IntroductionFootnote *
Il est fréquent de rencontrer l'idée selon laquelle la théorie de Rawls est une justification de formes d’économies principalement redistributives où perdurent de fortes inégalités de ressources initialesFootnote 1. Ce préjugé est encore plus surprenant sous la plume de spécialistes de son œuvre, comme celle de Katrina Forrester qui estime qu'encouragé par le contexte de la guerre froide où l'anti-interventionnisme était courant, Rawls défendait au moment de la publication de Théorie de la justice un « libéralisme rudimentaire », dont il ne se serait éloigné qu'ensuite (Forrester, Reference Forrester2019, pp. 2, 17 et 29)Footnote 2. Paradoxalement, ce genre de critiques « radicales » de Rawls a tendance à confirmer la réception néolibérale de son œuvre, selon laquelle ce dernier plaiderait bien en faveur d'un libéralisme économique purement redistributif, au sein duquel le paysage des entreprises ne serait nullement troublé. Du côté des auteurs s'inscrivant dans son sillage, on lit souvent que Rawls est resté silencieux sur la question de l'entrepriseFootnote 3. Les auteurs se proposent alors de compléter le libéralisme égalitaire en argumentant en faveur de normes plus démocratiques au sein des entreprises capitalistesFootnote 4. Une telle façon de formuler les choses sous-entend bien souvent que les entreprises capitalistes telles qu'elles existent actuellement sont la forme par défaut des entreprises sous le libéralisme égalitaire. Or, le projet politique de la justice comme équité, parce qu'il a pour ambition une limitation très importante des inégalités économiques et sociales, exige déjà par défaut aux yeux de Rawls une transformation de la plupart des institutions fondamentales de nos sociétés occidentales actuelles, dont la nature ou la répartition de la propriété des moyens de production. C'est l'idée centrale que cet article s'attachera à défendre.
À des fins méthodologiques, nous proposons de distinguer deux types d'interprétations du libéralisme égalitaire (rawlsienne et rawlsisteFootnote 5), car la seconde se donne souvent l'apparence de la première. La première forme d'interprétation, dite « rawlsienne », est une interprétation de la position de Rawls lui-même. Elle cherche à rendre compte de ce que Rawls a pu penser. Cette méthode peut correspondre à une analyse « à la lettre » de ce que Rawls dit explicitement « dans le texte », mais elle peut aussi prendre plus de libertés avec le texte, et vouloir expliciter la pensée de l'auteur sur tel ou tel point (on peut en ce sens la qualifier d'herméneutique). Cherchant à lui être fidèle, elle lit alors « entre les lignes », reconstruit les raisonnements manquants, et tente d’énoncer le mieux possible ce que l'auteur « avait en tête » sur telle ou telle question, même s'il n'a pas pris le temps de l'expliciter. Cette méthode permet de répondre à la question « À quoi ressemblent la propriété et la gestion des entreprises dans une société juste selon Rawls ? ». La seconde forme d'interprétation, que l'on peut qualifier de « rawlsiste », s'attache à la théorie établie par Rawls, plutôt qu’à sa position propre. Elle cherche à savoir ce que devrait impliquer le libéralisme égalitaire et consiste, en un sens, à prolonger la théorie rawlsienneFootnote 6. Dans le cas qui nous intéresse, cette analyse permet de répondre à la question « À quoi devraient ressembler la propriété et la gestion des entreprises sous le libéralisme égalitaire ? ». L'analyse ici proposée s'inscrit majoritairement dans le premier cadre méthodologique (nommé « rawlsien ») : elle cherche principalement à fournir une clarification et une explication de la façon dont Rawls se représentait la propriété et la gestion des entreprisesFootnote 7. Le second cadre méthodologique (analyse « rawlsiste ») sera rarement utilisé, auquel cas le lecteur sera averti de son usageFootnote 8.
Plusieurs questions demandent à être tranchées dans ce travail de commentaire. Les interprétations rawlsiennes existantes divergent encore sur des points importants : le libéralisme égalitaire tel que Rawls l'entend peut-il autoriser des régimes fondés sur la propriété étatique des moyens de production ? La démocratie de propriétaires (un des régimes économiques défendus par Rawls) autorise-t-elle des écarts de richesse significatifs ? Étant donné qu'elle repose sur l'idée d'une démocratisation du pouvoir économique, implique-t-elle également davantage de pouvoir démocratique des travailleurs au sein des entreprises qui les embauchent ?
Pour répondre à la question de la nature et de la répartition des moyens de production au sein d'une société juste selon Rawls, nous verrons qu'il faut d'abord résoudre la question des types de régimes économiques autorisés dans une société juste. Nous chercherons ensuite à rendre compte de la spécificité de la propriété et de la gestion des moyens de production pour chacun des deux régimes économiques.
1. Les deux régimes économiques d'une société juste
Chez Rawls, le droit à la propriété privée en ce qui concerne les moyens de production ne fait pas partie des « droits et libertés de base » inscrits au cœur de toute constitution d'une société juste. Il est une institution contingente et pourrait ne pas être reconnu au sein d'une société juste (Rawls, Reference Rawls2009, p. 93 ; Reference Rawls2008, p. 160). En effet, Rawls prend soin de distinguer la propriété privée des moyens de production de la propriété personnelle (incluant certaines formes de propriété comme la propriété du domicile et d'un terrain). Le droit à la propriété personnelle est pour sa part un droit « de base » (c'est-à-dire un droit fondamental), qui permet « une base matérielle suffisante pour l'indépendance personnelle et le sens du respect de soi-même » (Rawls, Reference Rawls2008, p. 160).
