonisme sont en tension avec nos jugements intuitifs. J'ai ensuite présenté deux arguments qui illustrent une stratégie d'argumentation différente, en mettant en avant la spécificité du plaisir par rapport aux autres choses qui pourraient avoir une valeur finale. D'une part, l'argument de la primauté explicative amène à penser que c'est la valeur originelle du plaisir qui est transmise aux autres choses, et ce, sans qu'on ait besoin de souscrire à l'hédonisme psychologique. D'autre part, l'argument épistémologique de l'introspection vise à montrer que le processus menant à croire en la valeur finale du plaisir est plus fiable que les processus menant à croire en la valeur finale d'autre chose. Ces deux arguments viennent compléter les considérations en faveur de l'hédonisme plus souvent évoquées dans la littérature existante. J'espère avoir montré, a minima, que l'hédonisme axiologique est une théorie qui vaut la peine d’être prise au sérieux.

Footnotes

1 Cette distinction nous offre un nouvel éclairage sur la différence entre l'hédonisme axiologique et l'hédonisme psychologique : l'hédonisme axiologique porte sur la valeur finale, alors que l'hédonisme psychologique porte sur les désirs finaux des individus.

2 « Prejudice apart, the game of push-pin is of equal value with the arts and sciences of music and poetry. If the game of push-pin furnish more pleasure, it is more valuable than either » (Bentham, Reference Bentham1843, p. 253).

3 On fait généralement remonter cette idée à Joseph Butler (1729/Reference Butler1913), qui remarquait que le plaisir découle systématiquement de la satisfaction de désirs préalables, ces désirs pouvant avoir des choses non hédoniques comme objets. Un individu qui n'aurait pas ces désirs serait alors incapable de ressentir du plaisir. La plupart des auteurs hédonistes, à commencer par Mill et Henry Sigdwick eux-mêmes, reconnaissent volontiers l'existence de ce « paradoxe » sans y voir de menace fondamentale pour leur théorie.

4 Notons que Mill parle de bonheur (happiness) et non de plaisir, mais qu'il assimile explicitement le premier au second : « Par “bonheur” on entend le plaisir et l'absence de douleur ; par “malheur”, la douleur et la privation de plaisir » (1861/1988, p. 49).

5 C'est un exemple qu'approfondit Aaron Smuts (Reference Smuts2011, p. 246).

6 Attention, cela n'implique pas pour autant que l'hédoniste ait le devoir de promouvoir ce genre de plaisirs. En effet, il est possible d'ajouter des conditions déontiques interdisant à l'individu de prendre plaisir dans le déplaisir ou de promouvoir ce genre de plaisirs. Et même pour l'hédoniste qui refuse ces contraintes déontiques en adhérant à la variante utilitariste classique, il est bien évidemment plus efficace en pratique d'encourager les plaisirs pris dans le bien que les plaisirs pris dans le mal pour maximiser le bien global.

7 « If we compare two imaginary states of the universe, alike in the total amounts of virtue and vice and of pleasure and pain present in the two, but in one of which the virtuous were all happy and the vicious miserable, while in the other the virtuous were miserable and the vicious happy, very few people would hesitate to say that the first was a much better state of the universe than the second ».

8 Bien qu'originellement la seule théorie mentaliste, l'hédonisme a récemment vu apparaître plus de concurrence dans cette catégorie. On peut ainsi citer la théorie du bonheur proposée par Daniel Haybron (Reference Haybron2008), si l'on assimile le bonheur au bien-être (ce que Haybron lui-même ne fait pas). Selon cette théorie, le bonheur est un état mental dispositionnel plus profond que les plaisirs ressentis par l'individu, certains étant trop superficiels pour affecter l'individu dans son identité. Willem van der Deijl (Reference van der Deijl2019) a récemment défendu une théorie mentaliste pluraliste qui laisse de la place, aux côtés du plaisir, à des états mentaux comme les expériences nouvelles, esthétiques, ou de compassion.

9 Cette stratégie permet aussi de surmonter un problème auquel on est confronté quand on essaie de défendre chacune des deux thèses constitutives de l'hédonisme. La thèse (2), selon laquelle rien d'autre que le plaisir et le déplaisir n'a de valeur finale, porte sur un grand nombre de choses différentes : il faudrait, pour la défendre de manière convaincante, examiner la valeur présumée d'un très grand nombre de choses différentes. On évite cette étape en se focalisant sur la spécificité du plaisir.

10 « [t]he Pleasure in our sensible Perceptions of any kind, gives us our first Idea of natural Good, or Happiness; and then all Objects which are apt to excite this Pleasure are call'd immediately Good. »

11 « [I]f we ask what the impression is from which we get our idea of the intrinsically good, or the intrinsically bad, I suggest that it is from impressions of pleasure or pain. »

12 « the process by which the consequences of an action affect the likelihood that the action will occur again ».

13 « moral commitment is entirely learned, with operant conditioning being the dominant mechanism ».

14 Quand ils ne nient pas tout bonnement l'existence de cette attitude et de son caractère final (voir Cutter et Tye, Reference Cutter and Tye2014 ; Simon, Reference Simon2019), les tentatives des partisans du représentationnalisme fort pour expliquer cette attitude se révèlent plutôt insatisfaisantes. David Bain (2017) semble considérer son existence comme un fait brut et Paul Boswell (Reference Boswell2016) fait appel à une attitude de second ordre, renonçant par là-même au principe représentationnaliste selon lequel ce qui est représenté est toujours non mental. Un traitement détaillé de ces propositions dépasse toutefois l'ambition du présent article.

15 « [p]leasure's goodness can be known through the highly reliable process of phenomenal introspection ».

16 Il faut noter que la théorie de l'accointance est en tension avec le physicalisme, la thèse selon laquelle les états mentaux sont identiques ou réductibles à des états physiques. D'une part, il est difficile d'envisager une implémentation physique de la relation d'accointance (Levine, Reference Levine, Alter and Walter2007) ; d'autre part, l’état mental introspecté, en tant que l'accointance ne révèle apparemment pas de propriétés physiques ou fonctionnelles, semble être irréductible à tout état physique (Levin, Reference Levin, Alter and Walter2007). Le rejet du physicalisme qui en découlerait, si indésirable soit-il, a aussi des avantages. En confinant la valeur à des entités non-physiques comme les états phénoménaux et en en faisant donc une propriété non-naturelle, il permettrait d’éviter de se confronter aux difficultés auxquelles font face les approches naturalistes de la morale, comme l'objection de l’étrangeté (« queerness ») des propriétés de valeur (avancée par Mackie, 1977/Reference Mackie1990).

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