Pour qu'un droit soit reconnu comme étant fondamental, il faut, nous dit Rawls, qu'il soit nécessaire à l'existence et au développement des deux capacités morales que sont le sens de la justice et le sens du bien (Rawls, Reference Rawls2008, p. 39-40), capacités qui sont nécessaires à leur tour à l'engagement des citoyens dans la coopération sociale et qui permettent donc la stabilité de la société elle-même. Or les deux facultés morales peuvent se développer quand bien même les moyens de production ne seraient pas privatisés. C'est pourquoi la propriété privée des moyens de production est une institution contingente, dont il faut justifier le caractère souhaitable. Dès lors, les moyens de production et les ressources naturelles, par défaut, « sont tous deux des propriétés collectives et non individuelles » (Rawls, Reference Rawls2008, p. 160 ; nous soulignons). Il s'agit de savoir s'il faut s’écarter de ce « point de départ » dans la construction d'un régime économique. Les « droits sur les moyens de production » font partie du quatrième ensemble de biens premiers (« le revenu et la richesse ») qu'est censée répartir la structure de base (Rawls, Reference Rawls1975, p. 540-541Footnote 9).
Quels sont les différents régimes économiques (ou systèmes économiquesFootnote 10) entre lesquels le choix doit se faire ? La comparaison est faite entre cinq régimes socioéconomiquesFootnote 11, qui sont pensés comme des idéaux-types (Rawls parle de « description institutionnelle idéale », 2008, p. 189) : le « capitalisme du laisser-faire » ; le « capitalisme de l’État-providence » ; la démocratie de propriétaires (property owning democracy) ; le socialisme libéral (que Rawls nomme aussi « socialisme démocratique ») ; et, enfin, le « socialisme d’État avec économie dirigée ». Les trois premiers régimes économiques possibles reposent sur la propriété privée des moyens de production ; les deux derniers, qui sont des types de socialisme, sont caractérisés par la propriété publique des moyens de production.
La comparaison entre ces régimes se fait en fonction de leur capacité à réaliser au mieux les deux principes de justice organisés lexicographiquement. Le premier principe de justice (le principe de libertés égales) garantit le respect des « libertés et droits fondamentaux ». Le second principe de justice (qui se subdivise en deux sous-principes, l’égalité des chances et le principe de différence, ou principe « maximin ») a pour fonction de répartir les avantages sociaux et économiques.
Le « capitalisme du laisser-faire »Footnote 12, le « capitalisme de l’État-providence » et le « socialisme d’État avec économie dirigée » échouent au test de compatibilité avec les principes de justice, ainsi que nous allons le voir. Restent alors la « démocratie de propriétaires », que Rawls va présenter en opposition au « capitalisme de l’État-providence » ; et le socialisme libéral, construit par opposition au « socialisme d’État avec économie dirigée ». Le choix entre ces deux régimes économiques se fait en fonction du contexte historique et social d'un pays (Rawls, Reference Rawls2009, p. 321 ; Reference Rawls2008, p. 192). Aucun de ces deux régimes n'est supérieur à l'autreFootnote 13. La propriété des moyens de production, en tant qu'institution essentielle de la société, appartient au deuxième niveau (ou « partie ») de la structure de base, auquel correspond la séquence (hypothétique et non historique) de l'assemblée législative. En ce sens, la forme de la propriété des moyens de production doit relever d'un consensus par recoupement (Rawls, Reference Rawls2008, p. 160Footnote 14). Dans ce qui suit, nous présentons ce qu'implique chacun de ces régimes en ce qui concerne la propriété et la gestion des moyens de production.
2. Propriété et gestion des entreprises sous la démocratie de propriétaires
2.1. Une propriété des moyens de production largement répartie
L'idéal-type de l’État-providence capitaliste rappelle fortement la forme de l’économie de beaucoup de nos démocraties occidentales actuelles. Défini à grands traits, il « permet à une classe réduite de détenir un quasi-monopole des moyens de production » (Rawls, Reference Rawls2008, p. 192) et redistribue à la fin de chaque période un peu de la richesse produite aux plus défavorisés. Dans le capitalisme du laisser-faire, le niveau du minimum social est encore plus bas, et on peut penser que la redistribution y est bien plus faible. Aucun de ces deux systèmes, explique Rawls, n'est en mesure de garantir le respect des principes de justice (Rawls, Reference Rawls2008, p. 190-194).
Concernant le principe d’égale liberté, ces régimes ne permettent pas que l’égalité des libertés politiques soit respectée : les inégalités de richesse y sont si importantes « que le contrôle de l’économie et de l'essentiel de la vie politique reste entre quelques mains » (Rawls, Reference Rawls2008, p. 190). Si une partie infime de la société contrôle l’économie, elle contrôlera aussi vraisemblablement la vie politiqueFootnote 15. Concernant le second principe de justice, ces régimes contreviennent également à la réalisation de l’égalité équitable des chances : les très grandes inégalités de capital économique auraient vraisemblablement un impact inégalitaire sur les compétences et l’éducation (c'est-à-dire le capital humain, dont Rawls donne la définition suivante : « une connaissance et une compréhension des institutions, une instruction développant les capacités et les compétences », 2008, p. 19), ce qui ne conduirait qu’à une égalité formelle des chances (Rawls, Reference Rawls2009, p. 103-104). La seconde partie du second principe de justice (l'idéal de réciprocité qu'exprime le principe de différence) est également contrariée : selon l'idéal de réciprocité, un citoyen bénéficiant de la coopération sociale devrait être en mesure de « rendre la pareille », c'est-à-dire de jouer lui aussi son rôle dans le système de solidarité qu'est la société. Or le capitalisme cantonne les moins bien lotis au rôle d’« infortunés » et de « malchanceux — objets de notre charité et de notre compassion, voire de notre pitié » (Rawls, Reference Rawls2008, p. 190-193). On peut d'ailleurs noter que cette critique rawlsienne pourrait être reformulée en expliquant que ces régimes ne permettent pas une juste distribution du dernier et fondamental des biens premiers que sont les bases sociales du respect de soi.
Il faut donc trouver, dit Rawls, un régime économique qui, contrairement à l’État-providence capitaliste, mette « entre les mains des citoyens en général, et non pas de quelques-uns, des moyens productifs suffisants pour qu'ils soient des membres pleinement coopérants de la société sur une base d’égalité » (Rawls, Reference Rawls2008, p. 193). C'est cela qu'incarne la démocratie de propriétaires. Mais à partir de quel moment cette dispersion du capital productif entre les membres de la société est-elle suffisamment large pour garantir le respect des principes de justice ? S'agit-il d'accorder idéalement à chaque membre de la société une part égale de propriété des moyens de production, via par exemple l'attribution égale d'actions ou de parts socialesFootnote 16 au sein des entreprises ? Plusieurs commentateurs de Rawls ont divergé sur la réponse à apporter à ces questions, qui renvoient à l'analyse du principe de différenceFootnote 17. Jerry Cohen commente par exemple dans la troisième annexe de Rescuing justice and equality (« Prior principles, self-respect, and equality ») non plus la méthode de Rawls, mais bien sa position : « Rawls lui-même exprime fréquemment, ou trahit, une idée […] [selon laquelle] la société qu'implique son système présentera non pas […] une égalité économique substantielle, mais une inégalité économique substantielle, du moins dans un large éventail de circonstances » (Cohen, Reference Cohen2008, p. 384 ; nous traduisons). Une interprétation complètement opposée est celle de Will Kymlicka qui estime, non pas en ce qui concerne le revenu en général, mais la propriété des moyens de production en particulier, que « d'après Rawls, l’égalité des ressources devrait être poursuivie à travers une égalisation de la quantité de propriété privée disponible pour chaque individu » (Kymlicka, Reference Kymlicka2003, p. 188 ; nous traduisons). L'interprétation qui semble la plus correcte récuse ces deux premières lectures, et pourrait être qualifiée de modérée : Rawls se figurait en vérité une société juste comme comprenant certes des inégalités de richesse et de revenu, mais ces dernières doivent être modestes et non pas substantielles. C'est notamment une des raisons pour lesquelles les États-Unis étaient loin d’être justes à ses yeuxFootnote 18.
Pour assurer cette juste distribution du capital entre les citoyens, il faut non seulement redistribuer les richesses ex post (après les faits, comme le fait l’État-providence capitaliste), mais aussi en amont ex ante (au préalable) et tout au long de chaque périodeFootnote 19. Depuis quelques années, le terme de « prédistribution » est utilisé par certains rawlsiens pour conceptualiser ce mécanismeFootnote 20, assuré notamment via les impôts et les lois régissant les legs et les héritages (Rawls, Reference Rawls2008, p. 80). Comment expliquer alors que cet aspect essentiel de l’économie politique défendue par Rawls ait pu échapper à tant de lecteurs et de commentateurs ? Notre hypothèse est que l'opposition de Rawls aux régimes capitalistes était explicite dès Théorie de la justice, mais formulée dans de trop brefs passages pour éviter que des lecteurs trop pressés n'y voient rien de moins qu'une justification de l’État-providence capitalisteFootnote 21. C'est pourquoi Rawls entreprit la rédaction de La justice comme équité : il s'agissait notamment de dissiper la confusion entre le régime de la démocratie de propriétaires et celui de l’« État-providence capitaliste », confusion liée, de son aveu même, au trop faible développement de ce premier concept dans Théorie de la justice. Le début de la quatrième partie de La justice comme équité (sections 41 et 42) a ainsi pour objectif de rattraper ce « grave défaut » de Théorie de la justice (Rawls, Reference Rawls2008, p. 192). Les mauvaises interprétations de Rawls sur les questions économiques s'expliquent bien souvent par le fait que leurs auteurs se limitent à commenter Théorie de la justice, et délaissent l'analyse de La justice comme équité. Qu'implique la prédistribution pour la répartition de la propriété des moyens de production ? Rawls précise qu'elle entraîne la dispersion d'une telle propriété :
le capitalisme de l’État-providence permet à une classe réduite de détenir un quasi-monopole des moyens de production. Une démocratie de propriétaires évite cela, non pas en redistribuant le revenu à ceux qui possèdent le moins à la fin de chaque période, mais plutôt en s'assurant d'une propriété largement dispersée des moyens de production et du capital humain (c'est-à-dire l’éducation et la formation des compétences), au début de chaque période (Rawls, Reference Rawls2008, p. 192-193 ; nous soulignons).
La démocratie de propriétaires serait dès lors un système où les actions des entreprises seraient réparties beaucoup plus équitablement, comme le pense aussi David Schweickart :
Nous pourrions imaginer une économie composée d'une combinaison de petites, moyennes et grandes entreprises, mais dans laquelle les parts de propriété des grandes entreprises qui dominent l’économie sont réparties de manière plus ou moins égale, ainsi que des mécanismes institutionnels pour préserver cette répartition égale (Schweickart, Reference Schweickart, O'Neill and Williamson2012, p. 205 ; nous traduisons).
Dès lors, la démocratie de propriétaires impliquerait un contrôle des entreprises par les citoyens qui seraient aussi actionnaires (on pourrait donc les appeler « citoyens-actionnaires »). Les actions n’étant pas le seul capital des citoyens, on peut compléter ce tableau en estimant que la démocratie de propriétaires ressemblerait à un système où chaque citoyen possède quelque chose comme un portefeuille diversifié de titres de propriété, composé de biens immobiliers, d’épargne et de parts sociales d'entreprises, ainsi que Thad Williamson l'imagine pour un ménage états-unien moyen sous ce régime :
Un ménage type du décile le plus pauvre pourrait donc posséder une valeur nette immobilière de 30 000 dollars, soit environ un cinquième de la valeur d'une maison dont le prix représente les deux tiers du prix de vente médian actuel (218 000 dollars) des maisons existantes aux États-Unis ; 20 000 dollars d’économies, soit l’équivalent d'une année de salaire pour un travailleur gagnant 10 dollars de l'heure ; et 50 000 dollars d'actions. Supposons en outre que ces actions soient placées dans un fonds commun de placement et que les actions détenues versent des dividendes équivalant à deux pour cent des actions par an (Williamson, Reference Williamson2009, p. 441 ; nous traduisons).
Cette prédistribution du capital des entreprises a-t-elle un effet sur la gouvernance des entreprises ? Puisque la démocratisation des droits de propriété implique celle des droits de contrôle, il n'est pas absurde d'imaginer que les salariés posséderaient une forme de pouvoir décisionnel au sein de leur entreprise. La section suivante explique pourquoi ce n'est pourtant pas le cas.
2.2. La question de la gestion des entreprises sous la démocratie de propriétaires
Le commentateur de Rawls qu'est Samuel Freeman estime que les travailleurs jouissent « d'un contrôle et de protections plus importantes sur leurs lieux de travail » (Freeman, Reference Freeman2007, p. 227 ; nous traduisonsFootnote 22) dans la démocratie de propriétaires. La question des moyens de contrôle des entreprises sous ce régime n'est pourtant esquissée que d'une main très légère par Rawls (principalement à la section 52.3 de La justice comme équité Footnote 23), ce qui nous permet néanmoins de nuancer l'affirmation de Freeman. Dans cette section, Rawls fait part de ses interrogations concernant les avantages qu'il y aurait à accorder plus de pouvoir décisionnel aux travailleurs sur leur lieu de travail. On peut donc en déduire que contrairement à ce qu'affirme Freeman, même si les parts sociales des entreprises y sont largement réparties, la démocratie de propriétaires n'implique pas nécessairement des formes de gestion « démocratiques » des entreprises (au sens d'un pouvoir des travailleurs au sein des entreprises où ils travaillent), comme c'est le cas dans les modèles autogestionnaires.
Comment s'explique la position de Rawls sur ce sujet ? On peut proposer l'hypothèse selon laquelle l’économie d'une démocratie de propriétaires serait à ses yeux formée par défaut de citoyens-actionnaires qui chercheraient à minimiser les risques financiers en ne plaçant pas leurs actions dans quelques entreprises seulement. Ils les confieraient plutôt à des fonds d'investissement où des gestionnaires feraient les choix financiers adéquats à leur place. Cette solution a été proposée par plusieurs théoriciens de la démocratie de propriétairesFootnote 24, à l'instar de James Meade (que Rawls avait lu assez tôtFootnote 25) :
Les institutions s'occupant du marché des capitaux devraient sans doute être développées de manière à regrouper un très grand nombre de propriétés privées moyennes, regroupées et gérées par le biais de compagnies d'assurance, de fonds d'investissement et d'intermédiaires similaires afin que les risques soient répartis et les investissements ultimes choisis par des spécialistes au service de l'homme de la rue [man in the street] (Meade, Reference Meade2013, p. 40 ; nous traduisons).
Dès lors, on peut trouver dans le modèle du « socialisme de coupons », proposé au milieu des années 1990 par l’économiste américain John Roemer (Roemer, Reference Roemer1994 ; Reference Roemer and Wright1996)Footnote 26, une assez bonne illustration de ce que serait la démocratie de propriétaires aux yeux de Rawls, lequel reconnaît d'ailleurs la compatibilité de ce modèle avec une société bien ordonnée, puisqu'au moment où Rawls évoque les « autres options » économiques distinctes du capitalisme auquel il souscrit, il renvoie à l'ouvrage Alternatives to capitalism, qui comprend une contribution de Roemer (Rawls, Reference Rawls2008, p. 188, n. 3). Même si Roemer donne au système qu'il propose le nom de « socialisme », il nous semble très clair que ce modèle correspond à la démocratie de propriétaires davantage qu'au socialisme libéral chez Rawls, n'en déplaise à des commentateurs comme Freeman et O'Neill (Freeman, Reference Freeman2007, p. 220 ; O'Neill, Reference O'Neill2009, p. 393 ; Reference O'Neill, O'Neill and Williamson2012, p. 94). En effet, comme nous l'expliquerons à la section suivante, le socialisme renvoie chez Rawls à une économie dans laquelle les moyens de production sont principalement de propriété publique. Pour Rawls, la distinction entre démocratie de propriétaires et socialisme libéral repose sur la nature de la propriété des moyens de production : privée dans l'une, publique dans l'autre. Une définition différente est utilisée par Roemer, pour qui la théorie socialiste doit se débarrasser de l'idée selon laquelle la propriété privée des moyens de production est un mal. Le renouvellement du socialisme passe par l'abandon de cette « chimère » de la propriété publique au profit de la démocratisation de la propriété privée. Aux yeux de Roemer, donc, un modèle qui démocratise la propriété privée est profondément socialisteFootnote 27 (Roemer, Reference Roemer1994, p. 19-20). On trouve ainsi chez lui un point de vue sur le socialisme très différent de celui qu’épouse Rawls. C'est pourquoi, selon nous, le socialisme libéral rawlsien ne pourrait pas être incarné par le socialisme de coupons de Roemer, qui correspond bien plutôt à la démocratie de propriétaires. Dès lors, avoir une idée de ce à quoi ressemblerait l’économie sous le socialisme de coupons de Roemer serait bien utile pour imaginer celle de la démocratie de propriétaires. Le socialisme de coupons est essentiellement un système de marchés à doubles devises : la monnaie est utilisée sur le marché des marchandises ; les coupons (ou « bons ») (Roemer, Reference Roemer1994, p. 48-51) sont utilisés sur le marché des actions, et les deux marchés sont fermés l'un à l'autre. L’État distribue de façon égalitaire un portefeuille de coupons à tout citoyen de plus de 20 ans. Lorsqu'un citoyen meurt, son portefeuille de coupons retourne au trésor public. Comme les coupons ne sont pas une richesse dont on peut hériter, il n'existe pas dans ce système de transmission favorable ou défavorable des coupons d'une génération à l'autre. Les coupons que possèdent les citoyens ne peuvent en effet être vendus contre de l'argent, ni légués ou transmis. Ils s’échangent contre des parts de fonds communs de placement qui permettent d'investir dans de multiples entreprises afin de diversifier le risque financier. Ces fonds communs ont donc un rôle d'intermédiaire entre les citoyens et les entreprises. C'est par ce mécanisme que sont achetées les parts sociales des entreprises, qui ne peuvent être vendues contre de l'argent. Le prix des parts sociales s'exprime ainsi selon des prix fixes en coupons. Il existe un marché de parts sociales dont la valeur s'exprime en coupons et dont les prix oscillent comme ils le feraient sur un marché monétaire. De leur côté, les entreprises ont pour objectif de maximiser leur profit et les parts sociales donnent droit à des revenus sous forme de dividendes pour les citoyens qui en sont détenteurs. Par conséquent, les citoyens ont deux sources de revenus : leurs salaires et les bénéfices provenant des parts sociales qu'ils détiennent dans les entreprises via leurs investissements réalisés par les fonds communs de placement. Le financement des entreprises revient quant à lui à des banques publiques (qui surveillent aussi leur bonne gestionFootnote 28 [Roemer, Reference Roemer1994, p. 50]).
La démocratie de propriétaires impliquerait donc vraisemblablement une modification assez substantielle de la répartition de la propriété et de l'organisation de la gestion des entreprises. Si l'on souhaite prolonger la théorie de la justice comme équité sur le plan de son institutionnalisation en défendant la nécessité pour une société bien ordonnée de démocratiser les entreprisesFootnote 29, il faut donc partir de ce modèle original d'organisation économique, plutôt que de la forme actuelle de nos économies capitalistes.
3. Propriété et gestion des entreprises sous le socialisme démocratique
3.1. Une propriété publique des moyens de production
Le socialisme, sous une de ses formes — le socialisme libéral —, est compatible avec les principes de justice. Le fait que Rawls défende cette idée peut surprendre le lecteur, tant on a fait de cet auteur un représentant d'un libéralisme qui irait nécessairement de pair avec le libéralisme économique. Mais à quoi correspond un tel socialisme libéral, dont beaucoup pourraient dire que son nom a tout d'un oxymore et qui n'a pas fait l'objet de développements dans l'argumentation rawlsienne ? Là encore, on a pu reprocher à Rawls de n'avoir pas donné de définition claire du socialisme démocratique (Edmundson, Reference Edmundson2017, p. 29 sqq. ; Schweickart, Reference Schweickart1978).
S'il n'y est pas défini explicitementFootnote 30, le socialisme se caractérise dans La justice comme équité avant tout par la négative : il s'agit d'un régime qui ne repose pas sur la propriété privée des moyens de production. Dans Théorie de la justice, Rawls indique que le socialisme se distingue des autres régimes par l’étendue du secteur public, laissant entendre que certains moyens de production pourraient donc y rester privésFootnote 31 (Rawls, Reference Rawls2009, p. 307). Mais, dans La justice comme équité, il délaisse ces précautions puisqu'il dit que « sous le socialisme, les moyens de production appartiennent à la société » (Rawls, Reference Rawls2008, p. 191). Rawls semble ainsi s'appuyer sur la définition traditionnelle du socialisme, à savoir celle d'un régime de propriété non individuel, et donc collectif, des moyens de production, qu'il désigne par le terme de « propriété publique » (Rawls, Reference Rawls2009, pp. 314 et 320).
Quel est le sujet, plus précisément, de la propriété publique ? Certains théoriciens socialistes opposés au centralisme économique établissent une différence entre propriété étatique et propriété sociale (ou collective) des moyens de production (qui correspondrait à une propriété détenue par des groupes d'ouvriers — des conseils ouvriers, par exemple —, des syndicats, des citoyens locaux ou encore des collectivités locales). Rawls n’établit pas une telle différence et Martin O'Neill, dans un très bref commentaire, estime qu'il n'est donc pas vraiment possible de savoir ce qu'il entendait par ce terme (O'Neill, Reference O'Neill2020, section 1). Nous proposons ici l'hypothèse selon laquelle la propriété publique est avant tout à entendre chez Rawls comme une propriété étatique puisqu'il utilise le terme de « firmes étatisées » comme synonyme d'entreprises dont la propriété est publiqueFootnote 32. Le deuxième élément étayant cette interprétation est que Rawls précise que les membres des entreprises louent les moyens de production à l’ÉtatFootnote 33. Tous les bénéfices financiers pouvant exister à l'issue de la vente des biens et services reviennent à l’État et pas aux travailleursFootnote 34. Il n'y a pas d'appropriation privée des bénéfices sous le socialisme libéral et seul le droit d'usage (contrairement au droit aux fruits [fructus]) est accordé aux membres des entreprises. Le socialisme libéral et le socialisme d’État avec économie dirigée ont ainsi en commun d’être des régimes « socialistes » au sens où ils reposent sur la propriété étatique des moyens de production. Notre interprétation est donc plus restrictive que celle proposée par Freeman et O'Neill (cf. supra) qui estiment que la propriété des moyens de production sous le socialisme libéral peut certes correspondre à une propriété étatique, mais aussi à des formes diverses de propriété socialeFootnote 35.
Cela étant, la propriété ne correspond pas à un droit monolithique et les théoriciens du droit ont montré depuis longtemps qu'elle s'apparente davantage à un « faisceau de droitsFootnote 36 ». C'est pourquoi il convient d'aller plus loin dans l'analyse et de distinguer le droit de tirer profit des fruits (fructus) et le droit de gestion (usus). Rawls le sait bien, puisqu'il prend soin de préciser que l’« affinement de la spécification des droits de propriété » (Rawls, Reference Rawls2008, p. 160) en ce qui concerne les moyens de production dépend de la société. Une société ayant fait le choix du socialisme libéral choisirait-elle de confier la gestion des entreprises à l’État ou bien aurait-elle des raisons de préférer une gestion « décentralisée » des entreprises ?
3.2. Un pouvoir économique aux mains des citoyens
3.2.1. Une gestion publique possible, quoique restreinte
Rawls ne dit pas que le socialisme de marché est incompatible avec une planification importante de l’économieFootnote 37. Si tant est que le socialisme libéral soit une économie de marché qui organise la production en fonction des prix (fonction allocative) et dans laquelle les questions d'incitation et de surveillance des acteurs des entreprises parviennent à être surmontées, il n'est pas véritablement problématique sur le plan de l'efficacité de confier la gestion des entreprises du socialisme libéral aux pouvoirs publics, avec, par exemple, un appareil institutionnel permettant des gestions à l’échelle nationale, régionale, locale, etcFootnote 38. Dans ce cas, les entreprises seraient possédées par l’État et gérées selon ses directives par des fonctionnaires nommés par lui. L’État détiendrait ces entreprises en « pleine propriété » (il détiendrait non seulement l’abusus et le fructus des entreprises, mais aussi l’usus Footnote 39). On peut alors imaginer un régime socialiste dans lequel le secteur public serait extrêmement présent, tout comme un régime socialiste qui ferait très peu de place au secteur public. Cependant, si Rawls indique qu'il est possible que le droit de gestion en ce qui concerne la production revienne à l’État, il formule deux grandes réticencesFootnote 40 face à cette idée. Son expression, pour être précis, est que le socialisme libéral pourrait « trouver des avantages » à recourir à des mécanismes de marché pour gérer le processus de production.
Le premier problème que pose aux yeux de Rawls une économie pleinement publique est que la gestion des moyens de production par le marché est vraisemblablement plus efficaceFootnote 41. Si les conclusions que ses partisans en tirent ne sont pas partagées par Rawls, il est clair que la critique détaillée du socialisme planificateur qu'a pu fournir sur le plan économique l’école autrichienne (notamment Von Mises, Hayek et Schumpeter) est ici présente en sous-texteFootnote 42. Cependant, pour Rawls, le principe d'efficacité n'a pas priorité sur les principes de justiceFootnote 43. Il n'entre en jeu que dans un second temps dans la détermination du meilleur régime politique et économique et c'est donc sur le plan moral qu'il faut trouver la seconde réticence plus essentielle. Cette dernière porte sur le conflit potentiel entre le fonctionnement de la planification et une des libertés de base qui est le libre choix de la profession et du lieu de travail. La préservation de cette liberté est l'une des plus grandes différences entre le socialisme libéral et le socialisme d’État avec économie dirigée. En effet, comment l’économie peut-elle suivre un plan général tout en laissant les individus entièrement libres de choisir leur métier et lieu de travail ? On peut estimer que le socialisme d’État avec économie dirigée, contre-modèle du socialisme démocratique, se caractérise par trois éléments aux yeux de Rawls : un parti politique unique (Rawls, Reference Rawls2008, p. 191), la planification de l’économie et la gestion des moyens de production par l’État. Une institution telle que la nomenklatura (qui organisait le droit de regard du Parti sur les nominations aux postes de direction des entreprises) ne pourrait exister dans un régime socialiste libéral, parce que l'attribution centralisée des postes de travail va à l'encontre du principe d’égale libertéFootnote 44, qui régit un des biens sociaux premiers qu'est la « liberté de mouvement et le libre choix d'une occupation dans un contexte social offrant des possibilités diverses » (Rawls, Reference Rawls2008, p. 90). C'est en ce premier sens, relatif au premier principe de justice (le principe d’égale liberté), que le socialisme libéral est « libéral ». La seconde raison pour laquelle il mérite cette dénomination est qu'en raison de l'importance des libertés politiques, il requiert un régime politique de forme démocratique régi par des idéaux de pluralisme et de tolérance. Il ne peut donc reposer sur un parti politique unique comme c'est le cas pour le modèle du socialisme d’État.
Rawls précise aussi lors d'une brève remarque que la planification centralisée des professions et lieux de travail risquerait de remettre en question l’égalité des chances, parce qu'elle est susceptible de conduire à une gestion de nature arbitraireFootnote 45. Mais ces critiques sont-elles également valables pour les modèles de planification démocratique de l’économie, proposés par certains socialistesFootnote 46 ? Cette question reste ouverte.
3.2.2. Un pouvoir économique décentralisé
Dans La justice comme équité, Rawls explique que la différence entre le socialisme étatique et le socialisme libéral se joue à la fois sur la décentralisation du pouvoir politique et sur la décentralisation du pouvoir économique. En effet, lorsqu'il évoque brièvement la gestion des entreprises sous le socialisme libéral, il précise :
Alors que, sous le socialisme, les moyens de production appartiennent à la société, nous supposons que, de la même manière que le pouvoir politique est partagé entre plusieurs partis démocratiques, le pouvoir économique est dispersé entre les entreprises, comme lorsque, par exemple, la direction et la gestion d'une entreprise sont élues par sa propre main-d’œuvre, si elles ne sont pas directement entre les mains de celle-ci (Rawls, Reference Rawls2008, p. 191 ; nous soulignons)Footnote 47.
Par « pouvoir économique », Rawls entend le pouvoir de décider de la nature de la production (et de sa quantité) ainsi que le pouvoir de fixer les prix d'achat et de vente des ressources et des produits, et notamment de cette ressource qu'est le travail. Mais qu'implique plus précisément une telle décentralisation du pouvoir économique pour la gestion des entreprises ?
Rawls évoque de façon très parcellaire deux groupes possibles pour gérer la majeure partie des entreprises sous le socialisme libéral. Il s'agit premièrement des travailleurs au sein de leurs propres entreprises (Rawls, Reference Rawls1975, p. 541 ; Reference Rawls2008, p. 191), comme c'est le cas dans un socialisme de type « associationniste » (Rawls, Reference Rawls1975, p. 541)Footnote 48. En effet, lorsqu'il parle du socialisme libéral, Rawls mentionne deux économistes qui ont défendu des formes de socialisme de type autogestionnaire : Abram Bergson (Reference Bergson1967) et Jaroslav Vanek (Reference Vanek1970) (Rawls, Reference Rawls2009, p. 371), comme si les écrits de ces derniers illustraient son contenu. On oublie trop souvent que Rawls envisage aussi la possibilité pour les entreprises du socialisme libéral d’être gérées non pas par leurs propres travailleurs (comme c'est le cas dans les modèles de socialisme associationniste), mais par des conseils ouvriersFootnote 49. Pour chaque possibilité, il peut par ailleurs exister un mode de gestion par voie directe ou indirecte (c'est-à-dire par des gérants et directeurs que les travailleurs ou les conseils ouvriers élisent ou désignent).
En résumé, plusieurs modalités de gestion des entreprises peuvent se déployer sous le socialisme libéral. Rawls en évoque trois : par les fonctionnaires du public (à condition que cela ne concerne qu'un nombre limité d'entreprises) ; par les travailleurs des entreprises dans leur propre entreprise ; par des conseils ouvriers. Mais on peut très bien imaginer, en proposant une interprétation « rawlsiste », que Rawls aurait trouvé pertinent que les entreprises du socialisme libéral soient gérées également par d'autres collectifs issus de la société civile, comme des collectifs hybrides composés de travailleurs, de membres de la société civile et de pouvoirs publicsFootnote 50.
Conclusion
Le but de cet article était de soutenir deux grandes thèses : 1) la socialisation, voire l’étatisation des moyens de production est une possibilité défendue par Rawls ; 2) la propriété privée des moyens de production ne peut être tolérée pour lui qu’à condition de distribuer les parts sociales des entreprises à tous les citoyens. Ces deux idées sont méconnues, et pourtant le portrait de ce qu'est une société juste selon Rawls s'en trouve radicalement modifié. En défendant l'idée selon laquelle Rawls apporte son soutien à la nationalisation des moyens de production, cet article a aussi voulu rappeler que la démocratie de propriétaires n'est pas le seul régime idéal auquel il apporte son soutien, comme on le sous-entend fréquemmentFootnote 51.
Si l'on veut marcher dans les pas de Rawls et contribuer à une théorie de la justice sur le plan de la politique économique, on ne peut donc prendre pour point de départ les entreprises capitalistes actuelles. La ligne de fracture entre démocratie de propriétaires et socialisme démocratique se situe au niveau du statut de la propriété privée : pour les socialistes démocratiques, suivant Marx, la propriété privée des moyens de production est intrinsèquement injuste (Kymlicka, Reference Kymlicka2003, p. 178). À l'inverse, pour les partisans de la démocratie de propriétaires, la propriété privée n'est ni juste ni injuste en soi, c'est la façon dont elle est répartie dans la société qui peut l’être. Par conséquent, il est faux de croire, comme le souligne justement Will Kymlicka (Kymlicka, Reference Kymlicka2003, p. 188), que la démocratie de propriétaires et le socialisme démocratique s'opposent quant à la modalité de répartition du pouvoir économique : ils garantissent tous deux une répartition relativement égalitaire du pouvoir économique. Ils s'opposent en vérité quant à la nature des ressources économiques : d'un côté, il s'agit d'une propriété privée, de l'autre, d'une propriété publique.
En ce qui concerne la gestion des entreprises, nous avons vu que si la démocratie de propriétaires impliquait la démocratisation de la propriété des entreprises, elle n'implique pas que les salariés deviennent décisionnaires dans les entreprises où ils travaillent puisque, d'une part, les salariés sont certes tous actionnaires, mais pas nécessairement de leur propre entreprise, et que, d'autre part, les salariés délèguent le droit de contrôle sur leurs actions à des gestionnaires de portefeuille, ce qui leur laisse peu de vision sur la gestion concrète de l'entreprise. Quant au socialisme libéral, il supposerait vraisemblablement selon Rawls de ne pas uniquement accorder le droit de gestion (usus) des entreprises à des fonctionnaires (eu égard à l'importance du libre choix de la profession et du lieu de travail), mais plutôt aux travailleurs des entreprises ou à des conseils ouvriers.
Qu'est-ce qui explique, dès lors, qu'on ait pu lire Rawls comme un partisan du libéralisme économique ? Ces dernières années, un grand travail a été effectué en histoire de la pensée pour répondre à cette question, mettant en lumière les causes historiques et politiques de cette interprétation erronéeFootnote 52. On sait grâce aux travaux qui portent sur la France que la « première » réception de Rawls au sein du débat public dans les années 1990, qui l'identifie à un théoricien social-démocrate, de centre droit, a été construite conjointement par différents acteurs (journalistes, intellectuels, experts auprès de l’État dans le cadre du Commissariat général du Plan) qui ont fait un usage très libre des concepts rawlsiens, souvent décontextualisé. En effet, le monde académique français n'a commencé à proposer des travaux sur Rawls qu'avec un temps de retard sur la sphère publique (c'est-à-dire dans les années 2000). Le concept d’« inégalités justes » a notamment été utilisé de façon stratégique afin de justifier les inégalités, au mépris de l’œuvre même de Rawls, qui insiste sur le fait qu'il ne peut exister d'inégalités justes que si le contexte économique et social est juste, ce qui n’était guère le cas de la France des années 1990. Indépendamment de toutes considérations stratégiques, on peut aussi se demander si une lecture attentive de ce long ouvrage qu'est Théorie de la justice a véritablement été effectuée par ces acteurs, et si des documents de vulgarisation de son œuvre n'ont pas eu un rôle prépondérant dans la diffusion des contresensFootnote 53. En effet, de son aveu même, Rawls a bien souvent manqué de pédagogie quant à la forme concrète de l’économie d'une société bien ordonnée et il faudra attendre La justice comme équité pour qu'il développe véritablement ce point, et en quelques pages seulement. Or les commentateurs ou vulgarisateurs se sont souvent contentés de Théorie de la justice. En outre, les sujets d'intérêt de Rawls ont évolué vers les idéaux de tolérance et de raison publique, ce qui a pu donner l'impression d'un manque de théorisation des questions de justice économiqueFootnote 54. Dans Libéralisme politique, l'oppression théorisée n'est plus celle d'une minorité (via les moyens de production) sur une majoritéFootnote 55, mais celle qu'impose la prééminence d'une seule doctrine compréhensive, religieuse ou morale.
Remerciements
Cet article a pu être rédigé grâce au soutien entre 2020 et 2022 du Centre de recherche en éthique de l'Université de Montréal, que nous remercions chaleureusement, tout comme Pablo Gilabert et Pierre Crétois pour nous avoir donné leur avis sur deux points épineux de l'analyse ici détaillée. Nos remerciements vont aussi aux participants et participantes des « Rencontres doctorales trilatérales en philosophie politique », qui se sont déroulées le 12 avril 2017 à l'Université de Montréal, pour leur écoute et leurs questions lors de la présentation d'une première version de ce travail. Merci enfin aux deux évaluateurs anonymes pour leurs relectures minutieuses et leurs remarques judicieuses sur les versions précédentes de ce texte.
Conflits d'intérêts
L'autrice n'en déclare aucun.